Vincent Duseigne ~ Train ~ 2004

Vincent Duseigne

Ce texte a été donné aux 470 gens du train le 14 décembre 2004.

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La nuit à peine réveillée, un matin froid. Mes mains enfouies le plus loin possible dans les poches, se touchant presque sous la veste, remplies de tension - résistance dérisoire. Respirer fait mal, ça fait des petits nuages de vapeur qui s'évanouissent dans la démarche rapide. Rejoindre la gare, vite disparaître dans cette chaleur. Je me souviens de chacun de ces matins avec nuance, à l'avenue la lumière des feux rouges (ou verts) qui aveuglent et laissent une lumière réminiscente dans les yeux, le regard qui peine à se concentrer, suivre sa route par habitude, traverser le passage piéton mécaniquement sans penser à rien ; avancer l'esprit vide, il y a au moins ça qui marche, c'est certain. Je prends ce train depuis des années. Je connais chaque étape, été comme hiver, pluie comme temps de plomb. Aujourd'hui, il est arrivé avec deux minutes de retard. C'est assez habituel, on ne se fâche pas pour autant. A vrai dire, on s'entend assez bien malgré les tous petits déboires de la vie conjugale...

Dans le train, on a tous la même tête estampillée fatigue cernée. Je ne sais pas ce qui les motive, eux, à monter si tôt. Peut-être mille et une raisons. Moi, c'est parce que je n'aime pas les gens. C'est tout simple, probablement même simplet, enfin peu importe. Prendre le train de sept heures, ça a l'avantage de faire un gros ménage dans la surpopulation. Le même trajet à neuf heures ne ressemble plus à rien. Les wagons sont des entassements de viande, au travers des vitres on ne voit même plus la lumière. C'est noir. Je n'aime pas le noir. Enfin si, celui de la peau et de la nuit, mais pas celui de la vie courante de ma cité, noire de monde. Il est évident que j'arrive des heures en avance à mon travail, mais ce n'est pas grave. Je glande. Enfin presque.

Parce que oui, il faut tout de même que je le précise, je déteste mon travail. C'est certainement le cas de beaucoup de monde, donc je ne ferai pas de longues descriptions ni même un étalage succinct de mes griefs. J'ai plongé dans l'administration tout simplement parce que ça ne demandait pas grand investissement. Ma vie est ailleurs. C'est un peu triste de se dire qu'on évolue dans le même cas que la majorité, que c'est un problème et qu'on y fait rien de particulier pour en changer le sens. Au moins dans mon cas, l'ailleurs existe, il est puissant, je vis dans une ardeur proche de la démesure, je rêve et fais en sorte que chaque instant prenne la forme de mes recherches, vienne s'y mouler, vienne s'y lover.

J'ai traîné sur les bancs de l'école, on m'y a enseigné la bêtise et l'inutilité durant de bien longues années. J'ai écouté les gens à mon travail, ils édictent des phrases sans aucun sens sur les revamping de sites web, un business essentiellement basé sur les modèles xml avec support jira - ce qui somme toute est un processus passionnant. J'ai aussi écouté mes amis, ceux que je croyais mes amis, ils parlent de fêtes, de beuveries, de danser dans les boîtes de nuit, processus de vie tout aussi édifiant que l'une et l'autre des précédentes options, ne générant rien d'autre en moi qu'une éternelle envie de fuite éperdue dans la nuit, où il fait froid : à la lisière des champs loin des routes quand la rosée commence à perler les touffes d'herbe. J'ai écouté les politiques, les écrivains, les scientifiques, les philosophes, les religieux et même ma boulangère. Je n'y ai trouvé que de grands vides. Par contre, j'ai écouté les oiseaux, les plantes et les nuages, et malgré la destruction avancée des paysages à cause des humains, j'y ai trouvé mon bonheur.

Souvent, je vais me promener dans la prairie du Carpu. C'est un espace protégé. Enfin qu'ils disent parce que dans la forêt, il reste des centaines de tonnes de déchets de flottation de l'ancienne papeterie. Je vais surtout m'y balader parce qu'il n'y a personne d'autre que les ragondins et un cheval qui souffle bruyamment à mon passage. C'est une longue pâture dont les sols sont gorgés d'eau. En été, c'est amusant. Par contre, à l'approche de l'hiver, il faut éviter de se faire tremper les pieds - c'est arrivé une fois par inadvertance. Les jours de pluie sont délicieux, le paysage prend une jolie teinte gris foncé. Au loin vers la Lasne, on entend une batterie de grenouilles croasser bruyamment. Ces douces promenades me sont bonheur. Rarement en semaine, surtout le week-end. Je travaille pour la soupe, je vis dans la nature dès que j'en trouve la possibilité.

Après l'administration, lorsque je prends le train du retour, c'est une nouvelle vie qui commence, avec force d'exaltation. Je suis un chimiste, je crois qu'on pourrait même dire chimique. Chaque soir, j'étudie les plantes et leurs propriétés, certaines sont absolument passionnantes. Avec des procédés relativement simples, j'extrais les huiles essentielles ou quelquefois les alcaloïdes. J'en tire des médicaments, des poisons, des vitamines, des jus au bon goût, ou même des liquides sans aucun intérêt, sauf celui de porter un nom comique. Mes sorties pour ramasser des plantes sont interminables, j'y passe des journées entières, le plus souvent pour ne ramener que quelques feuilles, rares mais essentielles. C'est ce qui me rend tout particulièrement asocial, qui accepterait de venir m'accompagner ? De ce fait, j'ai peu d'amis. C'est tout aussi bien.

Dernièrement, j'ai découvert une plante très intéressante, le cerfeuil bulbeux, et j'avoue que ses extraits me bouleversent de manière assez particulière. Sa sève contient de la chaerophylline en grande quantité, c'est un venin, d'habitude on évite tout traitement de cette plante à cause des dangers liés à l'empoisonnement, et aussi parce que c'est une ombellifère. On peut la confondre avec de nombreuses autres plantes extrêmement ressemblantes : chérophylle, peucédan des marais, ciguë, carotte sauvage, dont les caractéristiques sont pratiquement à l'opposé... L'angélique sauvage est une plante médicinale par exemple, utilisée dans la confection de calmants. Mon cerfeuil bulbeux a suffisamment de poison pour tuer un cheval en moins de temps qu'il ne faut pour le dire.

La chaerophylline mélangée à une classique infusion contenant des furocoumarines donne un liquide jaune foncé assez odorant, surtout lors de la cuisson. Ca ressemble à des extraits de tanaisie vulgaire, utilisés pour teindre le cuir. J'ai de très nombreux poisons à la maison, mais un comme celui-ci, jamais. Je ne sais pas encore comment en porter la responsabilité. Lorsque j'ai préparé la décoction, je me suis coupé par mégarde, j'ai souillé la préparation. J'ai voulu porter le creuset à l'évier mais étant tout particulièrement maladroit de la main gauche, j'ai renversé une partie du liquide par terre. Je me suis mis en colère car c'était d'une part vraiment n'importe quoi, d'autre part bien trop récurrent ce genre de chose. Je suis un maladroit chronique.

Ce que je n'avais pas remarqué tout de suite, c'est le comportement de mon chat. Toujours dans mes jambes dès qu'il s'agit de cuisine (il est réellement intéressé par le comblement de son estomac), il avait reçu quelques éclaboussures, oh vraiment pas beaucoup, il était venu voir le grabuge. Or voilà que ce chat se met à me suivre partout, miaulant sans arrêt, se roulant et faisant des parades tout à fait inhabituelles (c'est un mâle, ou plutôt pour être exact, c'était un mâle). Il est manifeste que la décoction avait changé de façon prononcée son comportement, et de manière durable. Je n'ai pas immédiatement compris ce qu'il s'est passé, ce n'est que deux nuits plus tard que j'ai réalisé : le liquide pénétrant sa peau avait changé son équilibre hormonal. Un bouleversement. Autant pour lui que pour moi.

J'ai donc décidé de poursuivre mes études sur la chaerophylline. Difficile parce que la saison ne permettait pas le ramassage de nouveaux plants de cerfeuil bulbeux. Difficile aussi tout simplement parce que j'en étais réduit aux simples tests, que faire de plus... Ainsi, j'ai recommencé les même préparations et j'ai été en mettre sur le chien du voisin (me servant assez régulièrement d'objet de torture (d'ailleurs l'animal m'en veut, avec ou sans ça)). Ce chien hargneux s'est transformé en quelques heures : de bête hurlante, il est devenu une descente de lit. Il piaillait, geignait dès que j'étais loin ; il me faisait la fête dès que j'approchais. Ce changement de comportement a bien duré trois semaines, je dirais presque un mois. Les voisins ne m'ont pas fait de remarque, mais je suppose que leur bestiole a été du plus insupportable. Je n'entendais même plus les habituels Bobby Cou-couque prodigués à grands cris le soir avant qu'ils aillent se coucher.

J'en ai conclu de manière assez simplifiée que mon produit est une drogue, ou quelque chose d'assez similaire, un poison entraînant une dépendance caractérisée par une grande violence. Une dépendance au sang. Ca parait bien évidemment tout à fait étrange. Franchement, je n'ai pas beaucoup plus d'informations. Mes tests ont tous apportés le même type de réponse : j'ai remarqué que l'animal ayant reçu le poison dans des quantités infimes réclame le sang contenu dans la potion. Non pas en crime, non pas en repas, juste en question de présence, probablement parce qu'il s'agit d'un dérèglement hormonal. Je ne sais en dire plus, je me sens un peu dépassé par mes découvertes. J'ai filmé la scène, l'animal résiste avec peine, ses instincts sont transformés, ses besoins sont remplacés, apparemment sans effets secondaires. Chaerophylline est un mot compliqué, j'ai baptisé mon produit Attirance. Tout simplement parce que je pense que ça le définit...

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Mes mains enfouies le plus loin possible dans les poches. Filer prendre le train le plus vite possible, échapper au froid. Comme d'habitude, je me mets près de la porte des ouvriers de la gare. Il n'y a jamais personne à cet endroit là, ça me permet de me cacher un peu dans le renfoncement. Lorsque le train arrive, je vais toujours à la même porte, comme un rituel un peu stupide. Je maudis le conducteur lorsqu'à l'arrêt, il s'est trompé de deux mètres ! Dans le wagon, je retrouve toujours les mêmes têtes, ce sont " les gens du train ". Impensable de les voir ailleurs, c'est toujours source de trouble de les rencontrer dans la rue, à la boucherie, au bar, ou quoi que ce soit ailleurs. Déséquilibre. Je sais que tout cela est stupide. Je ne m'en fais pas, ce n'est pas important.

Le train est arrivé presque pile au bon endroit. C'est le même qu'hier, le même qu'avant hier ; en fait c'est le même pratiquement tous les jours de l'année. Je connais par coeur les sièges gris foncé, quelquefois un peu tailladés par des coups de cutter, le sol vert-gris, dont l'allée centrale plus claire montre des très nettes traces d'usure, puis les parois oranges et jaunes, les montants ovales des sièges, couleur crème clair, usés aussi, puis les portes qui couinent en faisant de hululement de hibou réveillé en plein jour. Fenêtres sales, noir, dehors la nuit. Mêmes têtes mêmes arrêts, La Hulpe la gare à l'envers (les quais sont inversés par rapport à la normale), Groenendaal et Boitsfort. Terminus, pour moi. Il y a plein d'autres destinations. J'ai longtemps rêvé de connaître les leurs à eux tous, leurs prénoms, leurs pourquoi. Bien que je les déteste tous, comme tout le monde, leurs questions m'attirent. Peu leurs réponses.

Pile au bon endroit mais c'est moi qui ne suis plus à ma place. Surtout dans ma tête. J'ai changé mon regard sur eux tous. J'ai testé Attirance sur un chat, sur un chien, constatant de bien bizarres changements, or je ne l'ai pas expérimenté sur un humain. Quelle réaction ? Serait-ce intéressant ? Et si cela tourne mal ? Jusqu'où aller, que se permettre, comment assumer les conséquences ? Idéalement, je devrais faire l'expérimentation avec un sang autre que le mien, afin d'éviter les pires désagréments - tout à fait égoïstement, je le reconnais. Je sais que cela n'est pas envisageable. Il est clair et net que je devrai servir de cobaye, moi aussi.

Dimanche. Calme. Gris. Je me promène dans les rues de ma petite ville Genval et je donne à manger aux chats déshérités du côté de Mahiermont. Il y en a beaucoup comme ça qui n'ont plus rien, ils doivent se nourrir à la force des griffes. Ce n'est pas donné à tout le monde alors je les aide un peu avec de la nourriture bon marché. Dans les chemins, je donne des coups de pieds dans les feuilles mortes, ça m'amuse de tout faire voler. Pour un peu, il pleuvrait. Il n'y a personne et c'est agréable de causer entre nous, juste entre quatre pattes et vibrisses. Ces instants de repos m'aident à faire le point. Plus rien ne vient briser le bonheur de la solitude.

Demain, je ferai un test de l'Attirance. Je me suis dit que le seul compromis acceptable serait de l'utiliser avec mon sang (ainsi j'assume les conséquences négatives s'il y en a) et de le déposer en quantité infinitésimale. Ainsi, les effets seront très faibles, cela donnera un premier aperçu plus ou moins correct, et à moi d'en déduire ce qu'il faut... J'irai déposer ce produit sur une personne parfaitement inconnue, en changeant de wagon (oui, un seul wagon suffit pour redevenir anonyme !) et je disparaîtrai si besoin est. Le seul truc qui m'embête, c'est que c'est lâche comme démarche, le problème étant réellement que je suis un infâme lâche - même si je parle d'assumer, je sais pertinemment que je suis loin d'être capable de le faire.

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Mes mains enfouies le plus loin possible dans les poches. Au fond, une seringue sans aiguille. Elle contient un dixième de millilitre d'attirance, ce qui est vraiment très peu. J'ai dilué ça dans un excipient incolore et inodore. Le train est arrivé pile au bon endroit, pratiquement comme d'habitude, sauf que je suis monté trois wagons avant, en face de la porte principale de la gare. Dans la cohue, j'ai sorti la seringue et j'ai propulsé ce peu de liquide sur la main d'une inconnue. Personne n'a rien vu et je crois même que j'ai raté ma cible. Très difficile d'être discret dans de telles occasions. Peu importe si c'est pour plus tard. Le coeur battant la chamade à n'en plus pouvoir, j'ai jugé plus supportable de retrouver mes gens du train et mon wagon un peu plus loin, puis d'oublier cet épisode difficile - j'étais en plein sentiment de culpabilité. Je me souvenais à peine du visage de cette personne et je me suis maudis d'être manipulateur et con à ce point.

Toute la journée à l'administration, j'ai passé des heures pensives et douloureuses. Et si j'avais chamboulé la santé de cette personne ? Pourquoi ne pas avoir parlé de ce produit à des pharmaciens, à des botanistes, des chercheurs qui pourraient expliquer tout ou partie du phénomène ? Oui vraiment lamentable, j'ai regretté. Ca m'a omnibulé au point que je n'avais pas spécialement envie de manger mes pistolets le midi, dans ma boucherie toujours la même aussi, réglé comme un papier à musique que je suis. Au soir dans le manque de lumière, je me suis enfoncé dans la lecture d'un de ces épais romans. Ca permet de tout oublier. J'ai tout oublié.

Mais honnêtement, pas le lendemain matin. Sous la douche - salle de bain remplie de vapeur - j'étais déjà en train de penser à ma bêtise d'hier. Pour un peu, j'aurais même oublié que le ventilateur du micro-onde ne fonctionne plus et qu'il faut absolument que je répare cette saleté sans traîner. Dans le brouillard, comme toujours, j'ai enfilé mes vêtements sans prêter une attention particulière au devant-derrière, ce qui m'a déjà valu des désagréments. J'ai vite mis la clé dans la serrure un peu grippée et je suis parti à pied, dix sept minutes de marche habituelle. Je sais que le seul amusement est l'arrêt très bref pour dire bonjour à Captain Caverne, un chat que j'adore, environ à mi-parcours. Autrement, la route est droite, désespérément entièrement droite, vide de toute source d'intérêt.

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Je ne me suis pas caché au recoin de la porte des ouvriers, comme je le faisais alors chaque jour depuis des années et des années. Il me semble que ce déplacement soudain n'a pas choqué les gens du quai, je n'ai reçu aucun regard réprobateur sur mon audace, ce qui m'étonne vaguement. Enfin, ce qui est immense pour moi est infime pour eux. Moi, je sais chacune de leur démarche, la couleur de leurs sacs, les jours où ils changent de chaussures. Pour quelques-uns, je connais même leurs prénoms parce que cela fuse dans des conversations - inintéressantes soit-dit en passant. Dans mon trois-wagons-avant, j'ai retrouvé ma victime, ma pauvre victime et je me suis senti extrêmement coupable. Malgré tout, je me suis assis là, en face d'elle comme en poste d'observation, pratiquement sans un regard, surtout parce que je n'osais pas, trop focalisé sur ma faiblesse et ma bêtise.

Je me suis rendu compte d'éléments encore plus perturbants, c'est qu'il s'agit d'une personne très jeune, je suppose qu'elle n'a pas plus de quatorze ans. Je l'avais déjà vue à quelques reprises sur le quai, c'est cette ombre qui vient de la petite rue sombre qu'il y a en passant derrière la friterie où ce n'est pas bon (c'est sale et très gras). Individu discret par excellence, je me suis senti mal à l'aise à l'idée de perturber l'existence de quelqu'un que j'apprécie " par défaut ", bannissant avec violence toute idée d'exubérance. J'avais croisé il y a longtemps son regard asiatique et je m'étais dit que son sac était bien immense pour un si petit corps. Enfin je suis là et je ne vais pas partir en courant. J'ai fait une erreur, je ne recommencerai pas, espérant simplement avoir perdu mon temps sans semer aucune discorde.

Groenendaal et Boitsfort. Echappatoire. J'ai enfin le droit moral de disparaître. D'ici, de sa vue, à tout jamais peut-être. Sauf que... J'ai failli tomber à la renverse. J'ai frôlé l'arrêt cardiaque, et je me demande si j'exagère vraiment en disant cela. Ca a duré une seconde, peut-être deux, une anormalité qui a pourtant semblé une véritable éternité. J'ai revu tous les instants de mes actes en flash distincts et précis, le déraillement de mon papier à musique bien réglé. Ca grince, ça ripe, ça saute, ça s'écrase sur un mur et c'est le noir. Je me levais pour partir, j'étais je crois même en train de prendre une grande respiration de soulagement. Raté. S'il te plaît. Une main minuscule, blanche, frêle, en train de tendre un petit papier légèrement froissé, arraché d'un agenda. Ne me reconnaissant plus, j'ai pris le papier en faisant un grand sourire et en disant merci, puis je suis parti.

Tremblant. J'ai grimpé l'escalier de la gare de Boitsfort, celui-ci dont les marches sont bancales, il faut faire de grands pas pour s'en sortir convenablement. J'ai retrouvé mon monsieur barbu, portant un parapluie même en été, mes deux anglaises, mon monsieur qui râle tout le temps avec ses collègues, ma madame au regard triste et aux très grandes lunettes. Cette régularité m'a presque rassuré. Mais. Arrivé en haut, près du vélo cabossé traînant là depuis des mois et des mois, je me suis mis à vomir, sous le regard effaré de mes habitués, fuyant au plus vite vers le tramway, afin d'oublier cette bien pitoyable image. Je n'avais pas encore lu le papier, mais je savais déjà que c'était grave. Tout simplement parce que c'était anormal.

J'ai marché très vite vers l'administration, afin de me nettoyer. Heureusement, il n'y avait encore personne. Enfin, j'aurais bien évidemment pu prétexter d'être malade, mais je ne le voulais pas, peut-être tout simplement parce que je refusais d'accepter mon trouble, m'imaginant dans une histoire, un roman à l'eau de rose acheté dans une gare un jour de train raté, afin de passer le temps comme on peut... Ce n'est que bien plus tard, au moins après le premier café, que j'ai ouvert ce petit papier. Sans aucune surprise et avec un peu d'effroi, j'y ai retrouvé l'Attirance, j'aimerais bien te connaître, je te laisse mon msn, etc...

Il y a des journées qui sont plus longues que d'autres, juste à cause des troubles. Il faudrait que ce soit solutionné tout de suite. L'envie que tout aille bien, que l'accident s'efface. On repense sans lassitude au moment du crash, à l'évitement possible, reconstruit mille fois en pure perte. Or dans cette situation là, que faire ? Parler, disparaître, expliquer, mentir, manipuler, faire au mieux, aller jusqu'au pire ? Même si je vous déteste tous pratiquement sans distinction, je ne vous veux pas du mal. Vous savez, si je vous hais, c'est comme une maladie. J'en suis triste, si je m'en vante ce n'est que par égocentrisme, je voudrais effacer mon désespoir avec un coup de baguette magique. Même si j'ai été odieux avec toi petite inconnue, je ne te veux pas de mal. J'aimerais réparer.

Ainsi, j'assumerai ? Ce serait bien la première fois de ma vie. Enfin je crois. J'ai fui mes parents parce qu'ils me disaient la vérité, j'ai cherché le travail le plus naze possible afin d'avoir l'impression d'être à la hauteur par rapport à ce qu'on me demandait, j'ai choisi la solitude pour éviter les comptes à rendre. Bien loin d'être honorable (et encore, s'il n'y avait que ça...) D'habitude, je prends trois plombes pour le moindre évènement, le processus de décision étant vraiment ankylosé. Là, je sais que je n'ai même pas vingt-quatre heures. Demain vendredi, il est très probable que je recroiserai cette personne. Être malade, changer de train ? Assumer ou non ? Je n'ai pas trouvé de baguette magique, ni dans mes tiroirs ni en moi. Je ne peux pas tout lui expliquer, avouer me tuerait. J'ai choisi de blesser le moins possible, même si c'est à mes dépens... Je me suis rappelé de la dose très faible. La solution en serait d'autant plus facile ( ?) Je laisse tout de même un point d'interrogation.

J'ai contourné la friterie en arrêtant de respirer, comme tous les matins. Cette odeur est particulièrement insupportable, surtout si tôt. Sortant de la rue sombre, les lumières m'aveuglent. J'ai parcouru les premiers espaces du quai avec un peu de peur. Non, il n'est pas là... Si tu savais comme tu me manques, c'est la première fois que je ressens cela, je suppose que c'est ce qu'on appelle un coup de foudre. J'ai besoin de ton existence auprès de moi. Presque immédiatement, j'ai ressenti ta présence comme un bonheur qui me comble. Les autres me paraissent abrutis, tes mains sont délicates et ton regard timide me transperce. Si seulement tu pouvais me prendre dans tes bras comme ça sans un mot... Tu sais j'ai peur, c'est bien la première fois que j'ouvre mon coeur à un inconnu, c'est un risque immense pour moi. Question sensibilité, j'ai malheureusement un peu mal partout. Je te fais confiance aveuglément, serre moi fort, protège-moi... J'ai besoin de toi.

Vendredi fut le vide. Habitudes bouleversées et train plus tard. Je ne parlerai même pas du week-end, sans chats, où je n'ai pas osé sortir dans la rue. Peur de tout, les épaules crispées, tendues à l'extrême et raides comme du bois. J'ai rédigé un courrier, voulu le plus gentil possible, où je prétextais un peu n'importe quoi pour dire que ce n'était pas envisageable. Je suis trop vieux, trop solitaire, trop stupide, trop inadapté, trop tout ce que tu veux tant que c'est de ma faute, tu n'y es vraiment pour rien et je suis désolé de te faire mal. Je ne souhaitais pas que ce soit ainsi. C'est un mensonge mais c'est un des moindres. Comment dire que je ne le voulais pas puisque de manière évidente, tout cela était entièrement décidé, un peu irresponsable mais de ma faute.

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Mes mains enfouies le plus loin possible dans les poches. Tremblant légèrement, j'ai le courrier dans le sac, tout prêt à sa sortie assassine... Je me fais discret dans mon recoin de porte, mais tu m'as vu au bout de quelques instants. Tu ne bouges pas. Alors je ne me reconnais plus, je viens vers toi, je me sens prêt à te donner ce courrier qui va te faire mal. Je suis désolé. Temps éternité et coeur battant bien trop fort, je suis là planté devant toi, n'arrivant plus à bouger. Tu es venue près de moi, tu m'as serré tout doucement, la tête contre mon épaule, et moi j'ai mis ma main dans tes cheveux noirs tout lisses. J'ai déposé un baiser sur ton front.

