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L'affaire Courouge

 

S'intéresser au patrimoine industriel, minier - ou quelconque d'ailleurs - c'est souvent s'intéresser aux hommes qui sont derrière. Des fois, le patrimoine tout court, ici cette banale et insipide maison du XVIème siècle, s'efface devant le patrimoine humain. Hommage est rendu dans cette page, non pas glorieux car ce serait fade ; c'est surtout un hommage sentimental. Le patrimoine appartient à l'architecture, le passé des hommes à la mémoire et aux sentiments, le futur au silence. Pour cette raison, la maison ne sera pas localisée, les personnes des photographies (et amis concernés) ne seront pas nommées. Qu'ils vivent en paix.

Banalement, [je parlerais même d'un regard clinique] il s'agit d'une maison abandonnée insipide. Un classement fut tenté mais il échoua, il fut refusé par une instance régionale. Un vent de révolte souffla de la part d'une association patrimoniale locale. Sans vouloir directement leur nuire, ils sont passé à côté de quelque chose de formidable, un passé humain au contenu de vent marin, bourrasques : un passé impétueux de bonheurs, violent de malheurs. Ils se sont attachés au mur de pignon qui n'intéresse personne, ils se sont attachés à une rampe d'escalier pourrie, façonnée sans soin, dont il manque des pièces ; en réalité ils n'ont regardé que les pierres. Ils n'ont pas ouvert les yeux (mais bien sûr ça ne les concerne pas, stricto-sensu) sur le patrimoine du coeur : les photographies, les lettres d'écorchée vive, les souvenirs déchirés par terre.

Etant donné que la maison en elle-même est donc sans intérêt, sa présentation est en vignette. On peut se dispenser de regarder ces images, elles ne sont là qu'à titre documentaire. A la demande de plusieurs parties de la famille, les lettres ont été brûlées. Au conseil de la majorité absolue des membres de l'association Ugoc, aucun contenu de ce qui fut découvert de la période 1995-2003 ne sera dévoilé, les documents sont aujourd'hui brûlés. Tous les noms des personnes de la période 1971-2006 sont secrets, par discrétion. Ne sont présentés que des documents de 1971-1976. Ces documents heureux sont simples.

On pourrait honnêtement dire que c'est crasseux. Des années d'abandon, quatre au jour de la visite, ont accumulé pas mal de couches d'irrespect(s) : vandales, fêtards, squatteurs. C'est sans compter l'usure du temps, la pluie les vents, voire même les bêtes puisque nous sommes en rase campagne, dans le presque centre d'un hameau dont le nom n'a pas d'importance. Lorsque par acquis de conscience, je visite un lundi midi - rapidement - cette maison, afin d'évaluer si rien n'est à photographier avant la très proche démolition, par souci de préserver du patrimoine architectural, la voiture est mal garée ; les pieds de plomb ou presque, l'appareil photo ne sort que par automatisme. Non il n'y a rien à protéger. Le prétendu patrimoine argué par certains est surfait, pour ainsi dire minable, sont-ils (est-il) seulement entré(s) ? La visite éclair se termine dans le grenier. J'allais clôturer le sujet, à tout jamais certainement, non sans faire attention dans les marches de l'escalier déglingué. Il fait sombre et poussiéreux, certains planchers ne tiennent que par magie et en souvenir un peu vinaigré - ou dirais-je piquant, griffant, blessant - d'un accident proche d'un ami, je me méfie de chaque planche pourrie comme d'une ronce la nuit en forêt. Lorsque du bout du pied j'écartai une veste gangrenée de vermine.

