Vincent Duseigne ~ Kruikenstraat ~ 2006

Paysage sonore


L'instinct, c'est comme cet oiseau qui mourait de soif et qui a pu boire l'eau de la cruche en jetant des cailloux dedans.
Jaymes Joyce.


Les lieux et les personnages de ce livre existent tous ou presque. Une attention toute particulière est portée à la véracité des descriptions. Cependant, ce récit est une fiction. Ces évènements n’ont pas existé. Toute ressemblance avec la réalité serait purement fortuite.


Les jours qui suivent

La gare de Hoeilaart et ses graviers froids. Il n'y a personne. Quelle que soit l'heure, il n'y a personne. Ces quais m'ont toujours donné une immense impression de solitude. Il y a le silence, ou le presque-silence (juste ces haut-parleurs qui grésillent un peu) et puis soudain, dans une déferlante, un train qui passe à fond, balayant toute vie d'un courant d'air glacial. Hoeilaart, un mélange passion d'amour et de haine, ce lieu de rien qui représente pourtant tant de choses au fond de mon cœur, le silence gelant d'une immense solitude, quelle que soit l'heure. Je traverse les voies. Le tunnel qui passe en dessous me répugne. Il n'est pas assez large, il est trop dangereux. J'ai toujours la frousse de me faire écraser par une voiture-furie dans un dernier dérapage mal contrôlé.

Franchement, je préfère mille fois disparaître en faisant des trucs bien plutôt que de me faire écraser le long d’un mur tout moisi d’humidité. Je traverse les voies et je fais attention de ne pas tomber. Le ballast, ce n'est pas vraiment idéal pour marcher. Je n'évoque même pas les traverses toutes mouillées, glissantes à souhait. Tu imagines une seconde ? Tu dérapes sur la voie et tu n'as plus qu'à attendre dans l'angoisse qu'un train s'occupe de te finir... Charmante idée.

Le ciel est maussade, c'est un sale gris plombé de fin d’hiver menaçant. On dirait que le jour a oublié de se lever, il y a une épaisseur de vingt-deux kilomètres de nuages au dessus de la tête. C'est lent. Je descend la pente gravillonnée en évitant les quelques restes crasseux de neige ; ça ne fond pas ici parce que c'est tout le temps à l'ombre, le panneau Ingang naar Brussel ne risque pas de bronzer. La rampe est tordue au bout, vestige de je ne sais quel accident. Il y a une flaque de boue poisseuse, j'évite tout ça tant bien que mal, il ne faut tout de même pas que j'aille tout salir chez elle, mon amoureuse...

La rue monte un peu, il y a des grandes cruches dans les jardins. La rue peut s'appeler comme elle veut, je m'en fous éperdument, c'est la rue des Cruches. C'est comme ça parce que je la reconnais de cette manière, les gros volumes tous ronds sont devenus mes points de repère au milieu de la mer résidentielle sans âme. C'est assez rapidement que j'arrive face à la maison que je connais si bien, il n’y a pas très long à parcourir. J'ai toujours un instant d'hésitation, filer dans le petit sentier boueux qui continue tout droit et m'enfuir en courant, complètement à bout de souffle, le visage rougi et les yeux larmoyants à cause du froid, fuir dans les chemins de la forêt la nuit, surtout ne plus rien voir, chuter et disparaître, toujours cet instant d'hésitation, mais à chaque fois, je dépasse la peur et la boîte aux lettres rouge avec le coeur battant, j’entre en ton monde.

Un instant de recul, à chaque fois, c'est le même coup de te voir. Personne n'est indispensable. C'est ce qu'ils disent tout partout dans les endroits sans coeur. Pourtant, tu es indispensable à mon équilibre, tu maîtrises mon déséquilibre, tu me retiens dans la pente glissante. Je te donne juste un bisou sur le front, avant de disparaître un peu plus loin pour enlever mes chaussures boueuses et vite les planquer dans un recoin. C'est vendredi soir et j'adore quand la folie de leur société s'arrête, j’aime cette liberté regagnée. Ce n'est jamais qu'un court répit mais c'est toujours ça de pris. Toute la semaine, je navigue en deux noms de codes, FOY161 ou MDL161, l'un ou l'autre me vont parfaitement. Ce sont les gares de Hoeilaart ou de Groenendaal. Et puis c'est tout. Le reste, ça part dans l’infini du néant, Bruxelles ou ailleurs, jusqu’à retrouver l’identité du retour.

Il est tard. Je me glisse sous les couvertures, j'ai les pieds congelés. Je les enroule tout au fond des draps pour que ça se réchauffe vite. Et puis je me love tout contre toi. Juste une main légère sur ton épaule, un souffle discret dans tes cheveux, la chaleur agréable d'être près de ton âme, te sentir tout partout et ne plus bouger. C'est un peu ça mon rêve, ce que j'attends toute la semaine, ce moment de plus aucune douleur, ces instants de plus rien du tout, cet endroit de toi et seule toi qui compte. Le matin suivant et déjà une perte, le lundi matin un assassinat, tout simplement parce que c'est te quitter pour un bon bout de temps, l'apnée avant que ça recommence pour de bon, pour de vrai – le soir suivant ou au pire, la semaine suivante.

Le matin des jours qui suivent, je glisse une dernière fois la main dans tes cheveux. Le commencement de ce jour là, je me dis toujours que c'est terminé, comme ça, pour toujours. Je ne sais pas pourquoi j'ai cette obsession, l'idée de te perdre sans savoir pourquoi, parce que le temps passe et que je n'ai rien compris à la vie. A vrai dire, c'est bien possible que je ne comprenne rien, mais j'ai juste envie d'être sur la même longueur d'onde, te garder au fond de mon coeur comme une petite flamme de bougie qui éclaire un tout petit peu – pas grand chose, mais ça suffit. Une dernière fois ton regard encore ensommeillé, une dernière fois une main toute douce contre la joue, puis disparaître dans le froid. Parce qu'il le faut. Il y a plein de choses dans la vie qui sont parce qu'il le faut. Ca fait bien chier à vrai dire.

La rue des Cruches est un peu dans le brouillard. Une grande nappe toute blanche habite le bitume, un pâle rayon de soleil oblique transperce la brume. La gare de Hoeilaart est là juste tout près, vestige abandonné en relique sans nom. Je retrouve le panneau Ingang naar Brussel, je retrouve les graviers et les mêmes salissures crades de neige, je retrouve le quai et les tags miteux qui vont avec (en violet et orange, comble du bon goût), le quai désert : toujours la même monotonie silencieuse et glauque. Je suis un peu en avance. C'est parce que je ne suis jamais en retard. Le délai, c'est quand il y a un accident. Je hais les gens systématiquement en retard. Je hais les gens tout court des fois, pour tout ce qu’ils m’obligent à être dans la société.

Le train est arrivé avec sa lenteur habituelle. Ici, ce ne sont pas des rapides. Les seuls trains qui s'arrêtent à Hoeilaart sont des tortillards. Je monte et je me mets là où je peux. C'est blindé. Tous les matins de semaine, il n'y a rien à faire, c'est toujours plein à craquer. Sortir du lit et de l'amour pour retrouver ça, un enfer de puanteur et de cons lamentables, c’est une épreuve. Le matin, ça va encore, parce que les gens ne sont pas trop réveillés, surtout au vu de l'heure à laquelle je me lève. Le soir, c'est nettement plus pénible. Les téléphones sonnent de toute part. La quasi totalité des discussions sont les mêmes : « t’es où ? Je suis dans le train ». Heureusement qu’il y a mes soirs de retour pour tenir le choc.

Au tout départ

Elle a le regard noir d’une espérance brisée, pas un mot qui déborde pour exprimer l’ampleur des drames qui s’agitent intérieurement. Toute la souffrance se cache derrière un sourire plein de douceur. Lorsqu’elle parle, c’est une tendresse sortie des antres de l’inexprimable humilité. Il y a si longtemps que je la connais, je pourrais intérieurement dessiner chaque trait de son visage. Pourtant, lorsque je pars dans n’importe quel train, son sourire s’efface en moi, si loin que je ne sais même plus l’imaginer. C’est le manque d’elle qui prend le dessus, car le manque retrace la disparition. Ce vide qui se dessine en moi devient de plus en plus vaste, jusqu’à creuser l’insupportable besoin.

Elle a des yeux de jais dans lesquels je plonge mon regard comme pour m’évader à tout jamais. C’est une façon de me protéger que de chercher refuge au fin-fond d’un amour exclusif, ça aide à porter le monde, parce qu’à deux tout devient plus léger – la poursuite d’un mirage, un idéal qu’on serre très fort dans les bras. C’était pourtant il y a si peu de temps Léna que tout ça est arrivé, j’ai l’impression de t’aimer depuis toujours, comme si tout ce qui a existé auparavant n’était que la préparation de cet instant. C’est probablement faux, mais je me plait à nier la réalité, comme un enfant têtu. Et les trains se succèdent. Toi, belle comme un ange déchu, stationnaire le long d’une vie éraillée, des mains fragiles qui cherchent où s’accrocher.

Sous la pluie, je longe la voie, les quais bondés, à la recherche de ton regard, je vois tes yeux dans tous les visages du monde. Ma respiration est inutile lorsque tu n’es pas là, c’est saisissant de constater à quel point tu as pu conquérir sans même le vouloir le moindre recoin de mon âme, puisque ton absence construit mon rejet de tout : lorsque tu es trop loin, il n’y a vraiment plus grand-chose qui puisse me convenir, la vie me parait si fade… Je me souviens Groenendaal. C’était il y a bien longtemps maintenant. Je retrouvais chaque matin l’inquiétude de ne pas croiser ton chemin, le regret des vacances et la peur que tu partes définitivement ailleurs, les mêmes troubles qu’une maladie au fond du cœur. Et pourtant, quel plaisir de ne trouver aucune convalescence, d’être chaque jour un peu plus touché. On ne peut pas spécialement dire que j’aie une vie merveilleuse, mais c’est sans aucun doute que j’en aurais donné tous les propos. Dans la buée sur la vitre, je meurs d’envie d’écrire ton prénom partout. Qu’est-ce qui en fait arriver là ? Est-ce un simple regard fugace ou bien au-delà, une aimantation, une attirance, la simple impossibilité d’être ailleurs.

Au tout départ, lorsque nous avons échangé les premiers mots, c’est à peine si j’arrivais à te parler, tant j’étais submergé par l’émotion. Heureusement, ça a changé en peu de temps. La tendresse est un feu du cœur, savoir la donner est avant tout la dompter afin qu’elle en sorte douce et attentionnée. Tu es mon ombre au soleil et la lumière de mes hivers. Je me souviens de Groenendaal et c’est si loin maintenant, j’ai l’impression que tous ces instants sans toi n’ont été que du temps perdu. La vie sans toi, c’est marcher le long de la route provinciale afin de rejoindre une gare, un parcours en marche automatique en essayant d’oublier le plus possible le flot de toutes ces voitures.

Les trains de pointe

J'ai raté mon train. Il est tard. Il n'y a personne ou presque. Je m'ennuie à la gare de Boitsfort. Je suis encore en pire état lorsque je suis ici alors que je ne le veux pas, c'est un vendredi soir et ça traîne lamentablement en longueur – tout ce temps représente des instants de toi qu’on me vole. Je me pose sur le siège en métal bleu foncé, percé de mille trous carrés. C'est transi. Les néons de cette gare préfabriquée donnent une ambiance parfaitement désagréable ; c'est une blancheur blafarde dégueulasse. Comme l'un des néons est mort et qu'ils sont bien entendu incapables de les changer régulièrement, ça fait des clignotements affreux.

Il avance le long du quai, il fait sans arrêt des allers-retours. Je ne sais plus le lâcher de mon regard tellement il m'énerve. Je suis certain qu'il travaille dans l’advertising et qu’il en est heureux. Ses pas crissent dans les graviers, il m'exaspère. J'ai beau fermer les yeux, j'entends les critch critch réguliers, je n'ai pas de solution pour éviter sa présence. Je suis obligé d'attendre le train, le quai n'est pas assez long pour que je puisse l'éviter. De toute façon, il ne cesse d'aller d'un côté à l'autre de la longue bande gravillonnée. Je ferme les yeux et j'imagine sa graisse sous ses vêtements classes, son déguisement de travailleur pourri. J'imagine ses cheveux sales, bien trop longs, j’ima

gine bien trop de choses et je devrais oublier tout ça… Il sort un téléphone et discute à voix forte. Je sens la tension monter, mais je suis résistant. L'attente est longue, je sais que c'est insupportable, mais j'ignore. Peu m'importe sa présence, peu m'importe son bruit, peu m'importe sa nuisance. Il n'existe pas. Et puis, comme par chance, c'est le train qui arrive. Je m'arrange pour aller à l'exact opposé de là où il se dirige. Ne plus le voir est une libération.

Dans le wagon, ce n'est pas beaucoup mieux. Ca gesticule de toutes parts, un groupe de je ne sais qui parle en haussant le ton. Pour en finir avec le malaise, je vais caler mon agoraphobie dans l'interwagon. Là je sais qu'on ne viendra pas m'embêter. J'enrage et je fulmine, en réalité, j'attends avec impatience l'arrivée à Hoeilaart pour disparaître dans la solitude. Peut-être est-ce simplement parce que je suis inadapté à la vie en société que je vis mal tout ça ? Lorsque les portes s'ouvrent enfin, je suis éprouvé nerveusement. Je me sens mal, l'impression d'étouffer. J'ai la main moite sur la poignée. J'attends le chuintement pour marteler. Je fais cloc - cloc et encore encore encore ; enfin ça s'ouvre, je saute sur le quai. Une grande bouffée d'air frais me ravive tout de suite. C'est la nuit du silence. Ici, il n'y a rien d’autre que deux bandes mornes détestées de tous, rien d’autre que l’attente d’un départ vers un ailleurs et un autrui, il n'y a que le vide et c’est bien suffisant.