Dans le train monte souvent à Groenendaal un couple tout particulièrement gênant. Ce sont Richard Helleput et Sonia De Craene. Lui, il est banquier de père en fils et s'habille complètement étriqué, c'en est pitoyable (notamment le noeud papillon, c'est d'un ridicule qui me rend globalement hilare à chaque fois, bien que pointe un peu de haine derrière). Elle, décolorée de fond en comble, abreuve le wagon de son verbiage néerlandais. Alors, une incroyable voix de chèvre enrhumée lui répond. Là tout proche, ils sont odieux, Sonia donnant des coups de parapluie dans mon dos.
Il y a encore pire, elle s'appelle Laurence Broens. Comment dire... Elle n'a pas toutes les frites dans le même sachet. Tous les jours à Genval, elle demande un cordonnier, parce qu'elle doit aller porter des fleurs à sa belle mère. Dès fois, elle aborde les gens avec violence, ne les lâchant pas, les traitant même de connards. Un jour, elle m'aborda sur le quai, pour me demander bien brutalement ?
-Ca va toi ? Comment tu vas ?
Comme je ne la connaissais pas et que je suis quelqu'un pas vraiment méchant, je m'arrête et lui fais un sourire : ça va madame.
Elle ne m'a pas quitté d'un centimètre durant vingt minutes, harcelant même au passage Le Fossile qui tentait de clarifier la situation qui dégénérait en une profusion de cris...
Depuis, je prodigue du conseil : surtout ne lui réponds pas ! (de toute façon, elle demandera pareil demain). Laurence m'a frôlé sans un regard aujourd'hui, la tête dans les nuages, et j'en soupire de soulagement.

C'était un de ses soirs tout au fond de Genval, dans les recoins de Rosières que je ne connais pas très bien. Te retrouver, près du feu de cheminée - pas de mains dans les poches. Ton corps est blanc comme ton âme, lisse et doux, j'aime le parcourir de lentes caresses effleurées, surtout sur tes bras - puis dévorer tes épaules de câlins. Tu as enlevé ton débardeur, tu m'as laissé terminer à te mettre sans aucune défense. C'est la première fois pour moi et je tremble. Mes lèvres embrassent ta peau, tu es si frêle je ne veux pas te faire de mal... C'est toi qui m'as invité et je suis venu avec douceur, parce que je savais bien que ce serait un souvenir de toujours. Etreinte passion, ton souffle s'est accéléré, puis tout est redevenu calme, un passage de bonheur, je suis arrivé tout à toi.

Je ne sais pas pourquoi j'ai été si loin. Si c'est un manque de résistance, ou tout simplement parce que j'ai pris sur moi afin que tu ne souffres pas. Tant de décalage, il est bien aisé de dire que c'est une erreur encore plus grave, mais je crois que de parler de prise de tête n'est même plus assez. Sur ces propos et sur ces actes, je me suis dépassé, je n'ai encore jamais atteint telle déchéance. Pour me pardonner à moi-même, je me dis que ce n'est pas grave. Il y a pire drame. A ces instants, il y en a certainement quelques-uns qui se font hacher menu faute à la guerre, faute à la haine. Me reste maintenant à clore le chapitre, ce sera peut-être toi qui en amènera le dernier mot. Cela me déchire, je me sens plongé dans un bourbier collant et tout particulièrement tragique.

Oubliant ce drame - il faut bien tout de même - j'en ai conclus que l'Attirance est une arme redoutable. Elle a un pouvoir d'attraction tout à fait dangereux. Toute personne en recevant se trouve prise au piège pour une durée indéfinie, comme un papillon à la recherche d'une lumière qui le brûle. Pour poursuivre la comparaison, je me sens comme une araignée attirant sa proie dans des toiles invisibles, au final mortelles. Au sortir d'un échec assez cuisant rempli de doutes et d'incertitudes, enfin non car maintenant j'en ai le coeur net, je me dis que l'Attirance est à utiliser avec parcimonie, dans des cas bien précis, lesquels je me refuse de définir. Bien entendu, je me sens un sale manipulateur, et je suis presque à me jurer de la jeter dans le jardin cette saloperie (mais si les plantes s'en viennent à l'idée de me poursuivre jour et nuit ?!)

Petit détail faisant soudainement surface, j'avais oublié la quantité minuscule déversée sur sa main. Et si tout redevenait normal, et si les habitudes refaisaient surface ? Comme un coup au coeur, j'eus la crainte d'un retour cinglant, encore plus brisant qu'un retour de manivelle dû à la lassitude. Dans le fond, je suis un romantique et même si tout amour est impossible à cause des différences vraiment trop marquées, je suis prêt à aimer tant qu'elle en a besoin, quitte à prendre sur moi durant des années. Mais sans aucun doute, ce qui est artificiel retombe comme un soufflé. Je crois que chaque personne possède en soi un mois. Certaines personnes éternellement gaies et extraverties sont de juillet. D'autres plus tendres et au charme plus intérieur sont d'octobre. Moi, je suis de novembre. Gris, triste, aux gestes pluvieux et aux pensées d'un froid humide. Novembre à ma porte, novembre dans ma vie. Je t'imagine sans l'ombre d'un doute dans une délicate floraison d'avril, juste après les dernières neiges. Un univers de différence. Quelle sera la violence de la chute ? Et qui sera la victime ?

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Mes mains enfouies le plus loin possible dans les poches. Les feux m'aveuglent. Il pleut légèrement, une pluie fine, celle des plus désagréables. J'aime pourtant son contact sur mon visage, c'est froid et ça chatouille légèrement. J'ai le nez qui coule et je ne me sens pas très bien. Un lundi en somme. Sur le quai, je file presque directement à ma porte, juste le temps de constater que tu n'es pas là. Ton absence assassine m'est un coup de couteau, parce que de manière intrinsèque, le doute s'insinue de manière assez forte : je sais que demain non plus, après-demain non plus. Et ce jour de mauvais hasard où tu me rencontreras à nouveau, tu baisseras les yeux, gênée et blessée. Aucune excuse n'aura assez de poids. Je le sais.

La gare de Genval vient juste de recevoir sa nouvelle décoration d'apparat. Des taggueurs sont passés dans la nuit et ont apposé des dizaines de signatures maladroites, hideuses et remplies de bavures. Même la porte bordeaux de la gare est balafrée de gribouillis. Intérieurement, je peste. Encore, qu'ils aillent éclater la maison communale, je comprends le poids de la revendication (surtout au vu de leur amabilité), mais la gare ? Quelle est la motivation de telles actions ? A ma porte des ouvriers, je vérifie que la peinture crasse est bien sèche. Plus rien à craindre. Au final, je me dis que c'est une chance que les jolies céramiques art déco de la gare soient en hauteur. C'est toujours ça qu'ils n'auront pas ces chiées de tagueurs…

J'ai contourné la friterie en arrêtant de respirer, comme tous les matins. Je ne vais plus au même endroit (le fond du quai est très tranquille) et je ne vais plus à la même heure. Malgré ça, je reste la peur au ventre de le croiser. Je ne comprends pas ce qui m'a amenée sur ce coup de folie à me donner toute entière à cette personne sans goût, sans charme, sans relief. Quel étourdissement ? Je garde ces instants comme une blessure intacte, je me sens brûlée de l'intérieur, terrassée par la douleur, brisée dans le plus profond de mon intime, déchirée par le poison dans mes veines. Il fait partie de mon sang, je ne sais comment l'en chasser, tout comme son image de mes souvenirs. Ce qu'il a pris, ce qu'il m'a dérobé, je ne saurai plus jamais le donner, il ne reste que cendres. Je ne crois pas qu'on puisse réparer le vol de l'enfance.

A l'administration, chaque jour passe un peu plus lentement, je reste habilement caché dans mes secrets de polichinelle. Je sais que je ne suis pas apprécié et à la limite, c'est tant mieux. Au moins, on ne vient pas me demander tout et n'importe quoi. Souvent, je repense à ces instants. Ce fut une grande découverte pour moi. Malgré la sensation de gêne très puissante, je me suis senti en possession d'un nouveau pouvoir, celui de savoir dépasser artificiellement les limites de ma personnalité et de mon irresponsabilité. Malgré tout, je ne cesse de me dire que c'est très dangereux. Sous forme de plaisanterie, j'imagine juste quelques instants où je rate un lancer d'Attirance, quatre mamies ronchonnantes et cancanantes se retrouvant manifestement aspergées. Quelle horreur !

Ce qu'il faudrait, maintenant que je pense être suffisamment renseigné sur les effets de l'Attirance, c'est l'utiliser à bon escient, une personne avec qui je pourrais recommencer ma vie. Mais qui ? D'un seul tenant m'apparaît le désert de la vie. Si bien souvent, je me trouve touché par la délicatesse d'un visage, rares sont les fois où je me dis que cela peut devenir " pour toujours ". Si l'Attirance peut régler les premiers instants, il faut bien se rendre à l'évidence que la réalité regagne vite le terrain. Or, qui voudrait d'un gars médiocre comme moi ? Je ne connais que les plantes et ma vie est aussi amusante que de les regarder pousser une longue journée pluvieuse en fin d'hiver.

Lente administration, finalement j'oublie peu à peu les évènements de ces dernières semaines. Je ne bâtis pas d'autres rêves - ce qui somme toute m'évite les cauchemars et c'est déjà pas mal - j'étudie calmement la mutation d'une plante dans laquelle j'injecte des sèves étrangères. Elle ne se porte pas très bien. Quelquefois, je me surprends à déchirer en petits morceaux une feuille de papier, comme ça, juste pour rien et apparemment en ne pensant à rien, complètement perdu dans des cheminements obscurs. Je croyais pouvoir m'assumer. C'était du leurre, flagrant, brutal, je n'ai jamais su sortir de l'enfance inassouvie. Je reste ressassant des douleurs à l'infini, tout en me disant que tout cela est bien trop tard. Les jours de faiblesse, j'emporte l'Attirance dans mon sac, juste pour le peut-être-on-sait-jamais qu'on se glisse comme excuse, mais elle reste bien fermée au fond. Pas de princesse charmante dans la cacophonie des ombres.

Chez Willem, mon boucher favori, on me prépare mes pistolets avec Amour. Si ce n'est pas le cas, c'est bien simple, je n'en prends pas. Ce midi, c'était bien étrange, une couleur lourde dans les yeux, un nuage sombre annonciateur de pluie.
-C'est que Max est mort...
Max avait seize ans et il faut dire que c'était un sacré cabot. Je déteste les chiens mais lui je l'aimais bien, avec son gros cul et son air débonnaire, surtout ces jours de grande faim où rentrant dans la boucherie, on l'entendait sourdement piailler des wwhou sonores un peu fatigués. Ah Max, tu n'iras plus crotter en face, toi que je reconnaissais au premier coup d'oreille et à vrai dire, je crois que ça me touche. Il n'y a pas de l'indifférence partout. Les pistolets n'étaient pas les mêmes ce midi. Le parc d'en face pleure ses étrons.

Au soir, je me suis fait doucher par une pluie bien perverse, une de celles qui ne donne pas l'impression mais qui mouille au coeur. Les pavés de la gare de Genval luisent sous la pluie, ça fait tout plein de petits carrés informes blancs, très blancs - au beau milieu une flaque profonde entièrement tache de suie. Le Fossile m'a fait un grand signe au passage, ah lui je l'aime bien. Tu sais quoi, un jour il m'a arrêté un IC à Genval City parce qu'il n'y avait plus rien d'autre pour aller à Luxembourg, c'était le dernier et j'avais raté la correspondance à cause d'un retard du train P habituel. Il ne faut pas le dire surtout, c'est quand même un secret. Je suis rentré à la maison en me disant que j'aimerais bien voir l'étang, mais la nuit l'enveloppe. Noire d'ombre, l'eau se repaît dans la cannaie.

Lundi de grande semaine, pas un férié pas un pont pas un congé. Je sors dehors, Gilles vient tout juste de se frayer un bruyant passage dans la rue cabossée. Traversée et longue marche automatique. Sans hésitation aucune, je sais maintenant que le terrain est libre, j'ai été puni et ma dette est payée. Enfin, c'est ce que je crois. De toute façon, personne ne viendra jamais me dire que je suis dans le faux. Sur le chemin, Captain Caverne me salue de ses miaulements amiteux de baryton, avec un talent toujours renouvelé. Je pars systématiquement trois minutes à l'avance afin d'avoir le temps de lui donner quelques câlins, ça lui insuffle du courage pour sa journée. Et puis moi aussi. L'Attirance, on l'a dans le sang tous les deux, dès le départ ce fut le coup de foudre, à grands coups de mioumiou sympathiques.

La nuit à peine réveillée, un matin froid, mais pas trop. Il est de ces journées d'hiver naissant où soudainement, le givre se dit que ce sera pour demain, aujourd'hui c'est congé. Les tristes bandelettes du vendeur d'autos se trémoussent mollement dans le vent, le petit bonhomme est vert et je traverse enfin la route. Sur le quai, le train est déjà là, on le voit de loin, surtout la lumière jaune crue avec les portes ouvertes. Je cours comme un fou, l'attrape au vol et rejoins mon wagon en passant par les couloirs bondés. Je suis dans un jour malsain de tristesse débordante, je sais déjà chaque moment de la journée plate et lamentable et cela m'ennuie avec une persistance monotone. J'aimerais tant que la vie se déroule autrement, ne serait-ce qu'avec bonheur, un tout petit peu. J'ai cette sale impression que c'est naturel pour les autres, par contre moi, je dois le mériter. Je suis trop nul pour que ce soit autrement, c'est porte d'à côté, autre numéro de téléphone. Pas de ticket gagnant. Plainte de gamin pourri gâté, ou réalité immuable du manque de bonheur ? Question question question.

Et pourquoi pas ? Ce n'est pas vrai que ça n'engage à rien mais après tout, je suis capable de le porter, ce poids du bonheur ? Non ? Gare de La Hulpe inversée, je suis encore légèrement essoufflé. La nuit défile et dans ma tête, bien que ce soit tôt le matin, mes idées foncent, tantôt coeur battant, tantôt avec résignation. Les sièges sont blindés, il y a le Monsieur qui fume des cigares, c'est une puanteur ce type - même quand il ne fume pas. Hoeilaart passe à toute vitesse dans le noir, les panneaux tagués disparaissent tandis que je fixe avec de plus en plus de précision le futur, comme déjà accompli. Le train freine et s'arrête à Groenendaal, là où le mur blanc fait un renfoncement en forme de triangle. A peine reparti, je me dis que je risque de le payer très cher mais tant pis, je sors mon portefeuille et ma minuscule seringue. Boitsfort approche, je me lève pour sortir et au passage, je tire. Je sais que je n'ai pas manqué.

Dans les escaliers bancals de Boitsfort, il y a des fois des escargots qui tentent une traversée. Ils prennent des risques terribles, nombreuses sont les personnes qui ne prêtent absolument aucune attention. Ca me fait mal au coeur d'en voir un écrabouillé. Pauvre petit escargot... J'avais déjà songé il y a quelques temps avec une amie à fonder un groupe de protection des escargots suicidaires, mais de puissants lobbys de limaces ont empêché que ça marche. Quel dommage, c'est honteux de voir que le massacre continue dans la plus parfaite indifférence. Un jour je saisirai la presse à ce sujet et ça changera, c'est certain. Ma tristesse malsaine n'existe plus maintenant, je suis juste saisi par la peur, celle d'avoir mal fait - une fois de plus - mais je suis rempli d'espérance.

La dame aux grandes lunettes grimpe comme une échasse. Je l'ai déjà vu attendre dans un parc toute une après-midi, avant d'aller mollement prendre le train du retour à la même heure que d'habitude. Je ne sais pas ce qu'elle cache. Je l'ai trouvée triste. Le monsieur au parapluie est en dessous, je veux dire qu'il s'en sert. Les deux anglaises sont là. La plus jeune porte un pantalon noir. Sur les fesses, c'est marqué en immense et en rose fluorescent : LOVE. Je trouve ça ridicule et détestable. Peut-être suis-je déjà un petit vieux ? J'évite le parapluie du monsieur barbu, coupe à travers le terre-plein et vite vite, disparais dans les entrailles de la ville.

Passant un panneau de travaux aux couleurs vives, j'arrive près du parc sordide de l'administration, le crottoir des chiens. Nombreux sont les " maîtres " qui sortent leur bestiole avant d'aller foncer se préparer en dernière minute afin de rejoindre le travail. Je déteste ce parc aux allures minables et je me remonte le moral chaque matin sur un doux café aux odeurs de noisettes et de muscade. Casser mon rythme d'habitude est sanglant, je me perds. Je n'ai pas peur lorsqu'il s'agit de routines, le café en est, et mon train de ce soir en sera - bien qu'il m'intéresse beaucoup moins, tout simplement à cause de son heure normale, je connais chacun de ses sièges, mais je le redis, c'est avec indifférence. A cause de ma pulsion (malheureuse) de ce matin, je sais que l'équilibre sera chamboulé. Mais en bien je l'espère. Par là je veux dire que j'ai été poussé dans les derniers retranchements à cause de la douleur, j'espère en renaître. Je ne pouvais attendre mieux de l'Attirance, en réalité.

Ma nuit fut agitée. C'est souvent comme ça, je crois que c'est surtout dans les moments où je stresse, la plupart du temps à cause de bêtises insignifiantes, ce qui leur semble sans raison me trouble et me perds régulièrement. C'est pour ça que ma maison est fermée. Je n'ouvre jamais les fenêtres du pignon sur rue. Mon univers est ouvert sur l'arrière, et là je sais qu'il n'y a rien. Enfin, rien que des canards, des gardons et une armée d'escargots. C'est certain que j'ai des gros problèmes d'humidité, mais j'aime ce lieu, c'est une source apaisante. Ma maison plonge ses fondations pratiquement directement dans un étang et comme l'eau n'est pas vraiment limpide, il n'y a pas de promeneurs.

J'aime ces eaux sans lumière. Pas de bruit de voitures, pas de pétarades de mobylettes, c'est un calme rempli de brouillard, surtout le matin. Quelquefois, des canards aventureux viennent manger le pain que je lance par la fenêtre. J'aimerais bien avoir un petit ponton pour aller m'asseoir auprès d'eux, attendre comme ça pour rien durant des heures, mais je suis trop jeune. Par là, je veux dire que je n'ai pas assez d'argent pour lancer une telle construction. Je le ferai un jour c'est certain. Et ma noël sera une barque. Toute petite, sans moteur. Ce matin, des volutes de brumes se pressent à envahir le tissu complexe des joncs entremêlés. Un groupe bruyant de foulques discutent du planning de la journée. L'une d'elles furieusement en retard s'est mise à courir sur l'eau, pataugeant maladroitement, puis terminant sa course dans une grande glissade éclaboussant un peu tout autour. Les massettes se sont mises à onduler, avant de retrouver leur immobilité totale. Certaines sont cassées et ça donne une impression un peu triste, un bord d'étang fatigué.

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Novembre. C'est mon idéal. Froid gris pluvieux lent et sans nuances. Je me doute que je vais te retrouver ce matin et j'en ai déjà la frousse. Je sais intimement que tu es une fille de juin, tu détestes le froid. Ca fait des années que je te vois et j'ai remarqué depuis longtemps que tu es extravertie, tu aimes parler fort de tout et de rien et malgré quelques introversions soudaines que je ne sais expliquer, tu profites de la vie, un véritable feu qui te consume et qui produit plein de chaleur autour de toi - c'est en tout cas l'impression que tu me donnes. Je n'ai aucune idée de ce que produira l'Attirance en toi, c'est confus. Un mélange d'attentes et d'angoisses, rien de bien négatif en somme. Ma patience est une eau dont le rythme est calme, remplie d'éclairs argentés trouant la surface. Je marche vers toi et la mousse sous mes pieds dégorge de l'eau en faisant des bruits mous.

Le train est arrivé largement en retard, je n'ai pas trouvé de place assise et j'ai attendu dans l'interwagon. Dans ces endroits non insonorisés, on entend parfaitement les vaches qui tirent le train. Lorsque les portes se ferment, ça fait des cris de manière très régulière, cela dure au moins quatre minutes, avant de s'éteindre dans un grand soufflement d'épuisement. Ces vaches ont la vie dure à courir devant la locomotive ou sous les wagons, elles sont quatre par blocs, il arrive certains jours que l'on sente leur odeur de transpiration bovine. Quand je pense qu'en Afrique, ce sont des rhinocéros, ça doit être absolument assourdissant. A la gare de stockage de Schaarbeek, il y a de grands hangars remplis de foin. Elles reprennent des forces pour les prochains trajets. Un sacré métier tout de même.

Je t'ai vu bien avant que tu me remarques. Tu portais ce jour là un pull d'un rouge très vif et lorsque tu m'as aperçu, tu es devenue de la même couleur. Sans un mot et sans un regard, tu as suivi tes amies dans la cohue, se déplaçant vers les premières (où il restera probablement une place de libre). Les contrôleurs ne sont pas méchants quand c'est le bazar épouvantable. Ils n'en sont pas à leur premier Plan Chaos, ils savent bien qu'il est préférable de jouer l'innocence à se dire : je n'ai rien remarqué. Ca calme pratiquement tout le monde, sauf (et à juste titre) les veaux de première, qui s'empressent de jeter des regards hautains. Jean-Pierre s'est extirpé de la masse en oubliant son parapluie, une madame lui tend avec un grand sourire. Jean-Pierre est un barbu au regard mystérieux, pas une seule émotion ne transparaît. Il a des arcades sourcilières basses et tombantes, c'est comme si tout cela s'était effondré il y a bien longtemps. Souvent, je pense à lui comme à un raton laveur (l'odeur en moins, bien entendu).

Durant toute la journée, une de plus passé dans une attente sinon abrutissante, au moins complètement stupide, je n'ai rien fait de constructif. Dans une sorte de félicité débile, j'ai pensé à mes plantes, à cette dernière greffe réalisée avec succès. Finalement même si ça ne se voit pas, je suis quelqu'un de bien. Moi je ne l'affiche pas, ce qui me rend différent de tous ces autres vantards à chaque coin de rue. Au niveau botanique, je suis au top, il n'y a pas grand monde qui m'égale et ça, c'est vraiment quelque chose qui me fortifie. C'est important de ne pas être " rien ", au moins quelque part...

C'était l'autre jour en partant de Groenendaal. Au train. S'il y a une chose que je ne comprends pas, c'est mon attirance soudaine pour cet individu. Je me demande pourquoi je ne l'avais jamais remarqué. Il ressemble vraiment à ce que j'espère, une personne balaise avec qui je pourrais partager plein d'instants de la vie, surtout les plus forts. L'école me gave et c'est clair que j'ai besoin d'un renouveau, tout ce train-train quotidien, ça fait trop longtemps que ça dure, j'ai besoin d'un grand bol d'air, découvrir de nouveaux horizons. A deux on est plus fort et je me sens enfin prête à franchir le gouffre, le précipice. Mais comment l'aborder ? Ce n'est pas mon genre d'aller parler à n'importe qui, surtout avec les copines. Je me dis que c'est une chance à saisir et quitte à être honteuse, cette fois j'irai jusqu'au bout de mes rêves. J'arriverai bien à disparaître quelques instants... Ce sera difficile mais il suffit de si peu... Comme j'aimerais être suffisamment indépendante pour que ce soit simple...

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Mardi jour peu plaisant. Encore pire que le lundi, c'est vraiment le creux de la semaine, tous les jours à tirer se profilent avec détail et délicatesse, et oui encore tout ça à faire, sans compter cette longue liste d'obligations détestables. Le petit bonhomme est vert et je traverse, presque comme un robot - pantin désarticulé. Ma manière d'être toujours au même endroit n'est plus un calcul, j'obéis à l'instinct. C'est comme ça parce que c'est très correct. Chaque heure a sa chose et c'est bien rangé. Je n'arrive pas à gérer le désordre. Les portes du train s'ouvrent dans un claquement sec et je m'engouffre. C'est déplaisant de monter car avec les marches très hautes, on est juste derrière à la hauteur des fesses des autres. Je trouve ça répugnant. Si je déteste tout le monde, je hais surtout les fesses proéminentes des gens du train.

