Vincent Duseigne ~ Déraillement & Aiguillage ~ 2005

Vincent Duseigne

Déraillement (2005) - Préfixe à Aiguillage

http://www.même le train qui ne décolère pas d'accélération le visage contre la vitre hoeilaart qui défile / hoeilaart qui défile comme à l'accoutumée dans un passage furie venteux, toujours les mêmes panneaux tagués aux reliefs tristes, striés de points comme si la peinture s'était usée avec le temps, toujours là toujours, même après moi même après les mots de la dissémination même après ma mort / groenendaal enfin, baisser la tête, oui toujours le train mais plus les mêmes droits malgré l'endroit resté identique, cette obligation de disparition intrinsèque au geste antérieur, partir du regard parce qu'il le faut, parce que c'était dit à contre coeur - un contre courant indispensable ce qui est dit est dit / le recoin celui que j'affectionne tout particulièrement s'efface rapidement dans les bruits de freinage, c'est à peine si je peux distinguer les silhouettes dans la nuit ça va trop vite, distinguer une couleur ou satisfaction presque ultime, reconnaître quelqu'un c'est rare il faut bien l'avouer / maintenant c'est train du soir même les matins de pluie, des wagons de vieux, hordes de travailleurs affairés (quelquefois sortant un ordinateur portable), armée d'adultes raisonnables combien par trop raisonnables - ce jour bonnet blanc (presque crème en réalité) fut / acte / s'extirper du quotidien et le transcender, presque au delà de ce qui s'ose ce qui se fait ce qui ne se fait pas ce qui s'ose dire / je suis / comme une violente bourrasque d'air chaud : être par toi : il y a ceux qui commandent une blonde et posent leurs bras sur un zinc astiqué, il y a ceux qui se délectent d'une brune au goût ambré, il y a ceux qui donnent par vivent dans il y a ce fut / ce cri finalement, être par toi pour te perdre quasi immédiatement, tendre lâcher les mains partir sans s'effondrer non parce que c'est normal c'était prévu, défile le noir de la forêt de soignes, la voiture cramée au milieu des arbres sans noms, puis l'échappatoire du plus personne connu plus personne qui connaît l'escalier bancal de boitsfort, cette même odeur que j'avais trouvée non loin d'auboué, ça vient du grec et ça signifie lumière - je peux me le répéter mille fois, c'est inlassablement /

// c'est inlassablement ce qui se nomme la peine, quai de genval, les mains froides dans les poches cachées là tout au fond, ce qui se nomme froid un matin monter dans l'AM75 comme hier comme demain les pavés qui brillent parce qu'il pleut toujours les mêmes images, celles qui ne quittent pas un instant cette mémoire focalisée sur les deux minutes de dérangement, portant au cou l'enclume d'un panneau do not disturb volé dans un cheap hôtel, du genre ce que la mémoire cherche en rémanence du côté de pulventeux, pareil froid / de ce mot ces mots qui peinent à porter la réalité du retour à la normale, se dire l'impact pas assez - son écharpe blanche et brune dans un arrêt de bus la ramasser lui redonner en rêve inaccessible, tout comme des histoires de kazakhstan - l'impact pas assez ; c'était un matin froid je n'ai jamais été si près, si près l'écrit le mur les cris le mur puis finalement la tête basse en demi-tour / le sol est vert-gris, l'allée centrale est plus claire, probablement à cause de l'usure / ça tourne tourbillonne l'usure tous ces pourquoi : oui c'est juste parce que c'est toi / trois lettres que je ne croyais pas, que je n'acceptais pas, un oui qui ne prend de valeur que dans le non silencieux que tu portes en enclume à ton cou, parce que ça ne se fait pas de donner comme ça ça ne se fait pas les gens leur parler les aimer / trop /

// les aimer trop par trop bien trop / c'était une histoire de train toute simple comme un panneau tagué à la peinture écaillée, je voulais la dire je voulais l'entendre je veux - elle est cris crissement de freins, tellement fort que les gens volent dans le compartiment feutré calfeutré, cette descente sur les rails que je ne voulais pas (tu avais seulement froid) / tu as beau dire que non ce n'est pas grave, tu es partie dans les lumières de vapeur de sodium orange la rue qui grimpe et le quai gravillonné un peu instable, un dernier regard pour le peron naar brussel, sans toi c'est train du soir, juste ce chuchotement trop les aimer les gens et toi les gens ça reste en travers de la gorge, sans teneur sans illusion maintenant / oui il y a métro il y a tram, trolleybus et mille et une possibilités de te faire renaître des cendres, récupérer ce GSM qui a volé non loin de la maison jolie près des quais et repartir de là (composer ton numéro ça passera par la radio sol-train canal 61) / les crocodiles pas ceux en gélatine verte et blanche que je vais chercher à la librairie de la place juste un peu plus loin t'ont dévoré pour de vrai dévoré je regarde souvent l'avant des trains / il y a toujours ce qu'on néglige ce qu'on pleure, j'ai été je suis, tu vois et tu le sais, par toi en unique achèvement de disparition - discontinuité de ma réalité devenue chaque jour ce regard collé à la vitre quand passe hoeilaart et la rue des cruches : ça fait de la buée (il faut arrêter de respirer) et ça va tellement vite que c'est vain / je m'en doute je le sais, c'est un automatisme minimum minuscule / je me suis assassiné un jour avant la date prévue /

// avant la date prévue de ceux qui attendent au tournant, ceux qui attendent savez-vous sans perspective que je ne suis pas russe, non je ne le parle pas, mes mots sont contre-signification, même ceux de la drève de la meute / baisser la tête groenendaal train fut cette couverture photo de rixensart - ce papier éphémère peu compris, étourdissement sans processus, fiction poreuse, trouée, mise à vif dans son intime de déchirement, ce qui la différencie du néant, c'est l'empreinte, le geste, le saut dans le vide répété en quatre cent septante suicides indispensables comme la respiration, en tant que tel ce n'est qu'un document qui témoigne comment c'est partir, quitter partir sans demander son reste dans les images qui tournoient je sais / paradoxe du reste je veux partir reste n'est plus qu'image en souvenir noir et blanc, ou vaguement pâle comme ces films colorisés la télé dont on se passe sans regret - reste seul là comme ça sans rien sans mot chuchoter parce que ce qui est dit est dit ; métro tram et dos de chameau sont infiniment superflus : juste ces mots retenir dans la nuit sont suffisants ce sont ceux de la fin, retenir tenir serrer retenir (se) pour ne pas pleurer car trop par trop de démonstrations le sol vert-gris, plus ou moins usé au milieu plus ou moins / sans carapace en fait / à l'inverse des crocodiles mais bon, est-ce nécessaire de le dire, je ne crois pas / haleine sans souffle et demeure de papier blanc standardisé machine quatre-vingt grammes par mètre carré, quitter partir tout devient blanc clinique froid blanc sale malade, je ne suis pas russe mais ça a un goût de sibérie / tu sais /

// tu sais parce qu'il y en a qui ont des idées tordues, comme les branches des arbres près de la mer, balayées par le vent un peu comme ce quai ce soir là les graviers, il n'y avait personne, comme d'habitude / des idées tordues du genre hoeilaart la nuit, alors que c'est une ville à ne rien faire, une de ces cités de périphérie sans attraction particulière, mis à part les maisons les arbres la forêt, une pâture aussi mais là tout est noir, nuit d'encre on ne la voit pas / on ne voit pas les pâtures la nuit / immuable marionnette au fil des rues remonter jusque ce chemin le fameux celui un peu boueux où les feuilles d'automne tourbillonnent, mais c'était avant toi, c'est à dire encore l'automne / aujourd'hui l'hiver a mangé les couleurs chaudes la pluie a liquidé nos âmes on pensait que c'était bien en courant en sautant dans les flaques, mais tout cela n'était pas vrai, tout comme la radio sol-train et combien de choses encore - ça ne se compte pas - pourtant toi tu comptes, même si je ne le dis pas, partir en quelque sorte c'était un geste fort, puisque loin de représenter ce que je voulais tout ce que je voudrais non ça ne se compte pas / viendront ces matins chaud le temps passé, une odeur d'été le matin, la lumière crue ; absorber les derniers instants de fraîcheur avant la torture fournaise (on en prend peur des mois à l'avance) / là, rue des cruches au pied de la pente en attente, en attente parfaite immobilité, un brin d'inutilité aussi cette vie qui ne se fait pas un soir froid les mains dans les poches, chemin devant la maison il n'y a plus de grue : se sentir de trop présence spam existence indésirable, junk e-mâle pourriel répétitif intrusif, prozac xanax me and many more xdswqxgkr merci de me désinscrire du par toi click here partir hoeilaart plus jamais ; comme si ces belles paroles pouvaient être vraies, comme si l'intensité l'impact pouvaient tourner le dos comme ça sans un mot sans un remord - on y croit presque / en fermant les yeux /