Dixmudestraat

Je ne sais plus trop qui ni quoi, j'arrive dans la Kruikenstraat et je grimpe vers la maison, la seule que je vois, la seule que j'attends. Après la journée atroce, te retrouver est un repos de l’âme, la fin d’une dérive. Mes mains cessent de trembler. Je sais qu’enfin, je ne vais plus devoir combattre dans l’immonde jeu du travail.

En moi, les murs sont noirs, l'univers entier me parait étranger, c'est à peine si je connais les contours de ta maison, je sais juste que c'est un peu en hauteur et imposant, je sais aussi qu'il y a un grand jardin, beaucoup de fenêtres et une boîte aux lettres rouge, celle-là même où je venais déposer mes lettres d’amour : je m'accroche aux balises d'un tout petit monde, le besoin de toi. Au fond, c'est ridicule, car je suis quelqu'un de faible, mais je fabrique une force pour de te la donner. Tout est né de la disparition et tu le sais.

Tes longs cheveux ondulants m'enivrent, ils sont rivière d'ébène aux mille reflets. Je m'y perds pour me retrouver au coeur de ton âme. Je n'ai pas besoin de certitude, je n'ai pas besoin de force, je puise dans ton coeur une tendresse qui ne peut exister ailleurs. C'est ce tout petit instant de lumière noire qui fait battre mon coeur. Elle m'est exceptionnelle car indispensable. Sans, la vie est rocailleuse, coupante comme un silex.

Quand je grimpe la Kruikenstraat, c'est le temps qui s'arrête. Il n'est plus utile de foncer pour terminer telle ou telle chose, il n'est plus utile de travailler dans la course aux performances. Quand il ne se passe rien ici, c'est déjà tellement à mes yeux, rien que toi suffit à tout. Avant, quand je rodais ici dans l'espoir de te voir par hasard, je me sentais intrus à Hoeilaart. Je n'ai jamais su me défaire de cette impression. Lorsque je suis dans la Kruikenstraat, j'ai envie de me cacher. C'est stupide et je le sais. C'était des veillées à filer en douce dans le petit sentier qui part derrière dans la boue, c'était des soirs de silence et d’éloignement délicieux. Tout a changé avec le départ de Camille.

Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, ni comment ni pourquoi. Je n'ai jamais voulu le savoir. Je n'ai pas dit « si tout s'écroule autour de toi, je suis là ». Je t’ai murmuré « si tout ne s'est pas encore écroulé et qu'il y a encore un brin de vie à rattraper, dis-moi ce que je peux faire ». Tu as saisi la main que je te tendais, peut-être parce que dans ta douleur, tu avais besoin d'une solitude accompagnante au fond de ton coeur. Je t'ai donné cette présence silencieuse. Ils sont nombreux à dire : si tu as besoin, je suis là. C'est marquant finalement, et a contrario, de voir que plus tu explores les profondeurs des abysses, plus le silence envahit tes alentours.

Un peu plus tard, ça recommence forcément à aller bien, on pourrait dire ‘ça va mieux’, même si la blessure ne s'efface pas. Je sais ce qu'ils t'ont dit, je sais les mots que tu as entendu, je les ai prédit comme une combinaison gagnante du lotto. Je cite : je ne pensais pas que ça allait si mal, je ne savais pas quoi faire pour toi, tu n'as rien demandé et si tu avais demandé, j'aurais été là, etc... Quand ça va très mal, il y a une chose qui se dévoile, tu vois qui sont tes amis. En principe, tu peux les compter sur les doigts d'une main – quand tu as la chance de pouvoir compter quelque chose d'ailleurs...

Ainsi ce soir là, je grimpais la Kruikenstraat, et je suis passé comme à l'accoutumée devant la grosse cruche qu'il y a sur le terre plein de Dixmudestraat. C'est une cruche au ventre bien rond, elle a un arrière tout pointu, elle repose sur un matelas de galets rond. Ca l'empêche de rouler. Elle est terrible cette cruche, elle est vraiment monumentale. Comme elle est couchée de biais, son orifice est visible. Dedans, c'est tout noir, avec une petite mare de mousse verte fluorescente. Quand on descend pour rejoindre la gare de Hoeilaart, c'est impossible de la rater. Elle me fait penser à un objet ayant subi un sort, elle est devenue démesurée suite à l'action d'un maléfice.

Un chien errant est venu me renifler. Je déteste ça. C'était un labrador au poil un peu crasseux, il devait être en train de gambader sa misère depuis un sacré bout de temps. Passée la cruche, je me suis dirigé vers notre refuge. Juste en face, en haut de la maison en construction, des ouvriers sont en train de poser un châssis en bois, ils ont l'air de peiner. Au passage de la porte, je te serre dans mes bras. Comme tu as pu me manquer. Je n'ose imaginer ce que serait demain sans toi.

Le silex

-Tu vois la cruche qu'il y a sur le gazon au coin de la rue de Dixmude ?
-Le grand pot à fleur couché ?
-Oui c'est bien ça. J'ai mis un silex dedans. C'est un symbole. Tant qu'il sera là dedans, je serai là pour toi.
-Ca n'a pas beaucoup de sens. Si tu disparais, tu crois que la pierre va disparaître avec toi ?
-Oui, c’est une certitude.
-Tu ne changeras donc jamais !
-En attendant, je te le jure dur comme le roc, tant que le silex sera dans la cruche, j'appartiendrai à ton coeur. Les couvertures ont oscillé. Tu t'es retournée, me présentant le dos. Cela signifiait que tu trouvais cette discussion parfaitement sans intérêt, cela voulait dire que tu boudais (pas méchamment pour autant). J'avais envie d'en rire. C'était si attachant... Je me suis collé à ton dos, le plus possible contre toi, un bras enserrant doucement tes épaules, le visage dans tes cheveux. Je sentais ta respiration régulière, de plus en plus proche du sommeil, lente et apaisée. Je sentais ton âme palpiter calmement, rythmée par des rêves imprécis, une main sur ton épaule nue. Je resterais des heures et des heures comme ça, à écouter le battement de ton coeur, à vibrer au rythme de ton sommeil.

Ta chaleur réchauffe mon coeur. Je ne plaisantais pas avec mon silex dans la cruche de la Kruikenstraat. J'ai toujours été comme ça, à chercher des repères là où il n'y en a pas, à baser mes rêves sur des inepties qui n'ont de sens que pour moi. Mon imaginaire construit un univers de référence. Pour moi Hoeilaart, ce n'est pas une ville, ce n'est pas ta ville, c'est toi toute entière. Je n'y vois pas des rues mais tes rues, je ne vois pas les couleurs des murs anciens, j'y perçois ce que tu as pu y vivre quand tu étais enfant. C'est peut-être pour ça que je ne m'y sens pas à l'aise, j'ai toujours l'impression de faire une intrusion chez toi, dans ton intime, bien plus loin que ce que je devrais connaître. Une dernière fois avant la nuit, je dépose un tendre baiser dans tes cheveux. Pour rien au monde je quitterais cette place ici auprès de toi. Le silex est mon coeur et je l'ai confié à la magie de nous deux. Je rejoins ton sommeil, je m'y réfugie.

Hier

Aux petits matins de réveil sous la violence des obligations, tu quittes les couvertures rapidement. Tu n'as pas de difficultés à te lever tôt lorsqu'il fait beau. Les couleurs du printemps te sont une motivation. Moi, je peine, je rame. J'imagine la voiture, puis la gare de Groenendaal, et vite choper le train avant qu'il ne disparaisse. J'ai du mal, je rampe jusque la salle de bain et je me noie sous une eau bouillante, la seule capable de me sortir de la léthargie. Lorsque je suis tellement en retard, tu me pousses, tu me tires, tu me traînes. Heureusement que tu es là.

La matinée a défilé avec sa lenteur habituelle. C’est comique, Anita Ruyts, (la mégère de la gare de Groenendaal), elle racontait exactement la même chose qu'hier à son idiot de banquier. Elle parle tellement fort celle-là, il est bien évident qu'il est impossible de rater sa palpitante discussion, (le déménagement de ses voisins à Kortenberg et les avions et tralala-tralala). Avec les mêmes gestuelles exagérées, elle débitait l’identique panade à son amant. C’est à croire que les gens perdent complètement la tête.

Là où j'ai commencé à ne plus comprendre, c'est un peu avant midi. Comment dire... Je travaille dans une entreprise détestable de vente d'alarmes. Je ne sais pas s'il peut y avoir beaucoup pire, mais peu importe... A onze heures dix sept (j'ai bien noté l'heure), le patron est venu m'évoquer son intime et passionnant projet de démarcher systématiquement tous les commerces de la rue Neuve à Bruxelles. Jusque là, rien de bien étonnant, sinon que... hier aussi. Il m’a dit exactement la même chose, je crois même qu’il était à peu près cette heure là. Je peinais à suivre son discours, je ne comprenais plus rien. Pourquoi cet idiot me répétait-il exactement les mêmes salades ? Dès son départ, je sautais sur la maudite horloge de mon ordinateur. Verdict sans faille : 16 mars, soit hier. Comment est-il possible que hier soit aujourd'hui puisque hier était hier ? Je restais quasiment paralysé par l'angoisse toute l'après midi, une seule envie : en parler et essayer de comprendre.

A Hoeilaart, je retrouvais ma rue des Cruches avec vaguement plus d'assurance, mais je grimpais la pente tout de même avec un stress manifeste, un regard en biais pour la cruche, l'envie pressante de retrouver la maison, quelque chose qui tient debout, quelqu'un à qui s'accrocher. Un chien errant s'est jeté dans mes jambes pour me renifler. Il était tellement sale, poil blanc crasseux hirsute, qu'il devait traîner dans la rue depuis bien longtemps. Soudainement, j'eus l’envie de pleurer, mais qu'est-ce que c'est que cette histoire, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Les ouvriers de la maison d'en face étaient en train d'installer un châssis, ils semblaient peiner. Je me suis caché dans le sentier pour pleurer, derrière le panneau explicatif des écolos. J’oublie. Ca n’existe pas. Rien n’est réel, je suis dans un cauchemar, comme j’en ai l’habitude. J’efface les traces sur mon visage, puis enfin je passe la boîte à lettres rouge.

Le temps qui court comme une furie et toi si loin, toi qui court si loin et te retrouver comme si c'était hier, comme si c'était maintenant. Surtout dire peu importe le temps, surtout dire peu importe la montagne d'obligation, surtout dire loin la pharmacie et les courses à faire : un vrai déni, un refus total. C'est probablement complètement gamin de dire des choses comme ça, mais je n'ai jamais promis d'être adulte, je ne l'ai jamais dit. Je refuse le monde des grands parce que celui-ci détruit la simplicité, il massacre la spontanéité, il écrase la timidité. Le temps peut courir, ce que j'aime en toi n'est pas ce que tu fais ni ce que tu es, c'est tout ce que tu n'arrives pas, tout ce que tu chutes ; aussi minuscule que je suis, j'ai l'idée de pouvoir t'aider, d'être quelqu'un pour toi. Si loin tout ça peut tomber, ça ne compte pas en réalité. Je me fous bien que la pompe de mon coeur soit en parfait état de fonctionnement puisque tu es mon eau – sans toi il n’y a plus rien, si loin tout ça peut tomber.

Le temps qui court, hier comme demain, il le peut. Dehors, il pleut. Je suis assis par terre, toi aussi. Ton dos repose contre moi. Je te tiens la main, elle est douce. Tu es parfaitement immobile, silencieuse. Je sens ta respiration régulière le long de mon ventre. C'est délicieux de te sentir vivante là tout contre moi, c'est merveilleux de ressentir ta chaleur et ton calme m'envahir tout au creux de moi. De l'autre main, je caresse très lentement tes cheveux. Mes doigts effleurent à peine ta peau, c'est une présence quasi invisible auprès de toi. Tu te reposes sur mon épaule, c'est une immense tristesse que je sens à fleur de peau, dans ton coeur, mais aussi dans ta gorge qui se serre. J'étreins ta main, non je ne te lâcherai pas, demain comme hier je suis là pour porter là où tu as mal. Le temps qui court et toi si proche. La nuit avance à grands pas.

Soudainement, je te sens bouger, tu enlèves ta chemise de nuit. Je suis transi de peur, j'ai le coeur qui cogne, les mains qui tremblent. J'ai envie que tu ne le voies pas, mais je sais cela parfaitement impossible. J'essaie de me rassurer en me disant que toi aussi... Comme si c'était trop d'un coup, je ramène une couette sur toi, jusque tes épaules. Je me sens démuni, je sais pourtant ma chance et qu'aucun détour n'est à souhaiter, alors, je pose mes mains sur ton ventre, tout doucement. Je perçois ta chaleur.

C'est d'une douceur infinie, je ressens un grand mélange de peur et d'apaisement. Ta respiration devient régulière, tu trouves le sommeil. Je me demande bien comment tu fais, jamais je sais bien que jamais je n'arriverai à dormir ! Dans le noir, je te vois à peine. Je devine juste l'ombre de tes épaules et l'onctueux drapé de tes cheveux. Je ne bouge pas l'ombre d'un petit doigt. J'ai peur que le moindre chuchotement ne vienne troubler tes rêves. Je te sens partir loin dans un monde moins brutal, je te sais quitter ces terres infâmes pour des contrées sans peines. J'aimerais t'y retrouver, mais je sais que mon rôle de vivant est ici. Le petit morceau d'épaule qui dépasse est tout froid. J'aimerais me faire couverture pour toi, mais ma place n'est pas là, c'est d'à jamais préserver mon coeur de devenir dur. Je pourrais dire que ça n'a aucune importance parce que ce que je rêve n'existe pas, mais je raconte quand même. Je le chuchote au creux de l'oreille.

Négatif photo

La gare de Hoeilaart et ses graviers froids. Il n'y a personne. Quelle que soit l'heure, il n'y a personne. Il n'y a qu’un désert dans ma vie devenue à reculons, une existence à l'image négative : j'ai besoin d'un développeur, de passer dans des bassins argentiques, d’infuser lentement pour redevenir moi-même. Plus le temps passe et plus je perds mon identité, plus je deviens incohérent vis à vis de tout le monde. Demain est hier, aujourd'hui le 15 et demain le 14.