Il est 6h20 le matin, le lendemain. Il pleut. Le jour se lève à peine en cette fin d'hiver qui ne se termine pas, au moins il n'y a pas de neige fondante, c'est déjà ça. Sur la route, je ne croisai quasiment personne. A cette heure matinale, le monde m'appartenait encore, pas pour longtemps je le savais. Lorsque je garais la voiture à la ferme toute proche du clos, j'eus une pensée pour Céline, l'étudiante de la boulangerie D. qui habitait alors au n°24, qui sans doute se marrait de ma tête de déterré quand chaque dimanche matin j'allais chercher des couques, qui même une fois se mit à rougir parce que, j'imagine, elle avait envie de se moquer mais ne l'osait pas. Longtemps elle s'est levée à 5 heures pour aller bosser à la boulangerie. Cette fois-ci c'était à mon tour de faire le chemin inverse, même heure même climat : à cet instant précis je l'ai imaginée prendre un café et la vision m'a apaisé. Je longeais le trottoir de boue. A quelques pas de là, des empreintes pesantes de vaches ayant traversé le pré. La terre est lourde de son hiver glacial, elle colle aux pieds de sa haine froide. Je sais ce que je vais trouver, je sais pourquoi et je sais comment. A quelques détails près, je sens le poids des révélations futures me pénétrer la chair, comme des épines. Le brouillard visqueux émerge doucement de la rivière toute proche, c'est l'aube qui se lève. La journée sera à la fois rayonnante et d'un immense poids de ténèbres ; il ne serait pas exagéré de parler d'un étau de poussière.

La maison est à l'identique que la veille. Cela n'a rien de bien surprenant. Elle est morte. Quelques lambeaux de vies déchirées sont moribonds par terre, dans un foutoir inextricable. L'escalier craque sous mes pas. Son dernier instant de vie, avant de crever sous l'humidité de ses années d'abandon, sera de porter mes pas qui portent "elle", sept cent cinquante elle. Le grenier est encore plus sombre que la veille. Afin d'éviter la poussière, terrible de saleté, j'enfile les gants. La lampe allumée, ce que j'avais vu hier se confirme sans plus aucun doute possible. Sous les planches du grenier se trouvent de grands entrais passablement pourris. En dégageant les planches - sans aucune difficulté d'ailleurs tellement elles se désagrègent - il y a des albums photo cachés soigneusement entre les poutres. Sans encore en regarder le contenu, la fouille me permet de dégager quatre albums de couleurs diverses, une boîte de négatifs, des moyens formats, quatre boîtes de diapositives. Les autres parties de la maison comportent des lettres déchirantes de C., des cours d'école de M. C'est avec une certaine émotion que je descends (donc pour la dernière fois vivante la maison) la caisse d'albums au coeur chaud, battant, précieux - ardent.

Toute la journée se passera avec une lenteur inhabituelle. Ne pouvant pas toucher au trésor enfoui dans le coffre de la voiture, j'essaie de concentrer mon esprit à ne pas repartir au grenier - avec peine, mon dieu quelle peine... Il aura fallu un bon douze heures de patience pour déballer à la maison. La balayette est prête, les outils de restauration aussi. Depuis Anderlues, c'est une affaire connue, devenue presque banale. Les albums photo révèleront une série de 450 photographies, 200 diapositives, 100 négatifs. Sauf deux images atypiques, le contenu est extrêmement cohérent : c'est la prise d'images d'une petite fille, la prise d'image presque fanatique, comme si à l'amour porté, 750 images n'étaient pas suffisantes : des photos des photos des photos, plein, une immensité, un gigantisme, une passion, une frénésie, une obstination d'amour terrible, superbe. Les images sont aussi d'un autre absolu, plus gênant, celui de ne porter aucun nom. Aucun. Aucun. Aucun. Les dates de quelques diapositives bornent les photographies de manière brute : 1971 - 1976, pas un centimètre de plus. Pas de photographies bébé, pas de photographie de l'enfant plus grande, ado, adulte. A cet instant, j'ai eu une angoisse assez prenante, comme un coup de sang : et si cette enfant était morte, et si le secret du grenier était une tombe ? J'ai eu fort peur. Je l'avoue. Mon respect des gens est grand - ou pour mieux dire la vérité, je crois qu'il faudrait évoquer que je le voudrais ainsi, sans le réussir toujours. Profanateur a été le spectre, tout au long des jours suivants qui furent longs. 188 jours d'enquête.