// fermant les yeux pour ne plus rien voir étouffer les larmes quand défile le recoin de groenendaal ce truc insignifiant que personne ne connaît, ce coin auquel personne ne porte la moindre attention, tout comme la porte des ouvriers les chambres des hôtels de grandes chaînes, c'est un peu partout la même chanson triste aseptisation / je ne suis pas russe, croyez-moi, je vous jure que c'est vrai / je n'ai jamais habité mustvee / c'est une plaine sans âge et sans intérêt - les vendeurs de concombres au bord de la route me font mal au coeur / chaîne d'hôtels avec néon flamboyant pour préfabriqué morne plaine, tout comme la porte des ouvriers non tu n'es pas parfaite je ne peux le dire, non je peux le dire, mais il y a la lumière la tienne, et fermant les yeux, c'est précieux la nuit - sous les paupières la réminiscence d'une logique absurde sans aucune maîtrise : te prendre par la main et partir dans des rêves aux contours flous juste ton bonnet toujours le même qui est net, ton bonnet puis l'écharpe, en fait c'est tout / j'ai très mauvaise mémoire et je suis d'une maladresse maladive, chronique d'une intensité sanglante, surtout quand je casse du verre quand se casse mon attirance les dents contre la vite du train, ou par terre le sol vert-gris - en fait c'est du pareil au même chaque jour maintenant / je devrais te haïr parce que tu produits du CO2 en respirant, comme les voitures et les avions que je déteste, te mettre dans le même sac pour t'étouffer ne plus en parler ne plus parler de l'effet de serre, il y a tant de serres à hoeilaart, non je ne pourrai jamais : temps contraire à mes aspirations asphyxiées / pareil froid les mains dans les poches ça ne devrait pas exister la nuit sans ce regard la nuit c'est noir /

// ce regard de fou furieux ce regard planté vers le bas végétatif infiniment bas quel but, quels sont les mots ayant manqué, ceux par trop inadéquats les différences accumulées démultipliées en un kaléidoscope d'images froides les mots qui manquent, probablement peu ces mots qui t'ont parlé de la vérité / par méconnaissance avouer, les yeux exorbités cherchant dans le noir la nuit froide ta vérité, celle partie dans les chuintements le jour d'escalier bancal, les deux amoureux heureux déjà bien loin eux, l'espoir le mien battu en retraite de te croiser en baissant les yeux un week-end comme ça sans y croire sans y compter en somme / ce regard fou furieux, je suis j'ai été, immense répétition de cet instant source du fleuve - eaux tumultueuses - je suis le cri ce silence douloureux près de la porte en marque d'amertume en marge de la perte, bien loin ; ça se referme sur un claquement sec / tu sais cet abri à groenendaal j'y ai été, j'ai prostré mon déraillement à la voie éraillée - c'était un matin tôt les mains dans les poches il n'y avait personne, pas même qui tu veux, comme ce jour où je suis tombé en vélo il n'y avait qu'un chien et le bitume et son regard con alors noir, les graviers le bitume en douleur / c'est la même chose / exactement / tu ne me croiras peut-être pas /

// peut-être pas ce jour peut-être (par) la vitre en buée mais un soir de matin froid te prendra la démangeaison d'aller plus loin que la barrière blanche un peu cassée peut-être pas autrement que ça parce que dans le fond, la madame aux grandes lunettes continuera à attendre même après moi les mots ; je n'évoque pas l'avenue delleur, non rien je la sais toujours pareil, rien ne change le bitume gelé et les traces blanches du sel de déneigement, cette démangeaison qui couve ultime en toi passer la fenêtre, se jeter dans le vide loin, profondément, dans le par-delà la normalité leur carcan / tu le sais, je suis j'ai été par toi la démangeaison d'un regard fou furieux aux mille et une attentes, dont une seule comme gravée dans l'écorce d'un arbre parc solvay à la hulpe (ou en variante je l'ai vu, dans l'interstice caoutchouteux entre les deux portes matthieu + océane (ou yasmine) qu'il était mis - seconde chance) : j'ai été cette présence d'effarement qui a tout misé trop sur une main tendue, retournée froid le matin au fond des poches, il le faut bien il faut bien, puisque hoeilaart est passée depuis longtemps et entre les portes, j'ai même raté mon arrêt j'ai raté même le train qui ne décolère pas d'accélération le visage contre la vitre hoeilaart qui défile cmd exit enter /

Vincent Duseigne

Aiguillage ( 2005)

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Je. Je suis. Je suis là. Je suis là en. Je suis là en figement. Je suis là en figement sur. Je suis là en figement sur le. Je suis là en figement sur le quai. Je suis là en figement sur le quai de. Je suis là en figement sur le quai de la. Je suis.

Là en figement sur le quai de la gare. Je suis là en figement sur le quai de la gare de. Je suis là en figement sur le quai de la gare de Groenendaal. Je suis là en figement sur le quai de la gare de Groenendaal, à. Je suis là en figement sur.

Le quai de la gare de Groenendaal, à fixer. Je suis là en figement sur le quai de la gare de Groenendaal, à fixer ce. Je suis là en figement sur le quai de la gare de Groenendaal, à fixer ce qui. Je suis là en figement sur le quai de la gare de Groenendaal Je Je. Je suis je fus.

Je suis là en figement sur le quai de la gare de Groenendaal, à fixer ce qui fut il n'y a plus rien. Les odeurs, les couleurs, les odeurs ton absence le gris des graviers du quai les bâtiments toujours éclairé en contrebas les odeurs encore, le.

Bruit des graviers le long du quai, puis un peu plus loin lorsqu'on va tout au bout, l'ombre qui part dans les ronces, c'est tout noir. Je suis paroles mortes, territoires même plus occupé - il ne reste.

Que ce grand vide que rien ne comble, la longue bande rectiligne du quai de déroule infime infâme, tout est horizontal. Plus aucun obstacle à contourner, à approcher, à contempler, à serrer dans les bras. Les bras les mains dans les.

Poches. Il neige à moitié, pas complètement, de ces pluies glaciales dont les flocons sont pratiquement totalement fondus. Ca fait sale un peu partout. Dire (je disais) (mille fois) que ça signifie lumière : ça ne signifie plus.

Rien. Non ce prénom n'est pas oublié - l'oubli n'existe pas - il ne signifie plus rien puisque même avec les spots aveuglants blancs d'une blancheur clinique, c'est sombre tu n'es pas là. C'est noir et je ne le broie pas ; mon deuil.

Futdéraillement, tu sais quoi. Gare de Groenendaal le train arrive - je monte c'est le retour. Je ne peux pas dire les mots je ne reviendrai plus, ce serait illusoire, c'est mon omnibus (je n'imagine même.

Pas comment je pourrais contourner la situation, il faudrait que je prenne le bus ou la voiture - autant dire que je n'en ai absolument aucune envie). Le déraillement est derrière, je le sais marqué au fer rouge la brûlure dans le fond, le corps.

Marqué. Ce n'est pas facile mais il n'y a pas quoi de quoi pleurer, non plus rien à chercher de ce qui fut ce qui est ce que fussent couchées les chaleurs les deux mains serrées. Le contrôleur.