Je scrute la voie de mes yeux en grisaille, je me sens face à l'inutilité, en complète régression. J'en aurais presque envie de pleurer comme l'autre jour, mais ça ne sert à rien. Je serre les dents pour que ça passe, je pense à autre chose, je pense à toi. Dans quelques mois à peine, je te perdrai, parce que ça ne fait pas si longtemps que ça que je te connais. Mis à part la joie évidente de retrouver Camille, quel futur vais-je construire dans mon passé ? Me voilà maintenant dans une nouvelle perspective, je recule jour après jour, mes lendemains sont mes hiers. Mes choix en charpie sont en sens inverse sur l’autoroute. Où est la bande d’arrêt d’urgence ?

Le train arrive, il souffle et il cahote, j'hésite à monter – je le fais tout de même, un peu à reculons et surtout à contrecoeur. Je me dis que ce n’est jamais deux sans trois, après je sortirai de ce vilain cauchemar, l'espoir un peu vain que demain sera demain. D'un coup d'oeil rapide sur le journal du voisin, je vérifie la date, on est bien hier. J'en suis presque rassuré dans ma détresse pétrifiée. Personne ne bronche, tout est normal.
-Excusez-moi Monsieur, nous sommes le quantième aujourd'hui ?
-Euh... Attendez, on est le 15 mars Monsieur.
-Ah, donc hier, c'était bien le 14 ?
- Non, c'est rien, je suis un peu perdu dans les dates... Le gars me regarde d'un air un peu dépité, se demandant à qui il a affaire.

Afin d'éviter les esclandres, je ne bronche pas, je ne pipe mot, tout est normal dans le meilleur des mondes. Au soir, j'ai retrouvé mon négatif photo avec une pointe de satisfaction. Oui cette fois-ci plus aucun doute. Quai de Boitsfort, la même personne et la même haine, ce crétin qui faisait des allers-retours avec son gsm, ce gars que j'aurais volontiers massacré. Je me demande une seconde ce qu'il se passe si je le frappe. Aucune conséquence puisqu'il s'enfuira vers son lendemain et puisque je m'enfoncerai dans les ténèbres de mon passé. Aucune satisfaction de la violence, je laisse tomber. A quoi bon. C'est vain, en futur comme au passé simple... Demain, c'est la fin de la semaine, on est lundi soir. Je ne sais pas combien d’hiers je vais résister, ça se trouve plus rien du tout.

Le train finit par traîner sa lenteur le long du quai, son crissement me déchire les oreilles, je me les bouche bien trop tard. J'aurais pourtant dû le savoir. Je ne suis pas assez prévoyant. C'est à peine si je vois défiler Groenendaal, j'en aurais presque oublié de descendre sur les gravillons de la désespérance – presque oublié qu'il n'y a plus qu'ici qu’il ne me reste une place, et que ça ne va pas tarder à être ailleurs : je risque de le regretter, il faut agir maintenant... C'est rempli de cette inattention que je traverse les voies sans rien regarder, j'aurais pu me faire renverser, c'est un peu n'importe-quoi...

Sur le coin de la Kruikenstraat, le lierre envahit une part de maison abandonnée. Ca devient de plus en plus sale. Un bouledogue me voit au loin, il se met à courir comme un dératé, me dépassant à toute vitesse. Pétrifié de peur que j'étais, je ne savais rien faire. Pourtant, je ne l'intéressais pas – enfin semble t’il – il avait un autre but (le caniche juste en face). J'en tremble encore. Je remonte doucement la pente, en méditation sur mon passé. Je me sens dans l'impasse, je me sens au bout d’un chemin, face à un mur d'obscurité. Et si je te faisais part de l’intensité de ma détresse ?

Ingang naar U. Je frappe à la porte, j’arrive près de toi comme en terrain connu, je t’approche comme je parcours le chemin qui descend, lorsque je quitte la gare et que je m’apprête à rentrer dans la ligne toute droite au bitume rapiécé. Comme en Kruikenstraat quasi quotidiennement, je viens en pays acquis. Je n’aurais pas dû. Je ne dois rien, je ne sais plus, je n’en sais plus rien, je ne sais plus qui je suis. Je ne sais si je préfère encore ton silence à ton mépris blessant. L’onde chocolat noir de tes cheveux, ça ondule sur tes épaules comme un champ de blé dans le vent de l’été. La vibration noire de ton regard, c’est l’intense d’un puits dans lequel je recherche mon eau, la profondeur d’une force ténébreuse. Je m’y perds comme je m’y noie, c’est pourtant là où je m’accroche, me raccroche, me rattrape et m’agrippe. Nuit obscure.

Ne même plus percevoir ta silhouette se découper sous les couvertures. Encre de Chine, écoulement imperceptible, le rythme lent de ta respiration à peine audible, à partir de quel instant passe ton âme dans le sommeil et la mienne dans l’hier ? Demain sera dimanche, demain cet hier sera une fin ? Dans quelques mois si ça continue encore à reculons comme ceci, je viendrai à te perdre, toi mon Léna. Plutôt que de perdurer dans la souffrance, pourquoi ne pas abréger tout cela immédiatement ?

L’obscurité de la nuit tourne lentement autour de moi, elle frôle ma peau, me touche à peine et puis repart. C’est d’une infinie lenteur, d’un profond désagréable. Ma vie est bien pire qu’en immobilité, elle est la marche arrière de l’espérance. Il faut se résoudre à prendre une décision. Hier, pour rompre avec l’inévitable douleur de la perte, je quitterai Léna, j’affronterai mon destin retourné, j’émigrerai définitivement dans mon passé.

Le matin a fini par cramer les fentes des volets de sa lumière crue. Je me suis levé avant elle. D’habitude, ce n’est jamais le cas, mais là je ne tiens plus en place. Je ne suis plus étonné outre mesure d’être effectivement dimanche, on est bien hier, le rythme semble imperturbable. Ainsi, je mets la table, je dépose les couques, je mets la confiture à disposition, la cafetière crachote dans la cuisine. C’est long, je voudrais que ce soit terminé dès maintenant.

Finalement, la porte s’est ouverte. Tu es apparue, les yeux mi-clos, aveuglée par la lumière. Je suis toujours aussi étonné de voir que tes cheveux ne sont pas emmêlés. Je me demande comment cela peut être possible. Lorsque j’émerge le matin, je suis toujours avec les cheveux en bataille... Toi, c’est un fluide noir quasi immuable. Tu t’étires, ça fait remonter ta chemise de nuit, puis tu viens t’accrocher à moi. Je te donne un bisou sur le front, mais comme en oubli, en manque complet de la moindre motivation. Je suis ailleurs, un peu paumé.

Certaines couques sont toutes petites. Aujourd’hui, c’est un jour de chance, elles sont bien rondes, avec un peu de miel sur le dessus. Toi, tu t’es faite avoir et je me moque de toi, il y a un gigantesque trou dans la partie droite. Je tartine ma confiture aux myrtilles, tu tartines ton nutella, je me dis que c’est notre dernier petit-déjeuner. Je n’arrive pas à être triste. Je me sens trop brisé pour ça. J’ai l’impression que ce n’est pas de ma faute, c’est le monde qui me rend comme ça. Dans les films américains, lorsque tout va pour le plus mal, les héros font l’amour avec déchaînement, peu importe si c’est dans une fosse glauque et noirâtre remplie de serpents, voire même de mygales. Je me souviens t’avoir quitté en déposant un dernier baiser sur le front, une main un peu plus longue à partir des crolles des cheveux ta nuque, une dernière fois tes yeux noirs, cette nuit chaude dans laquelle je m’étais tant perdu avec joie.

(et puis je suis parti).

Dehors, il fait beau. Le ciel est bleu éclatant, le soleil resplendit, il y a de la lumière partout. J’aurais amplement préféré une pluie drue, quelque chose de sinistre dans lequel je puisse m’enterrer. Mais non. Les plantes colonisent les talus, il y a une douceur de dimanche matin, même quelques gosses qui jouent au loin. On ne choisit pas le jour de sa mort. Elle emporte sans que tu aies le temps de dire au revoir – autrement dit je l’ai devancée.

La Kruikenstraat est là devant moi. Je suis comme un con à rester planté à côté de la boîte à lettres rouge. Je n’ai qu’à avancer tout droit, mécaniquement, et je bloque, tout comme une vieille bique dans un rayon de supermarché. C’est laconiquement que j’embraye la route. Même tout droit, le chemin n’avance pas. A droite, il y a cette cruche. Il y a toi, cette cruche, moi - la cruche nous deux. Pas d’autre choix que d’aller à l’intérieur et d’enlever le silex. Il a été déposé en cœur vivant de mon amour pour toi, mais maintenant que ma vie remonte lamentablement le temps ? J’ai donc commencé à faire du mieux que je le pouvais pour aller rechercher la pierre. Autant dire qu’il est facile de la mettre, mais autrement plus difficile de la retirer. La cruche est profonde, avec un goulot étroit et en hauteur. Un travail tout sauf agréable.

Heureusement, il n’y avait personne dans la rue pour me voir gigoter comme un vermisseau, ridicule à souhait, pour retirer un maudit caillou... Au bout de quelques minutes assez douloureuses pour le ventre, la pierre était dehors, posée sur le petit tas qui entoure la cruche. Et que faire ? Rejoindre la gare de Hoeilaart ? Ou bien aller se paumer jusqu’à Jezus-Eik, dans l’espoir qu’un camion vienne me ramasser ? Je me souviens avec nostalgie de nos premiers jours. C’est stupide, on ne regrette jamais autant ce qu’on a eu qu’au moment où on ne l’a plus. Tu étais complètement paumée à cause de la disparition de Camille. Je ne sais pas pourquoi, tu as tout pris sur toi, comme si ce qu’elle avait fait était de ta faute. Une responsabilité si intense, personne ne pouvait la tolérer, je ne sais pas comment tu as fait pour tenir le coup. Tu t’es refermée sur toi-même, isolée dans ta coquille, tu n’as plus parlé à personne. Moi, j’étais là pour partager ton silence. Ce n’était pas grand chose, mais dans un tel univers de néant, c’était déjà beaucoup. Le jour où tu as appris que tu étais recalée, une année démolie, tu t’es effondrée, comme si cela était de trop pour tes épaules. J’ai partagé tes larmes.

Machinalement, j’ai descendu la rue toute droite, je suis arrivé au pont étroit, je suis monté au quai pour Bruxelles. Pratiquement aucune affaire avec moi, (de toute façon, ce serait pour quoi faire...), je suis monté dans le premier train. A Groenendaal, un contrôleur méga moustachu m’a demandé le billet que je n’avais pas, je lui en ai acheté un. Il n’a pas énormément apprécié mon manque de diplomatie.
-Monsieur, vous feriez quoi si demain on était hier ?
-Pardon ?
-Non rien... Je suis descendu tout aussi machinalement dans le quartier de Bruxelles Nord. C’est un endroit que je n’apprécie pas beaucoup. Il y a de grandes tours, un centre d’affaires sinistre, perdu au beau milieu de quartiers pauvres et dégradés. Loin d’être un luxe... En marchant au hasard des rues, j’ai fini par arriver sur les berges du canal. Là, j’y ai posé mon cul et j’ai attendu que ça se passe... Il y a le triste pont de l’Ijzer, croulant sous sa circulation, les péniches bruyantes, les avions. Il est clair que c’est un endroit amical et propice à la vie…

C’est long sans tes mains toutes fines, c’est long sans les reflets dans l’ébène de ta chevelure, c’est long sans tes pieds nus sur le carrelage, c’est long quand tu ne craches pas partout parce que tu étais en train de boire et que je viens de raconter une grosse connerie, c’est long sans tes déceptions silencieuses, c’est long sans ton rire cristallin, c’est long sans tes lèvres ourlées, c’est long sans toi la vie. Quand l’ennui a fini par m’emporter ailleurs, j’ai été chercher quelque chose à manger, n’importe quoi, puis je suis parti à la recherche d’un endroit pour dormir, n’importe quoi aussi. Une maison abandonnée à moitié brûlée a parfaitement fait l’affaire. Il ne fallait rien de plus qu’un lieu calme pour reposer la douleur et m’éclipser. La nuit fut pathétique : autrement dit, la nécessité quasi absolue de trouver un avenir, même si ça se situe avant, ou bien carrément en terminer... Oui, parce que à quoi bon souffrir si c’est parfaitement inutile ?

Night-Shop, Rue Dansaert

Au petit matin glauque, je suis parti dans la rue en errance, je pense que j’étais dans le quartier Sainte-Catherine. Dans un night shop finissant, j’ai pris deux ou trois trucs à manger. J’adore l’ambiance des matins très tôt, lorsqu’il n’y a encore personne et que je suis dans une journée différente, un voyage par exemple. Autant il m’est invivable d’être de bonne heure dans le train pour le travail, autant les situations étranges et décalées de l’habitude me plaisent. Aujourd’hui samedi, ce sera la journée du shopping. Les gens iront se masser par centaines de milliers dans les temples de la consommation Rue Neuve. J’observerai. Mon patron sera content que je l’abreuve de nouvelles des commerces fascinants.

Je suis parti comme la veille dans les rues du hasard. Après tours et détours, je suis arrivé au Boulevard Pacheco, que je ne connaissais pas le matin, c’est tout sauf mon secteur cet endroit là... Je fus joyeusement accueilli par une circulation dense, quasi étouffante. Au coeur de la gare centrale, un flot ininterrompu de personnes grimpait et descendait le gigantesque escalier. Un vrai déluge de gens. La curiosité de plus en plus attisée, je jetai un oeil au grand tableau des horaires. Train pour Ottignies, 6h22, 6h52. Comme qui dirait, il y a un stut...

Je me suis dirigé vers le guichet et j’ai fait la file. Au bout de quelques instants, je me retrouvais en face du guichetier.
-Bonjour Monsieur, excusez
-moi, on est quel jour ?
-Le 16 Monsieur.
-Euh... Lundi alors ?
-Bein oui quoi...
-On n’est pas samedi alors ?
-Pardon ?
-Je peux avoir un billet pour Hoeilaart s’il vous plaît ?