La pluie s'est mise à tomber, drue. Celle du genre où plus personne ou presque n'essaie d'échapper. Au départ, les gens descendent du wagon avec encore quelques grammes d'espoir, peut-être que ce ne sera pas la douche totale. Au bout de l'escalier, c'en est déjà terminé, plus personne ne court. Quand les cheveux sont mouillés, ça va encore parce que c'est relativement peu pénible, mais lorsque le pantalon commence à être trempé, c'est vraiment la poisse, ça colle aux jambes et ça met des heures à sécher. Je me souviens une fois d'une des deux anglaises, elle jetait un regard pitoyable, peut-être parce que les bâtiments de l'ULB qui l'attendaient elle le savait, sont glacials. Il y a bien longtemps, je me rappelle de cette université qui me servait de refuge à l'occasion de temps morts, je ne savais où aller, pas un radis en poche. Là avec un café, attendre toute la journée que la tempête cesse, à regarder au loin la tour ITT à peine visible, c'était long mais à la fois apaisant, le stress de la pauvreté qui s'évanouit dans une illusion...
Pas de problèmes pour Jean-Pierre on s'en doute. Il dévale la descente de l'Avenue avec son grand parapluie, à l'aise dans son milieu favori ; les voitures peuvent lancer des gerbes d'eau en fonçant tête baissée dans les flaques, rien n'y fait, il est intouchable. Il n'y a pas à dire, il rayonne le Jean-Pierre dans ces moments là.

Dans ces regards humides de pluies passées, il y a Gajoun, celle qui découpée par la vie, regrimpe les étages du bonheur avec une force que j'ai de la peine à imaginer. Je me souviens il y a très longtemps derrière les horaires du dimanche à Boitsfort, son regard caché ; maintenant je la vois rarement et de loin, je la devine en fait - c'était une fois à Genval près de la voie latérale, elle était en train de discuter avec des rebelles. Pas la peine de dire que je ne la reconnais plus qu'à peine (ce qui somme toute fait plaisir à voir, même si je sais qu'une couleur dans les yeux ne veut rien dire - mais pas une lumière en réalité, et là je suis sûr que c'est bien présent). Gajoun, c'est un chat d'une fois. Tu la vois comme ça au train puis six mois plus tard, tu te demandes toujours ce qu'elle est devenue. C'est un peu comme François, Karl ou Benoît... Là puis plus là, partis pour une longue absence sans explication.

Ce matin, toi ma Camille, tu es montée seule, ce qui est très rare. Tu avais l'air vraiment fatiguée (d'un certain côté je comprends, le train tôt comme ça, si on ne le prends pas par choix, c'est vraiment la galère). Tu m'as vu et tu ne m'as pas vu. Je veux dire par là que tu as vite plongé ton regard ailleurs, dans le noir de la forêt de Soignes, dont on ne voit même pas les arbres défiler tellement c'est sombre, regard perdu éperdu loin dans des partitions de piano. Nuit. Il y a un endroit où gît la carcasse d'une voiture brûlée. Elle est là depuis longtemps. J'ai toujours trouvé cet endroit sale et je ne sais pas pourquoi je pense à ça maintenant. J'aimerais t'aider, venir te voir et te parler de tout et rien, mais je m'en sens incapable. Comme la première fois, je suis ankylosé.

Finalement, c'est toi qui es venue, je ne l'avais pas vu. Je ne vais pas dire que je pensais à autre chose mais j'étais un peu perdu dans un cheminement de pensées complètement tortueux (et passablement débile, c'était parti de cette voiture brûlée à la noix me faisant immanquablement penser à Vassens ; je m'en souviens, je regardais par la porte et puis c'est tout). Tu t'es plantée devant moi comme un plan de tomate, mûrissant à la lueur blafarde des néons. Tu ne disais rien tu ne faisais rien. Ca a duré très peu de temps, je sais juste que le train ralentissait pour s'arrêter. Comme je ne savais pas trop quoi faire (oui je suis très dégourdi), je n'ai rien fait, je gardais le regard fixé sur le deux de deuxième classe, accompagné de son non fumeur. J'ai commencé à descendre les marches et déjà je m'en voulais avec une violence sauvage. Ca peut se comprendre. Alors je me suis retourné, je t'ai donné un baiser dans le cou, près de ton collier pierre de lune, et je suis parti comme une ombre.

Aucune idée de comment je t'ai laissée. Après c'est brouillard. Aucune idée de comment je te retrouverai. J'ai simplement gravi l'escalier bancal sans même remarquer le parapluie, les grandes lunettes et le vélo cassé. Tout simplement ressassé mille et une fois ma lâcheté, ma couardise, ai-je bien fait ? Pour ce genre de prise de tête, un de mes amis parle de céphalopréhension. Là à vrai dire, j'étais à des kilomètres de penser à l'Attirance. Non tout cela était naturel. Cette rencontre inopinée venait d'un besoin, d'une réalité, d'un appel outrepassant les conventions de bonne tenue, de la distance respectable entre sièges de train.
Malgré tout, je ressens une violente oppression, loin du grabuge près du vélo cassé la dernière fois, mais malgré tout une tension impalpable - brûlante au coeur. Mon environnement tourbillonne, mes habitudes volent en éclat, se dispersant comme mille étoiles filantes incontrôlables.

Autant dire que le wagon du soir perd tout crédit. Quelle banalité sans intérêt, quelle crasse que de le prendre. Seul espoir, t'y voir. Maigre d'ailleurs car je ne t'y ai jamais croisé et même si j'avoue que je suis resté longtemps sans prêter attention à ce détail, le simple fait d'une présence décalée de l'habitude me ferait sursauter. J'ai déjà évoqué les gens à la boulangerie. Je ne parlerai même pas du jour-peut-être où je te verrai ailleurs que dans un wagon tracté par des vaches. Il est même possible que je ne te reconnaisse pas. C'est arrivé une fois, une personne m'interpellais et je ne comprenais pas pourquoi, enfin pas tout de suite. Je suis un peu désorienté lorsque ce que je connais change de forme ou d'emplacement. C'était Stéphanie, pas Gajoun mais celle qui veut faire sa vie dans le cinéma. Elle est toujours habillée de vêtements complètement fous, une originalité à toute épreuve - cela dit, c'est sans un iota de moquerie car c'est aux antipodes de la mode et j'aime ces couleurs et ces formes différentes ; ce jour ci elle était à la boulangerie, habillée de vêtements scouts. Je suis passé comme un fantôme, sans rien dire ni reconnaître.

Stéphanie est très souvent accompagnée de son amie au profil inverse (dont je ne sais le prénom mais que je vois quasiment tous les matins sur le quai) : elle est calme et extrêmement discrète, éternellement habillée de la même veste et les cheveux tressés de la même natte couleur de blé mûr. Toujours ces grands yeux tristes très clairs, dans lesquels on a envie de plonger pour se noyer - pas un mot le long des couloirs de gens. Ses pas silencieux l'amènent au bout du quai, là où je ne connais plus personne, elle disparaît dans le noir comme à l'accoutumée et c'est souvent que son image m'apparaît comme rémanente, passagère des vents du bord de la nuit, lorsqu'elle disparaît des mêmes pas vers le haut escalier de la gare d'Etterbeek.

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Inlassable course vers la porte des ouvriers, cette fois-ci mû par une force invisible et puissante. Je n'ai même pas fais attention à l'heure de train, je ne pensais qu'à monter et vite passer ces gares à la noix. Une seule compte. Lorsque j'ai aperçu les grands bâtiments modernes éclairés de jour comme de nuit un peu plus bas au pied du talus, j'ai pris une grande respiration. Beaucoup de monde et dans le flot grimpant les marches, cherchant avec un bref espoir une place libre, toi et tes amis. Immédiatement et pratiquement sans un mot, tu t'es lovée dans mes bras et tu m'as embrassé. Je n'ai pas remarqué que tout le monde était gêné, surtout Hélène qui tirait une tête valant la photographie. Je crois qu'on lui aurait montré là tout de suite les vaches en dessous du train, elle aurait été tout aussi étonnée. Tout le monde est parti s'asseoir juste à côté, sur un siège laissé pratiquement vide. Tu semblais parfaitement à ton aise (enfin je crois). De manière très soudaine, tu m'évoquas :
-On pourra se voir ce week-end ?
-Oui quand tu veux, je n'ai rien de prévu. Ce sera plus tranquille que maintenant.
-C'est vrai que ça fait court...
-Le trajet qu'on a en commun fait habituellement trois minutes et cinquante secondes, en comptant les ouvertures de portes.
-Samedi si tu veux bien, quatorze heures à Hoeilaart, près du parc Ruusbroec.
Les portes s'ouvraient déjà et je la quittai sur nombre de mots tendres mielleux et désuets.

-Et bien Camille, qu'est-ce qui te prend ? C'est quoi ces cachotteries ? Tu nous avais rien dit ?
-De quoi, je suis obligé de tout raconter ?
-On est quand même tes copines, on aurait pu te conseiller... C'est qui ce gars, il a l'air bizarre...
-Je le connais depuis longtemps, mais je n'étais pas sûre voilà tout.
Hélène pris la parole, et à son regard, on lisait une désapprobation proche de la révolte, ajoutant de la tension à celle générale qui flottait. Car s'il y avait bien un sujet qui lui tenait à coeur, c'est qu'il ne fallait pas qu'on vienne faire du mal à ses amies, ça fait des années et des années qu'elles se connaissent. Les conneries de Camille font rire tout le monde et c'est toujours très gai de voir les punitions débiles qu'elle se tape (recopier cent fois des phrases interminables et ridicules), mais un coup comme ça, elle n'avait jamais fait. Ca non... Source de trouble et de distance. Pourquoi ce revers si soudain ?

Personne n'a vraiment compris et ce fut classé rapidement dans les oubliettes. Jamais évoqué à nouveau, en tout cas de manière directe. Parce que Camille, aussi solide qu'elle puisse paraître dans les apparences, ne voulait pas qu'on vienne saborder son intimité, fragile, blessée - il y a longtemps c'est sûr, mais entaillée tout de même. Elles peuvent dire ce qu'elles veulent, après tout ça ne les regarde pas. Quoi, elles n'ont quand même pas à décider à ma place ! C'est vrai que je ne le connais pas (j'allais tout de même pas leur dire et leur donner cette arme au couperet tranchant) mais n'y a t'il pas une osmose ? Il m'a compris sans que j'aie à le dire, je n'y arrivais pas et il m'a épaulé au moment difficile. Après, plus rien de compliqué, tout était joué, je n'avais plus qu'à me jeter dans ses bras et ne plus penser à rien. Laissez-moi tranquille sur ce sujet là, seulement celui-là. Je sais bien que je ne pourrai plus terminer mes devoirs à temps et que ça va être chaud, mais ça ira, je me débrouillerai. L'école ça passe comme ci comme ça et je vous aime toutes, mais même si vous ne l'acceptez pas, j'ai le droit au bonheur, celui-là est gratuit. Je n'accepte pas votre jugement, pas un seul gramme. Quoi, vous préféreriez que je sois avec Bruno, hein ? Ah, le beau Bruno, il vous fait rêver tant que ça... Allez, je suis gentille pour une fois, je vous le laisse.

Le train du soir, je n'y pense même plus - il est plus sombre, plus vieux, rempli de gens stupides qui pour seules conversations sortent leur GSM : tu es où ? Je suis dans le train, bis repetita encore et encore. Les journées me sont légères et devenues attente sans conséquences. J'aimerais écrire mais je ne sais quoi ni comment. Je suis bien plus habile à tisser des chemins de sève que des traits de crayon. Le temps passe lentement, que ce soit dans mon coin cafardeux de bureau ou auprès de mes joncs légèrement balancés par le vent. Je suis étonné de découvrir ce que je n'avais jusqu'alors jamais connu, un attachement de sang, un manque au fond, uniquement satisfait par une présence. Seulement, aujourd'hui c'est l'absence et même si je n'ai pas vraiment très faim, je dois bien continuer à honorer les habituelles tâches de chaque jour. Ce jusque samedi... Cette lenteur des heures m'exaspère un peu quelquefois. Comme si la vie s'étirait au rythme de ma roselière immobile.

J'ai enfin pris mon dernier train du soir de la semaine et me voilà à quelques pas de toi - comme par un heureux hasard, il y avait Daaavid, je le vois rarement mais j'aime sa présence (rare dans le 831), le temps a fait un bond en avant. Puis passe la nuit noire, sans rêves, juste un réveil lourd imprégné d'images confuses, perdues, lointaines, arythmiques. Les couques au beurre avaient un goût d'impatience Avec un peu d'avance, je suis parti vers ma gare. Sur le chemin, pas de Captain Caverne. Normal, ce n'est pas la bonne heure. Quelques centaines de mètres plus loin, passant l'église de Maubroux, le jour m'a presque étonné. Pas froid aux mains, un quai calme et lumineux, loin d'être imprégné par les brumes que je lui connais d'habitude. Un groupe de scouts jouait avec fracas, l'un deux faisait rouler un skate-board miteux sur les pavés, ça faisait des bruits de claquements désagréables.

Je suis monté avec soulagement, m'éloignant de la furie nuisible. Le train est bien plus petit, deux wagons seulement. On entend les shunt monter et descendre, c'est vraiment très " artisanal " par rapport à la cadence de la semaine heure de pointe. Les gens sont nombreux, réveillés, et donc beaucoup plus bruyants que le matin. Ca me fait bizarre de ne pas voir mes joueurs de cartes habituels. J'ai beaucoup apprécié cet aspect de découverte mais je n'aimerais pas ce wagon au quotidien. Les gens sont bien trop perturbants.
Je me souviens il y a bien longtemps, j'avais pris ce train de week-end. C'était deux automotrices, les 634-636, accouplées au centre. Cet ensemble donnait vraiment une impression de manque de robustesse - enfin, ce n'était tout de même pas au niveau des autorails. Ce jour là, il y avait des scouts en pagaille. Un groupe c'est bruyant, deux groupes c'est difficile, là ce jour ci il y en avait trois. Des gamins étaient perchés dans les porte-bagages, c'était une bétaillère hurlante et désagréable, certains me donnant des coups de pieds dans leur agitation nuisible. J'avais bien entendu détesté mais bon, il faut bien relativiser - rien de dramatique dans une situation de la sorte, juste le souvenir effroyable d'un moment qu'on voudrait plus jamais.
Aujourd'hui bruit, de manière raisonnable mais bruit quand même, dont des t'es où je suis dans le train. Deux anciens combattants qui ressassent peut-être pour la millième fois comment ils ont fait péter la voie à Wavre : comme si le temps s'était arrêté sur cet exploit et que plus rien ensuite ne prenait assez de valeur pour être conté. Ils m'ont fait pitié. Perdus là au milieu des navetteurs globalement indifférents, bien entendu.

Sur les graviers du quai de Hoeilaart, on glisse facilement. Les pentes ont déjà eu l'idée d'aller voir plus bas à quoi ça ressemble et une part de l'escalier est vraiment informe (en fait, il n'y a plus d'escalier, tout est parti dans les pentes). Je t'ai retrouvée presque tout de suite, j'en ai éprouvé une grande joie. Tu portais le même pull rouge que l'autre jour - me paraissant déjà une éternité avant, le temps est à la fois rempli d'immobilisme et de furie. J'ai tout particulièrement aimé ton visage dans les couleurs d'automne finissant, légèrement brun et si doux. C'est avec passion que j'ai dévoré tes lèvres, un goût d'adoration. Les graviers du parc craquaient sous les pieds, au loin les cris lointains des enfants qui s'amusent à la balançoire, le tout confusément enfoui dans un silence un peu omniprésent, le calme d'un silence intérieur aussi. Ce qui est rare. Main dans la main, nous avons grimpé les rues juste comme ça juste pour rien, vers les étangs Verbeek. Tout au fond dans les chemins de traverse, nous avons disparu du monde entier.

La pluie s'est mise à tomber, fine et froide, nous sommes revenu vers chez toi. Un bon chocolat chaud alors qu'on est gelé, c'est si agréable. Brûlante la tasse, ça pique les mains et ça fume sur la table. Quels doux instants autour d'un petit rien comme ça… Nous sommes monté dans ta chambre et j'ai été happé par le quotidien, j'aurais voulu mémoriser chacun de tes objets, tous témoignage d'une infime partie de ta vie. Mon regard a glissé et n'a rien retenu (sauf l'étagère où les livres étaient très serrés), probablement à cause de l'intensité de ces instants, la tête ailleurs… Je t'ai donné un câlin sur les épaules.

Sérénité, revenir à la source de ton âme et y rester, non surtout ne pas perdre le fil de la sauvagerie que rend quelquefois ton regard baissé, en absence vers des songes tu ne sais plus très bien. Pure et amère la couleur noire profonde de tes yeux, à chaque regard différent, tu te révèles inattendue et surtout effrontée, je m'abandonne à toi en pure perte d'équilibre, vertige de ta peau ton odeur, tes gestes brusques et ton rire gamin, ta fragilité dans le fond - invisible surtout ne pas montrer. Je ne me lassais pas de ton visage brun, tour à tour sans vie ou mélangé de cent émotions contraires : glisser un doigt le long de ta joue, paisiblement, comme le toucher d'un recueillement le long d'une feuille d'oreille d'ours, puis délicatement parvenir au contour mince de tes oreilles : tes yeux défiants, tes cheveux dénoués, m'approcher du goût délicat de tes lèvres.

Mains d'automne jaunes rouges oranges tombant doucement des arbres en longues caresses d'épaules. Tout doux dans le cou, les doigts remplis de tendresse se perdant dans les cheveux, disparition et redescente inopinée dans les collines de ton dos, traçant avec lenteur un chemin de câlins bordé d'un paysage de bisous aux saveurs délicieuses. Réapparaître soudainement plus proche, t'enserrant de mes bras de manière presque imperceptible, tu sens mes mains trembler, mon souffle irrégulier - presque mon coeur battre - comme la tension juste avant l'orage. Tu sais parfaitement que j'ai peur mais au fond, ces craintes sont sans fondement, il y a depuis longtemps une confiance qui efface le chagrin. Tu as porté ta tête en arrière et j'ai dévoré ton cou de bisous, goûtant au fruit de la douceur de ton âme. Je ne savais plus trop où j'étais mais plus rien de cela n'importait, j'étais avec toi, tout contre toi, au creux de ta chaleur. Tes mains m'ont guidé à ton intime et j'ai sursauté : oui cette fois ci, la première fois, je t'appartenais jusqu'au bout de mon être. De mes doigts très légèrement, je parcourais les couleurs de ta chaleur, c'était doux, fragile, sensible, tendre velours replié sur l'intérieur de ta présence. Tu m'as manqué vraiment très fort, c'était un vide dans le coeur, un besoin insatiable, comme si toi seulement pouvais être la clé ouvrant la porte salvatrice, torrentueuse rivière aux reflets d'argent. Tu as du le deviner car à cet instant, tu t'es retournée et tu t'es assise sur moi. Lentement tout lentement, tu m'as invité. Tout près de toi tendre amour, mes lèvres te touchent et je frémis. Sibyllines caresses mêlées d'ondulations aux creux du bonheur, la sève entre dans les branches, monte dans les feuilles, fais mûrir les fruits, éclatement des
sens - plus aucune direction, trouver ton coeur et s'y réfugier. Je ne sais pas les noms des villages que j'ai rejoint avec toi, c'était loin, un délicat parfum étranger, des saveurs de contrées inconnues. Rester là longtemps à épouser les nuages, recouvrir tes épaules d'un drap tout doux et plonger dans cet oubli si rare, cette sensation unique d'avoir partagé ce qui rend l'automne joli, les tendres couleurs de la forêt le matin, la rivière qui embrume les pâturages.

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Wagons d'impatience et envie de te voir débordante, des camions pleins ne suffisent plus à transporter tout ça. Fébrilité de l'attente et passage piéton traversé en furie, presque un quart d'heure d'avance sur le quai - désert bien entendu. Belle inutilité et petits yeux. Le train qui finit par arriver. C'est à croire qu'il n'y a qu'une seule vache pour freiner car les bruits de sabots et les grincements sont intenses. Quand je pense que dans les anciens trains, plus en service maintenant, c'était des chèvres à l'ouvrage… Le changement fut positif. La pluie drue glisse en biais sur la vitre, s'écoulant par intermittence. Les pavés de la gare de La Hulpe sont tout brillants.

Julie avance le long du train avec son Monsieur barbu, ils ont l'air bizarre, mais pourtant je les trouve sympathiques. Quand elle parle (bien entendu c'est inaudible puisque je suis à l'intérieur du train), ça fait de toutes petites phrases à peine prononcées ; ces deux là sont insondables. Dans le fond du wagon, les deux anglaises n'en finissent pas d'essorer leurs vêtements. Ca dégouline par terre en de grandes flaques informes. Au bout de quelques instants, les vitres du train sont recouvertes de buée.

Enfin à destination et retrouvant ta blanche présence, j'ai remarqué quelques sourires dans le groupe. Ludmila moins dure peut-être. Rien d'acquis mais une tension un peu moins forte, peut-être due à l'habitude tout juste naissante. Compacté dans le bazar et un peu disséminé dans le wagon, tout le monde s'installe et les fardes commencent à sortir. Rien de bien passionnant, sauf qu'en ce jour de pluie, je ne descend pas comme à l'accoutumée. Aujourd'hui passe Boitsfort en disparition, jusque la gare du Luxembourg. T'accompagner est vraiment plaisir et même si j'y perds beaucoup de temps, c'est avec une joie intense, parcourir ton quotidien est ce que j'aspire, certainement pour y laisser une empreinte mais aussi pour m'en imprégner.

L'escalier de ce qui fut il y a longtemps la gare Léopold est bien torride. Les marches sont hautes, on y ressent presque instantanément le sentiment de l'épreuve du matin. Les pas y claquent, c'est le flot, la marée humaine qui se rend au travail. Dehors au boulevard, ça pétarade un peu partout, entre le tram et le déversement continu de voitures pressées, une image de chaos. Commence la marche bien rectiligne sous l'œil vaillant de John Cockerill et la traversée du Trône. Torrent d'ouvriers du cours de maths, groupes tentaculaires et bruit omniprésent ; au sol il faut éviter de nombreuses flaques d'eau et quelquefois, le groupe se resserre à s'en bousculer, les rivières envahissent les trottoirs. Charles Janssens avale ses fournées de travailleurs tandis que je te quitte dans la cohue d'un matin anxieux à peine débutant. Désagréable sensation de te perdre et attente tout juste renouvelée, à la fois pleine de jouissance à l'idée d'être si bien avec toi, à la fois brutale dans le fond, car signe d'un manque épuisant. Je suis retourné à l'administration, sous le regard amusé de mes collègues. Je suis arrivé à 9h56 comme eux, ce qui d'un certain côté les dédouane, c'est dire comme j'ai détesté ces instants de retour au goût pitoyable. Heureusement, toi et rien que toi, ça compense mille fois.

Ce matin encore, près du Caprice des Dieux (c'est le nom qu'on donne aux monstrueux bâtiments de l'Union Européenne) et passant non loin de l'ancienne gare du Luxembourg, réduite à un monument amputé et sans âme, je me souviens du regard de Ludmila lorsque je parlais de la neige, et qu'il faudra absolument préparer les carottes pour les bonhommes. Je ne sais dire en quoi elle a un visage russe. Peut-être que je tiens cela bêtement de mon voyage entre Kemerovo et Mezhdurechensk, un visage m'ayant marqué dans un bus et le gros mélange dans la mémoire. Quoi qu'il en soit, je ne sais expliquer pourquoi, dès qu'elle me dévisage, je ne sais soutenir son regard et pour un peu, j'en viendrais à rougir. D'un certain côté, je sais ma position violente. A vous tous, je vous prend Camille, je vous la subtilise, je comprends votre désaccord intime, bien qu'il soit impossible et immoral de l'avouer, voire même d'y donner un quelconque crédit.