Passe et je Gare de Hoeilaart qui défile à fond lui sort mon abonnement, ce fameux qui porte ma photo. J'ai vraiment une tête maladive là dessus ce n'est pas imaginable. C'était il y a longtemps.

Maintenant, j'étais (un peu) dans la misère, je ne trouvais pas de travail ; alors s'ensuivent les privations la peau pâle le regard un peu vide. Oui ces jours accumulés à manger des pâtes midi et.

Soir, parce que ça ne coute pas cher on a pas vraiment les moyens le luxe de se payer autre chose - j'étais pâle le regard vide blanc laiteux les spots qui aveuglent et la lumière blafarde qui en tombe et.

Le quai avec ses couleurs ternes et ce soir là à Etterbeek, à faire l'abonnement en vitesse dans l'espoir de ne pas louper le train de 18h12. C'était un soir de temps pourri, la pluie drue collante, à la saveur lente d'une épreuve.

Glaciale. Sur les vitres l'eau Gare de La Hulpe coule en faisant des lignes légèrement en biais. Légèrement en biais les gens courbés, qui croisent les bras pour tenir leur veste se protéger du vent la pluie qui s'insère partout, ils marchent d'une.

Démarche rapide presque à courir pour certains, il y en a une qui crie à une autre je ne sais pas quoi, elle crie pour évacuer sa peine dérisoire évacuer sa mauvaise humeur, n'importe quoi en somme parce que même si on a le visage tout.

Mouillé ça tombe de partout, on s'en fout au fond qu'est-ce que ça peut faire puisqu'on ira prendre une douche bien chaude avec de la vapeur tout plein, et que ce sera agréable. Sortant du wagon, il y a ce Monsieur au visage de bouledogue, il.

A l'air très méchant lui très méchant extrêmement méchant, je dis ça parce qu'il a l'air cruel, un jour il dévisageait Matthew avec une force de colère détestable - je l'ai haï Gare de Genval profondément juste parce qu'il existe comme ça, et ça ne se fait pas.

Je descend, le quai est une mare, il y a de l'eau partout ça dégouline et ça fait froid dans le dos. Le tunnel souterrain a été rectifié par les tagueurs une fois de plus, c'est moche comme d'habitude, les couleurs ne vont pas ensemble : ce sont de futurs pubards, c'est quasi.

Certain.

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C'est la pluie. Gare d'Etterbeek. Mes cheveux sont trempés et je dégouline de partout. Ca fait depuis Jacquemotte que je cours comme un fou, je suis essoufflé. Les cours de maths j'ai laissé tomber. De toutes façons ce n'est pas pour moi, je n'y comprends rien. Que je travaille ou pas, je ne me ramasse que des quotes inférieures au totalement nul. Alors voilà, je prends le train plus tôt - ça m'évite la torture. Même s'il pleut (il peut) quelle importance. Quand je cours à fond la caisse, la respiration devenue chuintante au possible et les yeux complètement rougis par l'effort, je ne vois plus que la destination, vite arriver vite partir vite oublier.

Quand on ne le sait pas, on ne sait pas que c'est une gare, Etterbeek. Sur la rue, c'est à peine si on distingue cette petite maison - ça donne toute l'apparence d'une petite gare de quartier. Pourtant, il y a du monde comme ce n'est pas imaginable, surtout sous le hauvent, là où ça sent épouvantablement les frites et les fricandelles. Je descends les marches, c'est plus tranquille en bas, bien évidemment. Les mini-abris sont pleins à craquer, ils s'entassent là dedans comme s'il s'agissait de boîtes à sardines, tout ça parce qu'ils ont peur de l'eau. Moi, je m'en fous de la pluie. Ca mouille mon visage ça mouille les yeux, je vois flou les grands néons tous bleus qui se réfléchissent sur les pavés du quai. De toute façon, le train arrive. 0,54€

Sur le siège d'en face, il y a un monsieur de la banque Dexia. On le reconnaît parce qu'il a un badge comme ceux de la Commission Européenne, il a aussi un sac gris comme tous les autres comme lui - mais avant tout, il a une tête sérieuse. Quand il me voit trempé dégoulinant, encore rouge d'avoir couru, il ébauche un sourire (que je lui rends). Je déteste les trains d'adultes. Ils ne rient plus, c'est comme si leur tâche quotidienne les assomait au silence regard terne et rire disparu : une infinie tristesse devenue habituelle tellement habituelle qu'ils ne se rendent plus compte de rien. Quelquefois moi aussi je dois être adulte. Trop adulte. C'est peut-être ça qui m'a perdu qui m'a fait te perdre quand tu parlais du Kazakhquoi? le Kazatruc... Mais non je n'en parle plus.
Sur le siège d'à côté, il y a le bagnolard. Lui aussi je le déteste. Il est agité de tics nerveux sans arrêt. Ses épaules remontent violemment toutes les trente secondes, il sniffe bizarre, ses mains sont agitées : il ne tient pas en place. Il lit toujours des revues de formule un, c'est pour ça que je l'ai appelé (méchamment) le bagnolard. Pour moi il n'a pas d'autre nom. Il faut juste un truc condescendant et ça suffit.
Non loin du bagnolard, il y en a une que je ne sais pas trop, elle est bizarre. Je la vois des fois le matin. Pour ne pas dire de carabistouilles, je dirais une fois par mois - je n'y prette pas spécialement attention. En fait, il y a quelque chose qui me chiffonne dans son visage, c'est comme si elle était malade. 0,67€

Elle est très maigre. Ca ne se voit pas trop à cause des vêtements et surtout la longue veste noire qui descend jusqu'aux genoux et qui recouvre tout. Enfin, je veux dire quand même que ça se voit bien qu'il n'y a rien à manger dessus. Les mains sont blanches, fines à l'extrême, le pantalon très large quant à lui ne laisse rien deviner. Ce qui me choque surtout, c'est son visage. Les cheveux bruns très lisses tombent en une onde sur des épaules fragiles. Sa peu est blanche, à tel point qu'on se demande si ça machine ne fonctionne pas à l'eau. Quant à ses lèvres, c'est à peine si j'en parle (existent t'elles ?). Un visage à la fois doux, calme, radieux, mais livide froid et sans parole. J'ai été interpellé la première fois qu'elle passait sur le quai, me disant qu'elle ne tient pas la forme assurément. Elle a disparu plus loin je ne sais pas trop où et je ne m'en suis pas mêlé, juste gardant en mémoire ses yeux dont les paupières du dessous sont très lisses, un peu rougies, là aussi je ne sais par quoi ni pourquoi.
Aujourd'hui, elle est là à côté. C'est très rare que je sois aussi près et comment dire... Je ne retire rien de mes mots. Sa peau est diaphane. Elle vient de se faire tremper comme moi, ça me fait bien rire (surtout de voir les regards horrifiés des gens tous secs qui cherchent à éviter autant que possible notre présence et les gouttes qui pourraient voler par inadvertance). Elle grelotte. Son cou n'est pas beau à voir. Tout comme le menton et un peu partout, c'est plutôt bleu. Enfin oui j'en rajoutte c'est sûr, enfin ce n'est pas plaisant.
Je me mets en face d'elle, laissant derrière moi une jolie flaque sur le siège. Le bagnolard me jette un regard du plus réprobateur, avant de se coincer un peu plus dans le coin, le plus loin possible de moi. Nous n'avons pas les mêmes valeurs, on s'est compris ? 0,95€

Je tends les mains. Les deux.
-J'ai chaud. Tu as froid. Profites-en.
(Pas de réponse pas de réponse pas de geste pas de réponse)
- J'ai chaud. Tu as froid. Profites-en. Ce n'est pas une technique de drague, ce n'est pas pour t'emprisonner, ce n'est pas pour dire on fait connaissance? C'est juste parce que tu grelottes.
(pas de réponse pas de réponse)
-C'est con parce qu'en fait, c'était juste comme ça mais bon j'insiste pas. Tu grelottes et si tu préfères avoir froid, c'est comme tu veux. (Je retire mes mains)
Jusque là, ton regard s'était fait inquisiteur, droit, brutal, tout sauf fuyant. Je ne sais ce qu'il s'y disait, peut-être mille fous-moi la paix ça ne se fait pas. C'est étrange et peut-être par esprit de contradiction, je n'en sais rien, lorsque j'ai retiré ce que je tendais, ton regard s'est baissé vers le bas vers le rien, les genoux, et sans un seul mot toujours, tu as saisi les mains. 3,35€