La Kruikenstraat étalait son retranchement comme à l’accoutumée, remplie de sa calme gloire résidentielle. Je me suis retrouvé devant la montée avec l’envie de courir, pourtant, mes jambes pesaient des tonnes. Aucune attention pour la maison abandonnée, ni pour les voisins, ni pour la cruche gisant comme d’habitude un peu de biais – rien de changé dans le meilleur des mondes. Un bien triste parcours pour malgré tout une merveilleuse journée. Devant la boîte à lettres rouge, je me sentais parfaitement comme un intrus, une sensation désagréable, quasiment inextricable – peut-être le seul fait de ne pas être le bon jour, au bon moment au bon endroit. Enfin, je veux dire le bon jour comme habituellement. Jamais je n’aurais été à cet endroit un jour de travail.

Je me suis dit, ça se trouve vieux, tu es quatre ans en arrière, tu es deux ans plus tard, tu vas ouvrir avec ta clé et tu vas retrouver ton Léna avec tous plein de rides, des bons bigoudis plein les cheveux, une clope au bec et deux enfants hurlants dans les bras. Attend, tu imagines le choc ? Ah ça non alors ! J’en serais mort…

C’est avec une forte inquiétude que j’ai pressé la sonnette. Au bout de quelques instants, c’est la maman de Léna qui a ouvert.
-Ah te voilà, et bien alors ? Tu étais où hier ? On ne t’a pas vu de la journée, tu es parti sans donner aucune nouvelle... Je me trouvais franchement désappointé. Je répondais alors n’importe quoi, franchement n’importe quoi : j’ai été voir ma famille. Des balivernes, mais tant que je n’ai pas à répondre clairement de ce que je ne comprends pas.
-Tu le sais, Léna est aux cours, elle ne rentrera pas avant 16 heures.
-Oui ce n’est pas grave, je prends des affaires et je file au travail... Rien de ça bien entendu, j’en avais tout sauf envie. J’avais juste besoin d’elle, alors je suis parti à sa recherche. Pas difficile et très compliqué à la fois. Savoir où elle est dans une ville d’un million d’habitant, c’est un fait, mais savoir où elle est « exactement », c’est une autre affaire. Le train a fini par débarquer dans ses chuintements et sa lenteur de tacot. Dans un nuage et une confusion totale, je suis descendu au Luxembourg, en courant. J’avais presque oublié que c’était là.

Je suis arrivé en face de l’ACJ et j’ai attendu que ça se passe, vaguement intrigué par les masses d’étudiants en train de brosser devant le porche massif. Inattentif et attentif à la fois, j’ai surtout éveillé mon attention lorsque midi moins cinq s’est pointé. Peu à peu, ça s’est agité. Un tressaillement, une onde le long de la route, un évènement imperceptible. De plus grands groupes se sont formés, avant de devenir de véritables flux migratoires – le bordel le plus complet, émaillé de cris, de rires, de bousculades. Soudain elle est là. Elle est là. Elle est là. C’est elle, toute fragile sous les vêtements noirs, c’est elle qui marche d’un pas rapide, la tête baissée, en partance pour je ne sais où. J’avais envie de rire, envie de pleurer, envie de tout et rien, les nerfs à fleur de peau – celle que j’avais quitté vingt-quatre heures auparavant, elle est à quelques pas, pour reprendre un nouveau départ comme d’habitude, pour recommencer ce qui n’a jamais été perdu. On n’est jamais aussi heureux que de regagner ce qu’on avait complètement perdu – ça devient de l’or.

Je ne l’ai pas suivie. Non, je lui fous la paix. Je suis reparti sur mes pas, tout léger d’avoir retrouvé ce dont j’avais besoin, comblé de la disparition de l’absence. Ixelles en toute innocence, sans aucune autre obligation que celle d’attendre seize heures, attendre que ça se passe si possible sans trop d’impatience...

J’ai été me paumer au fin fond d’un des restaurants près du Campus du Solbosch, un repas bien réparateur après tant d’angoisses. Le serveur semblait amusé de ma bonne humeur, une bien belle journée en somme. Tout me paraissait futile. La situation au travail, qu’en est-il, ai-je été absent ? Que s’est-il passé, ai-je invoqué un mauvais sort ? Ai-je marché trop fréquemment dans le cercle magique de la gare de Bruxelles Midi ? Si c’est le cas, promis, je ne le referai pas. Mais Léna ? Dis, faut qu’on teste, viens, on va y sauter dedans à pieds joints demain...

Les seize heures tant attendues ont fini par pointer leur nez à leur tour. J’étais en avance, bien entendu. Les quais de Hoeilaart sous le dévaste du silence, les graviers cramés sous le gel, les barrières blanches à moitié défoncées, complètement beurrées par la crasse des années, la sale odeur du grésil sur les traverses de chemin de fer. J’attends comme un poteau Electrabel, je suis inexistant. Ca se trouve, je suis précisément face à l’endroit de la défonce, Camille toute repliée sur elle-même et avalée par un IC. Non je n’y suis pas. Si peut-être. Je bouge.

La pente est bien déglinguée. Je la connais par coeur, je pourrais la faire en courant. Là à nouveau au pied de la Kruikenstraat, je m’abandonne au simple plaisir de l’imminence. J’entends ton train freiner, les soufflements des portes. Tu dois être en train d’ouvrir, tu dois être en train de descendre. Et soudainement c’est la lumière. Tu es là, tu désescalade cette maudite pente de graviers de merde. Ah, je ne tiens plus en place, je pars à ta rencontre.

Au tout départ, tu es un peu surprise de me voir débarquer comme ça, ce n’est pas habituel, et puis je suppose que tu te dis : bein quoi, ce n’est pas grave... Main dans la main, nous grimpons la Rue des Cruches. Pas un mot plus pointu qu’un autre, juste la narration d’une parfaite banalité, un quotidien aussi plat que celui d’hier ou de demain. Tu ne te rends pas compte à quel point je suis en ébullition. Ca fait des bulles partout comme dans une flûte de champagne, je tiens difficilement en place.
-Est-ce que j’ai été absent ces derniers jours ?
-Pardon ? Je ne comprends pas.
-J’ai reçu un coup sur la tête dans le train, je ne me souviens plus très bien de ce qu’il s’est passé ces derniers jours.
-Bah... Euh... Non, rien... Dis, t’as bu des pisangs orange ou quoi ?
-Ta maman a dit que je n’étais pas là.
-Bah oui, t’es parti sans rien dire, mais bon avec toi, on a vu pire hein. Si tu veux que je m’en inquiète, faut que tu me le fasses signer en trois exemplaires, et ça va être dur. Les derniers cheveux de ta nuque, ceux qui crollent un peu, certains disent qu’il faut profiter de chaque instant comme si c’était les derniers. Maintenant plus que jamais je les comprends. Aujourd’hui plus encore, mes mains se font pointillées, tout en délicatesse.

Heure bleue

Jusqu'au bout de la nuit, parcourir les rues. Au tout début, dans ce qu'on appelle l'heure bleue, c'est le ciel qui gagne. Les couleurs sont bleu azur, les lampadaires ne sont pas encore dominants. Les teintes s'équilibrent délicatement – c'est joli entre chien et loup. Ensuite, quand la nuit progresse, le jaune des lampes à vapeur de mercure éteint toute nuance, le paysage devient orange fade et noir – et puis c'est tout. Chaque instant avec toi m'est une heure bleue. Je parcours les bords de voie ferrée, autour il n'y a rien que le noir de la forêt de Soignes, et en levant le visage, le bleu outremer de ce ciel sans nuages. Lorsque j'arrive au Pont de Groenendaal, la voie s'élargit.

Ce pont fait aisément une quinzaine de mètres de large. Bien qu'il ne soit pas permis d'être là, on se croirait sur une autoroute pour piétons. En bas, ça rugit dans tous les sens. C'est un croisement de voies rapides, une véritable tempête de voitures. Chaque fois qu'un train raté m'amène à parcourir à pied ce long chemin pénible et parfois ronçu, je pense à toi. C'est tout bête, mais je taguerais bien partout ton prénom, comme si le paysage pouvait garder une trace de ton identité. Bien évidemment, je ne le fais pas. Graver dans l'écorce des arbres, tracer de grandes lettres sur des bordures autoroutières, c'est d'une stupidité désespérante, c'est tout comme un chien qui pisse sur un pneu de voiture.

Là où tu es, je dirais là où tu m'es, c'est partout. C'est tout simple. Chaque feuille d'arbre que je vois est une part de toi, parce que tu me suis partout, quelle que soit la pensée. Ces gens qui parlent de leur moitié me font rire. Ils perlent leur pensée d'une moitié seulement, rien de plus ? Ceux qui palabrent et exagèrent en parlant de leur tout, leur indispensable, sont-ils vraiment sincères ? Honnêtement, on ne peut pas représenter grand chose pour quelqu'un si l'on est que l'unique reflet de l'autre. En somme, je dirais que toi, tu es partout en moi sans que je puisse compter combien ça fait – moitié d'un tiers multiplié par dix sept et demi. C'est diffus. Ce sont de grandes lettres tracées dans les bordures de ma vie. Lorsque l'heure bleue se présente, ça fait appel à toi, à tout ce que tu construis dans mon âme sans même t'en rendre compte – juste parce que tu existes. L'amour ne s'établit pas dans les moments forts, il prend ses racines dans nos failles bien plus que dans nos réussites. Alors je le dis bien fort, je le crie du haut du pont de Groenendaal, je le hurle au milieu de la Grand Place : j'ai peur des araignées, j'ai peur des chiens, j’ai peur d’aller à Walibi, j'ai peur de ne jamais être à la hauteur.

A la hauteur de ce que tu as besoin de moi, toi si proche, toi que je ne connais pourtant qu'en filigrane. Jusqu'au bout de la nuit, parcourir les voies, parcourir les rues. Heure bleue du tomber du jour, heure blanche du lever de soleil. J'aime cet instant où le soleil recommence à émerger, vers quatre ou cinq heures du matin. C'est la longue nuit sans sommeil qui s'abrège. Dans les champs, il y a souvent des chats qui chassent. C'est leur heure. Ils sont minuscules dans les herbes, immobiles, on les devine à peine. Il y en a beaucoup au Bakenbos lorsqu'on longe les pâtures aux chevaux, dans la boueuse Hazendreef. Le matin très tôt le silence, passer devant une maison aux volets fermés, il n'y a personne.

Après d'infinies marches rectilignes, il arrive quelquefois que je me mette à penser à quelque chose de sérieux, quelque chose d'autre que les routes vides du lotissement jamais construit, la maison verte, étroite et si hideuse, les ronces qui débordent sur le chemin. Alors, enfoui dans les pensées confuses, le temps passe plus vite. Je n'ai rien compris à cette histoire de marche arrière de la vie. C'est comme si la bobine du film s'était mise à tourner à l'envers. Une mauvaise série B, un film américain dont on ne se souvient plus au bout d'une semaine ? Est-ce que j'ai été absent ces derniers jours ? Non rien, elle a bien articulé les mots : il n'y a rien eu d’autre qu’un départ improvisé, celui d’un dimanche abandonnique. Alors, je suis parti avant et je suis revenu au point de départ ? Ca ressemble à un cauchemar, sauf qu'il n'y a ni endormissement ni réveil. C'est bête mais j'ai beau être naïf, je suis malgré tout furieusement rationnel. Ce que je ne comprends pas, je l'éprouve jusqu'à l'aboutissement, quitte à bloquer des heures durant.

Le processus a changé du jour au lendemain, comme si un facteur extérieur venait modifier le déroulement rectiligne du temps. Non, c'est impossible ! Cela ne peut être que le fruit d'un mauvais hasard... Imagine une seconde que je puisse arrêter le temps comme ça, d'un simple claquement de doigt, sous l'impulsion d'une volonté. Tout d'un coup, le train serait complètement figé. Je pourrais lire le journal du voisin sans me faire taper dessus... Ca serait bizarre... Aussi perturbant que ça puisse être, je ne peux pas faire avancer "le dossier". Dans quel sens étudier, que tester, à qui demander ? Puisque même mon plus tendre amour ne sait rien, c'est que c'est tombé dans le puits de l'oubli, ça fait trop longtemps, ça n'a existé que pour moi.

Le petit matin est le moment le plus froid de la journée. Je frissonne un peu... Au pied de la Kruikenstraat, je ne peux m'empêcher de jeter un regard à la maison abandonnée. Elle n'est vraiment pas conviviale, je n'aimerais pas habiter là, au bord de la voie ferrée. Dans la grisaille et le manque de lumière, elle parait encore plus sinistre. Je monte toujours par le trottoir de droite. C'est bête, c'est comme ça. Le long des jardins, il y a un endroit où il y a une petite fontaine constituée d'une mini-cruche que j'écrabouillerais bien en mille morceaux. A gauche, l'imposante rondeur d'une bien plus grande, gisant là depuis je ne sais quand, inclinée et béante. Et bien Léna, puisque je ne t'ai pas perdue, je vais me redonner, si conceptuellement ça peut s'imaginer... Le silex est par terre, il traîne encore là, comme s'il avait été enlevé la veille. Alors je le remets. Et puis c'est tout. Je suis au bout de la longue marche. Enfin arrivé à destination, lourd de sommeil.

Heure bleue

Jusqu'au bout de la nuit, parcourir les rues. Au tout début, dans ce qu'on appelle l'heure bleue, c'est le ciel qui gagne. Les couleurs sont bleu azur, les lampadaires ne sont pas encore dominants. Les teintes s'équilibrent délicatement – c'est joli entre chien et loup. Ensuite, quand la nuit progresse, le jaune des lampes à vapeur de mercure éteint toute nuance, le paysage devient orange fade et noir – et puis c'est tout. On est hier, comme hier, les mêmes schémas se reproduisent, les mêmes nuages habitent le ciel levant, c’est comme si le silex dans la cruche m’amenait à l’heure bleue de la veille. Je pourrais reparler de ce pont de Groenendaal qui s’élargit, véritable autoroute à piétons, je pourrais évoquer le trafic hurlant là tout en bas, quasiment quelque soit l’heure, je pourrais évoquer les ronces qui traînent sur les plaques en béton qui deviennent glissantes avec le gel. Tout ce que je pourrais, tout ça ne serait que répétition d’un hier bien rodé, je connais le rôle par cœur, je m’en souviens comme si c’était la veille. Je sais que si je remonte jusque la maison, je retrouverai Léna, elle et ses bras tous chauds tous doux, moi glacial. Elle hurlerait de mécontentement quand dans une pure provocation, je viendrais glisser mes mains gelés sur son ventre – comme hier, elle se débattrait afin d’échapper aux glaçons, comme hier je maintiendrai jusqu’à l’enserrer dans une grosse bagarre, la tenir toute proche jusqu’à l’extinction de toute lutte, au cœur des bras. Instinct de protection, c’est proche d’avoir tout perdu qu’on sait relativiser et comprendre les différences entre ce qui est superficiel et vital.