Je crois que l'obstination qui fut mienne, en miroir à celle du photographe, fut celle de l'opiniâtreté à mettre un nom. Car cette petite fille, l'enfant comme je l'ai souvent appelée dans les dizaines d'appels téléphoniques, est pétillante de joie. Qu'elle est belle ! C'est un petit monstre et c'est touchant. Sur certaines photos que je ne montre pas ici, elle s'accroche à son papa comme à une bouée dans une tempête. Sur la plupart des images, c'est une fripouille. Sur ces photos en noir et blanc, elle est l'espiègle chatoyant de la vie, l'image de l'enfant rêvée. Aujourd'hui d'après mes suppositions, elle a 41 ans. Qui est-elle ? Comment est-elle ? Est-il à ce point con de tomber amoureux d'images d'un passé lumineux caché dans un grenier obscur ?

L'enquête fut longue et parsemée de nombreuses embûches. Il y eut des erreurs. Quelle déception quand Paul me dit : non, ce n'est pas de moi ces photos, il faut dire que ça m'aurait étonné. Quelle déception de ne pas recevoir de réponse de Mélissa, de ne pas avoir de réponse de Véronique (à vrai dire, même juste les mots ce n'est pas moi l'enfant, rien de plus), quelle déception de ne pas retrouver C., de savoir que son passé est une entaille profonde bien plus douloureuse qu'une écorchure. Longtemps je me remémorai la citation qu'écrivit Philippe il y a quelques temps (de Socrate, ou attribué à) : si ce que tu as à me dire n'est ni vrai, ni bon, ni utile, je préfère ne pas le savoir, et quant à toi, je te conseille de l'oublier. Trop vrai, ça l'était. Je le comprenais. Certaines heures je l'acceptais, même. Mais je crois que jamais je n'admettais que le grenier soit la tombe de cette petite : l'enfant. Quitte à entendre qu'elle est morte, j'en porterai le deuil. Non pas comme mon enfant. Non, je verrai alors brûler les images, les visages noircir, avec la tristesse de perdre quelqu'un à qui je tiens. Sentiment artificiel, superficiel, faux probablement aussi, mais pourtant bien là. Derrière le patrimoine, il y a les humains ; jamais je n'ai pu me détacher de cette affection - trop vite, trop fort, une faiblesse en quelque sorte : tenir à des inconnus pour des broutilles. Le pétillant la broutille. Probablement. Parce que c'est quelque chose qui nous manque. Pas à tous mais à beaucoup. Nous les adultes on a une vie triste d'obligation et un voile terne sur les yeux qui fait qu'on n'est plus heureux de rien. Si ce que tu as à dire n'est pas bon ou n'est pas utile ? Je pensais à Sophie Calle, que nous avions découvert avec Christie il y a quelques années. Une déclaration d'amour à une photo de 1974, est-ce finalement si inutile que ça ? Quitte à ce qu'un coup de téléphone me distille du venin dans les veines : elle est morte depuis vingt ans. Quitte à ce que j'en vive une douleur. Faire de sa vie une oeuvre, petite pensée vers Sophie Calle en passant, oui c'est utile. C'est peut-être nul mais voilà c'est pétillant, comme la gosse. Alors je me conseille doucement de ne pas oublier, la nuit essaie de m'en convaincre avec la lune en boucle d'oreille.

Le début de nuit file à Saint-Gilles, rue de Bosnie. J'abandonne M. dans les souvenirs, jusqu'à oublier son prénom. Je lui souhaite juste bonne chance pour l'avenir et j'espère que ma prière enfantine la touchera. Plus tard, mon esprit ère à La Hulpe, Charleroi puis La Louvière. Ce sera finalement le lendemain, sur un forum un message complètement anodin d'un ami, le gars de l'accident d'ailleurs, qui me fera sauter dans le vide. La coïncidence. Lui qui ne sait rien parle par hasard du probable papa, ou presque - enfin il ne se rend pas compte. Appeler une personne supplémentaire fut une obligation de courage. Pas à l'aise. Cela se fit. Ce ne fut pas facile. Ce ne fut d'ailleurs pas agréable. La discussion n'apportait pas grand chose de neuf, si ce n'est que mes imaginations nocturnes étaient fondées. Cela me valu une parole moqueuse de Sandy, sur une photo de moi d'ailleurs : je vais mettre la date et le nom complet, comme ça quand ce sera perdu dans un grenier, on pourra te retrouver plus facilement. Une pièce de puzzle venait de s'ajouter, donnant un indice précieux mais insuffisant : le prénom de l'enfant, la gosse, la môme, la petite fripouille. Mais pas le nom.