Ce n'était pas agréable.
C'était un peu comme ces grands-mères à pied, qui portent je ne sais combien de sacs de courses, dont l'un est à moitié déchiré. Voilà qu'on se prend de pitié Madame je vais vous aider à porter. La vieille acariâtre est contente mais bon, il faut tout de même reconnaître que c'est la Gare de Groenendaal corvée ; là ça fait comme deux morceaux de métal gelé. C'est un bloc de glace. Je ne bouge pas trop je laisse faire, parce que c'est vrai je persiste ce n'est pour rien, c'est juste parce que tu grelottais (et encore maintenant). Tes doigts congelés glissent lentement sur ma peau, en fermant les yaux je pourrais m'imaginer le contact avec un serpent. Je n'ose plus lever les yeux maintenant (même si je sais même si ce n'est rien), je regarde juste ces mains osseuses, presque cadavériques - tout y est parfait pas la moindre égratignure, c'est blanc comme une morgue. Quelquefois, tu glisses vers le début des bras là où il y a des vêtements, parce que c'est encore plus gare de La Hulpe chaud, moi pour un peu j'en frissonerais ! Enfin en somme, je suis content, même si ça reste un peu désagréable, je me dis que la même chose sur le ventre, c'est la mort assurée ! (Il faudrait qu'elle s'achète des chaussettes rayées celle là).
Tes mains se retirent doucement pour regagner le fond de poches grandes ouvertes et donc largement inefficaces - j'ose enfin remonter les yeux vers toi ton visage. Le train freine, je t'esquisse un large sourire que tu me rends modérément, juste un tout petit peu, tandis que le bagnolard crève de rage plongeant avec hargne dans ses voitures rutilantes, il se croirait presque en face de Victor Newman et Ashley Abott - cogner fort le démange, il le fera peut-être avec son pit-bull ce gare de Genval soir. La porte t'avale et tu disparais dans la nuit, à nouveau plongée dans la pluie le froid le vent. Je ne regagne pas mon ancien siège (toujours un peu mouillée), mon coeur ne bat pas fort et je ne souris pas à l'intérieur. Je garde juste une goutte d'étonnement, je ne pensais pas que je serai, un jour, si près. C'est tout. Gare de Rixensart. Je descends, le quai et une mare et les géotextiles mal posés se déchirent dans de lamentables lamelles donnant un aspect dégueulasse. Les rues sont noires, un groupe rejoint en silence le centre pour réfugiés, moi je tourne à gauche. 2,99€

Il n'y a personne à la maison pour me demander pourquoi je rentre si tôt. C'est peu dire que ça m'arrange. Avant, je restais des heures à Hoeilaart à me promener dans les chemins boueux c'était bien, pratique, justifié quasi systématiquement par les mous " heure d'étude ", " cours déplacé " et tout autre du genre. Les parents, ce n'est pas la peine de leur expliquer que je ne veux pas les rejoindre. Non, je ne veux pas grandir plus, gagner le mot adulte et par là, obtenir mes droits de travail, obligations incessantes de gens tristes. Quand je les entends parler, je ne comprends pas très bien. Ils ont envie de cogner les quatre cinquièmes de leurs collègues : pourquoi ils ne le font pas ? C'est pourtant simple... Le patron il te gonfle, et bien tu lui fous une bonne pèche et on en parle plus.
A Jacquemotte, je suis bien obligé de travailler un peu. Ils ont déjà essayé de me virer, heureusement ça a loupé in extremis. Attend, tu imagines une seconde que je me retrouve obligé d'aller avec les adultes ? Il faudra bien un jour je sais, ils ne vont pas me louper, mais bon je retarde, je me la coule douce autant que possible. Quand je serai grand, je vendrai du café pour les adultes. Je sais déjà où, il y a un magasin de café que j'adore, ils en ont 110 sortes. J'irai là et j'en vendrai plein, surtout pour les adultes qui travaillent beaucoup, ça les aide à tenir debout. Moi, j'adore le café, son odeur sa texture, sa couleur sa rondeur, sa chaleur sa vapeur, son marc et son odeur encore. 0,52€

Il s'est passé beaucoup de temps avant que la moindre chose. Enfin non, ça des devoirs de maths il y en a tout le temps, pratiquement toutes les deux semaines, mais bon ça ne compte pas. C'est la routine des vieux, ils essaient de nous faire vieillir à coup d'intégrales et de doubles intégrales. Réfléchis-un peu mon petit... Oui fronce les sourcils, ton front se plisse, c'est bien. Les premiers signes de la vieillesse vont s'inscrire dans ton front ton visage partout.
Moi, je ne suis pas très intégral.
Enfin, je dis ça, mais je dis rien...
Les vieux se prennent la tête pour tout : les aliments qu'ils achètent sont ils assez bio, les transports leurs permettront-ils de rejoindre la capitale par la route en moins de quatre heures ? (18 kilomètres) et puis les bombes atomiques en Corée, les comités de défense de l'avortement, les couleurs des papiers d'emballage des cadeaux de Noël. Je ne liste pas les leurs, ce sont d'épouvantables papiers remplis de choses à faire, rayés avec un feutre fluorescent une fois que c'est après. Ils ont beaucoup de soucis.
Moi je n'en ai qu'un. Est-ce que le prof de maths va finir par me larguer ? Enfin bon voilà, comme je le disais, il s'est passé beaucoup de temps et la fin janvier s'est déroulée en noir et gris : les arbres sont figés, certains ont des bourgeons tous noirs. J'ai le choix de prendre Rixensart ou Genval. Ma maison est placée exactement entre les deux, pas très loin du cinéma (que j'aime bien, enfin ça n'a rien à voir). Ce matin, j'ai choisigenval parce que papa part en même temps et qu'il a moyen de me déposer ; il n'y a pas moyen, dès que je peux éviter la marche, je ne me gêne pas une seconde. 0,75€

La porte de la gare de Genval grince épouvantablement. Ca fait des cris terrible, un croui lamentable et sonore, se répétant à l'identique à chaque fois que quelqu'un rentre. Ca fait donc toutes les trois secondes environ ! Il y a une maman et une petite. La petite, elle ne sait dire que tata, alors ça se répète à l'infini aussi, tout comme la porte en réalité. Tata taatha tatta taaahta...
Papa m'a déposé à l'avance et je regarde la pendule tourner. Plus ça va plus il y a des gens, plus il y a des gens plus je me mets dans un recoin près du distributeur de canettes, plus je me mets dans le recoin plus je me dis qu'il est temps de sortir - alors j'y vais.
Dehors, il y en a qui fument et ça empeste, alors je cherche le coin le plus isolé. Ce n'est pas que je sois spécialement aigri (voire misanthrope) mais bon les cigarettes c'est un truc pour les vieux.
Il y a pas mal de monde ce matin, dont le gars avec le bonnet, à chaque fois c'est pareil, il se met en plein milieu du passage et il sort sont journal. Les gens pressés le contournent mal, il est déjà arrivé une fois que le train d'Ottignies arrivait, une dame bizarre s'est mise à courir comme une cinglée en criant attendez ! attendez ! et puis dans sa course tout sauf esthétique, elle s'est cognée dans le journal sans même s'arrêter, les feuilles déchirées éparpillées au sol, attendez ayyendez ! Elle ne l'a pas eu. (Comme justice peut-être). En tout cas quand j'ai entendu les portes se fermer de l'autre côté et que sous le wagon, j'ai vu ses pieds juste ses pieds en train de pinailler, j'étais bien content. Ouais, je suis vache. Sauvagement.
Le monsieur au bonnet et là (et donc), il n'a changé aucune de ses habitudes puisqu'il sort joyeusement son large journal. Une personne à la démarche assez vive le contourne, c'est toi. Tiens oui toi c'est vrai, je t'avais oubliée, qu'est-ce que tu deviens ? Tu grelottes toujours ou bien tu as acheté des chaussettes rayées ? (A ce titre, c'est très bien de dormir avec un vanvan aussi). Elle contourne et voilà qu'elle se met pile à aller vers moi, cool ! Bonjour toi, je suis ravi de te revoir mais là j'ai comme un doute, je crois que je suis un peu frigorifié.
Elle se plante devant moi sans un mot (j'esquisse un très léger sourire et en même temps, je me demande si elle est muette (quoi ? Oui après tout, c'est possible non ?)). Elle fouille dans son sac et sort une enveloppe.
Elle me la tend. Je ne comprends pas trop mais bon c'est pas grave. Les adultes auraient froncé les sourcils, ils se seraient dit c'est quoi cette histoire. Moi j'ai pris j'ai souri j'ai dit merci tout doucement, et puis tu es partie comme tu es arrivée, même visage (cette fois-ci presque translucide) puis tu as disparu comme un coup de vent dans les escaliers du passage souterrain.
Je n'ai pas guêté comment (et si) tu ressortais de l'autre côté. 17€60