Ainsi, ce silex à la con, il a bouleversé ma vie. Le simple fait de mettre un caillou dans une cruche suffit à faire tourner la terre à l’envers. Enfin, je n’en sais rien, je ne suis pas astronome. Je constate juste l’irrationnel, sans en comprendre un seul morceau, ni les tenants ni les aboutissants. En attendant, il va tout de même falloir que j’arrive à expliquer ça, elle va me prendre pour un parfait marteau. Est-ce vraiment raisonnable de lui parler de cette histoire ? Elle voudra peut-être faire le voyage elle aussi, m’effacer de sa vie ? Je crois que c’est simplement un fait d’égoïsme de parler de ça. Si elle désire m’effacer, qu’elle le fasse, je ne suis pas là pour la piéger d’une quelconque manière… Même si c’est dur, je me dois de tout lui expliquer, je me dois d’aller au-delà de la peur, bien plus loin que lui donner la maîtrise de sa vie, je dois lui donner la confiance absolue, soit la maîtrise la mienne.

Dans les champs, il y a souvent des chats qui chassent. C'est leur heure. Ils sont minuscules dans les herbes, immobiles, on les devine à peine. Je passe doucement le Bakenbos, je marche sans aucune urgence, sans plus penser au froid. Tout m’est indifférent en somme, la vie m’est devenue légère. Je n’ai ni envie de la perdre, ni envie de la gagner. Je suis comme dans un train à destination d’un endroit que je ne connais pas, j’en attends juste de la chaleur, être porté dans un état intemporel. Là, le long des voies entre La Hulpe et Hoeilaart, je sais qu’il n’y a personne, il n’y a jamais personne. Juste de temps en temps, il faut plonger dans les talus afin de ne pas se faire klaxonner par les IC qui passent à toute vitesse. Je sais que la lumière blanche aveuglante dans le fond, c’est Hoeilaart. Je sais que ce sera long, j’obliquerai juste après le quai sur la descente aux gravillons. Je sais que je pourrai tout abandonner et choisir la facilité, cacher tous ces événements au fond de mon cœur. J’ai beau être très discret et un peu secret, ça je ne le peux pas. Ce serait briser un accord implicite, une confiance inébranlable…

Je t’avais rarement vue aussi silencieuse.
-Tu prends quoi comme infusion ?
-Une camomille, pour ne pas changer ! Je n’aime pas ces moments là. J’ai la gorge qui se serre, à chaque fois, j’ai l’impression que je vais rester muet, que je n’arriverai pas à sortir un seul mot. Je ne suis pas timide, mais mon corps proteste. Il me rappelle la vérité, celle qui du fond du cœur vient dire : pourtant tu devrais. C’est d’une voix presque inaudible, un peu mal à l’aise, les yeux dans la camomille, que je t’ai dit : j’ai des choses importantes à te raconter. Tu t’es assise avec ta tisane au tilleul et tu m’as regardé avec tes grands yeux noirs, sans rien dire. Tu sais d’avance que ces moments là ne sont pas agréables. Si j’en viens à parler ainsi, c’est que je ne suis même plus capable de l’écrire. Grands yeux noirs remplis de distance, presque de la méfiance. Oui je sais, je suis spécialiste de situations absurdes aux mauvaises décisions. Quand je parle, je suis déjà loin, bien trop loin pour que cela puisse encore être rattrapable. Je suis comme ça, je laisse dégénérer par peur, et lorsqu’il est déjà si tard, je cherche à me raccrocher à tout et n’importe quoi, bien trop n’importe quoi…

Ces derniers jours, j’ai fait un grand voyage. Je te demande de ne pas trop m’interrompre, je vais avoir du mal à expliquer, d’ailleurs je ne comprends pas très bien ce qui est arrivé. Je t’en ai déjà vaguement parlé, tu ne t’es rendue compte de rien. D’un certain côté, ça pourrait paraître logique. Tu vois la cruche qu'il y a sur le gazon, rue de Dixmude ? Tu te souviens, je t’avais dit que j’avais mis un silex dedans. C’était un symbole pour dire que j’étais à toi, oui, la grosse pierre un peu difforme, c’est exactement ça. Tu te souviens de cette promesse à la con ? Le genre de truc d’adolescent… Et bien j’ai mis cette pierre un jeudi matin, avant de prendre le train. Le lendemain de ce jour, je me suis retrouvé à mercredi. C’était l’hier. Tout était pareil que la veille. Il y avait la dame pénible avec son banquier qui parlait fort et qui racontait les mêmes conneries, il y a eu le même contrôleur qui a dit Guanval au lieu de Genval, tout à l’identique. De retour ici, je n’ai rien compris parce que toi aussi, tu étais le passé, avec les mêmes vêtements. Il y a eu quelques moqueries et puis c’est tout. Je suis resté tout seul, avec ma peur au ventre.

Le lendemain fut encore plus dur. Je n’avais toujours rien compris à ce qu’il se passait, je suis arrivé à avant-hier. Là, j’ai vraiment commencé à devenir fou. Que faire, comment échapper à son futur passé ? Comme tu ne semblais pas du tout perturbée par l’événement, je n’ai plus rien dit. Tu me crois ou tu ne me crois pas, ça a duré un bon nombre de jours comme ça. Au bout de l’incompréhension, j’ai décidé de te perdre. Je ne pouvais pas me faire à l’idée qu’à reculons, très bientôt, j’allais te rencontrer et que j’allais ne plus te connaître. Tu imagines, ce jour dans le train, ce jour où je crevais de peur et pour la première fois, je te donnais la main. Faire ça à l’envers, revivre la même angoisse, tout ça pour ne plus jamais te revoir. Ca m’était si insupportable, j’ai fait le deuil de toi et de notre amour, j’ai été retirer le silex de la cruche. Ca n’a pas été facile, parce que cette conne de cruche a un petit goulot, il a fallu que je me glisse à moitié à l’intérieur, enfin, je te passe ces détails d’une haute souplesse et d’une parfaite esthétique. J’ai jeté ce silex à côté, au pied de la cruche, et je suis parti en errance, n’importe où je m’en foutais.

Le lendemain, à nouveau je n’ai plus rien compris. Je te l’explique comme c’était, on était le lendemain, un vrai demain qui n’existe pas. Je suis retourné te voir, prétextant un coup sur la tête, n’importe quoi, avec la question : est-ce qu’il s’est passé des choses bizarres. Tu m’as dit non. Ca n’a pas éclairci beaucoup la situation, mais déjà j’avais retrouvé de l’espoir, celui d’être avec toi, celui de ne plus être obligé de te perdre à reculons, à petit feu. Je préfère un coup sec plutôt qu’une longue et douloureuse maladie…

Carrément soupçonneux, j’ai été relancer cette satanée pierre dans la cruche. Comme je m’en doutais, je me suis retrouvé hier, enfin avant-hier maintenant. Oui, je sais, ce n’est pas tout simple. Et puis c’est tout, je n’en sais pas plus. Je peux juste te dire que c’est elle la responsable, ou la cruche, ou un truc lié… Mettre la pierre dedans fait remonter le temps. Je sais pas si tu te souviens des infâmes cercles magiques à la gare du midi. On se marrait bien à les éviter – non surtout ne pas marcher dedans, sinon on se retrouverait prisonniers pour l’éternité pour un enfer sans nom – et bien là c’est exactement pareil sauf que c’est tout le contraire, c’est pas de la fiction… Voilà, je n’ai rien d’autre à dire, c’est déjà une belle tartine… Tiens, la pierre est là, dans ce chiffon. Je ne veux plus la tenir seul, elle est à nous deux, tu en fais ce que tu veux, soit tu la jettes dans le fond d’un étang dans le parc de La Hulpe, soit tu la lances loin dans le jardin de l’Ambassade d’Argentine, que je ne puisse jamais la retrouver, soit on s’en occupe à deux, c’est comme tu veux.

-Tu es honnête dans ce que tu racontes, tu ne te fous pas de moi ?
-Absolument pas, je peux le jurer si tu le souhaites, mais je pense que ça n’a strictement aucun intérêt.
-Alors je pense que tu es parfaitement fou ! Non mais c’est bien, ça a un intérêt, au moins le temps est moins long, tu es un vrai conteur d’histoires, d’ailleurs ma tisane est froide, j’ai oublié de la terminer.
-Tu me déçois beaucoup.
-Et tu veux que je te dise quoi ? Que j’acquiesce comme ça, que je plonge dans le plus parfait irrationnel que je rejoigne sans mot dire tes absurdités ?
-Tu me déçois toujours, je pensais recevoir un accueil plus positif…
-Et en quoi veux-tu que je positive ? Si tu veux, je te raconte n’importe quoi, je te dis oui mon amour, mais ce seront des mots complètement creux. Tu as peut
-être envie de jouer dans les feux de l’Amour. Oh non je ne comprends plus, tout cela est si terrible, comment allons-nous sortir de ce pétrin ? Et si Jack est au courant ?
-Ecoute… Je n’ai plus qu’une seule chose à dire : on fait le voyage ensemble. Si tu es d’accord, on va mettre cette pierre dans la cruche tous les deux, et on va voir ce qui va se passer. S’il ne se passe rien, ou que cela n’affecte que moi, alors oui d’accord, là j’accepterai que je suis fou à lier, et puis c’est tout. Si tu es d’accord, viens, on va la mettre.
-Quoi ? Là maintenant ? Attend, il pleut, il caille, la nuit tombe, on peut faire ça demain, non ?
-Non, maintenant, je veux être libéré.
-Tu m’énerves… Tu as enfilé ta veste et tu t’es emmitouflée comme s’il s’agissait de partir au fin fond du nord d’Evere, ou encore mieux, dans les arrières d’une poissonnerie à Jette. Nous avons parcouru ensemble les cinquante mètres qui nous séparent de l’affreuse cruche et nous nous sommes retrouvés au devant du trou béant.
-Il faut que tu retires tes gants. Oui voilà. Tu la prends dans une main, moi je la prends aussi, et à trois, on la fait tomber dans la cruche. Un, deux, trois.

Heure bleue

Jusqu'au bout de la nuit, parcourir les rues. Au tout début, dans ce qu'on appelle l'heure bleue, c'est le ciel qui gagne. Les couleurs sont bleu azur, les lampadaires ne sont pas encore dominants. Les teintes s'équilibrent délicatement – c'est joli entre chien et loup. Ensuite, quand la nuit progresse, le jaune des lampes à vapeur de mercure éteint toute nuance, le paysage devient orange fade et noir – et puis c'est tout. Je pourrais raconter comme hier et comme hier le pont de Groenendaal qui enjambe le ring de son imposante masse de béton, je pourrais radoter les ronces sur les plaques en béton, la lumière blanche de la gare de Hoeilaart qu’on voit de super loin parce que la voie est toute droite. Tout ça n’est que redite, on s’en doute.

Les seize heures tant attendues ont fini par pointer leur nez. En bas du chemin défoncé de la gare, j’étais en avance, bien entendu. Là cette fois Léna, lorsque tu descendras la pente déglinguée, j’en aurai le cœur net : soit tu seras aujourd’hui, soit toi aussi tu seras hier… La pente gravillonnée, je la connais par coeur, je pourrais la dessiner au moindre détail près sans plus jamais la revoir. Là à nouveau au pied de la Kruikenstraat, je m’abandonne au simple plaisir de l’imminence. J’entends ton train freiner, les soufflements des portes. Les gens descendent avec une démarche maladroite, on dirait qu’ils ont peur de se gaufrer. Ils passent et se dispersent, et toi tu n’es pas là. Changement de programme ? Ca conforterait mon idée de voyage temporel, puisque ce n’est pas comme hier…

Je suis remonté assez doucement jusque la maison, en ayant vaguement peur de ce que j’allais trouver. Rien d’autre qu’une maison silencieuse et vide. Bien que je ne le fasse pas souvent, je suis monté jusque dans ta chambre, ce que je considère peut-être un peu à tort comme étant ton jardin secret. Je t’y ai trouvée. A voir ton visage ravagé par les larmes et la peur, je n’ai pas été chercher plus loin des tonnes d’explications. Il était clair et net que le voyage avait fonctionné – pour toi aussi.