Il y a une seule personne à laquelle je me sens véritablement redevable, c'est Hélène, car elle je la connais depuis le début du train, je veux dire par là mon commencement à moi (seulement), puisque le train roule ici depuis 1910. C'est grâce à Hélène que j'ai trouvé ma Camille. C'était un jour d'affluence - ce qui soit dit en passant est fréquent - elle avait laissé sa place assise à une vieille dame plus que grabataire. Cet évènement n'avait rien de bien exceptionnel, si ce n'est son sourire qui tout d'un coup avait surgi de manière totalement inopinée, car ça veuillez me croire, ce n'est pas fréquent dans la grisaille embrumée de sommeil de ces matins là. Depuis, à chaque fois qu'elle est présente, je lui dis bonjour à cette Hélène lumineuse : non pas verbalement parce que je n'oserais jamais (enfin maintenant si, mais je parle d'avant). La rémunération d'un sourire dans la rareté d'une steppe aride, c'est une mémoire sans faille, une image qui reste inscrite à jamais, et même avec des gens que je déteste puisque c'est arrivé un jour avec Hervé - je déteste Hervé et je continue de le haïr - mais il a su donner ce sourire si rare. (Je ne déteste pas Hélène, même si je ne la connais pas d'un demi-pouce, juste parce qu'elle et douce dans ses gestes. En réalité ça suffit).

Il y a très longtemps, alors que je n'habitais pas encore la maison de mes plantes, aux pieds d'étang et fenêtres de roseaux, je prenais un autre train, plus tard. Il m'est arrivé un trouble que je n'ai jamais vraiment su assumer. Une madame à l'apparence extrêmement soignée, regard blond et veste blanche, se mettait systématiquement en face de moi et me demandait un stylo afin de remplir son go-pass. Un jour, j'ai décidé de ne plus avoir de quoi écrire et ce fut un train de rupture douloureuse. Je garderai longtemps en mémoire ce regard blessé, rempli d'une réprobation silencieuse : pas de quoi écrire en toute symbolique du rien de plus à donner - alors que j'aurais pu, mais j'avais simplement le coeur bien trop miteux, d'où un blocage persistant. Je ne l'ai revue qu'une seule fois et ses yeux étaient remplis de fuite, elle est montée bien plus loin. C'est à ce moment là que je décidais de monter les marches du train régulièrement une heure plus tôt, changement qui fut entièrement positif ; il est devenu mon histoire d'amour, la vraie cette fois-ci, partant et repartant de cette vieille grabataire providentielle.

Quelques rares fois, je vois encore les gens de huit heures et je les reconnais (ce sont ces jours où vraiment je suis aimanté au fond du lit, oui j'avoue que ça arrive de temps en temps). Je les perçois comme des illustrations du passé, photos noir et blanc : ces images que je gagnais enfant lorsque mes devoirs étaient excellents. Rien d'agréable à les retrouver car ma dépendance à sept heures est devenue instinctive, je me sens coupable d'un délit d'absence, je me morfonds lorsque le retard me pousse au train suivant, sept heures sept, dénué de tout charme (j'y déteste tous les navetteurs sans distinction, tout simplement par principe manichéen).

Il arrive que des gens disparaissent comme moi de huit heures, subitement, Valentijn par exemple. Il y a bien longtemps, il y avait Annelies dont j'ai perdu toute trace. Régulière du matin, elle s'acharnait à monter dans le mauvais train le soir : alors je courais jusque sa porte pour lui glisser juste à temps que non ce train ne s'arrête pas à Groenendaal. La première surprise passée, le train s'ébroua sur des meuglements et des bruits de sabots assourdissants. Puis ce fut la disparition. Totale. Mille imaginations sans importances, du déménagement au changement d'école, de l'adaptation des horaires à l'empoisonnement alimentaire - le train emporte les gens dans un flot de mystères, cela le plus souvent sans crier gare. Ici en Belgique, comme dans bien d'autres endroits, les regards sont avant tout fermés. Comme les portes des trains. Ca ne se déverrouille que dans les cas extrêmes. Vous tous avec ma présence, mes regards inquisiteurs, mon franc parler (et pourtant ma discrétion presque maladive), je vous pousse dans les retranchements de l'urgence.

Au soir de retour de mon train du soir sans goût, je suis parti rapidement vers la boucherie, je savais mon frigo vide. Arrivant une minute avant fermeture, le boucher m'a lancé un regard délavé de fatigue. Vous voulez quoi ? semblait-il lancer en silence, dans une envie d'en finir à tout prix. J'ai pris ce qu'il restait, du saucisson de jambon, ce n'est pas bien diable.
Sur le chemin du retour, Yves et Daniel au restaurant, en tête à tête dîner aux chandelles, avec une imprenable vue sur poubelle. Daniel m'a lancé des miaulements de pompier tandis que Yves roulait en sinuant le long du muret. Une longue soirée au goût de revenir, lourde pesanteur du temps qui passe avec lenteur - mon regard étourdi par la myriade d'évènements, traçant des jets de lumière dans le noir. De temps en temps, j'écarte les rideaux comme ça, juste pour rien, histoire de voir le défilé de voitures sur la route cabossée. Non rien qui ne change. Je pensais que les gens marcheraient plus lentement devant la maison, jetteraient un oeil de côté (plutôt discret) juste histoire de voir si tu es là qui sait, et admirer enfin ce regard si merveilleux. Non rien. Pas même un photographe.

Un visage ovale dont le maître mot est limpidité. Longtemps resté anonyme dans les flots de sièges qui s'emplissent et désemplissent, il est devenu l'absence, le vide dans la foule. Un regard lisse et brun, rempli d'une douceur que je ne saurais décrire, peut-être un peu de moquerie... La silhouette rouge des matins brumeux au recoin du quai, sourire discret de ce qui fut un jour peut-être et qui est là tout près aujourd'hui sans que je n'arrive encore à le croire. Longue attente de cette photo de toi que je n'aurai peut-être jamais, surtout longue attente de toi tout court, ne serait-ce que ta moue boudeuse au matin quand passe le train et passent les dissertations foireuses de néerlandais, à peine terminées alors que pointe la grisaille de la gare du Luxembourg, pas loin de l'incendie des dix doigts de pieds.

C'est loin en fait tout ce que tu ne me dis pas.
J'ai froid. Je me gèle à rester des heures sur ce quai. Je n'ai jamais prévu mes horaires ; je préfère me pointer n'importe quand à Groenendaal, jouant sur la chance. Mes parents m'ont appelée Camille parce que c'est un prénom d'impulsivité et de passion, ce à quoi je réponds assez bien d'ailleurs. Plutôt rapidement, mes parents sont devenus sans S. Ca n'a pas manqué de galère les temps d'après la disparition de mon papa. Si tu veux, c'est un peu comme mes cheveux. Il y a ce truc étrange qui accroche, peut-être ce qui les rend un peu crépu (mais soit-dit en passant, ce n'est vraiment pas grand chose), enfin l'existence suis son rail et au fur et à mesure, je trouve mes bonheurs, sans trop de buts, mais tout au moins avec un tout petit peu d'équilibre. Son apparition soudaine dans ma vie, lui mon amour, c'est le rayon de soleil qui manquait pour donner la lumière. Mais je ne préfère ne rien en dire. C'est tout comme quand je vais au cimetière de Hoeilaart. La tombe a de la mousse, ça fait tout vert, je préfère ne pas y toucher... Etrange comparaison mais il faut le comprendre, j'ai un coeur tout fermé, on n'y accède pas facilement... Certains me disent épanouie (je suis effectivement bien plus bruyante qu'Hélène qui elle, reste facilement dans son coin à ne rien dire, discrète) : mais ces gens qui me jugent sont des chiées ; ils pratiquent les déductions d'apparences, voici ce que je vois voici ce que tu es, aucun de ceux là n'approche ne serait-ce que de quelques centimètres ce qui vit dans mon coeur.
Mon intime est une ville festive, remplie de couleurs et de chaleurs. Mais le soir, les gens rentrent à la maison et se couchent dans des draps froids. Pas de chat à caresser, la nuit enrobe leurs corps d'un courant d'air givré, bleue leur peau glisse en tremblements jusque leur âme frigorifiée. Ca me fait penser à cette bête sculpture lorsque de Groenendaal, on va vers Boitsfort par la route, il y a un gigantesque carré, porte de l'avenir. Je suis à cette image, vide, le centre creux rempli de silence et de vents sifflants, ville morte attendant l'esprit d'une renaissance, venue du fond de la terre. Pour l'instant, je suis anonyme.

Matin matin froid les mains, passent les feux aveuglants près du vendeur d'autos. Immobile. Quelquefois, je garde le regard dans le vide comme ça durant de longues minutes, je ne sais pas trop pourquoi. M'apparaissent les visages de Maxime, Coriane, Léa, Christelle, puis quelquefois n'importe quoi, comme le doux poli d'un patin en bois, les angles nets imbriqués tracés à la queue d'aronde. Tout ça je ne sais l'expliquer, je pense que les changements dans ma vie sont tels que je me sens bercé par les évènements, je me laisse porter par le courant de la rivière. C'est apaisant. Flot lent remuant doucement les algues vertes, traits argentés éclairs avec toi.

Aux confins des villes et dans les chiées paysagères de notre époque, j'ère en quête de temps gagné, rester le moins longtemps possible dans ces paysages béton bordés de zones commerciales dépressives, amas de tôles sans âmes vite assemblées. Autant les ciels de traîne m'indiffèrent (voire ma plaisent), autant les banlieues maussades me touchent au fond, disparaître (l'envie de). Au supermarché, les lumières cliniques sont blanches à la nausée. Vite prendre l'essentiel, sans aucun superflu, puis partir à bout de souffle. Au bout de la piste, une caissière à peu près aimable tend un sourire - forcé cela va de soi - mais c'est toujours cela. Je meurs d'envie de lui raconter brique de jus de fruit mon histoire parce qu'elle est bouteille d'eau belle et limpide comme le ciel légumes en bottes et un jour je partirai en vacances rien qu'avec melon et tomates toi et rien que toi ticket de caisse.

Quand on parle vacances (pas noël parce que c'est la galère des repas de famille), le sujet ne s'épuise pas. Dans l'abri de bus où on est resté samedi dernier tout l'après-midi l'un contre l'autre - là dedans comme des vrais rebelles - nous avons à moitié déchiqueté un atlas géographique qui traînait quasiment entier dans une poubelle. Tes doigts parcouraient les contrées et plus aucun espace ne résistait. Partir là. Et là. Loin d'ici, près de toi. Le rêve n'a pas de limite dans sa force, et partagé il se remplit de puissance. Partagé quand quand quand ? Une date…
La nuit tombée depuis bien longtemps, l'hiver s'est levé nuit couché nuit, nous sommes retournés vers chez toi, ce qui signifie te quitter encore pour quelques temps mais bon il le faut bien ; j'aimerais dire non mais ce n'est pas réaliste - utopiste que je suis. Nous sommes passé par le petit sentier qui passe devant chez Hélène, j'ai levé le regard vers la grue là depuis je ne sais pas combien de temps, puis nous avons disparu dans l'obscurité.

Le temps vengeur s'est moqué de nous avec un grand rire quand la pluie a commencé à battre le pavé de manière éparse, puis de plus en plus concentrée. Le bruit des gouttes d'eau s'est rendu omniprésent. Quelle douceur et quel plaisir de te voir entièrement inondée de pluie, les pieds qui gargouillent, le pull-over dont les manches détrempées pendent dans le vide, complètement étirées par le poids de l'eau, puis te voir grelotter parce que novembre nous fait part de son humeur maussade. Alors vite, courir dans les rues en pataugeant dans les flaques, éclaboussant les réverbères, tenter d'échapper à l'inévitable. Puis craquer de bonheur, rompu de l'intérieur, un grand saut dans une flaque gigantesque. Tellement loin tout ça et toi toute essoufflée, te serrer dans les bras, respirer tes cheveux en bataille imprégnés d'eau qui perle au bout des mèches, dévorer tes lèvres toutes trempées, plonger dans ton regard humide et y boire le bonheur. Dire une seule seconde que sans le train, je ne t'aurais jamais connu. Nous sommes arrivés dans ton jardin pataugeoire et vite-vite la porte ouverte, nous avons plongé dans une foule d'essuis. Déjà tard et pas vraiment l'envie de partir - le bonheur a fini de m'envelopper et je suis resté.

A Hoeilaart, ce qui est comique, c'est qu'il y a des serres partout. Quand je rejoins La Hulpe pourtant située juste deux kilomètres plus loin, il n'y a plus rien de tout ça. Ce paysage m'est identification. Les serres remplies à craquer de raisin, c'est toi tout simplement. Je sais bien, je te vois un peu partout. Faut me pardonner. Les paysages se remplissent de couleurs lorsqu'ils ont l'odeur de ton visage. Malgré les tags qui éclatent les abris tous gris et jaune miteux de la gare de Hoeilaart, tu es là.
Je n'aime pas cette gare parce que ce n'en est plus une, je préfère encore rentrer à pied. C'est tout juste un arrêt, vaguement laissé à l'abandon, dont les quais sont incroyablement soumis au passage furieux des rapides, des tornades de bruit et de vent, rien qui s'arrête. Si peu de trains que c'est d'office " laisse tomber vieux "… Sur le trajet, je trouve toujours très jolie la station de tram où traîne encore un vieux Hoeylaert, un peu comme sur les plaques d'égout Desbeck. Oui je sais que j'ai des comparaisons étonnantes. La marche à pied ne me lasse jamais, j'aime avaler les kilomètres dans les forêts, sans plus penser à rien d'autre à cette enivrante odeur, qui ressemble bien au bonheur, à voir de loin comme ça.

Lors des grands soirs, je rentre à la maison par les voies. Là c'est l'aventure et j'avoue avec un peu de honte que cette illégalité me plaît énormément. Tout d'abord s'engager le long de la voie en passant le panneau où le monsieur écarte en grand les bras, s'infiltrer là où c'est rempli de graviers fins, puis suivre inlassablement le rail, le pas pressé, le regard incessant vers l'arrière (si jamais un train arrive, vite se cacher dans les ronces, déchirant les jambes parfois). Il est incroyablement agréable de se promener la nuit dans les culs des jardins (je ne parlerai pas du cul de Saint Nicolas ici). Oui parce que là dans le fond de la vie, il n'y a vraiment personne. Les poteaux forment un long tunnel à peine visible et après le tournant, on peut voir les lumières de la gare de Genval tout au loin, tellement éloignées qu'on se demande comment ça peut être aussi petit. Les chiens étonnés hument l'air et viennent me hurler dessus. Il y en a un particulièrement pénible juste au sortir de la gare de Genval, avant que je quitte les rails pour la forêt. Dire qu'ils vont ravager les talus pour y mettre leur RER… Cela m'attriste profondément. Les brols anciens qui traînent un peu partout, j'y suis attaché au point de croire qu'ils sont eux aussi part intégrante du paysage. Les grandes nouveautés rutilantes d'anonymat crèvent l'identité des villes, ça devient aseptisé. Un peu comme tout en fait…
Quand je pense où je suis (vite me cacher au passage d'un IC, c'est celui de Luxembourg), je me dis que mon guichetier serait très mécontent. Je n'ai pas envie de le décevoir. Je pense toutefois qu'il peut comprendre que je m'arrête juste pour entendre le son de l'aiguillage, petit ronflement du moteur et claquement de l'aiguille mise en place. Quand je pense qu'un IC normal va à 130 et que celui de Luxembourg peut monter jusque 160 kilomètres heures, j'ai tout intérêt à foncer dans les fourrés, même si c'est pentu…

Quand c'était les grandes grèves, il y a bien longtemps maintenant, j'ai fait tout le trajet à pied de Boitsfort à Genval. C'était bien long, surtout qu'il gelait à pierre fendre. Sur le côté des voies, les goulottes en béton étaient des patinoires. Non loin du ring, là où l'aliénation suréquipée fait rage dans une gerbe ininterrompue de bagnoles, il y avait une charogne. C'était franchement puant. (Voilà bien la première fois que je passe au dessus du ring à pied. A cet endroit, la voie est très large). Il n'est pas passé un seul véhicule ferroviaire de tout le trajet et j'ai mis quatre heures et demi pour tout terminer, de joyeuses courbatures dans les jambes et le visage tout immobilisé par le froid, à ce point que ça faisait bizarre de parler. Toutes ces échappées me rappellent immanquablement l'aventure de ces si doux moments avec toi.

Gare de Groenendaal une de ces soirées congelées, la madame à la voix toute douce annonce le train dans le microphone. C'est en néerlandais et point à la ligne.
-Dis Camille, comment on fait pour habiter Hoeilaart quand on est francophone ?
-Et bien on parle Néerlandais.
-Et quand on ne connaît pas cette langue ?
-Et bien on parle le Néerlandais.
-Ah oui je vois. Ca doit être simple.
-Je ne vois pas pourquoi tu critiques ça. C'est vrai que c'est dur et c'est vrai aussi que ça ne donne pas envie parce qu'il y a un effort à fournir, mais franchement, va à la gare de La Hulpe et tu constateras que les annonces ne sont faites qu'en Français. C'est normal que les néerlandophones défendent leur part de territoire parce que toute concession ferait gagner du terrain à une zone francophone pratiquement omniprésente tout autour. Moi j'aime bien Hoeilaart - sauf l'administration. Mais ça c'est comme partout. Il parait que les pires incompétences (volontaires) sont dans les communes du pourtour de Bruxelles : Dilbeek, Diegem, Tervuren, Hal, Zellik… Hoeilaart en fait partie, c'est sûr...
Sur le quai la nuit, d'un côté on aperçoit les spots de la gare de Hoeilaart, là bas tout là bas et quand il fait bien froid, les points blancs sont immobiles. De l'autre côté, c'est l'infernal défilé des bagnoles de tous poils, sur le ring et la rue qui mène à Boitsfort. Un rapide est passé et sur le crocodile et ça a fait des étincelles. Ce sont ces barres ondulées qui émergent de temps en temps au milieu des voies, ça permet de faire sonner l'intérieur de la cabine du conducteur : alors celui-ci doit prouver sa présence en appuyant sur une pédale. A la vue des étincelles, je me suis imaginé quelques secondes le bruit de l'anti-mort, un son désagréable, arrêté par automatisme par le pied d'un inconnu aux commandes de la motrice. Après avoir déambulé quelques temps tout lentement sur le bord du quai, le train est arrivé. On le voit surgir au tournant après le pont de manière tout à fait soudaine. Nous sommes arrivé en quelques instants et nous avons rejoint ta maison en ne disant presque rien, juste plongé dans le silence agréable du partage qui n'a pas besoin de mots.

C'était beau je me souviens. Sorti sur le palier, je t'avais dit au revoir avec à la fois ce mélange étrange de gaîté et de tristesse, un arrière goût de tendresse en fait. La porte refermée, j'ai été en face et je suis resté pratiquement une heure comme ça, à ne rien faire que de regarder ta maison, les volets fermés, totalement immobile dans la nuit. Durant tout ce temps, personne n'est passé, même pas un promeneur avec son chien intrigué. Lointain, rêveur, l'âpre sensation que de te quitter ici est couper le lien qui nous rapproche. Ce n'est que bien plus tard (donc) que je suis parti le long des voies, parcourir ce maigre espace entre le rail et le talus rempli de ronces. La lune était au quart, je me suis demandé dans quel sens le noir dévore le jaune. Je sais c'est stupide.

Ne jamais prendre les routes, toujours les voies, même si c'est braver un interdit et quelque part, un sentiment de danger. Les routes sont à tout le monde - bien trop de gens il faut l'avouer et les phares des voitures me font peur. Soudainement braqué par des spots aveuglants, on se sent pris au dépourvu face à un inconnu devant lequel on est dénué de pouvoir. Les voies de train, c'est le domaine des chats et des renards. Je n'ai pris la route qu'une seule fois et j'en ai gardé un souvenir amer, c'était un long chemin pour aller dans le parc de La Hulpe, ces grandes étendues vertes laissant rêveur. Là sur le banc, combien j'aurais voulu me cacher dans tes bras pour écouter ta respiration (rien que ça) mais les évènements en ont décidé autrement. Ce n'est pas grave, je ne t'ai pas perdu pour autant. L'arbre était jaune vif, visible de loin si loin...

Je pense à ce jour où Jean-Pierre (le Monsieur du Parapluie) m'a vu avec toi le soir sur le quai, mais pas à la bonne heure et pas à la bonne gare. Il tirait des yeux de loutre ébahie. Je débordais de joie.
-Il faudra quand même que tu passes un soir à la maison, voir les montagnes de plantes et les eaux de l'étang… Ca fait longtemps qu'on en parle et j'aimerais beaucoup que tu voies tout ça pour de vrai, au moins une fois.
-Si tu veux demain je finis un peu plus tôt, je peux venir au train de quarante quatre, mais il faut que je demande à ma mère, ça ne va pas être facile.
-Demande quoi ?
-Hey Petit Loup, tu crois que j'ai été tout raconter et que je peux faire tout ce que je veux comme ça sur un simple claquement de doigts ? Il va falloir que je justifie, que je défende, peut-être même que je raconte des carabistouilles (mais je n'en ai pas envie et je ne le ferai pas). Pour toi c'est facile, tu es seul et tu n'as rien à démontrer…
-C'est grillé alors ?
-Mais non Bête Monsieur, laisse-moi juste un peu de temps et je te dis quoi.

Au lendemain de train, sièges gris foncé, train 831. L'allée centrale est bleu-gris tandis que les côtés sont nettement plus verts. Je pensais à ça quand soudainement émergent interro d'histoire à cahier ouvert, cours de bio et farde de chimie : toi là juste devant, sans un mot ; réponse quatre heure quarante quatre ce soir dans un grand sourire, c'est compris.
J'ai émergé du sommeil avec peine, je me serais volontiers endormi là, tombant sur les genoux de Jean-Pierre. Je ne suis pas persuadé qu'il aurait apprécié, ça se voit sur son visage barbu d'administratif. Je suis descendu à Boitsfort in extremis (comme d'habitude tout sauf l'envie de partir, te quitter sous forme de déchirure non feinte). L'escalier bancal est bondé, écrasé sous sa lumière jaune crue, chemin ascendant vers l'économie de marché : au sommet les gens s'éparpillent tram bus à pied droite gauche traverser tout droit - écrasement sonore du passage infernal des voitures, déversement ininterrompu en lignes de lumières aveuglantes, sinuer entre les pubs omniprésentes sur le terre-plein et rejoindre sa part de peine pour une agréable journée de mensonge hyper-communiquant.

Quatre heures quarante quatre est arrivé avec cinq minutes de retard (donc pas de croquettes). C'est un AM75, le même que celui de nos matins. L'une des vaches s'est mise à déprimer au niveau de Bruxelles Nord, les autres ont du la prendre en charge, ce qui évidemment alourdit le train et le ralentit de manière non négligeable. J'ai commencé à parcourir les wagons et au bout de quelques instants, je t'ai retrouvée. Tu portais des vêtements entièrement noirs, je n'avais pas prêté une attention particulière au gros sac à côté de toi.
-C'est ton pyjatoi ?
-Oui, c'est mon pijamoi…
-Ah je comprends pourquoi tu devais demander ! Je croyais que tu ne venais que pour une heure ou deux, juste le temps de prendre un thé et des chocotoff.
-Franchement petit Loup, tu me déçois. Tu crois que j'allais me passer de toi et retourner seule dans les ténèbres glaciales qui me séparent de ta présence ? Plus tu es loin et plus la sensation de manque devient brutale. Crois-moi, je t'appellerais bien toutes les trois minutes et demi…

En sortant du wagon pratiquement blindé à Genval, le train s'est mis soudainement à souffler bruyamment : un son tout à fait inhabituel. C'est comme si l'une des vaches chargée de tracter le train venait de se faire transpercer d'une lame de katana, un long cri mêlé de stupeur, se terminant sur un souffle éteint. (Décidément, c'est sa chance à ce train là).
-Ca, c'est quelqu'un qui a tiré l'alarme. Le train, il marche sous pression, c'est ça qui le fait avancer. Quand on veut tout arrêter, on libère tout l'air dans les poumons des moteurs, puis on serre les freins à bloc.
-Il n'est pas parti d'ici alors celui là…
-Pas tant que ça… Là comme c'est dans la gare, c'est facile à vérifier et à remettre en route. Au milieu des voies, c'est une autre histoire…
Nous avons disparu du quai en passant devant la gare. Au passage, j'ai dit bonjour à Camille, avec un grand sourire.
-Tu vois lui, c'est mon guichetier préféré. Il s'appelle Camille, comme toi. Ce n'est pas très courant pour un Monsieur… Avant, il était contrôleur et il a tout arrêté à cause des gens, ils manquent trop de respect. Il me disait l'autre jour qu'il y avait un gars qui accusait les contrôleurs de vol de carte d'identité, un peu n'importe quoi… malheureusement, ça devient courant...