L'enveloppe était blanche. Enfin, je veux dire elle était était. Elle a du traîner longtemps dans le sac, parce que les coins paraissaient franchement écornés ; Il y a une longue balafre sur l'arrière. En regardant bien, on voit que ça a été gratté (pour effacer). En face de Harry Vandersmaecker, qui s'en fout comme de l'an quarante, j'ouvre l'enveloppe, me demandant vraiment ce que je vais y trouver. Un billet de cinquante euros (achète-moi un cadeau, on se fait une surprise), une photo de chat (c'est le mien, il est beau, là il est en train de griffer sa souris, la queue est floue parce que c'est sur ressort et il n'arrêtait pas de la déchiqueter), une lettre d'amour éperdue (ah mon Dieu, je ne dors plus depuis que je t'ai vu, viens vite m'embrasser oh oui...), une facture de Belgavol (je ne sais pas la payer, j'ai vu que tu étais gentil, tu ne voudrais pas m'aider ?), une copie d'un CD (je ne sais pas si tu connais, moi j'aime bien, je ne sais pas pourquoi je te le donne mais ce n'est pas grave), une photo du ciel (parce que les nuages c'est beau tu as vu comme ils défilent vite aujourd'hui ?)
Je n'ai pas eu tort pour le chat. C'est à peu près tout.
C'était une carte postale comme on en trouve dans les carteries, un peu du genre truc passe partout : un chat affalé avec des yeux en triangle, des moustaches adorables et un grand sourire (un peu comme s'il rêvait d'un fabuleux festin à la mésange, avec sauce souris). Derrière, une écriture au stylo plume, un peu maladroite pas très droite.
Je voulais vous dire que ça ne m'était jamais arrivé. Je ne sais pas si vous avez vu, je suis malade (mais je ne veux pas en parler). Jamais personne ne m'a parlé avec cette simplicité. Je voulais juste vous dire merci.
Pas de signature (donc pas de prénom), rien de plus que ce mystère quasi complet. Malade de quoi comment ? Je peux faire quelque chose ? Je suis resté à la fois stupéfait et défait par rapport à la ligne relue dix fois et demi, à la fois béat devant l'écriture et le geste.
C'est normal tu sais, on est pas des adultes tous les deux. 9,95€

Ca doit être les couleurs, juste les couleurs qui font ça. Les arbres noirs le long de l'avenue, le sable sur les pavés, ça crisse. Il y a trop de bruit, c'est rouge brutal. La gare d'Etterbeek avec ses escaliers si hauts - l'envie d'être ailleurs. Ou comme ça on ne sait même pas pourquoi, le besoin de rien, l'envie de tout différent, même pas le plaisir d'aller prendre un café brûlant bien tassé alors que les autres fument leur interminable clope. Il y a des médicaments pour les gens malades. Oui j'ai vu j'ai bien vu : je sais, en grognement indistinct. Je me demande comment tu arrives à tenir debout avec tes regards fuyants, tellement qu'on dirait la grisaille d'un manège arrêté, une eau de source pratiquement tarie par le gel. Ca doit être les couleurs qui font ça, des questions de vieux, des pourquoi-comment qui ne servent à rien, profondément noirs et inutiles. Tu es ; tu es où pourquoi ? Juste en réponse la couleur des petites étoiles qui dansent dans les yeux ce mouvement glacial. Grise Etterbeek sous la pluie.
Alors demain matin, j'irai à la Gare de Genval, oui comme je le faisais avant quand je me pointais à Groenendaal rempli de trente mille espoirs indistincts, te retrouver le coeur battant (même si là ce n'a rien à voir, enfin si mais non).
Nuit lugubre d'attente sombre le sommeil qui ne vient pas, et puis ce vent dans les branches du sapin au fond du jardin, pas loin du SuperBasket. Il y a un chien qui aboie après un chat, loin très loin, les hurlements sont atténués par la distance, c'est à peine si on les entend. De toute façon, ce sera comme ça. J'irai à la gare tu ne seras pas là, puis demain puis demain c'est toujours comme ça.
Il y a au moins une chose que j'ai appris, c'est qu'il ne faut pas aimer.
Ca fait mal. 0,50€

Fuir.
La maison, ce matin cours de maths. Violence qui fait presque mal au ventre. Qu'est ce que ça peut faire des intégrales doubles dans des histoires de torréfaction, hein ? pourquoi suis-je obligé d'ingurgités vos saletés ?
Tata n'est pas là, pourtant la porte crie toujours autant, elle joue des fausses notes et je me demande vraiment combien de temps ça durera avant que le chef d'orchestre décide d'en finir une bonne fois pour toutes.
Je m'étais trompé en fait. Tu es là, tu passes sur le quai. Tu me vois, me fais un très léger signe et tu disparais dans le souterrain tagué. Je guête (cette fois ci) comment tu vas ressortir, mais je ne t'aperçois pas. Peut-être es-tu restée en haut de l'escalier ?
Alors j'y vais.
Je te retrouve effectivement en haut, ta silhouette est toute noire dans la veste qui te dévore, c'est comme s'il n'y avait que le vêtement et dedans le grand coup de vent. Tu ne m'as pas vu pas entendu - je me mets juste à côté.
Ton regard marque une seconde (ou une demi) d'effroi, puis tout se cache dans le regard vide que je te connais maintenant un peu. Je me demande si tu respires. En fait peut-être non ?
-Je voulais te dire merci pour ton merci, tu sais la carte. C'est normal.
(pas de réponse pas de réponse pas un geste pas de réponse).
-Et puis quoi, que tu sois malade, qu'est-ce que ça peut faire, moi je m'en fous, j'ai bien aimé être avec toi tout simplement.
(pas de réponse pas de réponse).
Son train arrive avec tout le vacarme que ça accompagne. Quelques personnes se mettent à courir, les portes s'ouvrent, un groupe de jeunes monte en criant, un gars essouflé montre quatre à quatre les marches de l'escalier. Tu ne bouges pas. Tu ne me regardes pas. Tu ne regardes rien. Je ne comprends pas.
-Je vais te laisser prendre ton train, file avant qu'il soit trop tard. Je veux juste te dire que j'aimerais bien te revoir, file vite...
(pas de réponse pas de réponse). Et voilà que tu baisses ton visage tout vers le bas et que tu te mets à pleurer je ne sais même pas pourquoi, qu'est-ce qu'il y a qu'est-ce que j'ai dit ? Tu es silencieuse étrange, ton corps menu est agité de soubressaut et il sort du rauque, je ne sais pas c'est bizarre. Sur le quai, c'est maintenant le désert parce que tout le monde est monté. Le contrôleur jette un dernier regard et actionne la fermeture des portes. Ca claque sec sur toute la longueur du train avec retardement, clac clac... clac. Un instant de silence puis un grand soufflement. Le convoi démarre lentement puis disparait dans un halo de phares rouges éblouissants.
Je suis infiniment gêné, je regrette mais je ne pars pas. Je ne comprends pas du tout. Tu es toujours là tu ne bouges plus tu ne dis rien, c'est comme si tu étais morte en fait.
En face, je vois mon train arriver et je me dis que ça commence tout juste à prendre la tournure d'une galère. Je ne sais vraiment pas quoi faire, je me sens tout con, responsable d'un orage sans même en savoir la teneur. Alors comme je ne sais pas, je reviens à la source de la seule chose que je connais, je vais chercher la main et je la serre - peu - tout doucement. Les miennes sont glacées mais ce n'est pas grave, toi aussi en fait.
Je suis là en figement sur le quai de la gare, à fixer ce que du pire est le mieux, fuir ou s'enfuir sans réfléchir une seule seconde à ce matin un peu triste fuir attendre la nuit, ne plus réfléchir au calme à la tension, ce qui ne se dit pas le silence, les mille pourquois qui sont là, les mêmes encore avant comme après.
Tu as pris mes mains aussi, je veux dire que j'ai senti que dans le froid du contact, il y avait vie, un minuscule truc qui fait que ça serre, pas beaucoup, juste ce qu'il faut pour que ça dise oui - le moindre geste suffit, la moindre parole aussi. Mon train a lui aussi prodigé son bruit de sifflet, ses claquements répétitifs, le grand soufle et le grésillement du départ. Dans sept minutes j'en ai un autre, toi c'est une demi-heure. Alors tu m'entraînes dans les escalier, fébrile, mais sans lâcher. J'ai suivi. 26,23€