Je me suis approché et j’ai donné un bisou sur le front.
-Je pars la retirer, je reviens tout de suite…
-Je voudrais m’excuser pour hier, enfin non, pour demain, enfin je ne sais plus, je voulais juste m’excuser de t’avoir méprisé à propos du silex et de la cruche.
-Maintenant qu’on est dans le même bateau, on s’en fout des excuses. A deux, nous sommes plus fort. Nous sommes libres de porter notre futur comme bon nous le semble…
-C'est paradoxal, ce système dont nous venons d'être victimes, je n'arrive toujours pas à y croire, et pourtant, je me pose beaucoup de questions. Durant les retours en arrière, est-ce qu'on continue de vieillir ? Et si je joue au Lotto, est-ce que je gagnerais vraiment la somme maximale ? Et si c'est le cas, est-ce que j'aurais le sentiment de l'avoir acquise de manière malhonnête ? Tu dis que pour remonter de trois mois, il faut attendre trois mois en arrière ? C'est donc très long et très pénible. Et en remontant le temps, tu te souviens d'hier ou du lendemain ?
-Tu te souviens de ce qu'il s'est passé la veille pour toi. Ca veut dire que ta vie est en contresens. Ton demain est un hier, c'est tout.
-Alors, ça veut dire qu'on pourrait faire un voyage dans le temps ensemble ?
-Je n'en vois pas l'intérêt. C'est très pénible de vivre sans aucune possibilité d'avenir. De tout le temps où j'étais en marche arrière, je me sentais très démuni. Les rêves n'ont plus de terrain de jeu.
-Moi, j'en vois un grand d'intérêt, mais c'est un véritable défi, et il faut décider vite.
-Je ne comprends pas.
-On pourrait remonter le temps afin de retrouver Camille.
-Mais... Ca fait trois mois et demi. Tu te rends compte tous ces jours à passer à l'envers ? Que ferait-on ?
-Je sais que ce n'est pas simple, on peut encore y réfléchir un peu, mais le jeu en vaut la chandelle. On pourrait la rattraper avant qu'elle ne disparaisse dans la nuit, on pourrait lui parler, la réconforter, trouver ce qui n'allait pas dans sa vie afin de faire quelque chose... Et puis en attendant, puisque rien ne nous retient, on pourrait voyager. Pourquoi ne pas profiter de ce don de la cruche pour faire quelque chose d'exceptionnel ? Après tout, il n'y a rien de maléfique là-dedans, c'est un projet pour la vie...
-Je ne sais pas si c'est une bonne idée, c'est aller à contresens de la logique de la vie, mais pourquoi pas... Laisse-moi un tout petit peu de temps pour y réfléchir. Je me représente cet instant de la nuit et la disparition dans le souffle décharné d’un IC freinant à bloc, je sais que c’est déplacé, pur produit d’un imaginaire qui a absolument besoin d’images pour dépasser, oublier. Je l’imagine marcher toute seule le long de L’Ijzerstraat glaciale, hésiter quelques instants avant de grimper la pente défoncée, puis monter soudainement en courant. Une fois en haut, c’est un peu le hasard qui veut ça, elle grelotte et y’en a un qui arrive, on voit ses phares au loin. Alors elle y va, et puis c’est tout. Je ne veux pas imaginer le reste…

Hier

Tu as mis ton pull mauve comme hier, comme aujourd’hui aussi. C’est une vie à l’image d’un film qu’on a déjà trop vu. Antoine ne viendra pas au rendez-vous, on ne l’attend d’ailleurs même plus. La gare de La Hulpe sera morne et pluvieuse. Un train passera à toute vitesse, balayant les quais de son vent et de sa poussière. Il n’y a que nous deux qui changeons de rôle dans cette série B sans envergure. Je te tiens la main, je sens ta chaleur. L’Léna éclat de soleil se flétrit dans l’attente ennuyeuse d’un hier plus porteur. Je ne me souvenais plus qu’un gars courrait pour tenter d’avoir ce train. Que se passe t’il si on arrête complètement le temps ? Les gens deviennent durs comme de la pierre (parce qu’ils ne peuvent plus bouger) ou bien, on peut les manipuler comme de tristes poupées ?

Je te connais jusqu’au bout de tes petits doigts, peut-être bien trop pour que ça soit raisonnable. Dans cet excessif que je renferme autant que possible au fond de moi, je n’ai jamais voulu rien te dire, trop inquiet de te faire peur. Il n’y a rien d’autre au fond qu’une rencontre due au hasard, un petit quotidien qui se passe bien, des minuscules attentions discrètes. Peut-être en serais-tu malade de savoir que je tiens plus à toi qu’à moi-même – si tant est que je n’ai pas grande estime de ce que je suis...

L’abri est tagué de partout. C’est moche. L’eau dégouline le long d’une rayure, derrière la vitre, les gens qui marchent sont déformés et font des bonds de trois mètres. L’envie d’un radiateur pour aller s’y réchauffer, et pourtant la désagréable sensation que ce sera trop chaud, ça brûle la peau là juste un petit quelque part, et que tout le reste se gèle dans le jour tombant. Quand ce soir, on se dira ensemble, voilà encore une journée de passée, on se posera les mêmes questions : jusqu’où peut-on aller pour sauver une vie, retrouver un être cher ?

Certains consacrent leur vie pour aider les plus démunis. Ils ont bien raison. Je ferais bien mieux de me lancer corps et âme là-dedans plutôt que d’écouler ma tristesse dans de mornes métiers financiers sans autre but que d’en avoir un peu plus à la fin du mois. Jusqu’où pourrons nous aller – sur les rails – pour la retrouver ? Et que dirons nous sous les lumières blafardes des lampes à vapeur de sodium. Que raconter de faux pour expliquer que nous savons tout. Tout y compris là où ça s’arrête ?

Je te sais aussi hésitante que moi, voire plus. Tu n’as jamais été assurée et rassurée dans les chemins de traverse que tu prends de temps en temps. C’est une part de fragilité que tu refuses – bien difficile à comprendre pour moi qui suis un fonceur – mais je m’y conforme. Je sais que cette nuit, lorsque tu te glisseras sous les couvertures à la recherche du sommeil, durant longtemps encore tu penseras à tout ça, que vient faire tout ce bordel dans ta vie. Je suis né de la disparition. Je suis venu en toi sur un vide intérieur, je ne sais ce que réserve la suite des aventures. Je n’ai jamais été assuré de mes choix avec toi. J’ai toujours eu l’envie de bien faire et je constate malheureusement que j’ai toujours semé beaucoup de confusion. Je sais que lorsque nous échangerons nos derniers câlins de la journée, tu auras encore les mains froides, parce que plus rien ne vient réchauffer ton cœur. Et dans la nuit, les yeux grands ouverts comme des soucoupes, je plonge dans le noir d’une tasse de café. Sans bouger un sourcil, le temps passe, se défile dans une lenteur pénible. Je sillonne mentalement les rues de nos amours, je me projette dans un ailleurs plus coloré. De toute ma vie, de toute cette existence minuscule, la seule personne que j’ai aimée est là tout près de moi, le noir m’empêche d’en voir ses rêves.

Et soudain, voilà mon amour qui se lève, qui hésite quelques secondes, et qui quitte la chambre. Qu’est-ce qu’il se passe ? Je suis transi de peur, bien que dans le fond, à y regarder tout simplement, il ne se passe rien de grave. J’ai mal au ventre, je ressens comme un arrachement. Est-ce cela d’être amoureux, de ressentir l’autre comme une part intégrante de soi-même ? Tu es partie quelques instants qui m’ont semblé une éternité, puis tu es revenue le plus silencieusement possible, comme si de rien n’était. Des questions me brûlaient les lèvres. J’aurais aimé demander, mais je n’ai pas osé bouger.

Dehors en pyjàmoi

Cette nuit, alors que tu dormais, j’ai noué mes cheveux d’ébène, j’ai été à la cruche, cette horrible vasque pour laquelle je n’ai aucun sentiment – tout comme le quartier, tout comme cette ville où je suis depuis toujours, et bien d’autres choses encore, mais peu importe. Là n’est pas le sujet. J’ai fait dérailler la machine à remonter le temps. Je ne me sens pas capable d’effectuer ce voyage. J’aurais aimé te laisser partir seul, me réveiller un matin et constater que Camille a toujours été là, que l’Yser n’a jamais été endeuillé. Encore que ? Finalement, n’était-ce pas là son choix, une décision que nous devrions respecter ? Toutes ces questions me poussent vers de trop lourdes responsabilités. Les grandes vies ne m’intéressent pas, j’aspire simplement à des tous petits bonheurs, rien de plus.

C’est aussi ce qui me fait tourner le dos au futur, et là je sais que ça te sera difficile. Il faut bien que tu comprennes qu’à dix-sept ans, on n’a pas tellement l’envie de s’engager pour toute la vie. On se lasse vite, il faut du renouvellement, du grand air. Il y aura bien assez d’enfermement plus tard, lorsque nous serons obligés d’être adultes. Je sais que tu vas m’en vouloir énormément, mais je me sens trop enfermée dans notre quotidien. Avant, j’avais des rêves extravagants, ne serait-ce que de détourner un train jusque l’Ouzbékistan, ou autres de ses voisins, enfin on s’en fout. Avec toi, il n’y a rien d’autre qu’une esquisse d’un vague demain, quelques idées terre à terre sur des nécessités de première ligne, et voilà que maintenant, tu te retournes vers un passé improbable. Je ne pars pas pour quelqu’un d’autre ou un ailleurs plus lumineux, mais je te demande de respecter mon souhait. L’amour se tarit si on ne l’alimente pas de nos rêves. La source de nous deux s’est épuisée.

Absence

Naviguer la Kruikenstraat comme un fantôme. C’est au-delà de ne plus y être rien. C’est avant tout la nécessité de ne plus être vu, de ne plus exister. Bien qu’aucune interdiction n’ait été formulée, il est évident que ma présence ici serait une trahison au serment implicite. Dire simplement que je suis capable de tirer une croix sur ce futur, bien que ça fasse mal. Je ne sais même pas, et même plus, ce qui me pousse à arpenter le bitume et le petit sentier cette nuit. J’y ai pensé immédiatement, j’y ai pensé mille millions de fois, puisque le pouvoir m’en est donné, je pourrais retourner à la cruche, invoquer sa puissance pour retourner dans un passé moins détestable, finir de te perdre pour enfin te retrouver. La seule chose qui me freine, c’est cette horrible impression de manipulation, car qu’est-ce que ce serait mis à part un voyage égoïste, un séjour préformaté ? De pouvoir maîtriser ce que je ne devrais en aucun cas manipuler nourrit les doutes, les remords et les regrets les plus puissants.

Quand j’y pense, ça ne me choquerait pas de perdre des années de ma vie juste pour te retrouver. De toute façon, que signifie des années de vie maintenant que je peux sans détour en reprendre cinq juste en allant bricoler une cruche ? C’est probablement vrai, c’était une grossière erreur d’aller rechercher Camille là où elle avait quitté la route pour prendre les rails. Si c’était pour qu’elle reparte dans une vie infernale, où se situe le bonheur et la valeur d’une telle démarche ? D’un certain côté, heureusement que Léna a stoppé le voyage, même si je continue intérieurement à douter. Malheureusement, ça n’a pas été le seul voyage largué là sur le bord de la route.

L’amour aura toujours, quelle que soit la situation, cette douleur : c’est beaucoup donner, mais c’est aussi prendre. Quelquefois, sans même s’en rendre compte, on en prend trop, même si c’est ridicule. Ces toutes petites choses sont déjà trop lourdes. Lorsque je passe devant cette maison que je connais si bien, tant et trop qu’il m’est impossible d’en oublier le moindre caractère, je tremble comme une feuille de peuplier. Tout ce que je rêve dans une imagination vaporeuse vient se concrétiser en images pénibles et douloureuses. Il n’y a pas d’endroit plus solitaire que celui d’un amour perdu. Le petit chemin boueux s’annonce comme une délivrance, parce que je sais qu’elle n’y va jamais, ou presque. A quels amis cela mène ?

Derrière, plus loin, je me retrouve en terrain étranger. C’est à nouveau l’anonymat. J’y ressens à la fois la libération et la douleur. Il ne s’est rien passé. Heureusement, bien que sans le vouloir et sans mettre de mots dessus, j’espérais l’impossible. C’est la route toute droite avec le chien qui hurle, les longues barrières, la forêt, le silence et le noir. Avant, je vivais Hoeilaart comme une part vivante de toi. Chaque rue un territoire de jeu d’une enfance perdue loin dans le passé. Je me sentais à l’arrivée d’un pays étranger dans la montée du cimetière, en allant vers Jezus-Eik, trop loin de tout et surtout trop loin de toi. Maintenant, tout m’est perdu par quelques mots d’éloignement. Je suis un sans-papier de ta vie. Je pense à mes doigts devenus inutiles, le silex jeté dans un étang du parc de La Hulpe, surtout ne pas être tenté de revenir en arrière, chercher cette maudite pierre – te retrouver et te faire du mal.

Quand on ne se maîtrise pas suffisamment, il vaut mieux prendre les devants, la preuve puisque je suis même incapable de m’empêcher la remontée de la Kruikenstraat. Quels sont mes frémissements lorsque je suis en bas devant la maison abandonnée ? Quelles sont mes hésitations, bien que je sache que je fais quelque chose de mal ? Quelles sont mes appréhensions lorsque là-haut le train ralentit, quand je vois défiler subrepticement le linéaire de cette rue qui fut mienne ? Rien. Ce sont des années de croyances qui s’effondrent sous le coup d’une sale nuit en pyjama, comme si à Hoeilaart rien ne pouvait se passer en dehors des nuits glaciales. Si par-dessus tout, il y a bien une chose que je déteste, c’est d’être dans une maison éclairée, et d’avoir devant moi une fenêtre toute noire, porte ouverte sur la nuit, sans que je ne vois rien. Ca me mets terriblement mal à l’aise.

Je me sens fantôme, invisible et impalpable, incapable de retrouver la toute petite vie que j’aimais. J’aurais beau avoir mille relations avec les plus belles femmes du monde, pas une de celles-ci ne me comblerait de bonheur comme a pu le faire sans même le savoir la présence silencieuse d’une âme discrète au fond d’une impasse. Qu’est-ce qui peut pousser quelqu’un à sortir à deux heures du matin dans une sale nuit au froid piquant ? Quelle peut donc être l’urgence d’en arriver là ? Est-ce que cela se construit par l’angoisse ? De ma vie en absence, je ne croise plus personne maintenant.

Reclus dans un appartement minable aux frontières si proches que de tendre les bras est suffisant pour en faire le tour du monde, je me cache dans le silence et l’ennui. La parole m’indispose, je ne m’en sens plus capable, trop blessé pour évoluer en étant moi-même, ou seulement l’image de quelqu’un. Plusieurs fois, je me suis surpris à vouloir devenir pêcheur, un endroit reculé d’un parc, dans les eaux boueuses et nauséabondes d’un étang de forêt. Dans ces instants, que ce soit le train la rue ou bien même le supermarché, je crains de croiser Daphné. Je n’en sais rien pourquoi. Peut être à cause de la disparition, elle s’est accrochée à nous deux, ce que nous fumes liés et solides, comme à un rocher. Pourtant, nous avons tous dévalé la pente. Je ne dirais pas tous ensemble. J’ai l’égoïste sensation d’en être un peu plus le seul.