Nous avons contourné la friterie qui sent mauvais en évitant autant que possible de respirer les effluves de graillon. Longue marche le long de la route rectiligne : je me sentais heureux de te traîner dans mes coins, ce dont je te parlais depuis si longtemps. Nous avons fait une pause à un jardin plutôt en mauvais état et j'eus la chance de pouvoir te présenter Captain Caverne. Il est arrivé en miaulant (comme d'habitude), nullement perturbé par la nouvelle présence. Il tenta de grimper sur les genoux, patouner le pull, il poussa même jusqu'à réclamer des croquettes (franchement celui-là !). Nous avons poursuivi le long et froid chemin en riant.
-Ce qu'il nous faudrait, c'est une bonne mob, ça irait plus vite, tu ne crois pas ? Toi, tu conduirais comme un fou les cheveux au vent, et moi je m'accrocherais derrière, comme une cinglée griffue, à écouter battre ton coeur.
-Ouais, enfin en vélo, c'est quand même plus écologique... Un jour qu'il fait beau, faudrait qu'on fasse une tournée, ça te dit ?
-Euh ? Tu m'as déjà vue sur un vélo, je suis nulle !
-Attend, parce que tu penses une seconde que je suis plus doué ? A trois tours de pédale, je suis déjà une épave... On pourrait en parler à Hélène, on se ferait une virée du côté d'Overijse, dans les petits coins de Tombeek.
-Hélène sur un vélo, attend, laisse-moi rire !
-Oh quelle peste ! Je suis sûr que dans la pente qui va aux petits choux à Lasne, elle te sème trois fois que tu n'as rien le temps de voir...
-Ouais bein justement, je veux voir ça.
-OK, on parie quoi, un sachet de bonbons ?
Sur ce, nous arrivions au croisement, terminus du trajet.

La maison ne donnait rien de bien particulier vue de l'extérieur. Juste après par contre, j'entendis une exclamation (à laquelle je m'attendais plus ou moins) : mais ce n'est pas possible !
Oui effectivement, c'est un peu la coulée verte. Il y en a partout, du sol au plafond en passant par les murs. Un peu derrière, c'est le secteur des tropicales. Elles sont éclairées en continu, elles demandent un soin particulier. Dans cette pièce, les ventilateurs tournent, il fait 27 degrés.
-Celle-ci, c'est de la stramoine. C'est une petite fleur discrète, mais sa sève contient un poison terrible. C'est une opiacée. Ses effets sont les mêmes que l'héroïne, même si tu restes juste quelques instants à respirer son odeur âcre et pestilentielle. Je la cultive parce qu'elle tend à disparaître.
-C'est exactement ce à quoi je pensais… J'ai l'impression de me retrouver dans l'arrière d'un coffee shop d'Amsterdam.
-Oh ! Quand même… Regarde, j'ai même des cucurbitacées…
-Oui oui, je vais avoir des choses à raconter demain…
Je t'ai servi un thé noir de Kaifeng, délicieux par sa rondeur ambrée et son odeur de magnolia, puis le temps passant, nous avons été nous cacher au fond de la ronde chaleur des couvertures, une douce nuit silencieuse repliée sur les infimes parts de bonheur à protéger.

Cette nuit là, Hélène était avec nous. Nous étions tous les trois dans le Turksib, ce fameux train qui traverse le Kazakhstan, nous étions juste en train de passer les champs de coton aux hauteurs de Semipalatinsk. Les contrôleurs alimentaient le gros poêle à charbon (dans le train oui !) tandis qu'un autre distribuait du thé pour quelques tengués, soit rien du tout. Une atmosphère lente bercée par l'aridité des steppes désertiques et le bruit régulier des jointures de rails. Hélène semblait comme portée par les rêves, en somnolence, enfin à des lustres de l'école et aux confins d'un voyage au goût d'aventure. Toi ma Camille, tu regardais le poêle avec défiance et force de gestes encourageants, vas-tu réchauffer le compartiment sale bazar rouillé depuis des années ? Allez, un peu de courage. Je me suis réveillé à Almaty sur un son de radio crachotant du détestable son préfabriqué commercial : six heures douze de radioréveil, la froide marche du quotidien reprend ses droits et étouffe le poêle qui sera resté définitivement froid.
-Je n'ai pas envie de me lever…
-C'est clarinette.

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Les mains pas vraiment dans les poches, plutôt une dans les tiennes, en essayant de te réchauffer (crapuleuses mille fois crapuleuses tes mains sur le ventre). Sur fond d'automatisme, j'ai préféré ne pas te parler de la porte des ouvriers, je t'ai juste précisé que pour être avec les autres, il faut être là.
-Mais il est encore tout vide le train à cet endroit là ! Quand il arrive à Groenendaal, il est sacrément dans un autre état !
-Oui, c'est à La Hulpe que ça commence à chauffer.
Julie et son Monsieur ont pris les dernières places libres. Lorsque tout le monde est monté juste après et constatant le manque de place, nous avons été rejoindre nos nouveaux arrivants dans l'intercirculation. C'était un matin d'examen oral, vraiment la poisse et rien de bien gai. Malgré tout en descendant à mon tour, je me sentais fort et rempli de joie. Une sale journée m'attendait, mais au fond du coeur brûlait une flamme diffuse remplie d'allégresse et de légèreté. A l'administration, Joël mon collègue était déjà là. En faisant le café, j'étais en train de l'insulter de tous les noms, surtout chameau. Oui, c'est un vrai chameau celui là.

Au soir, j'ai raté mon train et honnêtement, je déteste ça (il y a encore pire, c'est de se retrouver à Boitsfort un week-end ou durant des vacances, là c'est vraiment un sentiment de malaise qui approche l'infâme). Comme il se doit, je hais cette ville, elle représente toute entière l'administration dans laquelle je m'étiole. J'ai été un peu derrière, dans la rue qui longe la voie là haut tout en hauteur, un secteur calme et discret - c'est le quartier de mes ratés, j'y vais systématiquement lorsque je dois tuer le temps (avant que celui-ci m'assassine). Il y avait un chat gris, je n'ai pas réussi à le caresser, trop timide. J'avais une envie folle de partir à pied pour te rejoindre, comme ça sans prévenir, juste pour combler un besoin impérieux, galoper à travers bois le long des sentiers boueux et ne plus quitter ta présence apaisante. Ce n'était pas possible, je le savais, je ne pouvais pas ruiner ton année d'études, il fallait rester raisonnable, un tout petit peu… J'ai attendu le train suivant avec peine.

En réalité, chaque instant m'était source de plaisir, autant tes présences que tes absences, même si j'avais tendance à m'épancher dans une foule de grommellements. Au fin fond, tous les moments indistincts de ma vie t'étaient dédiés, c'est cette tendance qui remplissait le coeur de légèreté - te côtoyer avait toutefois un goût acidulé inoubliable, quelque chose en plus : la vie plus forte, l'eau minérale remplie de bulles.
L'un de ces plus agréables moments, c'est je ne sais pas si tu te souviens ce soir où tu tâtais le sol du quai avec tes chaussures qui furent rouge. Est-ce que la flaque d'eau est gelée ? Et tout d'un coup tu te mets à gesticuler dans tous les sens en soufflant il fait froid il fait froid. Une chose est sûre, ça n'a pas du te réchauffer beaucoup mais ça m'a bien fait rire, enfant de juin, ton froid me donne de la chaleur dans le coeur. Novembre n'es pas pour toi !
-Tu vas voir dans trois minutes, dans le train il fera chaud, ça ira mieux.
Sans plaisanter le moins du monde, je t'ai déjà dit que de porter des chaussettes rayées arrangerait nettement ce problème. Les rayures, ça tient bien plus chaud, c'est connu.
-Euh ? Ca te fait quel effet de voir des chaussettes rayées ? Je ne sais pas, je ne comprends pas trop là... (Tu me regardais tout comme si je te montrais (à toi aussi) les vaches sous les wagons).
-Ah, ces gens qui ignorent les pouvoirs des chaussettes rayées...
Le train est enfin arrivé, ses phares visibles de loin. Nous avons quitté l'abri de Groenendaal tout ornementé de fleurs métalliques en faisant des bruits de pas sonores, comme sur la scène d'un théâtre. Le sol est étrangement constitué de planches qui paraissent flotter dans le vide. Laissées derrière les froides fleurs de l'armature.
Le contrôleur nous a immédiatement accueilli et nous lui avons acheté un billet, enfin nous... Dans ton portefeuille bleu-clair : le grand vide d'un courant d'air intersidéral, heureusement que j'étais là...

Le train a patiné du tonnerre. Les grandes tempêtes de la semaine dernière ont fait tomber les feuilles en rafale. Lorsque les roues des trains écrasent tout ça sur les rails, ça dépose une couche graisseuse vraiment glissante. Alors, sous les trains, y'a une petite bestiole qui jette du sable quand la motrice roule. Ca arrange nettement la situation. Comme ça crisse, il n'y a plus de dérapage épouvantable. C'est pour ça qu'on voit plein de sable sur les voies en automne.
Une fois comme ça il y a bien longtemps, j'ai vu un train qui n'arrivait pas à repartir. Ses roues avant patinaient comme si c'était dans le vide. Bon évidemment, ça s'est arrangé au bout de quelques essais.

A Hoeilaart, après avoir traversé les deux voies à la sauvage, nous avons failli glisser dans la pente d'accès pour rejoindre la route. Faut dire que tu ne t'es pas gênée non plus à me pousser sur le panneau " perron naar Brussel ".
Avant de retourner chez toi, nous avons été déposer un courrier chez Hélène, la grande maison du rond point tranquille, où rien ne bouge sauf les maisons neuves qui poussent comme des champignons. Vendredi soir nuit, elle ne l'aura pas avant lundi, ce n'est pas grave.
De retour chez toi, j'ai eu peine à te quitter. La porte fermée, je n'arrivais pas - une fois de plus - à faire demi-tour. Grimper jusque chez toi ? Je sais ce que tu me diras, tu es un courageux, tu n'as pas froid aux pieds.
J'ai bien du partir...

Longue soirée de rien près de l'étang, à pêcher les poissons des yeux là près des joncs immobiles, les sons atténués de la ville. Au loin, on entend quelquefois le bruit des trains, surtout si le vent porte dans le bon sens. Je me suis infiniment senti madame aux grandes lunettes, bercé de rêves inaccessibles, sur un banc humide à attendre toute la journée de novembre, rêver ces matins de train à pinailler tant que tu n'es pas là, battre ton coeur tant qu'il est chaud, rejoindre ton regard sombre et y plonger en fermant les yeux. Jour de grande pluie l'eau qui perle aux vitres, tout trempé - comme Captain lorsqu'il vient de fouiller le jardin à la recherche d'une souris à croquer - ma main dans tes cheveux écartant les mèches rebelles, réchauffer ton âme, le soleil ne se couchera pas sans toi.

S'endormir en nuée de songes, tout en boule sous les couvertures et planquer ses pieds dans des replis de couvertures pour avoir moins froid - il va bientôt falloir sortir la bouillotte. Les paupières qui battent légèrement, le regard en partance pour un presque loin ; le lit est un refuge, on y trouve le repos dans la fuite, l'acidité du monde est pratiquement disparue, rémanente qu'en vague songe de loin en loin, désagréable et évacué autant que possible. C'était un de ces soirs tranquilles, la musique des voisins parvenait à peine, assourdie et incompréhensible. Dans le train, Hélène était légèrement différente de la réalité (enfin, après réflexion, pas tant que ça), elle avait attaché tous ses cheveux derrière, ça lui dégageait un regard d'une clarté étonnante, aux inflexions mises en valeur. Elle me regardait avec un sourire et un regard de défiance.
-Dis Thomas, si on détournait le train ? Ca te dit ?
Elle me sortait ça comme ça, dans le même tenant que le caramel qu'elle avait fait hier soir, tout doux mais collant au point d'avoir pratiquement démoli une casserole. Camille me regardait à peine, comme si cela était normal. Oui allons-y, détournons le train… Hélène se mit à renchérir : -C'est une nécessité, il y a le phoque qui s'est mis à côté de moi en maths. Tu parles, elle n'a plus d'amis alors je suis la bonne poire, je n'arrive même plus à suivre, elle n'arrête pas de glousser comme une loutre, on dirait un éléphant de mer en train de faire une crise d'hystérie… Je ne t'ai pas raconté que l'animal s'est incrusté à la maison ce week-end ? Allez, pas de cours ce matin, on part le plus loin possible. Jusqu'où peut-on aller avec cet omnibus ? Je te laisse te débrouiller. Reviens ici dans dix minutes…
Et Camille qui ajoute : -Tiens, ça pourra te servir… (Elle me tendait un de ces petits couteaux que l'on trouve dans les boîtes de lessive, ou encore mieux, dans les paquets de céréales).
-Et bien, si c'est ainsi, j'y vais…

Je me suis glissé dans le couloir en louvoyant entre la foule, quelquefois des sacs dépassaient et je devais m'excuser. Les gens ne prêtaient pas la moindre attention à mon passage. Je suis arrivé complètement en tête de train, le wagon se termine sur une porte fermée à clé dominée par deux feux rouges et verts, je sais que derrière se cache le conducteur et dans l'intercommunication, le microphone. Plusieurs solutions s'offraient à moi, soit intervenir maintenant (juste avant la gare Schuman) soit attendre de passer Hal. Ce train à destination de La Louvière Centre est pratiquement vide une fois passé Bruxelles Midi… J'ai choisi la difficulté, je voulais plaire à Hélène - lui montrer que j'étais tout à fait apte à mériter Camille (oh là là le grand jeu de l'esbroufe, la démonstration de force masculine, n'est-ce pas pitoyable ? Enfin bon, ça se passe de commentaires, personne n'est au courant de ce rêve à la noix… Et puis pour elle, je suis bien capable de sortir n'importe quel rouleau compresseur, bon allez, trèfle de plaisanterie) : j'ai frappé à la porte assez violemment. Les gens me regardaient avec un air étonné, vaguement indifférent, du genre " qu'est-ce que c'est que ce trouble fête ? (la grande fête du trajet de train translation horizontale, je comprends…) " Un contrôleur maigre et moustachu est apparu, oh mais je le connais celui-là, c'est un des rares à être une teigne (vraiment ce n'est pas courant). Je l'ai poussé violemment vers le fond et je suis rentré dans l'intercommunication en gueulant comme un putois. J'ai sommé le conducteur et le contrôleur de sortir immédiatement, feignant une prise d'otage à la Bin Laden du genre bien stéréotypé, ce que nous font avaler les grands médias de l'ultra-consommation de masse.
Les deux gars m'ont tiré un regard de réprobation, puis comme manifestement, je ne leur laissais aucun choix, ils sont sortis. J'ai claqué la porte derrière eux.
Maintenant faire vite…
J'ai saisi le téléphone dans le couloir et j'ai glissé quelques mots qui ont du faire rire mes deux coéquipières. Ceci est une prise d'otage, si vous souhaitez descendre, vous le pouvez mais alors faites le vite, sinon vous partez immédiatement pour Vladivostok. Allez, tout le monde dehors, plus personne dans les wagons, sinon je fais tout sauter.
En réalité, je crois que mon message n'a eu aucun impact, par contre les annonces lancées sur le quai étaient vraiment équivoques, c'est sans parler de la police qui a déboulé en trombe. Ainsi, les gens ont commencé à descendre en masses compactes sur le petit quai de la gare Schuman, on sentait l'agitation et la colère dans les regards et les propos. Je n'avais pas la clé pour fermer les portes alors je suis parti comme ça, tout ouvert, sans même vérifier si des gens étaient encore là.
Leur slogan : avec la sncf, j'aime train. Qu'ils crèvent ces bâtards. Avec la sncb, j'aime vraiment le train, ce n'est pas un slogan publicitaire de merdeux en panne d'inspiration propagandiste, c'est un monde de différence, la preuve, j'en emporte un pour moi tout seul. J'ai débloqué le frein à droite, commencé à passer les crans de traction un à un, le tachymètre a lentement grimpé. L'anti-mort ne cessait de biper et je n'avais pas l'habitude d'appuyer, ce qui me faisait légèrement paniquer, tandis que la radio sol-train ne cessait de sonner. Dans le tunnel Cortenbegh, j'allais doucement, me demandant surtout comment j'allais faire dans le gril de la jonction nord midi, mon but était surtout de partir vers Liège puis plus loin vers l'est - pour cela, il faudrait faire un demi-tour douteux pour passer par Schaarbeek, c'est sans compter les dizaines de feux rouges, et la foule affluence de trains à cette heure là…
-Franchement Hélène, tu as de ces idées…

Soudainement, j'ai entendu les portes se fermer et l'indicateur d'opérations terminées (IOT) passer au vert, ce n'est pas trop tôt. Mes deux amies ont du trouver un système. J'ai fini par entendre des rires, elles sont arrivées dans la cabine.
-Tu conduis comme un forcené, ralentis un peu !
Il est vrai que je ne mégotais pas sur la vitesse. Etant donné que j'arrivais dans la jonction, j'ai serré le frein pour entamer mon demi-tour. Cela s'est déroulé dans la cohue la plus totale. Aucun des aiguillages n'avait été prévu à mon effet et je me retrouvais balancé de voie en voie un peu n'importe comment.
-Alors, on va où ?
J'hésitais quelques instants, puis je dis sous forme de plaisanterie : -Tu connais l'EN Jan Kiepura, ce train qui va jusque Moscou en passant par Minsk. Pour une première fois, petit entraînement, on se fait Minsk ?
-Euh ? C'est où ?
-C'est la capitale de la Biélorussie, ou Belarus si tu préfères. Ca nous fait un petit séjour à Berlin, un passage dans toute la Pologne dont Poznan, puis enfin Minsk. Mais ça va être long…
-De toute façon, je n'ai pas envie d'aller en maths.
Camille souleva une question importante : et tu crois que c'est le même écartement partout ?
-Si le train en question le fait, nous ça ira, non ? Je suis pratiquement sûr que c'est du quatre pieds huit pouces.
-Un omnibus en Biélorussie, je t'avoue que j'en ris d'avance, les vaches vont faire une sacrée tête, ça va les dépayser…
Un crachotis désagréable est descendu du plafond, comme une musique désagréable de supermarché. Nous nous sommes tous regardés puis j'ai commencé à bouger dessous les couvertures : non pas déjà ce réveil à la noix, quitter ce doux lit si chaud… Couper cette horreur. Six heures douze, ce n'est pas une bonne heure pour se lever ? Au bout de quelques instants, le vanvan a valsé sur le côté et je me suis extirpé avec peine de ce lit délicieux.
Trois mètres me séparent de la douche et c'est un parcours du combattant. Une eau brûlante court sur mes épaules, ça embue tout, jusque la pièce des plantes tropicales à côté.

Je n'ai pas réussi à fermer la porte mieux qu'un simple tour, la serrure est gelée. Ca arrive de temps en temps, tout particulièrement lorsque le climat est humide. Sur le chemin, Captain Caverne ne m'a pas loupé. Au beau milieu d'une déferlante de miaulements, il a grimpé sur mes genoux toutes griffes sorties - une véritable douceur !
Un gigantesque camion de travaux bloquait la rue, il a fallu contourner plus ou moins, et me voilà enfin la gare. Je pense que je devais tirer une tête de déterré parce que les gens me lançaient des regards interrogateurs, voire un peu hilares. A mon étonnement, la porte des ouvriers était grande ouverte, laissant apparaître une pièce un peu triste, pratiquement vide, juste habitée par un frigo antédiluvien. Pour ne pas gêner, je me suis mis à côté, bien que remarquant rapidement que le lieu servait de toilette pour les pigeons. Heureusement, et coupant court à mes hésitations, les phares du train sont apparu. Comme c'est l'hiver et que les gens sont dans la gare, le guichetier l'a annoncé. Harry et Fabienne ont choisi le compartiment de droite, j'ai pris celui de gauche (me semblant le plus parfaitement adapté en ce jour afin de tomber pile au bon endroit).
Ca a loupé.
Enfin ce n'est pas grave.
Je me suis levé pour te rejoindre, ah quel bonheur de te retrouver, même si tu as l'air aussi réveillée que moi.
-Tu sais ce qu'on a fait cette nuit, on a détourné ce train là jusque Minsk.
-Hum ? Tu as pris des champignons qui font rire au petit déjeuner toi ?
-J'ai rêvé que Hélène me défiait de le faire, alors je l'ai fait, ce n'est pas de ma faute. Je ne peux pas résister à ses provocations.
-Oui, ce sont bien les champignons, ça se voit… Et tu as tué soixante personnes au moins ?
-Non, juste le contrôleur, enfin je ne suis pas très sûr, ça reste flou.
-Ah ouais. Et tu n'as pas honte !
-Euh, ce n'est qu'un rêve hein…
-Ouais mais je ne sais pas, tu pourrais rêver que tu dois remplir mon jardin de fleurs, ce serait un peu plus chouette, tu ne crois pas ?
Je balbutiais alors un honteux " oui tu as certainement raison " avant de partir vers la sortie, pour rejoindre mon escalier bancal.

Les portes allaient s'ouvrir quand soudainement tu es arrivée à l'interwagon : j'ai quand même le droit à un bisou, même si tu es un gros méchant ?

Je t'ai embrassé doucement, rempli de tendresse comme jamais, puis je suis sorti - à peine à temps - les portes se refermant sur moi, un peu de larmes dans le cœur, sans savoir si c'est de joie ou de peine ou bien les deux.
Jean-Pierre était déjà loin devant, parmi les premiers à grimper l'escalier bancal, leader incontesté des grandes marches bizarroïdes. Traînaient en queue de file les deux amoureux heureux ; ils sont lents comme à l'accoutumée et je les ai dépassé avec discrétion.
A l'administration, je fus accueilli par ce chameau de Joël qui était déjà là. Je l'ai maudis quand il m'a brandi un fier et pimpant " bonjour Thomas ". Ce qu'il manque parfois, c'est le droit d'assassinat.
A savoir que ce serait un soir sans te voir ma Camille, la journée fut longue et sans but : grise.
Train du soir absence.

Sombres échappées de pluies, semaine plombée de lenteur, attente de la fin comme délivrance inestimable. Te retrouver. Enfin, ce fut ce long périple vers la mer. Là-bas dans les grises étendues mouvantes, le vent et les mouettes qui frôlent le visage, le regard en biais pour voir si par hasard, on n'aurait pas la bonne idée de lancer un morceau de pain en l'air. Courir dans le sable jusque l'eau, comme une course effrénée (le premier qui y arrive gagne le droit de pousser l'autre dans l'eau) puis longtemps chercher des coquillages dans des bancs de graviers remplis de morceaux de charbon polis et de bouts de bois ravagés par le sel et le temps. Pas de pot à confiture, alors les poches remplies de sable feront bien l'affaire (sans parler de ce jour où j'ai tout oublié et où tout a été enfourné sans distinctions dans la machine à laver). La nuit tombante, nous sommes retournés au train. L'un en face de l'autre, les jambes entremêlées. Tu nettoyais tes cheveux du sable incrusté partout : une véritable dune s'amoncelait sur la petite tablette bleue et je ne cessais de rire à te voir les mèches en l'air, tout comme une punk bien déterminée. Il est resté un banc de sable dans le coeur après cette promenade là et jamais aucune lassitude à venir le retrouver. Il y a des eaux troubles et fraîches qui sont un havre de paix. Comme d'habitude, pousser le soir dans ses derniers retranchements de tard le plus tard possible : non jamais l'envie de te quitter, même si demain le lendemain sera dur.