Nous nous sommes assis sur les bancs un peu désagréables à l'intérieur de la gare. Ils ont une forme à la noix du genre mal conçu, on ne s'y sent pas à l'aise. (Mais il faut chaud). (C'est très différent). Je suis resté sans rien dire et sans rien faire. Ayant été source de je ne sais quoi de brisant, j'ai préféré me taire. Je pense que j'ai bien fait.
Tu me regardais peu, ou pas, carrément ; il faut bien dire les choses comme elles sont.
Tu as commencé à fouiller dans ton sac et tu as tiré une feuille de cours, un A4 blanc quadrillé, que tu as posé sur tes genoux. Tu as extirpé du gros bazar une trousse abîmée, puis un stylo-plume bon marché (que je devine être déjà celui de l'autre jour la carte avec le chat). Ta main a glissé sur le papier en une écriture rapide, un peu désordonnée, et tu m'as invité tout doucement à venir lire.
-Je ne sais pas parler.
Cette ligne me fut un choc, celui de la compréhension qui arrive soudainement, l'idée qu'il n'y a pas eu si grave bêtise finalement, enfin je veux dire qu'il y a moyen de réparer, puis je me suis souvenu aussi de ces mots " mais je ne veux pas en parler ". Alors j'ai commencé à chercher dans mon sac pour jouer le jeu, moi aussi écrire une phrase, quelques mots, même si je pouvais les dire en moins de temps qu'il n'en faut pour les dire : non écrire : j'ai trouvé un stylo rouge.
-Ce n'est pas grave. Et puis parce que cela me semblait trop modeste, j'ajoutte : vraiment (souligné).
-Tu ne me demandes pas pourquoi ?
-Non. (silence) Pourquoi le ferais-je ? (silence) Il n'y a rien à justifier. Ca ne change rien dans le fond. C'est pas ça, être malade.
-Si.
-Tu as dit que tu ne voulais pas en parler, euh... (je raye parler, je remplace par écrire).
-Oui...
-Dis, est-ce que je peux ?
- ?
-Te donner un bisou sur le front ?
17€33

Finalement, le cours de maths a sauté, je suis arrivé avec quarante minutes de retard. Au bureau des absences, j'ai été raconter que c'était à cause du train. Oui, un aiguillage qui a sauté. Ca arrive des fois. Il y a des gens qui mettent un caillou entre les deux aiguilles. Alors, quand la machinerie se met en route, ça force et ça coince. Il y a une alarme qui se met en route, le conducteur du train est mis au courant et il arrête la machine deux cent mètres avant. Il y a un réparateur qui vient. Comme la machine est abîmée, il faut remplacer un petit rouage, c'est pas grand chose, ça prend un quart d'heure. Enfin en attendant, on arrive rapidement à quarante minutes de retard. C'est à croire qu'il y en a, ils n'ont qu'une seule idée en tête, c'est de faire rater les cours de maths aux autres. Oui Monsieur, je vais rattraper, il y a Maxime, il va me faire des photocopies de ses cours. Il écrit bien et c'est très clair. Non Monsieur, taatah elle n'était pas là ce matin. Elle a du rester bien au chaud au fond de son lit. Pas comme moi, je me suis levé, oui je me suis levé, ce n'est pas parce que je suis resté au fond du lit que je suis en retard aujourd'hui, vous pouvez téléphoner à la sncb, je vous jure. C'est la dernière fois ? Mais je n'en sais rien Monsieur ! Je n'y peux rien... 0,34€


*
plus entendre
C'est dimanche et la machine à laver tourne, elle fait un bruit pas possible. Je scrute l'une de mes culottes faire des voyages circulaires : comme elle est blanche sur des bazars plutôt noirs, on ne voit que ça.
Je sais que personne n'est là, je sais que personne ne la voit, je sais que je sais que ça ne dérange pas. Comme je ne l'ai pas faite depuis longtemps, je l'ai bourrée. Ca frotte contre la vitre et ça fait des petits couinements. J'en ai peut-être mis trop. C'est pas grave, ça tourne ça va.
Je m'appelle Audrey, j'ai seize ans un quart.

Je ne mange pas (beaucoup) parce que je n'ai pas envie. C'est tout. Les autres me font rire avec leurs régimes à la noix, leur ligne et leurs petits problèmes débiles. Moi, je ne mange pas parce que je n'ai pas envie. Ca a suscité énormément de remarques, de suivis pédagogiques psychologiques psychiatriques et tout ce que tu veux comme mots qui se ressemblent. Ca ne m'a pas donné envie plus. Je crois que ça n'a fait qu'empirer l'état des choses. A franchement parler, ce n'est pas un problème que je ne mange pas un gramme puisque je n'ai pas de vie.
Je n'a pas de vie (beaucoup) parce que je n'ai pas envie. Je n'ai pas de projets, pas de futur, pas de réalisation dans l'urgence, des devoirs obligés mais des résultats modestes, pas d'amis, pas d'ennemis, pas de solitude, pas de contact, pas de tout ce que tu veux, seul m'intéresse le néant. Complet.
Je n'ai pas de sexe, je ne suis ni mâle ni femèle. Je n'ai pas de copain, je n'ai pas de copine, je n'en ai pas envie. Je ne me passe jamais le doigts entre les jambes tout doucement parce que ça ne me fait rien : aucun besoin aucun plaisir, aucune attirance, aucune découverte. J'aime rester longtemps dans mon lit sans bouger du soir au matin et du matin au soir, au chaud - regarder par la fenêtre le temps gris avec les nuages qui défilent.
Je n'ai pas de voix, je n'ai pas parce que je n'ai pas envie. On me parle je ne parle pas, on me demande je ne réponds pas, on me chahute sans arrêt je ne bouge pas. Négatif sans cesse en mur d'opposition : du sans arrêt vous m'aurez pas. Résistance qui brise même les plus ardus même les plus obtus. J'ai percé la main d'un coup de compas celui qui cherchait à me toucher en cours. Ma parole s'est éteinte parce que je ne veux pas je ne veux plus.

plus entendre
Je m'appelle Audrey, j'avais un tout petit peu moins de quatorze ans. Je n'ai jamais consigné ceci dans un carnet. Ils fouillent tout, ils cherchent ma mémoire : ils ne l'auront pas parce que je ne veux pas.
C'était un jour d'automne, juste avant novembre. J'ai aimé et je l'ai dit. Je l'ai dit. Je l'ai dit. Je l'ai dit. Je l'ai dit. Maman je suis amoureuse. Une fois comme ça en quelques mots de grande importance - fruit de la nouveauté ça y est je suis une grande, quelques mots qui témoignent de la chaleur intense du bonheur, celui que je n'avais jamais connu alors, non vraiment jamais.