La monotone gare de Hoeilaart et ses graviers de frimas. Il n'y a personne. Que les graviers brûlent sous le soleil ou ruissellent sous l’averse, rien d’autre que le grésillement austère des haut-parleurs. J’attends un train qui ne passera pas. Je sais que dans quelques instants, là tout proche, je devrai longer les voies jusqu’à La Hulpe, comme je le faisais dans le passé, mais sans aucune joie cette fois-ci. Je connais les ronces qui me grifferont les mollets, je sais les chiens qui hurleront à mon passage, excités par cette présence inhabituelle, je lis d’avance chaque rue que je prendrai, rythmée par les poteaux, l’effet d’échelle des lumières jaune noir jaune noir jaune noir, et puis au loin enfin, le vraiment tout-noir du parc. Il y aura l’entrée près de la route provinciale, la nuit la forêt, les chemins silencieux, la chouette qui hulule, et là enfin, le trouble de l’eau noire, cet endroit de nous deux, la tombe de notre amour.

Boue

Le quai se fait balayer par le passage d’un IC. Dans le silence, c’est la brisure, le raffut, l’écrasement. Je pense au passé, ce qu’il y a eu ici et que je pourrais faire mien. Ce serait tellement simple de tout lâcher comme ça, sans plus aucun combat. Penser aux autres ne me fait plus rien, c’est l’évocation d’une présence étrangère inconnue, pas même la haine d’un gars dont les pas crissent sur les quais de Boitsfort. Se retrouver tout seul avec soi-même fait fuir toute responsabilisation. Oui cette fois ci, je le pourrais, puisque tout le monde s’en fout.

Les gens sont habitués à ce qu’on leur serve à manger, que tout aille bien dans la routine, et aux premières embûches, ils perdent complètement les pédales. Je suis les gens. La forêt noire le vide, je me désamorce – nouveau départ à reculons. Le parc de La Hulpe la nuit est vidé de son battement de cœur. Dans les chemins quasiment invisibles dans l’obscurité, il arrive que je marche dans des flaques d’eau. Il vient de pleuvoir, une fois de plus et plus rien ne m’en fait soucier. Je sais où je vais au mètre près. J’appréhende déjà le futur, mais je sais que mon seul passé se trouve là. Aux deux boules de pierre près du grand escalier, je tourne mon regard vers l’étang. Rien d’autre que l’obscurité la plus totale. Une grenouille saute dans l’eau et trouble le calme excessif.

Peut- être qu’il y aura un canard inquiet, une poule d’eau terrorisée, ou au pire, un cygne vengeur ? J’espère sans me l’avouer qu’il n’y aura rien que moi perdu dans une eau morte. Je ne retire pas mes chaussures. Ca ne sert à rien. Je suis rentré sans hésitations. Je pensais que ça serait plus froid que ça. Non finalement, ce n’est rien d’autre qu’un bain désagréable. Sous mes pas, c’est bien ce que je craignais, c’est mou. Il y a de la vase. Mes pas libèrent des bulles. Je ne sais pas trop ce que c’est, ça ne me rassure pas vraiment. Coûte que coûte, il faut avancer, ce que je fais puisque je n’ai plus le choix. Je sais qu’il faut parcourir quatre à cinq mètres, même au cas où je n’ai plus pied ; je sais aussi qu’après, il faudra retrouver la berge. Ou pas. Heureusement, le niveau ne descend pas, ça reste à un mètre et sans plus. Alors maintenant, c’est là.

Il ne me reste plus qu’à m’immerger complètement dans cette eau dégueulasse, oublier la boue la vase les lentilles d’eau et tout ce que je n’imagine même pas, oublier le froid, les mains dans le mou, les bestioles, la peur et tout le reste, oublier que ça prendra une demi-heure, une heure, probablement bien trop pour que ce soit supportable, oublier que je suis vivant et que je fais ça pour continuer de l’être. Il n’y a rien de plus agréable que de plonger les mains dans la boue visqueuse d’un étang la nuit, des instants où l’on se demande si Dieu existe, et si tel est le cas, il faudrait juste lui sonner un petit coup de GSM pour lui dire qu’il y a besoin d’un léger coup de pouce – juste un petit, trois minutes, quelques secondes ; la main qui rencontre un objet dur un peu biscornu, avec des pointes et des trous, une face plate et une arête tranchante. Il faut croire qu’il a bien reçu l’appel.

De retour vers la berge, un peu empêtré dans une roselière, je touche enfin de la main un morceau de terre ferme. Mes habits dégoulinent de partout. C’est horrible et j’ai froid. L’eau qui ruisselle me dégoûte, elle me fait prendre conscience de ce que j’ai fait, l’intensité de mon acte, mon choix égoïste, la saleté répugnante que je touche pour retrouver de la lumière. Heureusement que je ne me vois pas. Maculé de vase, peut-être que je me vomirais dessus ? Et voilà que je me mets à rire comme un con, je ne sais même pas pourquoi. Peut-être trente deux tonnes de tension nerveuse qui s’évacuent n’importe comment, dans une faiblesse humaine pitoyable. Je marche. Mes chaussures font des flok-flok hideux. Je suis dans le noir, je me fous de tout. Il est peut-être trois heures du matin, demain dans quelques instants, il faudra se faire propre pour retrouver le train-train quotidien, les habitudes détestables. Mais avant…

Mais avant… Les chiens hurleront, les ronces me grifferont peut-être encore plus les mollets. Il y aura peut-être même les phares aveuglants d’un train de marchandise, son horrible klaxon courroucé qui me fera sursauter intensément à l’intérieur, son vacarme et son souffle, puis la disparition. Il y aura au loin les lumières blanches aveuglantes des quais de la gare de Hoeilaart, la pente sur laquelle je glisserai, je me ferai même très mal au cul parce que je n’ai pas pu contrer le dérapage avec mes vêtements tout collants. Il y aura un chien énervé (le bouledogue) au coin de la Kruikenstraat, il y aura le silence complet tout le monde dort, et puis cette dernière hésitation de quelques secondes.

Eloge des rondes

Et me voilà devant toi ma grosse, ma toute ronde, mon espérée. De ton ventre volumineux tout en ogive, tu m’évoques la séduction, la sensualité, la volupté, la belle féminité, la maternité. Oh imposante rêvée, je n’ai à t’offrir qu’un maigre présent, mais c’est avec toi que je veux construire mon futur. Avec beaucoup de timidité, je donne à ton corps adipeux mon précieux ; à ton arrondi, je quitte la petite pierre pleine d’angles. C’est ton bedon bombé que j’ai rêvé, pour toi j’ai été retrouver le cœur dans l’impossible oubli d’un morne étang boueux. Colosse discret du coin de rue, entre Albert et Jacques, me voilà à toi maintenant, patapouf rondelet. Je fouille dans mon sac efflanqué, encore tout mouillé de la mésaventure, et j’y trouve le trésor.

Tu te souviens ma joufflue mon obèse, je te l’avais dit, je te l’avais promis mille et une fois en pensant à ton ventre énorme, tant que tu porteras en toi cette minuscule pierre dans ton corps rebondi, ça signifiera que je serai amoureux de toi. Je ne plaisantais pas avec mes histoires de cruches, c’est peut-être bien là le pire, c’est même certainement à cet endroit que se trouve la filiforme ligne de trop, ce qui n’aurait jamais dû être donné à toi la ventripotente. Ma main s’engouffre dans ta bouche béante avide de baisers, mon corps et mon âme enfouie dans le noir de ton intérieur charnel, plongée épicurienne loin dans l’amour de ton corps lascif. Mes doigts s’écartent dans ton bombement voluptueux… Et le silex fait un bonk sonore.

En amont de la vie

-Oui je sais.
-Mais comment peux
-tu connaître ça ?
-Ahah, tu aimerais bien le savoir…
-Mais je n’en ai parlé à personne…
-Je suis l’omniscience, tout ce que tu vas vivre, je le connais déjà. Ton futur n’a aucun secret pour moi. Je te rappelle que je fais des études pour être voyant extralucide. Des sorcières, que ce soit à l’école ou au stage, j’en croise des dizaines. J’entretiens des relations avec elles. C’est pour ça que j’ai des superpouvoirs.
-Allez ! Arrête de déconner, comment tu sais ça ?
-Je ne plaisante pas. Si tu veux savoir ce que tu seras dans trente ans, demande le moi, je te le dirai avec exactitude, pas un iota de ton futur n’a de secret pour moi.
-Pff, tu penses un instant que j’ai envie de savoir ce que je serai dans trente ans ? Rien d’autre qu’un croûton… Plongée dans les épinards, regards en coins, plus rien.

La nourriture m’ennuie. Je mange par nécessité, mais dans l’idée que demain ne sera pas demain, au fil des jours et des mois qui passent, j’ai perdu l’envie de me nourrir. A quoi ça sert puisque demain s’annulera. Sarah, je peux te raconter tout à fait n’importe quoi, ça n’a pas d’importance puisque j’annulerai cette journée dans un futur proche. On revivra cet instant, c’est obligé, c’est – je dirais presque promis – et je ne te referai pas le sale coup des voyantes extralucides et tout le bordel détestable. Tu sais, j’essaie juste de passer un temps incroyablement trop long à vivre. Je ne sais pas si tu imagines le voyage que je suis en train de faire, remonter une rivière jusqu’à sa source, retrouver les mêmes John Wayne chaque jour, qui te ressortent les mêmes remarques cinglantes, les mêmes plaisanteries douteuses, voire pire encore : les mêmes cours de morale, trois mois et demi de bagne.

Mais il y a un jour d’hiver où j’arriverai là où je le souhaite. Un endroit où se trace la frontière entre le monde des adultes et le monde des enfants, un cinq décembre maudit. Sans le faire exprès, tout le monde me poussait trop loin par là dans les orties, j’ai traversé une frontière invisible et à tout jamais, je me suis retrouvé inadapté dans leur monde, projeté comme un maigre dans un univers cassant, armé de répliques piquantes et de sens de la répartie. Ils sont plongés dans la folie du moment, et moi je ne sais rien faire d’autre qu’entretenir une bête tendresse impossible, de sourire bêtement et de m’effacer pour leur laisser la place.

Lorsque je me regarde au milieu d’eux, j’ai l’impression de me pencher sur mon cadavre. Je me fous de l’argent et de la réussite. Ce que je veux n’est pas assez moqueur ou sexuel pour qu’ils le comprennent ou l’apprécient, je ne souhaite qu’un peu de bonheur auprès d’une âme toute douce. Non, pas de combat, pas d’épreuve, pas d’assaut. Les matchs de foot sont à l’image de leur monde, auquel je me refuse un seul pas. Compromission essentielle de l’ambition, je cours à l’envers dans la vie pour retrouver ce que j’ai perdu, un fil, un air de musique, la couleur d’un ciel, l’émotion à descendre du train. L’eau s’arrête t’elle de couler sous les ponts à un certain moment de la vie ?

Et puis ce sera la rencontre. Plus j’y pense et plus j’en ai peur. Camille fonçant vers les rails, et seulement quelques secondes pour la tirer, la dissuader de partir, la convaincre de recommencer une vie quelque part autrement ? Peut-être lui parler de la cruche – elle ne me croira jamais. Pourtant, il va bien falloir s’y faire, parce qu’aujourd’hui tout le monde pleure sa disparition, parce qu’hier sera le moment d’agir. Je ne sais même pas ce qui l’a poussée aller jusque là, c’est peut-être ce qui est le plus dur à préparer.

Je redoutais de retrouver ces instants d’après sa disparition. Au fond, même si je sais que tout est à refaire, ça me touche encore. L’isolation me permet de préparer tranquillement la pression, l’impossibilité de demi-tour. De toute façon, la seule source se trouve là, et je ferai tout ce que je peux pour en dériver quelques goûtes, juste un peu d’eau de vie. Jusque l’aveuglement. Jusque la lumière trop vive du hier-matin, les yeux qui se plissent, le regard caché sous la couverture. Il faut se lever. Il faut prendre un petit déjeuner. Il faut avaler une nourriture sans goût. L’ennui d’être seul, jusqu’à lire les notices explicatives des paquets de corn-flakes, s’amuser des mots incompréhensibles du polonais, tenter de décrypter comme on peut la partie grecque, puis reposer le tout dans une immense lassitude. La tension nerveuse des heures juste avant des moments importants, le corps devenu de marbre, le cœur devenu de pierre, l’âme entièrement tournée vers l’illusion de réussir, la volonté d’y arriver. Il y a trois scénarii possibles, il n’y en a qu’un seul qui doit fonctionner, sinon tout le voyage ne sera qu’inutilité. Aucune idée de l’heure à laquelle ça s’est passé, aucune idée du quai, aucune idée des paroles. Etre là au bon moment, juste abreuver la dernière sécheresse du corps. La journée se déroulera par cœur, apprise sur les bancs de l’école, elle se coulera en rivière régulière, plongée d’impatience, comme avant, jusqu’à ce qu’une main vienne tordre la raison. Il ne reste plus qu’à plaisanter sur sa propre détresse.

Quai des brumes

Histoire d’être sûr d’être certain, j’ai préféré arriver en avance. A peine dix
-neuf heures, quelques personnes me regardent avec ennui, en train de me geler sur un quai ravagé par les vents de cet hiver humide à crever. L’immense lassitude de trois mois d’attente s’achève dans une tension si palpable que mes gestes sont brusques, moi qui suis pourtant si lent et modéré. Lorsque je respire, ça fait des petits nuages de vapeur. Seul amusement de la soirée, les IR qui ponctuent heure après heure le temps qui défile dans sa lenteur insurmontable. Les gens dans le wagon me regardent avec une pitié mêlée de curiosité. Je ne monte ni attends quelqu’un. Le quai d’Hoeilaart la pierre angulaire de ma vie ? Je n’ai rien d’autre que du temps pour constater la vacuité de ma vie en va et viens. Je n’ai rien construit. Je n’ai fait que déconstruire pour mieux mal repartir. Je rêve une vie que je ne fais pas. Là les pieds dans les graviers rouges merdiques, peut-être le seul instant au sortir de l’insignifiance ?