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Gelé le quai, débordant de manque je navigue entre vous tous qui ne savez rien. Je me sens à la fois fort, à la fois faible. Je pense quelques secondes à tous ces gens qui s'en foutent, qui ont peut-être vécu une vraie attirance eux. A chacun, je leur donne des prénoms, complètement imaginaires. Il y a Hervé, qui lit une revue de pêche et que je n'aime pas du tout (quand ce n'est pas purement et simplement Télé Moustique), Jacques de Lasne, François que je n'aime pas non plus, l'étrange Julie, semblant aussi habituelle que moi, et puis plein d'autres dont j'oublie les prénoms temporaires, sans compter ceux que je change régulièrement faute de mémoire… Le noir fait place à la lumière blafarde des néons de ton quai.
Mais tu n'es pas là. Il n'y a personne. Un vide intersidéral dans mon cœur. Il n'y a personne et je me demande bien ce qu'il se passe, pourquoi ne pas m'avoir prévenu de ce cours déplacé, ou autre chose ? Je suis déçu. Le manque fait place à la tension, tristesse intense et abattement, situation de vide, débordant de manque froid froid la nuit qui s'abat.

J'ai commencé à avoir mal au ventre vers midi, quand j'ai constaté l'impossibilité de t'appeler, répondeur sans arrêt. Je suis venu aux faits de la manière la plus simple, comme je ne connais pas les numéros de tes amies, je suis coincé (tout en sachant que de débarquer comme ça chez toi sans prévenir, c'est plutôt gênant). Le silence est une vengeance tranchante. C'est infiniment long, pesant, ça tire dans les entrailles. Je ne parlerai pas de cette nuit de sommeil difficile, à la pesanteur moite, uniquement focalisée sur l'attente - nuit aux mille scénarii les plus originaux, tous tirés par les cheveux. Demain je me rendrai compte qu'il ne s'agit de rien de grave, je fabule. Je suis ainsi, à me faire des histoires… C'est peut-être à cause des eaux de l'étang, ses brumes m'habitent.

La madame aux grandes lunettes est restée toute la journée dans le parc comme à son habitude. Je ne sais pas ce qu'elle fait, elle attend là que le temps passe. J'ai simplement remarqué que les jours de pluie, elle se rend dans un triste bar de la place Wiener, à y prendre un café et patienter le plus longtemps possible, au moins que le mauvais temps passe.
Je me souviens de cette ambiance de quartier, un groupe de vieux sous la télé, complètement indifférents, en train de jouer aux cartes. Et puis cette madame fausse blonde qui astiquait le zinc, un vrai, comme dans le temps.
Je me suis dit, vraiment comme une évidence, qu'un jour je ne la reverrai pas. Et je ne saurai pas pourquoi - comme ça, à jamais inexpliqué. Les gens traînent leurs histoires et dans le train, tu en as mille à portée de main. Tu ne peux pas t'y inviter, ça n'est pas du tout correct. Ca ne se fait pas de parler à tout le monde. Quel choc ce fut quand un jour, un vieux tout fripé et vraiment très moche, portant un chapeau mou, est rentré dans le wagon et a dit bien fortement " bonjour ".
Personne n'a répondu.

Froid matin vite train monter et arriver dans le compartiment surchauffé. Les gens s'acharnent à fermer les portes alors qu'on étouffe là dedans (pour un peu, j'en suis presque à me dire que l'inter-wagons est plus confortable, bien qu'il y ait de la place libre). Je suis en face de Harry Vandersmaecker. Son regard plonge dans le vide, il n'est pas gênant, il se contourne. Je me dis tout simplement que toi ma douceur tu es malade, et si tu n'es pas là ce matin (tu seras là, j'en suis sûr, ça se voit à la tête du contrôleur) j'irai te voir chez toi. André Vermeersch me fixe avec son regard de notaire bilieux, avant de se replonger comme d'habitude dans son éternel roman des années septante, apparence du bonhomme en livrée grise allant de même.
Le tournis m'a pris lorsque le quai était vide de toi. La madame bavarde et le banquier détestable avec une voix de chèvre enrhumée sont montés. Je les ai haïs. Ca ne sert à rien. J'aurais voulu les empoigner, rien que pour leur dire que tu n'es pas là, puis passer la tête par l'une des petites fenêtres et beugler un cri bestial. Tempête dans la tête ; quitter le confinement avec les pieds de plombs, silencieux à tout prix. Ce soir peut-être demain encore, où es-tu, rouge toi tu me manques.

A la gare, mon guichetier préféré s'agitait avec une liasse de papiers bien épaisse :
-Ce sont toutes les amendes que je dois traiter, il y en a un joli nombre hein !
-Pardon, c'est à la gare qu'on doit faire ça ?
-Oh oui, le travail de guichet, ce n'est pas que de faire des billets, croyez-moi… Tout ça, ce sont les gens qui n'ont pas payé dans les quinze jours. Ca doit partir à Bruxelles. Ce n'est pas triste !
Je suis parti assez étonné. Sans rien de plus en fait, car l'attente me touchait de plein fouet. Je n'ai jamais bien su relativiser.

A peine chaud sous les couvertures, chercher un refuge pour les pieds congelés. Se rouler en boule et les coincer autant que possible dans les mains ? La flemme de ressortir et d'aller remplir la bouillotte. Ce qu'il faudrait, c'est un poste de chauffage d'aiguillage juste à côté dans le jardin de la voisine, j'y détournerais une canalisation qui joyeusement irait se perdre sous le lit - c'est tout simple, les trous sont déjà faits.
En Biélorussie, l'écartement est de cinq pieds. C'est tout. Ca m'a atterré. Mon omnibus est coincé en Pologne, les vaches se plaignent d'avoir froid. Bientôt, Hélène se lassera et ira se promener, peut-être qu'elle se perdra dans le triangle de Katowice (à défaut de celui des Bermudes). Juste encore une fois, les prendre au mot ces deux là...
Il y a de ces soirs où la fatigue me terrasse et lorsque j'entame le chemin du retour vers la maison, je suis lent. Je ne m'en rends pas compte à vrai dire, je marche en automatisme. Soudainement, je me saisis dans un frisson : mais je suis un effroyable escargot ! Alors, par exemple ce soir en passant devant chez Moquette, j'accélère le pas avec brutalité. J'imagine la courbe de ma vitesse qui fait un pic, avant de se perdre assez rapidement dans une lente routine. Ce soir là, au niveau des ronces qui dépassent d'un jardin abandonné, que j'ai failli me foutre dans les yeux une fois - il faisait nuit - j'ai fait demi-tour.
La nuit avait déjà rongé le paysage, malgré tout le fleuriste était encore ouvert (celui près de la pharmacienne méchante, je ne suis jamais rentré dedans en vérité).
-Je prends tout ce qui reste.
-Pardon ?
-Je prends tout. Vous préparez tout ça et vous amenez la livraison chez moi le plus vite possible (je vous laisse l'adresse), c'est pour une surprise. J'en ai pour quelques minutes, je vais aller chercher de l'argent au distributeur près de la gare.
On ne pouvait pas parler de surprise pour la vendeuse, je crois bien qu'elle était véritablement stupéfaite de vendre d'un coup des ficus avec des azalées, mélangées à un bon paquet de chrysanthèmes (c'est la période), plus trois orchidées et foule d'autres bizarreries.
Une fois la livraison terminée, j'ai tout engrangé dans mon camion de location, puis je suis parti aussi sec vers Hoeilaart, sans même manger. Non, pas le temps pas le temps, longue la nuit qui attend au pas de la porte.
C'est ainsi que j'ai commencé à dépoter remporter dépoter enterrer tout et n'importe quoi. Le jardin de Camille ne se prêtait vraiment pas à ce genre de plaisanterie, j'ai donc dû travailler à même le gazon, trouant régulièrement le sol. Vers quatre heures du matin, et repu de fatigue, j'avais enfin terminé mon travail, sans me faire remarquer par qui que ce soit. Le jardin ressemblait vraiment à l'intérieur d'un magasin de fleuriste. Certaines plantes trônaient sur les bords de fenêtres, d'autres un peu partout sur les murets ; il n'y avait pas assez de place pour tout mettre. Je suis parti de là en jubilant de mon travail, me tournant au moins deux fois sous les couvertures à présent à peu près chaudes. Je me demandais vraiment quelle tête elle allait faire ce matin en sortant de la maison... Je suis retourné quasiment imperturbable à mes broussailles et mes joncs au rythme calme, et sur ce, je fondais dans un sommeil noir aux (autres) rêves imbriqués et nerveux.

Six heures douze a sonné son glas et je suis sorti avec peine des couvertures, entier mélange d'exaltation et de stress : tu seras là, je te raconterai comment demain je te ferai sortir de chez toi un doux samedi matin, le ciel bleu et l'air glacial, un long griffuss qui coupe l'azur en deux ; toi rayonnante toute blanche dans une robe simple et les fleurs qui t'accueilleront. Hoeilaart mon terrain de jeu, cette rue mon emprise et toi toute entière en habitation de mon coeur. Je me suis habillé avec toi. On ne tombe pas malade comme ça durant des semaines entières sans prévenir : ton absence de quatre jours m'est un rift africain, un canyon.

Train. Encore toujours retour du quai et des visages qu'on ne veut pas voir, regard rivé au sol. Âpre tu n'es pas là : vendredi, signification violente d'un week-end sans toi, manque au fond, brutal. Combien de litres d'Attirance m'as-tu fais avaler en douce pour que je sois à ce point attaché à chacune de tes ombres ? Tu n'es pas ici et à ce train là, on peut jouer longtemps. Vendredi de glace sueur froide mains moites congelées, ce soir j'irai retrouver ta maison et je resterai là, comme je l'ai fait l'autre jour, en absence attente remplie d'espoir, sans autre but que l'attente et l'espoir de toi, ce que je veux je le sais. Mais... Je ne sonnerai pas, il y a me semble t'il tant de tension chez toi, je ne veux pas apporter de malheur - non tout ce que tu veux mais pas un gramme de négatif. Tu es orpheline en égarement, un gigantesque trou a creusé son abîme dans ta vie : la part manquante.
J'ai du changer de train du soir pour pouvoir descendre à Hoeilaart. J'étais le seul à descendre là, la nuit tombante sous la chemise du coeur qui bat. Chez toi rien. Chez toi rien. Et rien. Pas même une lumière derrière des volets fermés. Je suis reparti parce qu'il le fallait bien, je n'allais pas crier, jeter des pierres dans les vitres, jouer de la bombarde... Rien chez toi, surtout le coeur vidé de son âme en réalité. Rien.
Deux jours en annonce d'attente en pleine violence de désespoir. Eternité proche de l'inconcevable, rien qui ne plaît, tout est insipide. Tordre une fourchette sans même se rendre compte de l'acte, les mains presque en sang. Passage des nuits sans sommeil comme des trains à l'arrêt dans le dépôt de Haren. Les couleurs se sont évanouies et je vis dans une télévision noir et blanc crachotante. Ce sera bien la première fois que lundi ressemble à la délivrance de l'impatience. J'ai mis le réveil par automatisme puis avec regret, j'en ai retiré l'interrupteur. Non pas encore. Il faut attendre, manger, vivre, respirer, faire des choses, il y a tant de jours à raconter, comment trouverai-je les mots pour décrire le fond de l'absence, comme on voudrait que tout prenne la forme de l'aimée, même le parking du supermarché. Mille fois encore le téléphone muet, partir dans les bois pour passer le temps, parce qu'il le faut bien.

Froid le quai trop longtemps en avance. Arrive donc sale train maudis, arrive donc... Pas un regard pour vous tous, gens du train, je me fous de vous. Pas un regard pour l'inversement de La Hulpe, rien que le vide oppressant, le cœur battant avec force, à en devenir presque gênant, tension dans les bras. Regard collé contre la vitre à en faire mal, voilà Groenendaal, enfin… et Hélène qui est là, que je vois à peine, trop loin. seule me semble t'il. je me suis levé et j'ai vite été rejoindre son wagon et là je l'ai reconnue et là j'ai vu son regard ses yeux rougis et là j'ai cru que j'allais tomber par terre parce que je ne sais pas elle avait les yeux rouges vraiment pas comme si c'était de la fatigue les yeux rouges et moi tension à n'en plus pouvoir je vais tomber pourquoi qu'est-ce qu'il se passe qu'est-ce qu'il se passe pourquoi je vais tomber dis-moi tout s'il te plaît qu'est-ce qu'il se passe ?
-Camille s'est jetée sous le train.
Elle pleure.

elle s'est


De le dire est-ce assez ? Crier. Charogne chiée de vie. Refaire tout à l'envers remonter le temps, te saisir par les bras et te secouer mais ça ne va pas ? Ne fais pas ça, tu ne te rends pas compte, ouvre les yeux ? Trente mille justifications trente mille ce n'est pas assez et pourtant, c'est bien trop, je ne sais pas pourquoi mais tu as décidé ainsi - nous sommes orphelins. Tu étais libre de choisir et tu as peut-être bien fait mais nous, égoïstement, c'est la peine qui nous déchire. Je te parle comme si tu m'entendais auprès de Dieu parce qu'il faut bien qu'il existe, je sais que tu m'entends. Sur le quai glacial, je suis planté, écran bleu windows. Merci de redémarrer. Malheureusement je n'y arrive pas. Sur ce quai Hoeilaart, deux pies jacassent bruyamment en volant d'une barrière à une autre, j'aimerais trouver la force de rejoindre. Ta maison. Qui ne l'est plus. Te retrouver là étendue, pâleur mortelle, remarquer avec une joie non feinte que c'était une plaisanterie de mauvais goût, toi toujours là revenue vivante se moquer de nous comme tu aimes bien le faire mais ce n'est pas vrai. Les pies se poursuivent, le temps est long, là sur le gravier à ne pas savoir bouger d'un pouce, à ne pas savoir bouger d'un pouce. Lâche que je suis. Je ramasse deux cailloux des voies et je les glisse dans mon sac, à jamais je garderai ces pierres, froides et insensibles, elles sont témoin de ma douleur, de cet instant où j'ai voulu me foutre sous l'IC moi aussi, sans force, pour échapper à la vérité que tu n'es plus là.
Je suis parti à pied. Pas vers l'administration, non. J'ai pris ces routes dans les champs qui montent et qui descendent vers La Hulpe et je me suis caché dans les bois pour pleurer à gros bouillons, recroquevillé sur les feuilles mortes humides.

Ce qui s'appelle tomber. Le cri. Dans le train, Hervé m'a regardé de ses yeux torves, il a bien entendu condamné le fait que je dérange sa tranquillité. Hélène qui ne bougeait pas, comme ça sans rien dire et de l'un à l'autre, la
chute - rien pour me rattraper. L'immense sensation de se sentir responsable, préférant même pas imaginer (et accepter pourquoi). Tourbillon aller dehors, pas d'escalier bancal, repartir, n'importe où. Hélène a disparu se faufilant dans le monde, wagon bondé, me laissant seul là planté près des chiottes. Elle ira s'asseoir quelque part où il y a moins de monde, peut-être en première pour qu'on ne la voit pas remplie de larmes son visage bouffi de tristesse. Il n'y a personne avec elle, le groupe est disloqué. Pour l'instant en tout cas. Elle ira en première et moi je reste près des chiottes.

S'enfuir n'importe où. J'ai signifié à l'administration mon congé plus ou moins forcé, ça n'a pas fait de vagues. Sur un coup de tête, j'ai décidé d'aller voir Nora à Auboué, près d'Homécourt, dans une Lorraine que je tiens en adoration. Peut-être cela me permettrait d'oublier la douleur ? Oubli impossible, je n'en parle même pas. Je me suis enfilé tout le trajet à pied de Boitsfort à Genval, je ne veux plus rien d'autre que de marcher loin, me plonger infiniment dans l'oubli et ne plus penser à rien, cheminement dans des sentiers détournés, calmes, livrés aux animaux, oiseaux cachés et vaches dont les naseaux font des volutes de vapeur (en soufflant fort parce qu'elles essaient de saisir mon odeur). Heureusement qu'il n'y a personne, oui vraiment heureusement…
Ca s'est un peu compliqué de retour à mon village, beaucoup plus de monde. A la gare, c'était mon guichetier préféré, il a bien vu que je n'étais pas dans mon assiette. Avec beaucoup de gentillesse, il a commencé à me raconter que c'était la première fois qu'on lui demandait un billet pour Homécourt et que et que… En fait je ne sais plus parce que je ne me souviens plus avec précision de tout ça. Juste - et c'est bizarre - le bruit de la machine à canettes juste derrière, bourdonnement qui me reste en tête je ne sais même pas pourquoi.

Je suis parti immédiatement. Brûlé de l'intérieur, disparaître de ce lieu, de cet environnement matin froid dans les poches à ne plus vouloir voir à ne plus vouloir rien voir.

Les couleurs de novembre sont les plus belles, tout est pastel, ça s'enrobe de blanc, c'est délicat et attachant. Je regarde mon histoire un peu comme un dérapage. Tout allait merveilleusement bien, puis voilà qu'au bout de trois semaines et un peu plus, le bonheur déraille. Plus la peine d'invoquer le ciel, les étoiles sont mortes et les feuilles flétries.
Je me suis retrouvé dans le wagon d'un nouvel IC à deux étages, entièrement neuf et pratiquement entièrement vide (il y avait juste une personne et elle est descendue à Ciney). Dans ces trains là, pas de vaches. Tout est moderne. C'est rutilant de mécaniques bien huilées, anonyme et un peu triste en fait. Enfin, tout ça m'a amené jusque Luxembourg-Ville en l'espace d'un clin d'œil, le cœur vaguement ensommeillé. J'ai détesté le grand hall rempli de résonance, par chance j'ai trouvé un train tout de suite pour Homécourt.

Avec brutalité, je me suis réveillée, droite comme un piquet, les couvertures par terre et mes longs cheveux emmêlés. Le sentiment de malaise encore plus fort qu'hier soir. Non ça ne peut plus durer. Cauchemar sur cauchemar, nuit démolie d'anxiété, je suis sortie de ce qui restait de couvertures dans un noir glacial, je crève de fatigue mais cela n'a plus d'importance. J'ai repris les vêtements d'hier, dont cette maigre chemise blanche qui me sert bien trop, je me sens mal à l'aise à chaque fois que je la mets. Tout discrètement, à pas de loups, je suis sortie dehors - surtout ne pas réveiller. Le froid m'a saisie, mais peu importe aussi. Peu importe puisque je ne serai pas malade demain. J'ai commencé à grimper les rues de Hoeilaart, encore plus désertes que d'habitude, cinq heures du matin, juste la lumière aveuglante des poteaux, orange vapeur de sodium. La démarche rapide, grelottante, je regarde mon ombre vaciller sur le bitume, noire nette puis disparaître en demi-teintes avant de se faire rejoindre par une autre. Ballet de mes fantômes, se retrouvant à quai, là Hoeilaart cinq heures douze du matin. Personne. De toute façon, je me serais cachée.
Les haut-parleurs - bien entendus muets - jettent leur froid bourdonnement aigu perpétuel, un son malsain que j'ai toujours détesté au plus profond. Grésillement d'absence, témoignage d'inhumanité - ici la madame à la voix douce provenant du centre congelé d'un ordinateur perdu on ne sait où, ne parle pas. (Plus). Tellement peu.
J'ai froid.
Il n'a pas fallu attendre bien longtemps pour apercevoir au loin les trois phares de l'IC, formant un triangle bien reconnaissable : ce sont ceux qui ont l'avant tout carré et qui ressemblent à une semelle de chaussure avec les énormes bourrelets de caoutchouc. A cette heure ci, pas d'omnibus, juste des torpilles torrentueuses. C'est sans aucune frayeur que je suis descendue sur la voie. J'avais juste froid. Juste froid Hélène tu sais.
Le rapide n'a même pas eu le temps de freiner. C'est d'autant mieux. Ce qui est étonnant, c'est que ça ne fait pas mal de crever. Ca a juste du faire un choc terrible, mais je n'ai rien senti d'autre que des étoiles partout, comme un doux ciel d'été quand on aperçoit la voie lactée. Je me suis sentie légère, si loin de la douleur. Je n'ai plus froid. Je n'ai plus froid et je n'ai plus mal. Des étoiles mortes qui peu à peu s'éteignent. Veilleuses. Même pas mal.

Il parait qu'on a retrouvé mon GSM quelques semaines après l'évènement, propulsé une bonne centaine de mètres plus loin, dans les gravas des talus qui sont pentus à cet endroit là, juste en ce lieu où il y a une belle maison avec un toit bizarre, celui qui a une petite grille carrée en haut. J'aimais bien cette maison. Ce matin là c'était bien trop douloureux. Une maison sans père et sans amour, un amour sans paire et la maison vide. C'est comme quand on a faim, ça fait mal à l'estomac et au bout d'un moment, ça se calme parce qu'on ne sent plus rien. Ces dernières semaines, j'avais cru. J'avais faim de lui et avec brutalité, je me suis rendu compte de la vacuité, lui incapable de combler le moindre de mes rêves, le moindre et même le plus petit. J'ai eu très mal au coeur. Quand j'ai commencé à ne plus rien sentir, brûlée d'indifférence et de tristesse, j'ai compris que le béton avait pris. Coeur de pierre ne pouvant plus rien sentir, pas même accepter un seul espoir. Avec brutalité, je me suis retrouvée droite comme un piquet, à me dire Camille t'as pas révisé ton néerlandais. Oui je ne sais rien. Je suis de pierre, je reste de marbre, je n'ai pas appris mon néerlandais. Même pas mal.

S'il y a bien une chose que je n'aime pas, c'est l'ambiance des trains français. Ca n'a rien à voir avec la Belgique, le service est froid, on se sent cloîtré dans un Etat Policier. La caisse (ce train ressemblant à une boîte de métal un peu cabossée, alors je l'appelle ainsi) a quitté Luxembourg-Ville en cahotant. Cette crasse de train a passé les cités avec lenteur. Rien de particulier - sinon l'ennui - jusque Serrouville. Et voilà que la carcasse s'arrête en pleine campagne, une voix à l'accent français épouvantable annonce qu'une panne technique nous immobilise pour quelques instants. Un quart d'heure après, n'ayant aucune nouvelle, je m'impatiente. J'essaie de rejoindre le contrôleur pour avoir des informations, mais la première classe est fermée à clef. Je ne peux pas le rejoindre. Quelle stupidité ! J'hésite à casser la vitre de la porte fermée. Je force, je hue, je tape dans tous les sens mais bien évidemment, rien n'y fait.

A la fois complètement hors de moi et abattu, je m'en vais jusque la porte du train, j'ouvre en forçant la sécurité, pestant et poussant comme un taureau, puis je sors sur la voie. C'est mort. Pas un signe de vie. Alors je passe le grillage barbelé puis m'en vais à pied dans un champ boueux en jachère, dont quelques mares regorgent de carex. Pas âme qui vive, pas de vache à distraire, rien que la solitude d'une pâture remplie de rosée, et un ciel qui se couche derrière les nuages - ça reste tout gris et bientôt c'est le noir.

J'ai contourné la friterie en arrêtant de respirer, comme tous les matins. Les pavés du quai brillent sous la pluie. Je regrette quelques instants de ne pas avoir attaché mes longs cheveux, ça va mettre des heures à sécher. Ce matin, j'ai pris les devants, j'ai décidé de dépasser mes angoisses. Ce train qu'il prend, ce quai qu'il habite devant la porte des ouvriers, j'en ferai mon ignorance. S'il décide un seul instant de m'adresser la parole, je lui répondrai par le silence de l'indifférence. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir pire. Je ne lui suis pas indifférente puisqu'il a détruit une part de ma vie, mais c'est ce que je lui rendrai. Je ne sais pas si c'est ce qu'on peut appeler une chance, il n'était pas là. Peut-être a-t-il choisi la fuite ? Ca ne m'étonnerait pas de lui. Mon gros sac bordeaux ballotte dans mon dos, me donnant des coups à chaque pas. J'ai recommencé à respirer lorsque les phares sont apparus dans les grincements de freinage.