plus entendre
Je m'appelle Audrey ses cris ses hurlements parce que ce n'est pas possible que c'est scandaleux parce que c'est honteux jamais non jamais ça ne se passera que c'est trop jeune pas maintenant mais plus tard, pas maintenant parce que c'est une idée torridement débile. File dans ta chambre tu es punie, non tu ne mangeras pas ce soir ça te fera réfléchir. File je ne veux plus te voir, trainée. A cet âge là non mais franchement, qu'est-ce que ce sera dans deux ans ? Plus entendre les cris les cris les grognements du cochons ses sifflements aigus de vipère ne plus entendre. Je suis partie dans la chambre comme il m'était demandé. J'ai fermé la porte.
Le lendemain matin, maman m'a accompagné à l'école jusque la porte, jusqu'à ce que je disparaisse un peu plus loin là où vraiment elle ne pouvait plus aller. Le soir à la sortie, elle m'attendait. Je suis rentrée à la maison avec elle, sans un mot.
Elle a ouvert la porte.
J'ai ouvert la mienne, celle de la chambre, je l'ai fermée à clé et j'ai jetté la clé dans le jardin. J'ai fermé la porte de ma vie. J'ai pris la clé et je l'ai avaléé. Ils sont bien sûr venus défoncer la porte de ma chambre, avec force de reproches et de hurlements. Ils sont bien entendu venus défoncer la porte de ma vie, avec la violence que je leur connais, mais ils n'ont pas trouvé comment ouvrir.

plus entendre
Je ne m'appelle plus parce que je suis devenue le vide, l'écriture translucide de la vie. Je ne cherche même pas à exister en cachette, je sais invariablement qu'un jour ou l'autre, ils trouveraient tout et saccagerait avec violence. Je n'attends même pas dix huit ans pour partir, parce que ce serait partir où pour quoi pour où et comment ? Je n'attends rien, ni la vie ni la mort puisque je suis inexistence.
Je les entends tous ces gens sérieux ces adultes méprisables. Tous leurs mots n'ont fait que renforcer mon obstination, la transformant de pierre en acier, d'acier en diamant. Ils ont tenté de me rayer le coeur mais plus rien n'a de prise.
-Madame, elle vous mène en bateau. C'est strictement une réaction de chantage. Laissez-là jouer ce jeu là, elle s'en fatiguera. Lorsqu'elle aura faim, elle sortira de la tanière.
-Madame, votre fille va se laisser mourir. Je ne pense pas qu'elle ait la force de caractère pour aller jusqu'au bout, mais elle risque d'aller loin et ça va faire des problèmes. Il lui faut un suivi à long terme.
-Madame, ces réactions sont fréquentes, mais généralement ça ne dure pas plus que quelques heures, quelques jours au pire. Elle est vive et elle écoute ce qu'on dit, laissez passer ça calmement, ça va s'arranger.
-Madame, je pense que vous avez bien fait, il ne faut pas laisser l'intolérable s'infiltrer à petits pas. J'aurais fait exactement pareil que vous, je vous approuve entièrement. Pour redonner un peu la forme à cette petite, nous allons lui donner des vitamines C. C'est bon les vitamines C. Un peu de fer aussi, du fer folique.
-Madame, vous dites que ça dure depuis longtemps, il va falloir commencer à faire le deuil et parler de choses sérieuses. Votre fille a subi un traumatisme neurologique avec des répercussions psycho-somatiques. Si rien ne change malgré les médications, il va falloir penser à la mettre en internement pour une mise en situation plus constructive.
-Madame, ce qui est tombé par la violence ne peut remonter que par la violence. Si vous la tapez, elle criera, on s'est bien compris. Ammenez-là dans les dernières extrémités pour qu'elle évacue tout son mal. Elle pleurera mais après tout sera oublié, et ça ira mieux.
-Madame, il faut y aller avec douceur, ça va aller. Audrey tu m'entends ? Tu m'entends ? Je suis là pour m'aider. Tu as vécu un moment difficile mais ça va aller. Il faut que tu me racontes tout. Parler, ça soulage tu sais. Tu m'entends.
-Madame, il faut revenir à la source pour mieux re-gravir la pente. C'est un gros chagrin de coeur ? Comment il s'appelle ? Olivier. Il faut que Olivier vienne ici pour l'aider à faire le deuil. Olivier est parti avec une autre et il s'en fout ? Mais il faut qu'il vienne. Il s'en fout, c'est à dire qu'il ne viendrait pas ? Tu vois Audrey, c'est vraiment un salaud, tu n'as plus à t'en faire, tu as eu de la chance d'éviter le pire.
-Madame, est-ce que votre fille a tenté de se suicider ? Non ? Alors il faut attendre qu'elle tente de se suicider pour examiner le dossier. Non, ce n'est vraiment pas possible, c'est un service d'assistance aux déprimes à tendance suicidaire. Non vraiment, je suis infiniment désolé mais ce n'est pas possible, revenez plus tard. Oui voilà. Vous avez les coordonnées ?

plus entendre
Ces charognes. Chacun plus téméraire, plus sûr de lui - même cette dame assistante sociale que j'aurais volontier égorgé d'un coup de coupe-papier. Mais non, ce n'est pas la peine : je ne vis plus j'existe plus. La nuit quand viennent les ombres, j'ai tué mes rêves, je ne veux plus les entendre parler. Ils sont inutiles frustrations, images violentes volantes réminiscence du passé ; c'est en tout point affreux. Je vois la culotte tourner et j'attends là que ça se passe. Il n'y a personne et c'est tant mieux. Même quand il n'y a personne, je ne parle pas, je ne me parle pas. J'ai perdu l'habitude. Il est même possible que j'en aie perdu la capacité. C'est tant mieux, au moins je suis certaine de ne pas faire d'erreurs. Ca ma surprise d'ailleurs. Il y avait une plaisanterie amusante, je n'ai pas ri. J'ai juste soufflé des trucs rauques comme s'il n'y avait plus rien qui fonctionnait. Il n'y a plus rien qui fonctionne parce que j'ai arrêté l'alimentation de la machine. Tu veux la tuer ? Vas-y maman. Vas-y. Tu n'as pas compris que je suis fragile. Infiniment. Alors tu m'as brisé. Les morceaux ne se recollent pas.

entendre
Le bruit du linge qui frotte contre la vitre en tournant. A force de faire marche-avant marche-arrière, c'est devenu tout noir. La culotte a choisi d'explorer les profondeurs abyssales de mes pantalons. Entendre, son écriture qui me dit je me souviens, mot pour mot, ces mots, ce rire limpide, cristalin, sensible : est-ce que je peux ? Comme ça en une ligne et demi, toute simple et toute clair. Il a beau ne pas le faire exprès, il ne peut s'empêcher de mettre les pieds dans le plat, avec ses grands sabots. Un vrai chien dans un jeu de quilles. Je ne savais pas quoi répondre. Avec mes conneries, je venais de lui faire louper son train... Mais je ne pouvais pas dire oui non plus, le pauvre, il ne sait pas où il met les pieds. Alors j'ai écrit non. Je me suis bien dit que ça allait le blesser (un peu mais pas beaucoup), alors pour rendre les choses un peu plus floues, j'ai rajouté rapidement, sur une ligne d'hésitation " pas tout de suite ". ca peut sous entendre un plus tard, un pas maintenant mais peut-être après, dans longtemps si tu le mérites, enfin... Il peut s'imaginer ce qu'il veut et en attendant, je peux préparer calmement ma retraîte... J'ai été vraiment conne de pleurer mais j'ai pas réussi à faire autrement. D'habitude, les gens sont méchants avec moi et ce n'est pas un problème. Ils me fuient, me trouvent bizarre, décalée, tarée. Je m'en fous complètement, ça m'amuse d'ailleurs. Allez-y, crachez votre venin. Ca ne fait que me renforcer.
Mais qu'on me dise ce n'est pas grave. Si c'est grave. Si puisque je suis là j'en suis arrivée là, comme ça. Si.
Pas grave pour lui ? Qu'est-ce qu'il en sait ? Il m'a vue durant quelques minutes, ça ne signifie rien. Et puis de toutes façons, je suis blafarde. Personne ne peut m'aimer. On n'aime pas un déchêt comme moi. Il ne reste rien de ce que je fus.