L'affaire Courouge s'arrêtera dans les faubourgs de la nuit. Les photographies sont nettoyées unes à unes, rangées comme un bien précieux dans une maison saine et chauffée. 34 ans nous séparent de la dernière image. Dans 34 ans, lorsque je serai - si j'ai la chance d'arriver jusque là - un vieillard, je recevrai un coup de téléphone. Cet appel sera de la même obstination qu'a été la mienne pendant 188 jours, de la même fureur d'amour que ce photographe pendant 5 ans au moins. Une voix lointaine me donnera le nom et l'emplacement de la tombe. Ca sera loin mais j'irai. Plus personne ne saura pourquoi. Sauf moi. Il y aura devant la tombe un panneau fabriqué par l'administration communale, informant que la concession n'est pas assez entretenue et que la tombe sera démolie. Je jetterai le panneau avec une certaine forme de rage. Et j'y déposerai mes fleurs. J'aurai probablement la colère de donner des fleurs à un marbre plutôt qu'à un être vivant, n'importe qui - son frère, son fils qui sait. Mais jamais mon geste n'aura été inutile, non jamais.

 

Fermez les yeux. Maintenant. Et imaginez que c'est vous. Là tout de suite. Vous êtes dans le grenier d'une maison abandonnée. Un méchant hasard vous fait découvrir que des albums photos sont cachés dans le marin d'un plancher. C'est rempli de poussière. La découverte n'appartient qu'à vous et à votre secret.
Lorsque vous ouvrez, vous trouvez cet or. Quelle serait votre réaction ?

Ci-dessous, les deux images atypiques. Il s'agit de C. et sa fille M.


Epilogue : Après un énième rebondissement qui chamboule toutes les architectures échafaudées, l'affaire Courouge trouve sa terminaison, celle tant espérée. L'enfant des photos s'appelle Anne, ou plutôt Nana. Nous nous sommes vus au parvis de Saint-Gilles le 17 juillet 2010. Elle a récupéré les albums. C'est une très longue histoire à conter et je crois qu'elle n'appartient pas à internet mais simplement à nos mémoires.

L'affaire Courouge se referme doucement, les secrets s'éteignent. On a déterré une gamine de 6 ans des lattes d'un cercueil pour la redonner à la lumière des jours ; c'est la fin de quelque chose pour le début d'autre chose. C'est pour la vie - en quelque sorte un hommage poignant à l'existence - tout comme (elle le dit) ces vies anonymes toutes entières qui sont déballées un matin sur les puces pour cause de décès ou d'expulsion. Il y a quelquefois des images du passé qui ont plus un caractère historique qu'autre chose, en tout cas pour nous parce que ça fait loin, je pense à ces lettres de la guerre 1914-1918 - on s'y attache moins. Ici, c'est un récit d'enfance banal mais beau, c'est un éden, des vacances dans le marais poitevin, c'est vous, c'est nous ; on se retrouve tous quelque part. Ce n'était pas tant les photos l'important mais le geste, celui d'exister. Celui d'avoir rendu à la vie ce qui ne méritait pas l'ombre pour toujours d'un grenier trop sale pour tant de beaux souvenirs. A l'avenir d'Ange-Félix et de Diégo.

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Le 8 mars 2011, très tôt le matin - comme pour perpétrer quelque-chose devenu une tradition - une lettre ouverte a été réalisée à l'intention des riverains. Cette longue banderole a été fondée sur base d'un texte un peu plus long que la version d'internet, notamment parce que le nom du village pouvait être révélé sans soucis. Si le contenu a été brocardé puis victime de vandalisme, il était une nécessité, un an après, d'évoquer aux voisins ce qui avait pu se passer là, entre ces murs ; parce que malgré l'apparence, l'habitation portait encore une fibre de vie, même si c'était infime. Voici quelques images de cette banderole. Comme il s'est mis à pleuvoir dessus assez rapidement, elle a été enlevée afin de ne pas donner une apparence sale.
La maison est désormais définitivement morte.

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