Lorsque je suis sorti de la pâture dont les herbes regorgent d'eau, j'avais les chaussures trempées. Au loin, je pouvais voir le train toujours stoppé. Je l'ai laissé à son destin, jetant mon ticket par terre comme un gros porc (comme si j'avais perdu le respect de tout, même la terre qui m'a fait naître). J'ai rangé mes chaussures dans mon sac à dos et j'ai continué la route pieds nus. C'était froid et douloureux mais tant pis. De toute façon, acheter des chaussures un samedi soir dans ces villages perdus, je n'y pense même pas… C'est sans dire que je ne pense pas, en fait. J'ai avalé les kilomètres sans bonheur ni malheur, Trieux, Moutiers, rien que le regard curieux de voir défiler les maisons ouvrières. A Homécourt très tard, quelques lumières allumées de ceux qui veillent et à Auboué, enfin, la grande rue toute droite que je connais. A deux heures trente du matin, j'ai jugé préférable d'aller dormir au plus vite. Sans aucune hésitation, j'ai rejoint la rue de Metz. 140 maisons fermées sur 150. Le risque de finir la nuit dans le fond d'un effondrement minier, mais quelle importance... Je n'ai pas tremblé lorsque j'ai fracturé la vitre derrière, dans un jardin déserté et broussailleux. Je n'ai pas tremblé lorsque j'ai étendu le sac de couchage dans une pièce vide dont le papier peint tombe en lambeaux. Le sol était un lamentable linoléum rongé par le froid et l'humidité. Rien ne bouge. Le silence m'envahit et je disparais dans le sommeil.

Au lendemain, la lumière du jour m'a aveuglé. Le nez dans le sac de couchage, j'ai encore réussi à roupiller quelques instants de plus. Finalement, un peu cassé, je me suis levé et je suis sorti. La maison dans laquelle j'étais portait un immense graffiti rouge " voici la maison de nos vies brisées ". Eux, c'est à cause des fontis. Les galeries des mines de fer dévorent leur maison et leur vie. Moi finalement, j'avais aussi ma place ici. Un parfait slogan pour imager mon destin, notre destin plutôt, le déraillement d'Attirance. Avant d'aller sonner chez Nora, j'ai été chercher quelques couques au chocolat. Je n'avais pas spécialement faim, mais ne rien avoir mangé depuis hier midi me tiraillait l'estomac, je voyais des petites étoiles blanches de temps en temps, et j'avais l'impression d'avoir le tournis. J'ai été chez Roland et je m'y suis senti bien. Juste quelques instants de rien histoire de vérifier qu'on est encore vivant.

Reprenant la route, je me suis retrouvé (enfin) devant la petite maison un peu à l'écart, avec un grand jardin bien entretenu. C'était tout simple et j'ai trouvé ça joli. Quand j'ai sonné, rien n'a bougé. Alors j'ai re-sonné puis attendu deux heures. Au loin, il y avait un lâcher de montgolfières. C'était beau. Tout plein de couleurs dans un joli méli-mélo de nuages. Un peu avant midi sur une dernière et vaine tentative de sonnette, je suis parti. Sans colère. Ca ne sert plus à rien. J'irai retrouver mon train, sans aucun soulagement, puis j'irai m'enterrer dans l'inexistence. Lorsque tout est effondré, là où il faut repartir, c'est de l'enfance. Nora, celle dont le prénom signifie lumière en arabe, était la seule et dernière à pouvoir porter mes pas - revenir plus tard serait inutile : je sais que l'inexistence viendra infecter chacun de mes rêves. Elle a connu mon enfance, elle a construit les premiers balbutiements de mes lumières, puis je suis parti loin en me croyant fort. Sans avoir l'air de peiner, le silence a fini par envahir la vacuité de mes songes. Là-bas, ici en somme, il m'a fallu la retrouver. Somme toutes l'échec, je n'avais qu'à prévenir - mais que dire sans explication valable ? Comment expliquer l'absence en demi-teintes ? Bien lourd retour jusque la gare d'Homécourt, Lorraine perdue, départ sous forme d'abandon.

Inexistence.

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Mes mains enfouies le plus loin possible dans les poches. Je retrouve ma porte des ouvriers, longuement en avance, et je sais que dans quelques heures, je retrouverai mes collègues. Charmante perspective… Replié dans mon coin, j'ai vu passer une ombre sur le quai - cette personne d'Attirance que j'ai connue - sans un regard. Ignorance du plus volontaire qui m'a donné un coup au coeur, un peu comme un coup de couteau en fait. A force d'être rien et encore moins que rien, on finit par accumuler une haine sans distinction, juste basée sur une fureur permanente (pas forcément par rapport aux autres et ici en l'occurrence, c'est à mon encontre). J'ai grimpé les trois marches du train avec des pieds de plomb. J'aurais voulu me mettre en boule par terre, là sous un fauteuil et me resserrer le plus possible, réduire mon volume, confiner mon existence à un simple morceau de viande caché sous un siège de merde au beau milieu de pieds puants.

Le train était bondé. Nora (pas la mienne mais une autre, celle du train en fait) a parlé durant tout le trajet des problèmes de coeur d'Alexina. J'aurais voulu déballer le foin de l'Attirance, tout cracher là par terre lui montrer comme Alexina est futile. Mais cette Nora là (tout comme l'autre en fait) est gentille et j'ai préféré disparaître plutôt que d'importuner avec mon âme remplie de fumier puant. Comme par hasard, l'escalier bancal était toujours là, il ne s'est pas envolé pour faire place à un champ de fleur. Un tram est passé au milieu d'une cohue de voitures. Je n'ai vu personne d'autre.

En descendant le grand boulevard menant au parc-crottoir, j'ai vu une publicité vantant les qualités d'un paquet de gâteaux au chocolat : le seul bonheur est là. Ressaisissant mon bonheur enfui, j'ai fait demi-tour et dans le petit parterre près du monument aux morts, j'ai pris l'un des pavés de la bordure. Il a terminé son existence en brisant de mille morceaux l'infâme aubette, déchirant par l'occasion la publicité provocatrice. Je me suis bien douté que dans l'heure suivante, un matériel pimpant neuf remplacerait tout ça, mais il est certain que j'ai retrouvé le bonheur, effectivement il était là, juste quelques instants dans la main, un pavé de hargne.

La journée fut noire et ma nuit fut blanche. Lassé, je me suis habillé et je suis sorti. Mes pas mécaniques m'ont emmené à la gare. Comme une machine, j'ai marché le long du quai. Je me suis dit que j'attendrai le premier train pour aller à l'administration. Il n'est pas arrivé. Incapable de dire l'heure (peut-être six heures dix, six heures quart ?) j'ai laissé la porte des ouvriers à leurs ouvriers, les pavés à leurs gens pressés. Moi, j'ai été m'asseoir sur les traverses, au milieu de la voie. Là au moins je suis à ma place, même s'il faut l'avouer, ce n'est pas spécialement confortable.

Au bout de quelques instants, très peu en fait, un gars est sorti de la gare. Ce n'était pas mon guichetier préféré mais l'un de ceux super gentil, que je connais pour le voir régulièrement. Je me suis douté que ça allait chauffer et ça n'a pas manqué. Il criait des choses très fort mais je ne me souviens plus quoi exactement, je ne comprenais pas très bien. Il m'a empoigné et m'a littéralement propulsé contre le mur de la gare.
-T'as pas le droit de te foutre en l'air. Va au Soudan et aide les gens qui crèvent de faim. Peut-être que tu y passeras, mais au moins tu ne seras pas égoïste, tu auras servi à quelque chose…
-(…) pas de réponse.
-Pas dans ma gare, on est d'accord ? Bouge ta vie, remets toi en cause. Va au bout de tes rêves, de nouveaux rêves s'il le faut… C'est lâche et moche ce que tu veux faire. Tu veux que je te dise, mon père a fait la même chose que toi, il s'est mis sous le train. J'ai eu sa lettre, il a dit que c'est moi qui devais aller le chercher, et si je n'étais pas là, ma soeur. J'étais là. Tu vois ce que je veux dire.
Sais-tu le vide que ça fait ? Tu sais ça ? La semaine dernière, c'est un jeune qui a fini en charpie, et l'autre jour encore, une dame a Groenendaal, qui est descendue de sa voiture, elle s'est mise sur la voie, sans même couper le moteur. Je sais bien que si je t'empêche aujourd'hui, tu iras recommencer jeudi. Je veux juste te convaincre de te dépasser. Meurs pour quelque chose au moins, va affronter la cause humanitaire...
Allez, file, courage, file vieux...

Dans un grand courant d'air, un IC passe en furie. Normalement je le prenais, celui-là. Pas en grimpant les marches, je veux dire je me le prenais. Le gars m'a lâché (il m'avait maintenu contre le mur tout ce temps là) et je suis tombé par terre. Vidé de mon âme, je n'ai même pas trouvé la force de le regarder, de lui dire merde ou merci, et je suis reparti d'où je venais, en passant à côté de la friterie qui sent mauvais.

C'était un matin clair et froid, les étoiles pouvaient se voir un peu, surtout quand on s'écartait de quelques mètres des lampadaires très puissants du quai. Un de ces matins glacial mais sensible, un vrai bonheur de prendre un doux café brûlant avant qu'arrive un peu avant sept heures la foule de gens et la masse de tickets à produire (sans compter les renouvellements d'abonnements). A six heures quart, j'ai mon petit paquet d'habitué, ils sont une dizaine, je les aime tout particulièrement. La porte du guichet grande ouverte, on peut entendre le bruissement léger dans les feuilles des arbres, juste là dans le talus en face.

Tu sais, moi quand j'ai vu l'IC d'Ottignies freiner à fond malgré le feu vert, j'ai tout de suite compris, c'était pas la peine de me faire un dessin. Le véhicule s'est stoppé un peu après la grande montée qui va à la pharmacie. Je t'avoue que j'ai fermé le guichet parce qu'il le fallait bien, mais j'ai surtout évité d'aller voir le devant du train. Quand j'ai traversé les deux voies, j'ai tout de suite aperçu le conducteur en train de discuter avec le contrôleur, il semblait vraiment bizarre. Peu après, j'ai entendu ce dont je me doutais et j'ai ressenti un immense sentiment d'impuissance. Quoi, je n'allais quand même pas le suivre toute la journée ce gars ? Et puis j'allais pas l'attacher à un banc et appeler les flics ? J'y suis pour rien… J'avais dit pas dans la gare, j'aurais peut-être du lui dire plus précisément que ça signifiait pas du tout vieux, pas du tout. J'en peux rien, j'allais pas l'attacher moi… Alors voilà, j'ai appelé les flics pour qu'ils fassent le constat, je ne sais pas trop de quoi. Je suis juste retourné à mes tickets, avec une sensation de vide, mais c'est ainsi. Moi j'aurais jamais fait ça… C'est vraiment vache. Lâche comme tout. Je resterai poli bien que l'envie ne me manque pas de l'appeler autrement. Lâche.

J'ai contourné la friterie en arrêtant de respirer, comme tous les matins. Je n'ai pas trop compris, il y avait deux trains en file sur la voie d'Ottignies qui attendaient je ne sais quoi. C'était probablement une panne… Le monsieur de la gare a annoncé un retard de dix minutes pour celui de Bruxelles (le mien). Ca faisait longtemps que ce n'était pas arrivé. J'ai longé le quai anormalement rempli et j'ai été tout au bout, c'est un peu plus tranquille. Apparemment, le problème était réglé au bout de quelques minutes, mais ça semblait vraiment le gros bazar sur le quai d'en face, des flots de gens attendant leur train… Le mien est arrivé sur la voie du fond. Tout le monde s'est mis à courir pour le rattraper et ce fut vraiment la cohue ! Rien de bien agréable, mais bon je suis arrivée presque à l'heure…

A Groenendaal, on a bien vu que ça ne collait pas quand le rapide de Charleroi est passé au ralenti. Normalement, on ne le voit jamais celui-là. La grosse farde décorée d'un grand " Hélène " au typex commençait à peser lourd. Finalement, le train est arrivé avec un bon quart d'heure de retard, bondé à en mourir ! On s'est faufilé dans le bazar en essayant de ne pas se faire écraser par les portes. Jusque Etterbeek, ce fut un trajet au goût bien peu agréable. Après, ça s'est arrangé parce que tous les étudiants de la VUB sont descendus. Le pire de tout, c'est que Honorez nous a collé une punition à cause du retard ! Qu'est-ce qu'on y peut si les trains ne roulaient pas comme il faut ce matin ?

Dans l'administration, Joël s'est étonné de trouver l'alarme encore en place. Qu'à cela ne tienne, c'est surprenant mais aussitôt entendu le signal sonore, aussitôt retiré - du travail propre et efficace. Ce matin, la machine à café faisait vraiment n'importe quoi. Quand on appuyait sur le bouton expresso, le jet était envoyé de côté, badigeonnant la table de jus sucré et dégueulasse. Autant dire qu'un réparateur devait faire son apparition plus que rapidement ! Enfin bon, c'était ainsi… Une matinée sans café, aussi difficile que ça puisse être. Quelle heure est il ? Dix heures vingt ? Une fois de plus, son cher et tendre collègue n'est pas arrivé, toujours sans prévenir. Ca devient lassant à force. Il y a tout de même des limites à respecter…

Hélène vient du grec hélê : éclat du soleil. Je cherche la lumière dans les ciels purs d'été. Mon week-end est loin de la folie furieuse des semaines. Le rythme du train équivaut vraiment à la course. Mon père me dépose à la gare de Groenendaal le matin en partant au travail, parce qu'à Hoeilaart, il y a tellement rien qui ne peut convenir, ce n'est même pas la peine d'essayer. Souvent, la route est encombrée. Quand c'est calme le dimanche, je me repose, le tourbillon de la semaine me quitte. Alors je prends ma petite rue, je vais tout droit durant quelques centaines de mètres et en traversant l'immonde chaussée de Bruxelles, je me retrouve dans la forêt. C'est la Drève de la Meute, je déteste ce nom mais après tout, ça n'a strictement aucune importance. La forêt n'a pas besoin de noms. Pour être tranquille, je mets un bandana dans les cheveux. Tout attaché comme ça, je ne suis plus embêtée. Quand je rentre, je me prépare un chocolat chaud. Quelquefois des amies m'appellent et on reste des heures au téléphone, j'adore l'indolence de ces jours de rien, retrouver le calme source de la vie.

C'était un samedi comme ça lorsque Maman vint me porter une lettre vraiment étonnante. Ce courrier avait été reçu en recommandé depuis mercredi dernier. Elle avait jugé préférable de ne pas me prévenir immédiatement, se disant que de recevoir un pli d'un notaire n'est pas bonne nouvelle. Nous l'avons ouverte ensemble cette lettre. En fait c'était simplement déroutant. Aucune mauvaise nouvelle, on m'informait que j'étais exécutant testamentaire et que je devais me rendre à l'étude notariale tel jour de la fin novembre (pas facile avec les cours, mais bon déjà, c'était un mercredi, ce qui arrangeait les choses...) Ce que je ne comprenais pas, c'est que la personne qui m'avait désigné, je ne la connaissais pas (il n'y avait qu'un nom de famille). J'avais beau fouiller la mémoire, son nom m'était parfaitement inconnu. Durant toute la semaine, j'ai cherché à connaître plus en détail l'identité de cette personne mais ce fut peine perdue. Inconnue dans la famille, inconnue dans mes amis, inconnue dans le voisinage...

C'est dans cet état d'esprit confus que j'ouvris la lourde porte de l'étude de Maître Vinel. Après une attente assez longue et une ambiance désastreuse (c'est si formel leur truc), je fus accueillie par une personne fort jeune, je ne m'y attendais pas. Sans détour, j'appris que le testament me concernait directement. Dans une lettre adjointe, cet inconnu avait pris le temps d'expliquer qu'il était l'ami de Camille, ce qui immédiatement me tordit le ventre de douleur : ah lui, encore lui... Le notaire vit que je n'étais pas à l'aise, mais l'habitude de son métier en fit une personne honorable : il s'effaça en toute discrétion. Je n'étais pas au bout de mes peines.

Le testament en question ne me demandait rien en particulier, pas même de fleurir une tombe (oui en fait, je prends connaissance par le notaire que cette personne est morte, un testament ça ne s'applique pas quand les gens sont encore vivants). Aucun devoir, j'apprends juste que cette personne, Thomas Peeters, me lègue sa maison. Comme ça. Je ne sais même pas pourquoi. Je ne comprends pas ce que cet individu s'imaginait... Oui Camille je la connaissais, mais finalement pas tant que ça... Elle me faisait beaucoup rire avec son imagination, on a vraiment bien semé la panique le soir d'Halloween, mais à part ça ?
Une maison, mais qu'est ce que je vais en faire ? Qu'est-ce que je pouvais bien représenter pour lui ?

Ensuite, le notaire évoqua foule de sujet ayant rapport à l'héritage. Je ne comprenais pratiquement rien parce que c'était rempli de mots compliqués mais j'ai fait semblant, je ne voulais pas que ça se voit - je ne sais vraiment pas pourquoi j'étais dans cet état d'esprit, je reconnais que c'était stupide. J'ai en tous cas bien saisi qu'il m'était possible de refuser l'héritage parce qu'il y a pratiquement nonante pour cent de taxes dédiées à l'Etat, et autant dire qu'à la fin, c'est encore pire que rien, je dois payer la quasi totalité du prix de la maison (ce qui est impensable et de toute manière, ça ne m'intéresse absolument pas, je veux la vie, pure, lumineuse, et pas des briques pour m'enfermer...)

Maman m'a demandé foule d'explications, que je peinais à donner tant je ne comprenais plus rien. Je ne voulais pas expliquer mes douleurs et j'en étais au point de devoir tout détailler, ce qui m'a résolument fait très mal (je maudis ce sale con mais bon, c'est trop tard). Nous avons été voir la maison ensemble. Elle est située à Genval, un village que je connais très mal, nous avons mis pas mal de temps pour trouver où la maison se situe. C'est une habitation ressemblant à toutes les autres, presque rien ne vient la distinguer. Par contre à l'intérieur c'est complètement baroque. Je ne veux pas dire que c'était sale, mais franchement on se serait cru dans une jungle : des plantes partout. Il y en avait quelques-unes qui manifestement crevaient de soif. Nous n'avons rien arrosé. Au fond il y avait du chauffage, on a tout coupé. On a juste donné à manger à un chat affamé et famélique (il m'a fait mal au coeur celui-là).

Dans la cuisine, une grande porte fenêtre donnait sur un étang. Curieuse maison, parce que les joncs venaient frotter leurs plumeaux contre la fenêtre. J'ai commencé à rêver, tout refaire le salon, virer les plantes, y habiter avec mon amoureux, mais je me suis dit presque tout de suite que c'était à oublier. Non je ne salirai pas la mémoire de Camille... Même si elle est morte, je n'irai pas habiter là où ses rêves se sont cassé la gueule.
C'est mon papa qui a rédigé la lettre pour dire que je refusais tout en bloc, dans l'espoir que ce soit clôturé une bonne fois pour toute. Je ne réclame pas grand chose et j'accepte bien malgré moi tout ce malheur, mais je suis une fille de juillet, j'aime le soleil et la chaleur des beaux jours. J'ai le droit aussi à réclamer un tout petit peu de bonheur...

Quittant la pièce plombée de pesanteur, je n'avais plus envie de grand chose (même pas d'un carré de chocolat ou d'un pot de nutella), j'ai enfilé mes maigres chaussures marron et je suis partie en forêt.
Le chemin est embourbé, à tel point que c'en est difficile de marcher, surtout en quittant le rond-point. Je n'aime pas vraiment sillonner entre les jardins, je préfère le calme et la solitude de la forêt, la vraie forêt.
Ce matin là dans la brume, les feuilles tombaient en pluie ininterrompue. Ca faisait comme un rideau mouvant dans les rayons de soleil. C'était de toute beauté. J'ai parcouru les sentiers durant longtemps et j'ai fini par atteindre le Kaaregat. Loin très loin tout ça, demi-tour dans le ciel gris et vite ravaler les drèves pour disparaître.

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Les mains enfouies profondément dans les poches, la petite contourna la friterie puante. Elle arpentait le quai avec son inusable sac bordeaux. Personne ne prêta attention à son passage. La vie occidentale est basée sur une grande part d'indifférence. Elle alla tout au fond du quai parce qu'à cet endroit là, c'est plus tranquille. La dame toujours en retard a couru dans la grande pente du quai d'Ottignies, Harry Vandersmaecker est monté en buttant contre une marche. Quelques instants plus tard, le train arrivait sans retard à la gare de Groenendaal, Hélène a grimpé à son tour. Hervé a roulé son journal et l'a rangé dans son sac à dos noir. Hélène n'a pas donné un mot de la bizarre et triste aventure de ces derniers jours. Oubli oubli oubli.

Le grand escalier bancal a retrouvé son flux de personnes. Le monsieur au parapluie a grimpé les marches en grandes enjambées. Les fonctionnaires râleurs bouchaient le passage, l'un d'eux vraiment très lent ne cessait de grogner sur une des dernières directives complètement stupide et patati patata... Quant aux deux anglaises, elles se sont mises à courir parce que le tram arrivait, et le feu était vert. Elles l'ont eu. Le bâtiment tout au fond est toujours à louer. Ca fait des années que toutes les lumières sont allumées, de jour comme de nuit. Office to let, personne n'en veut. A quoi cela sert puisqu'il n'y a pas de travail ?

Longue journée en fuite du temps et soir de traîne, Hélène regagne sa maison en passant la tête basse. Quelquefois, elle rentre à pied de Groenendaal, préférant cela à l'attente palpitante d'un omnibus. Cette route à parcourir n'est pas un cadeau. C'est d'un pas rapide que se déroule le bonjour ~ au revoir Aloysius, avant de pouvoir enfin quitter la furie. Petites sentes quasi désertes, la délivrance, le regard plus que fuyant vers le bas, en signe confus et indistinct de l'absence. Autour, pas un regard. Elle habite ici pratiquement depuis son enfance alors elle connaît le moindre recoin. En quelques années, tout a changé. Avant ça et là, c'était des champs. Maintenant, ce sont des maisons partout, plutôt sans âme, des trucs un peu préfabriqués du genre clapier. La rue descend légèrement et finit par arriver dans l'impasse. Au moins là, ils ne construisent pas à foison (enfin si pratiquement en face, mais il reste des espaces de forêts). Dans ce quartier, il y a beaucoup de grandes cruches. Je n'ai jamais vraiment compris pourquoi elles sont rassemblées par là. Ce sont des amphores larges et belles, de deux mètres au moins. Sous mes pas, il y a des feuilles pourries un peu partout et c'est gadouilleux. Ce qu'il faudrait ce qu'il aurait fallu, c'est un produit miracle pour remonter le temps et leur dire, Juliette et Roméo, évitez d'être con à ce point. En fait, rattraper le temps et les saisir juste avant l'instant qui fait mal : bande de couillons, partez faire une pétanque dans un village de la Drôme et lâchez quelques instants vos idées noires. Je suis rentrée à la maison, j'ai déposé mon écharpe fuschia sur le dessus du divan (ainsi maman verra que je suis rentrée) et je suis partie me coucher, une nuit d'obscurité aux songes profonds.

La nuit à peine réveillée, un matin froid, quai de Genval aux couleurs pâles d'hallucination, six heures dix ou quelque chose qui y ressemble. Mes mains enfouies le plus loin possible dans les poches, mais pas un matin comme d'habitude. Ce gars m'a beaucoup brutalisé à la gare, j'ai eu mal en pensant que j'allais lui recréer la même douleur, j'aurais voulu être puissant pour savoir me résister. Qu'est-ce qu'il croyait, que j'allais lui répondre fièrement " mais je veux me suicider Monsieur, laissez-moi donc tranquille ? " Dans ces instants, on est entièrement sans force. Vidé de substance, on attend plus qu'une chose, en finir sans trop de souffrance. La dernière heure est difficile, mais la dernière seconde ne l'est pas. Les Hommes n'aiment pas la vie et pourtant, ils ont peur de la mort. J'ai été un peu plus loin, là où il y avait une tour à charbon avant. Au moins là dans le noir, plus personne pour m'embêter. J'ai attendu quelques instants pour vérifier que c'était bien un IC qui arrivait et hop c'est terminé. Je ne dirais pas que c'était un bel acte, toutes mes excuses Monsieur le conducteur, toutes mes excuses Monsieur de la gare. Il y avait trop d'un coup vous savez, je n'ai pas réussi à soutenir l'idée que j'ai semé le mal (même si je ne le voulais pas) et que c'est parfaitement irréparable. J'ai trouvé le bonheur dans un train et il s'est évaporé ; maintenant, c'est le train qui me reprend la vie. En somme, c'est logique… C'était un regard, semé au hasard des sièges, wagon Groenendaal. Au début je n'avais pas prêté attention. Et puis un jour, je me suis rendu compte qu'il était doux, il m'était cher. Ca a duré longtemps comme ça, juste un petit bonheur sans importance, ne demandant rien de plus. Et puis l'Attirance est venue tout chambouler par ses possibilités, tout simplement parce que, oubliant peu à peu ce visage, le coeur de cette personne a conquis l'indispensable, mon indispensable. Personne n'est irremplaçable. (Qu'ils disent). Moi je m'en fous j'ai juste envie de répondre que c'est faux, et la retrouver là haut.