C'est dimanche et il ne se passe rien. C'était dimanche aussi quand j'ai été morte au fond de la chambre. J'avais juré que non, ils n'auraient plus rien de vivant de mon âme, plus rien. J'ai commencé à détruire tout ce que je possédais. Le plus important d'abord, puis le futile ensuite. Non plus rien.
Comme cela pouvait se voir d'un jour à l'autre, je travaillais en toute discrétion. Un peu chaque jour dans les poubelles de l'Athénée. Surtout pas des gros volumes, rien que peu à peu des petits bouts de papier, sans aucune trève. Il est arrivé un jour où il n'y avait plus que les livres et des objets sans importance. Un jour où ils n'étaient pas là, j'ai tout balancé par la fenêtre. C'était vraiment jouissif. En bas, ça faisait un tas éparpillé de feuilles, de livres, de papiers. Il s'est mis à pleuvoir et j'en ai profité avec une rare délectation. J'ai terminé mon travail avec :
-L'armoire, fracassée en bas en deux morceaux.
-Le lit, qui ne voulait décidément pas passer par la fenêtre (c'est terriblement lourd), un peu tordu par la chute et ayant donné au mur une jolie balafre.
-Le bureau, défoncé de A à Z en ayant percuté le dessus du lit.
Dans la chambre, il ne reste qu'un drap, mes couvertures, mes vêtements soigneusement pliés et rangés par terre, une boîte de tampax et mon sac de cours. Ils sont rentrés la nuit, ils n'ont rien vu.

Le lendemain inévitable, ils ont vu ils ont du voir. De ma fenêtre, je regarde, tout est encore là. Je peux rester dans la chambre toute la journée, ou descendre pour me faire taper. En fait je m'en fous, donc je descends.
En bas, rien de spécial. On me lance un regard noir et puis c'est tout - pas un bonjour pas un mot. C'est une grande joie. Les affaires s'arrangent. Alors je remonte puis je vais me lover sous les couvertures. C'est bien comme ça.
Quelques minutes après, je les ai entendu s'afférer en bas, en pestant comme des diables. Il faisait froid et la fenêtre était fermée, je ne les entendais qu'à peine (et je n'osais pas aller à la fenêtre pour aller regarder). Je sais juste qu'au bout d'une demi-heure, je n'ai plus rien entendu. J'ai imaginé tout débarassé, en gros tas dans le garage pour aller nourrir les encombrants. Un oeil jeté dehors me confirme la supposition, il n'y a plus rien.
Je me sens libérée.
Sous la couverture je ne bougerai pas aujourd'hui. Non je n'ai pas envie. Plus les écouter, même s'ils ne disent rien. Leur regard suffit. J'ai cessé de les aimer. J'ai cessé d'aimer tout court. Mes mains sont froides, je les plaque contre mon ventre pour que ça réchauffe un peu. Je glisse mes doigts jusque mon sexe, j'aimerais coudre tout ça. Prendre un fil et tout serrer très fort pour que ça s'efface, que ça n'existe plus. Ou bien tout découper pour que ça cicatrise en plus rien du tout. Je n'ose pas le faire, j'ai peur que ça fasse mal.
Je n'ai plus de jolis vêtements, tout est noir. Seules mes culottes sont blanches. Ca ne se voit pas. Je n'ai plus rien qui puisse attirer le regard, je n'ai plus rien en existence. Vidée de substance. Pas d'attirance pas de jaloux, pas d'envie pas de colère. Mon souhait le plus vif, c'est que rien ne se perpétue. J'ai envie que le temps soit long, le plus long possible, bardé d'ennui.
Il y en avait un dans les charognes, il avait raison. Je ne lui ai pas dit (évidemment). Il ne parlait pas à Madame, c'était à moi qu'il s'adressait (pratiquement le seul à faire ainsi) : il y a quelque chose de pas logique en toi. Si tu as tout perdu et que tu ne veux plus rien gagner, alors pourquoi ne t'es tu pas suicidée ? C'est parce qu'au fond, il reste un peu d'espoir. Pour l'instant, tu as juste fermé les volets de la maison. Alors c'est quoi cet espoir ? Faire des études, être diplômée un minimum puis dès ta majorité, disparaître du regard de tous ? Je suis sûr qu'il y a quelque chose de ça. Mais dis-toi bien que les études, il y a des oraux. Il va falloir réouvrir la bouche, un tout petit peu, peut-être pas pour nous mais au moins pour eux.
Dans le fond, il avait raison. Il reste quelque chose. Mais c'est informel. Je n'attends rien. Ou juste un miracle auquel je ne crois pas. J'en suis venue à me détester compulsivement, on ne peut pas m'aimer dans ces conditions là.

Je suis descendue pour aller chercher de l'eau et je me suis pris une raclée. Une comme rarement. J'ai eu mal. Peu m'en importe, réellement.

plus entendre
Leur cris leur terreur. Ma vie est silencieuse. Je n'écoute aucune musique, je ne fredonne aucun chant, je n'aime aucune mélodie. Me frapper comme ils le font est leur dernier retranchement, ils abusent de ça pour m'éprouver, pour se séparer de mon poids déjà plus grand chose. Jamais ils ne reconnaîtront leur erreur, jamais ils n'évoqueront le moindre mot d'excuse. Celà m'importe peu. Je les ai renié. Ils ne font absolument pas partie de ma chair, encore moins de mon âme. Je suis en rejet total, la greffe est perdue.
Mon seul rêve est de partir loin, un endroit qui n'existe pas, quelque part en Sibérie où n'importe où ailleurs dont la société n'existe pas. Bâtir une vie en autarcie complète, ni voisins ni compagnon : la solitude sans mots à dire, sans compte à rendre.

Ma culotte a fini de tourner. Me reste plus qu'à étendre le noir parmi le noir, bien en retrait de leur vue. Bien qu'ils ne fassent plus rien ou ne me disent plus rien, je les sais capable de me le voler ce linge, rien pour que je sois nue face à eux, dans un sentiment de honte implacable. Jamais leur donner cette arme. Demain lundi un nouveau jour d'école, plongée dans la folie du monde, ce n'est pas que je refuse, je me suis forgée inadaptée. Ca ne leur plaît pas et j'ai des résultats très moyens.
Demain il y aura le train aussi, et l'autre. Il faudra que je lui écrive trois mots pour lui expliquer ma maladie, il ne faut pas qu'il s'accroche, il ne faut pas qu'il comprenne, en réalité il faut qu'il prenne peur. Est-ce que je peux venir chez toi non, est-ce que tu te sens bien non, est-ce que je peux aider non, est-ce que tu sais dire autre chose que non, non. Je ne sais rien dire. Pars pendant qu'il est encore temps, avant que tu comprennes que je suis un problème étrange, délicat et pénible...

Dans la toilette, il y a un miroir. J'ai regardé mon visage, j'ai encore changé. Ma peau est devenue infiniment lisse, tendue sur du rien ou du pratiquement rien. Mes paupières sont rougies, mes yeux noirs ressortent de là comme des prunelles brûlantes de fièvre. Je passe longtemps à peigner mes cheveux pour qu'ils ne bouclent plus du tout. Pour un peux, je devrais me raser complètement - mais je sais que ça m'attirerait encore plus de regards réprobateurs. Alors là comme ça, c'est bien. Ca fait une onde totalement lisse et uniforme, sans rien d'exubérant. Je donne l'apparence de quelqu'un de tout à fait normal - c'est ça ma maladie - mon regard est froid, entièrement vide d'interrogation, de peur ou de bonheur. Je remonte mon pantalon, je tire la chasse d'eau et je retourne à l'étage, me réfugier par terre, sous les couvertures.

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C'est la pluie. Gare d'Etterbeek.