L'écharpe fuschia sur le sommet du divan, toute partie en rêves étranges, Hélène lovée dans les couvertures, en chien de fusil (expression détestable car caractérisant la faiblesse et le repli sur soi au profit d'un jeu de mot armé). Imaginaire bien au chaud caché là tout au fond en dessous. Six heures douze, c'est une bonne heure pour se lever ça, n'est-ce pas ? Tu as mis le réveil ? Un train arrive à fond la caisse et passe le tournant juste après le ring, en penchant fort. Arrivé à la hauteur de Hoeilaart, il freine brusquement, s'arrête dans des grincements effroyables et entame un demi-tour. Les voyageurs sont stupéfaits. Alors tout endormis, les voilà qui se regardent, les yeux encore embués de sommeil : mais qu'est-ce qu'il se passe, qu'est-ce qu'il fout cet abruti ? Le train fait marche arrière et se stoppe à la hauteur de Groenendaal ; une voix annonce au micro qu'un incident technique contraint le véhicule à l'arrêt. Deux bus De Lijn prennent la relève. Les gens n'en croient pas leurs oreilles, ils sortent frigorifiés et tout râlants qu'ils sont, ils se massent~écrasent dans le bus d'habitude vide, ou presque. Le convoie s'ébroue près de l'hippodrome, se cabre légèrement, puis disparaît en feux rouges éblouissants dans les profondeurs de la forêt puis de la ville.
Sous les couvertures, c'est un second train qui s'arrête en grinçant épouvantablement, ce même bruit détestable que fond les Thalys tous sabots contre rail. Cet IC à peine rempli parce qu'il est encore très tôt, l'aurore ne pointant même pas le nez, rebrousse poil et chemin. Un peu avant La Hulpe, il s'engage à petits pas sur la voie latérale. A une vitesse lente dépassant l'imagination, les vaches tâtent le terrain, scrutent l'obscurité, volent ça et là une touffe d'herbe qui dépasse sur les voies. La gare de Genval passée, le feu vert et la voie libre, les bovins se remettent de leur pause et dans un soupir rempli d'halètements, les sabots percutent les traverses avec ardeur, le train regagne vitesse en allégresse et disparaît loin au milieu des talus pentus, dans deux lumières de feux rouges de plus en plus faibles, s'éteignant soudainement au tournant à droite, avant d'atteindre Rixensart et bien plus loin ensuite.

Il fait froid épouvantablement froid ; Camille rejoint ses ombres parmi les chemins et la route encore déserte.
Il fait froid épouvantablement froid ; Thomas rejoint la lumière de la gare de Genval, fait un signe discret au guichetier Christian (celui-ci brandit une paire de ciseau pour fugacement dire bonne route vieux, t'as bien fait d'éviter les rails, t'es pas un lâche) et il disparaît pour rejoindre un lit tout chaud perdu au milieu d'une jungle luxuriante de plantes étranges et envahissantes.

Froid un matin froid les mains dans les poches samedi matin cinq heures et demi, c'est désert à la gare de Genval : mais un vrai désert même pas pour de faux, il n'y a personne sur le quai ni dans la gare. Le premier train est un IC, bien qu'il fasse omnibus. Je suppose que c'est à cause des retours, il faut le ramener au dépôt pour qu'il puisse partir ailleurs, Zeebrugge peut-être, avec ses plages venteuses et ses coquillages jolis, enfouis dans le sable. Froid me voici dans l'IC au milieu de regards endormis, le contrôleur n'est pas au rendez-vous. Je descends à Hoeilaart. Au fil des chemins bordés de serres et de cruches, je rejoins ma douceur. Elle se doute bien que je ne vais pas sonner, parce que je réveillerais la maison, ce qui serait synonyme de punition bannissement et autres réprimandes du genre - ce qui somme toute est entièrement inutile actuellement. Elle était là derrière la porte à m'attendre, ma douce Camille, habillée de cette chemise blanche que je lui aime tant, nous avons grimpé les escaliers à pas de loups et

Sous les couvertures tout près de toi tout contre ta chaleur à partager ta douceur dans le silence, elle se met soudain à parler avec un rythme frénétique, un ton d'enfant :
-Je me suis suicidée ce matin. J'ai été jusque la gare d'Hoeilaart à pied, ça caillait sec tu peux pas savoir. Je me suis mise sur la voie dès que j'ai vu les phares en triangles du rapide. Hélène l'a arrêté, il a fait demi-tour. Je ne te raconte pas le scandale que ça a fait... Alors voilà, je suis rentrée à la maison hier et j'ai fait comme si j'étais malade, pas d'Athénée. Et puis tu es là ce matin, tu as bien fait de venir au creux de la nuit.
-Je me suis suicidé après toi, parce plus rien de la vie n'avait de sens. Je suis un petit con fragile, vide et lâche, toi seul remplissais ces espaces. Je me suis fait engueuler par un gars à la gare, il avait tout à fait raison mais je ne lui ai pas dit (j'aurais du) ; j'ai été me foutre sur la voie un peu plus loin là où je sais qu'il n'y a rien que des vieilles carcasses rouillées. Le train est arrivé dans sa furie mais Hélène l'a arrêté. Ce con de train a été faire demi-tour et tout lentement, il a défilé sous mes yeux sur la troisième voie. Je suis parti et j'ai dit au revoir (en fait adieu) au guichetier qui n'a pas eu tort.
-Alors on est deux cons en fait ?
-Alors en fait, on est deux cons. Oui.

Sous les couvertures, bercer tes épaules de caresses, qu'est-ce qu'on recommence, puisqu'ici plus rien ne veut de nous, plus rien ne peut de nous ? Partir au Kazakhstan pour un voyage extraordinaire, même si c'est le dernier ? (Au moins, on disparaîtra dans les abîmes à deux).
-Parce que tu crois que de partir ailleurs c'est une solution. Tu ne penses pas que tu déplaceras ta vacuité comme une coquille d'escargot ? Tu ne penses pas que je partirai sans père encore et toujours, comme une blessure infectée ? Ce qu'on a à vivre est ici, même si c'est l'allure d'un défi presque insurmontable, c'est toi qui doit me remplir de bonheur, et inversement, et inversement aussi et inversement aussi. Tu vois même si je ne suis pas la fille de novembre que tu aimerais tenir dans tes bras, dis-toi que je suis la juin de grisaille que tu dois consoler de tes couleurs.

-Je t'ai menti je t'ai trahi. Plus vide que le vide, j'ai transposé mes désirs en toi. Comment dire... Il y a quelques temps, j'ai créé une substance toxique à partir de plantes, ce liquide jaune foncé doit subir encore quelques traitements avant d'être efficace mais au bout du compte, il possède le pouvoir de rendre amoureux n'importe qui, même un sale chien de merde. C'est pour ça que tu es là, tu es mon produit de manipulation. Je te voulais comme un médicament à ma vie intensément vide et plus ou moins le fruit de mon travail d'acharnement, j'ai obtenu ce que je voulais : Toi. Il n'y a rien de vrai dans cette vérité, cette vie dans laquelle tu navigues, je t'ai attirée. Mon poison est Attirance.

Bercer tes épaules de caresses parce que dans la nuit, il est apparu que tu n'es pas forte. Tu es remplie d'une puissance de vie à crever les murs des prisons, mais ton coeur respire la mélancolie des ratés d'il y a bien longtemps ; celui qui se foutait de ta gueule il y a onze ans maintenant, tu te souviens de son rire, de ses dents blanches et toi en train de pleurer, l'immense vide dévorant ton ventre et déchirant tes entrailles d'une douleur à jamais présente - même discrète. C'est ce que tu attendais de moi, ce que je ne suis pas, présence-comblement de couleurs chaudes et un automne de nuances aux reflets chatoyants.

Mais là sous les couvertures, repliée sur moi repliée sur toi, bannissant mon prénom Camille d'obstination, je crache à la gueule du désespoir. Oui tout est faux, mais si je me suis foutue sous un train à Hoeilaart, c'était pour toi, parce que le mensonge s'est évaporé. Ton produit de merde, tu peux le balancer dans ton étang, parce que là si ce n'est pas moi que tu rattrapes avant que le train n'aille balancer mon GSM là où tu sais, c'est que tu es vraiment une nouille. Saisis-moi par les bras, lance moi violemment sur le quai, que j'aille me foutre le visage dans les graviers, prends-moi, relève-moi, serre-moi fort tout contre toi parce que j'ai froid tu peux pas savoir ce que j'ai froid et pleure tout contre moi, parce que ton mensonge m'est devenu vérité.

Six heures douze, c'est une bonne heure pour se lever ça... Le petit-déjeuner à peine terminé, Hélène prend son écharpe blanche et brune, chaude, à très grosses mailles, la fuschia reste sur le divan à la place du chat. Son père l'emmène rapidement jusque la gare de Groenendaal. On sort de l'impasse, on tourne en bas à gauche dans la nuit, et on y est presque. Des chaussettes rayées pour tenir bien chaud. La rue des cruches est loin derrière et bien loin.

Dans les phares de la voiture, les chats défilent et courent se cacher dans les thuyas. La verrière à fleurs de la gare apparaît soudainement au bout de la route en impasse, d'une blancheur clinique presque repoussante. Le train n'est pas encore là, pas la peine de courir. Sur le quai, il n'y a qu'une personne (Evi Adams, rejoignant probablement sa chocolaterie), tout le reste est désert. Le froid a figé le quai en une image désuète et un peu triste : ici comme à Boitsfort et Hoeilaart, pas une âme qui vive dans les gares, devenues automatiques ou bien même proches de la fermeture. Dans le chuintement des roues, Hélène a grimpé les marches du train - blindé comme à l'accoutumée ; les portes se sont refermées dans un claquement sec, répété comme avec retard tout le long des wagons. Regard vissé au sol d'une couleur proche de l'indéfinissable, rien qui vienne attirer l'attention, une âme en passage au milieu de centaines de vies non identifiables, balisées de silence et recluses de fermeture.
Le train s'est lancé sur le gril, les aiguillages ne cessent de s'enchaîner et dans un grand tournant penché, la triste gare du Luxembourg est enfin apparue. C'est un lieu moderne, on y a tout refait, on y a engouffré des millions durant des années et des années. Aujourd'hui, c'est un gigantesque vide bordé de plaques de marbre grises, propres, bien trop propres, brillantes même. Les quais respirent l'indifférence totale, la grande vacuité du modernisme réussi : pas l'ombre d'une vie là dedans, c'est déshumanisé à mourir - d'ailleurs la gare est relativement vide, il y a bien plus de gens à Schuman. Enfin, je dis ça mais je suis pratiquement persuadée que tout le monde se fout de ce dinosaure de gare, les gens transitent travail-maison-dodo et pareil demain et pareil demain et... Je suis descendue sur le quai en complète solitude, l'impression de peser lourd dans l'escalier, traînant les pieds dans le long couloir des travaux qui restera là ad vitam eternaem, avant d'arriver sur la place du Luxembourg toute humide - vivante un peu encore, elle.
Un bus passe en faisant un rafus de tous les diables, une femme est au pied de l'ancienne gare du Luxembourg, debout, elle lit un livre, immobile et indifférente à tout ce qui se passe autour, elle a un parapluie. On se demande où elle trouve la quiétude d'arrêter le chemin comme ça en attente de même pas un bus (ici il n'y a rien), peut-être un rendez-vous en retard.

Athénée automatique de cours en cours brouillard sur chaque lettre visages passant comme fantômes visages blanchis à peine identifiable fatigue terrassant les pages de cours et soir vite soir disparaître en refuge quitter ce lieu les couloirs remplis de monde froid les murs qui enserrent ce besoin si profond de liberté et de lumière, comme une maladie dont on voudrait se défaire, bondir hors des couvertures et repartir pour de bon quitter la maladie les briques aux couleurs sombres, gagnées par l'humidité.
Je suis partie un peu avant la fin.
Presque immédiatement regagnée par les songes. Le train du soir (omnibus celui-ci) m'a déposée quasiment au pied de chez moi. Au panneau " perron naar Brussel " m'attendaient Camille et Thomas. Ils n'ont pas patienté longtemps, à peine dévorée par les rêves que les revoilà présents, immobiles : j'avais l'impression que Camille allait me jouer un tour du genre regarde un peu le nombre de sucettes que j'ai dans mon sac… Son regard moqueur ne cessait de me fixer dans la descente du quai. Je leur ai dit presque tout de suite qu'avant de plonger dans les songes, on ira faire un petit tour en centre-ville, enfin plutôt centre village parce que Hoeilaart ce n'est pas bien grand, afin de glisser quelques bonbons au citron dans la boîte à lettres de Malou.

Dans ces heures d'après la pluie, les grands dangers sont traîtres : ce sont les dalles pièges. En dessous s'infiltre de l'eau et lorsque l'on marche dessus, la dalle bascule et projette tout sur les chaussures. Il n'y a pratiquement pas moyen de les déceler, il faut les connaître, c'est tout. J'en ai évité une de justesse, m'écartant de mes rêves. Au sol, il y a plein de samares et lorsqu'elles sont écrasées, ça fait une purée vert pistache. J'aime la fraîcheur de l'après-pluie et pour un peu, je me sentirais presque mieux.
-Tant que je vous tiens ici tous les deux, j'ai des questions… Dis, toi qui connaît bien les plantes, tu ne pourrais pas trouver un poison qui inverse le temps ? Du genre tu reviens là où tu sais et tu évites la mort. Ce ne serait pas une bonne idée ?
Comme le silence devenait long et pesant, Hélène jeta un regard vers ses rêves.
-Rien de possible tu le sais Hélène. Dans ce sens, il n'y a pas d'alternative… Le temps c'est le temps, on ne le change pas…
Puis après un temps de silence :
-Hélène, fais en sorte que cette conne histoire apprenne à d'autres à éviter les rails, c'est tout ce que je voulais dire aujourd'hui…
L'étang juste en face paissait dans ses eaux bourbeuses, grises et lourdes de sommeil. Quelques canards naviguaient au loin, traçant des sillons lents vers les roselières. Pas une ride sur l'eau poisseuse, juste de temps à autres une feuille d'arbre qui décide de finir son aventure à la surface des eaux. C'était comme un rythme bercé par les siècles, entièrement guidé par le sinistre avancement de la saison. Juste derrière, la route passante dégueule son flot de bruits désagréables, voitures pressées d'arriver à terme, regards baissés des piétons noyés d'indifférence.
Camille et Thomas sont partis. Je ne sais pas où, je ne les ai pas entendu disparaître. Alors pour la première fois, je cache mon visage de la pénombre ambiante, légèrement enfoui dans l'écharpe multicolore, devenue protectrice. Un long retour à pied m'attend, rassurée de rien au final, mais l'absence ne me pèse presque plus.

La forêt est refuge, c'est en elle que l'on disparaît lorsque tout va mal jusque l'infini - la quitter, un retour vers la ville la maison comme un abandon de poste, ressources suffisantes pour affronter la vérité sans plus de subterfuges. Les feuilles finissent de tomber et lorsque l'on regarde en l'air, on voit une multitude de branches qui sillonnent le ciel en zébrant d'angles informes le noir mêlé d'étoiles froides. Les chemins boueux ne se voient qu'à peine, pas d'enfant dans la plaine de jeu, pas de cheval sur le chemin du retour vers l'hippodrome, pas de promeneur attardé : l'extinction dans la solitude. Longtemps après longtemps sont apparues les premières lumières aveuglantes de la chaussée de Bruxelles. Elle a senti les branches se tisser en un réseau de maille autour de son âme, ne pars pas, reste dans notre quiétude d'humus aux bonnes odeurs. Elle baissa les yeux, elle senti un poids sur la nuque : la vie reprenant ses droits, puis dans un effort pesant, releva les yeux là-bas, où défilaient à toute vitesse des voitures anonymes et dangereuses. Les derniers arbres ont laissé place au bitume glacé, maculé de blanc entre les graviers, le sel de déneigement.
Dans la maison, il faisait épouvantablement chaud.

-Hélène nous avons reçu ton bulletin scolaire.
(Il n'y a pas à dire, ça ne pouvait mieux tomber, la forêt avait raison dans le fond, l'absence est quelque part un peu de douceur : échapper à son rôle d'humain) -Oui Maman.
-Il va falloir donner un sérieux coup de collier, il y a un relâchement terrible, surtout en physique. Enfin, je suppose que tu n'en ignores rien.
-Oui Maman.
-Ce sont ces histoires qui te travaillent ?
(Ce qu'il ne fallait pas dire, même sans le nommer, laisse-moi tranquille, ce sont mes fantômes, on s'est vu tout à l'heure et c'est en train de s'arranger, je ne veux plus qu'on parle de ça, ressasser la douleur sans arrêt la fait vivre encore plus pointue, de toute façon ils sont tous les deux là haut, ils s'occupent de sortir Max de temps en temps dans le parc, même s'il a un gros cul) -Je ne veux pas en parler.
La soirée s'est éteinte dans un climat lourd de radiateur brûlant oppression dans le cœur.

Se dépaumer de la vie, poser le bonnet avec un gros pompon, ranger les affaires de cours. Les poubelles dans le coeur sont à moitié ouvertes, quatre là à attendre le camion dans le brouillard - non il n'y a pas eu une seule larme. Ce n'est pas une question de solidité, ni même de résistance, juste se réfugier loin d'eux tous ces gens qui ne respectent plus rien, pas même le silence, c'est un repli sur l'intime, en un seul mot protection. Je regarde le caillou que j'ai ramassé dans la maison à Genval, cette pierre informe et sans intérêt qui servait à décorer un bac à plante, il n'y avait que ça partout : le prendre et le jeter, comme on brûle une photo afin de ne plus jamais souffrir à la vue d'un regard ? Respirer en pensant au chemin traçant sa route rectiligne entre les jardins, droit vers la forêt, puis trébucher, balancer la pierre par la fenêtre
loin - ça ne sera pas chez les voisins mais au moins suffisamment loin pour ne plus y penser. Demain est un nouveau jour, hier est une nouvelle nuit, qui m'enveloppe et m'apprivoise. Demain est.

Car oui demain c'est.
Attachée à la vie, arrachée à la mélancolie, profiter de chaque instant : s'il y a une chose qui est claire c'est que mes mots sont inspirés de ces rails froids, découpant un long chemin dans mon coeur - un jour je vous rejoindrai, mais je vous promets que j'y mettrai tout mon temps, le plus possible ; vous me le présenterez le Max, bien que je n'aime pas les chiens, ce sera pour vous deux que je ferai ça, et avec joie. A ce titre mon Amoureux, quand part-on au Kazakhstan, pour de vrai ? Je t'entends déjà répondre le Kazakquoi ? Et je t'abreuverai de mon rire rivière de montagne cristallin, quand part-on à l'aventure ? Trop de manque, partager, besoin de toi.

Harry Vandersmaecker n'a pas pris la voiture ce matin. Trop de givre sur la vitre, c'est sans parler de la buée et du parking plein. Il est parti à pied, s'enfilant la longue Avenue Gevaert. Ce qui est difficile, c'est de trouver le courage pour le retour, parce que ça monte fort au niveau de la banque. Peu importe, au moins marcher réchauffe du froid piquant. Sur le quai, il a discuté quelques instants de Marc, qui divorce et qui déprime, puis de l'école. L'Athénée c'est la galère en ce moment, pas de moyens, des cours pénibles et des gosses déchaînés (oui Harry parle de gosses). Lorsque la petite de la rue sombre est passée, elle a sûrement murmuré "Va au diable sale chameau", puis sans aucun doute, elle a pensé que c'était une terrible mauvaise idée de sortir en jupe ce matin (même longue), le froid est redoutable. Pour couronner le tout, le train a eu cinq minutes de retard, émergeant avec peine d'un brouillard opaque.

La nuit à peine réveillée, un matin froid. Mille fois ces matins aux mains dans les poches à sentir les doigts geler dès le moindre courant d'air. Mille fois aussi Harry et Hervé, à quelques sièges d'intervalle. Ils ne se connaissent pas, ils ne savent pas qu'ils ont fait partie de mon histoire, évaporée dans les frimas, chamboulée avec l'IC d'Ottignies. Hervé ouvrira son journal et ne jettera pas un œil à Hélène. Pourtant, elle est resplendissante de pureté, malgré l'existence devenue accidentée - même avec cette vie devenue malgré tout. Lui Hervé, il s'en fout. Il a peut-être raison après tout. On ne peut pas tout partager. Ce n'est qu'un train, ce n'est qu'une boîte assurant une translation horizontale d'un point à un autre, une caisse, une carcasse, un endroit partagé avec beaucoup d'autres mais bien entendu, ce serait mieux sans personne. La revue sert à ça, se cacher, ne rien dire, ne pas voir. Il n'a pas vu. Qu'elle cache son visage sous l'écharpe à très grosses mailles pour que plus rien ne transparaisse, elle met les mains dans les poches le plus loin possible, serrant les poings serrant les poings.

Les gens du train qui descendent à Boitsfort sont descendus à Boitsfort. Ils ont grimpé l'escalier bancal en trottinant. Le Monsieur au parapluie l'a sorti, il pleuvine un peu, pas grand-chose, il s'appelle Jean-Pierre (Pitou pour les intimes) et porte une barbe noire très fournie. Les deux anglaises discutent gaiement tandis que le Monsieur Ronchon refait le monde avec ses collègues, notamment la directive 538b. Tout au fond de la file, le couple heureux déambule lentement sous l'éclairage jaune orangé violent. Les portes du train se referment dans des chuintements et des soufflements mêlés de claquements. Les wagons sont bondés. Au loin tassée contre une fenêtre, une personne à l'écharpe rayée blanche et brune, emportée soudainement tout loin dans un fracas de moteurs lancés à fond. Une silhouette qu'on a du mal à voir partir. On voudrait retenir le temps, arrêter la course, dans l'escalier bancal.

Le train de 7h07 est arrivé à son tour, déversant ses flots de travailleurs pressés et trottinants. Puis celui de 7h30. Froid et tout mouillé. Marches brillantes, bruits stridents des tramways qui freinent au loin là haut sur le boulevard. Attente inutile et sentiment de malaise, cette gare là où on ne voudrait pas être, ou être dans une présence totalement différente. Respirer fait mal, un matin froid d'existence blessée à la mémoire pluvieuse. Passer les virages et recommencer, ailleurs, enfoui le cœur bien loin. La nuit à peine réveillée, un matin froid. Le printemps arrive bientôt.

 

*

Ce récit a été rédigé du 30 octobre au 12 décembre 2004, partiellement dans les gares de Genval et Boitsfort et dans le seul et unique train que vous savez.

Ce texte est un hommage à la SNCB d'aujourd'hui - train dans lequel le sourire existe, celui qui d'ailleurs m'a motivé à écrire - dernière touche de bonheur avant que le projet RER vienne tisser son réseau d'inhumanité et d'anonymat dans nos vies.


Remerciements

Ce livre est dédié (et donné) à tous " les gens du train ", vous qui avez pris part involontairement à cette histoire. Avant tout à Hélène et Camille, puis Ludmila, Maxime, Stéphanie, Michel, Nora, Stéphanie, Léa, Christelle et Jean-Pierre. Je remercie au passage les guichetiers de la gare de Genval pour toutes les informations précieuses : Christian et Camille. Merci également à David De Neef, en souvenir du 831. Cet ouvrage est aussi dédié à vous dont je ne sais rien, même pas le prénom : (donc ici imaginaire) Hervé, Jean-Paul, Jacques de Lasne, Marcel, les joueurs de cartes, les affamés de cyclisme, la madame toujours en retard, le monsieur au parapluie, les deux anglaises de Rixensart, la madame aux grandes lunettes rondes, Harry Vandersmaecker, la petite de la rue sombre, André Vermeersch, le couple heureux de l'escalier, Julie et son Monsieur... Sans oublier tous ceux que j'oublie. A vous tous, merci.
Et Noyeux Joël.