Les lumières mornes caressent le quai de leur inhospitalité, me voilà maintenant dans l’épreuve, scruter chaque recoin, ne rien manquer, surprendre avant tout. Dans les plantes sans feuilles derrière les barrières blanches abîmées, plus rien ne peut m’échapper. Le moindre son m’affole. J’en entendrais une souris en train de copuler à l’autre bout du quai. En toute logique, Camille viendra du quai vers Bruxelles. Impossible que ce soit autrement.

La lune est entourée d’un halo flou. Il fait très froid. Les gens sont peut-être devant la télévision, bien que ce soit le creux de la nuit, ou ailleurs ; ils se nourrissent d’une récréation à leur travail miteux, des jambes écartées et un boulot mécanique sans aucune tendresse – juste fuir le quotidien quelques instants par le biais de conquêtes éphémères, qu’on appelle amour pour faire beau. Vie industrielle préformatée au conditionnel de consommation, même le cœur, tout. L’âme en rayon boucherie du supermarché. La nuit s’étire et se remplie sous ses couvertures.

Et c’est maintenant. Les pas crissent dans les graviers. Elle n’hésite pas un instant, elle fonce sur les rails comme une bête apeurée. Pas un IC en vue. Elle s’assoit sur une traverse, puis attend que ça se passe. Dix secondes comme dix minutes, aucune idée du temps qui passe. Je sors des plantes, je vais vers elle. Elle est de dos, je l’appelle. La tension est si forte, j’ai l’impression que mon cœur va exploser dans ma maigre carcasse. Frêle et tremblant, je suis maintenant à deux pas, sur le quai. Je ne sais vraiment pas pourquoi mon visage est noyé de larmes, peut-être la détresse, le stress, la peur de rater.

Je lui demande de venir, lui tends une main qu’elle prend. Elle a froid. Elle est gelée. Elle est surprise aussi de ma présence totalement incongrue, elle ne résiste pas un instant, complètement paumée, je lui mets mes vêtements, elle en a bien besoin, et nous partons du quai. Nous partons de ce maudit quai qui termine d’avoir une histoire – grand bien en fasse qu’il retourne au néant auquel il est destiné. Maintenant plus rien ne peut échouer, plus rien. Nous sommes redevenus des enfants et cette gare n’est plus maintenant qu’une halte sans âme, plus aucune ligne à écrire dans la nuit : elle est vide de sens et de sang.

Noeud

C’est Noël et la télé montre comment on décore un sapin. Petit Papa prépare ses rennes pour le long trajet de l’année : le voyage de cheminée en cheminée. Il en ressortira noir de suie. Les enfants de la société consumériste auront des cris de joie à la vue du dernier robot articulé, du dernier guerrier en plastique rouge et jaune, qui quelques mois plus tard, sera grièvement brûlé au briquet parce que quand même, au bout d’un moment, ça devient véritablement chiant de faire la guerre avec un crétin pareil. Il y aura aussi toute l’hypocrisie des petits Jésus, des crèches, des messes de minuit et seulement à minuit – pas un autre moment de l’année, sauf s’il y a un mariage. Il y aura aussi les rassemblements scouts dans les trains devenus bétaillères, tout le monde se marre, les grandes étendues polaires du parc de La Hulpe, le jeu de piste dans la forêt en short, les lapins qui n’en finissent pas de galoper. Il y aura tout le moisi de cette période du noêlnouvelan, puis une sensation de libération, enfin pouvoir quitter l’obligation, repartir sur autre chose.

J’ai perdu huit kilos dans la mésaventure, encore que, cela n’a pas été si malheureux que ça puisque indirectement, je rapporte de la vie dans mes bagages. Quand je sais le maigrichon que je suis, je me dis que c’est l’équivalent d’une famine. Tous les jours quand je passe, je jette un œil sur ma rondelette. C’est elle qui m’a donné la vie. Elle a accouché d’une petite pierre biscornue un matin d’hiver. Quand je remonte la Kruikenstraat avec un tant soit peu d’attention, je ne sais plus faire autrement que d’avoir un nœud dans le ventre : te perdre alors que je n’ai jamais rien eu de toi. Ne rien avoir n’est-il finalement pas juste assez, puisque ton bonheur n’est pas passé sous le train, rien de plus, rien de moins ? Je ne sais pas si tu t’imagines comme il m’est difficile de ne rien te dire de toute cette histoire extrêmement alambiquée. Je suis remonté bien loin dans ton futur, je t’ai tenu la main, nous nous sommes embrassés, nous avons partagé nos intimes. Personne non jamais personne ne t’a aimé comme j’ai pu faire battre mon cœur pour toi. Tu n’en sais rien puisque ce futur est effacé. Et aujourd’hui, c’est ainsi, je ne reconstruis rien avec toi. Quand j’étais dans l’étang trois heures du matin glauque, quand ma main a touché la pierre, j’ai compris que je ne reprendrai pas ce cours de vie égoïste que j’avais. T’aimer – du plus que je le peux – c’est t’oublier, c’est bâtir une maigre existence dans des contrées lointaines, te laisser une vie indépendante en paix, loin de mon marasme. J’en sais beaucoup trop sur toi pour être honnête et rester sans rien dire, tes peurs comme tes rêves, repartir avec toi serait un engagement dans le mensonge. Je ne sais pas si tu imagines combien j’en ai mal, mais je préfère ça à autre chose, construire une double vie me tuerait. Si peu assuré, je risque de chuter à chaque instant, je le sais parfaitement. La fragilité fait partie intégrante de mon âme, c’est peut-être ce qui rend tout si fort à ce jour. Quand je dis au contrôleur « je pourrais avoir un billet pour Hoeilaart s’il vous plait ? », je me sens à l’abordage d’un pays qui est le tien, intrus éternel de ton présent, exclu d’un futur devenu inexistant. Plus rien ne changera maintenant. Il y a cette demi-pierre autour de mon cou – je porte ton cœur vibrant autour de moi ; il y a l’autre moitié de la pierre au fond de son ventre obèse, la bacchanale d’un gazon bien tondu, en symbole de l’autre part d’amour que je ne quitterai jamais.

L’étang

C’était aujourd’hui. Etrange sensation que de revenir en arrière sur un passé chargé alors qu’il y a trois mois, nous étions tous deux au bord d’un étang taiseux à La Hulpe. Pour faciliter ma relation actuelle avec toi, j’en parle au passé bien que c’était exactement maintenant que ça s’est passé. Quel sac de nœud…

Nous marchions depuis une bonne demi-heure, passant de la Kruikenstraat au Bakenbos, puis les quelques rues désertes jusqu’au parc. Les lieux que nous aimions tant défilaient sans un mot. Dans la nuit, exténuée, tu avais extirpé je n’ai jamais su comment le maudis silex de la cruche. Peut-être même que tu t’étais fait mal, le goulot n’a rien d’agréable. Au matin, levée bien avant moi, tu m’attendais, le visage aux traits tirés. La pierre était près de mon bol. Aucun mot nécessaire, j’avais bien compris.

C’est juste après que nous sommes partis par les sentiers boueux. En toi, le deuil de tout amour était fait. Au fond, c’est par la tristesse que j’ai gagné ton amour et par la même que celui-ci s’est enfui de toi. Trop pris dans le désordre de la vie, je n’ai pas su donner l’attention que ton cœur réclamait sans le dire. Je peux encore m’en vouloir aujourd’hui, parfois. Tant aimer et pour autant, ne pas savoir suffisamment en donner des mots. Je pensais que l’amour se prouvait par le quotidien et non des témoignages égrainés méticuleusement au fil des occasions. Bien trop tard puisque je t’ai perdue, j’ai réalisé que l’amour est un tout intemporel, le même au premier et au dernier jour, chaque instant n’est jamais au dessous de l’intensité de ce qui fait pleurer parfois. Certainement, je me suis trop oublié en toi.

C’est moi qui portait la pierre dans le sac à dos. C’est toi qui l’as lancée dans l’étang. Nous étions entre les deux grosses boules, massives et couvertes de lierre. Il y avait peut-être des grenouilles, peut-être de canards, peut-être même un cygne furieux. Je n’entendais rien. J’étais déjà au-delà, dans le silence de la rupture, le vide dans le cœur, l’immense impression que plus rien ne compte. Que puis-je avoir à faire de cette vie devenue trop vaste sans toi ? Tu as lancé la pierre sans force. Elle s’est engloutie dans l’eau brune. Je suis resté longtemps à regarder les ronds s’élargir, puis disparaître. Aujourd’hui, je te perds deux fois – celle qui a jeté son cœur à l’eau, celle à qui je ne donne plus rien du mien en guise de protection. Ton regard est une image qui s’évapore du souvenir comme les mouvements disparaissent de l’eau.

C’est la première fois où la Kruikenstraat m’a parue étrangère et repoussante. Je ne m’attendais pas à cette sensation, bien au-delà de la timidité qui me faisait jusqu’alors hésiter à en arpenter la pente. La bulle à verre et ses dizaines de bouteilles éparpillées par terre, les locaux du camionneur un peu plus loin, les flaques dégueulasses dans la boue, puis enfin la petite place en impasse, tous ces endroits devenaient des non-sens. Désormais plus aucun passage sur le gazon propret autour de la cruche, plus aucun saut au dessus de la pente des plantes vivaces juste à côté de la cruche – l’objet redevenu simple poterie encombrante, gâchis de terre cuite, vieillerie d’antiquité. Aujourd’hui était un certain sentiment de mort sentimentale.

Que dire d’autre que tout ce que l’on sait déjà ? A remonter le passé et reconstruire le futur, j’ai un peu retrouvé de toi, même si ce n’est que l’image lointaine d’un nuage. Quelquefois, je ris de ta surprise quand tu t’étonnes que je te connaisse si bien. Evidemment, tu n’as aucune idée de tout ce qu’il s’est passé. Si tu savais comme je dois me retenir pour ne pas te prendre la main machinalement quand on nous dépose à la gare de Groenendaal ; c’est bête mais je crois bien que tu bondirais, tant tu ne t’y attends pas. Un jour certainement, tu tomberas amoureuse, peut-être même que tu auras des enfants. Cela fait partie du choix qui a été fait les pieds dans la boue et je me dois bien de le respecter.

Hazendreef ne porte plus la même odeur. C’est devenu par-dessus tout le lieu de notre éclatement, comme si de nous, un coup brutal était donné au silex, fendu en plusieurs morceaux. Longtemps je me suis posé ces questions, pourquoi est-ce comme ça ? Est-ce qu’il y a un moment où le fil de la vie nous échappe, une ligne devenue complètement savonneuse ? Finalement, c’est avec un peu de fatalité que se découvre la réalité : toute situation en manque d’équilibre finit par se rétablir tôt ou tard dans un état plus ou moins initial. Pour nous, ça signifie le retour à l’éloignement, prends mon cœur et jette-le à l’eau ; dans le fond de l’étang, il disparaîtra peu à peu dans l’oubli.

Après, il peut se passer n’importe quoi, c’est en absence. Les fourchettes et les couteaux défilent dans le bac à vaisselle, mon regard se porte au loin, la mousse devient floue. Quelques instants plus tard, on se surprend à avoir les mains immobiles dans l’eau, on se ressaisit sans savoir si c’est vraiment utile, incapable d’expliquer le fondement d’une telle chute, en impossibilité d’analyser le pourquoi d’un tel attachement. C’est comme ça parce que ça ne peut pas être autrement. Pourtant, c’est tombé. C’est le monde qui nous a rendu comme ça.

Par la suite, je n’ai jamais repris le petit sentier derrière et l’Hazendreef. Bien plus qu’un symbole, c’était l’avancement en chemin de croix vers la disparition. Toute sensibilité a ses limites, le dépassement est la douleur. Il y a certain de ces endroits qui font remonter le passé en vagues violentes. L’évitement est pour moi une part de courage, je porte en moi la force du renoncement. C’est tout comme ne pas se mettre en colère dans des situations difficiles, maîtriser le flot de paroles, n’en sortir que de la douceur et du réconfort. Depuis, la pierre est là, au fond d’une armoire. Elle est emballée dans une feuille A3 chiffonnée, avec la mention : Ne pas toucher, attention, cette pierre est magique. J’attends un jour qu’on frappe à la porte, ce sera la police ou je ne sais quelle équipe de pseudo-scientifiques. Ils viendront me subtiliser l’objet à des fins d’études. Bien évidemment, ils voudront tester et retester les pouvoirs. Cela fera la une des journaux. Peut-être même raconteront-ils toute ma pauvre histoire, ils en feront une charpie publicitaire et commerciale. Si seulement ils pouvaient comprendre que la pierre ne vibre que par amour. Autrement, elle est vide de sens – complètement. Si cela a fonctionné pour Camille, peut-être était-ce simplement de l’amour pour la vie ? Je ne me suis jamais résolu à la cacher complètement, à la donner ou à la perdre définitivement. La plongée dans l’étang glauque a puisé mes dernières forces.

Combien de temps ?

C’était un soir de retour. Il arrive quelquefois que je sois tellement impatient que la semaine se termine, j’en ai mal au ventre. Heureusement, ça passe vite et la suite est à l’apaisement. Un soir de retour tout pluvieux, mes vêtements sont trempés, les manches du pull collent au bras. De gros nuages sombres s’accumulent au dessus de la forêt. Le bitume d’Ijzerstraat est très lumineux avec le soleil qui soudainement se met à taper dessus. L’eau s’évapore et ça fait de jolies volutes de brouillard. Lorsque je marche tranquillement, en laissant un peu courir l’imagination, j’ai l’impression de me promener sur le dos des nuages. Dans le petit vallon entre Ijzerstraat et la Kruikenstraat, l’eau goutte des arbres. Les merles se mettent à chanter fort. C’est toute la nature qui reprend vie après l’ondée.

Ce soir, c’est un vendredi treize et c’est ton anniversaire. Tu m’as demandé de venir. Je ne sais pas vraiment comment appréhender cette maison que je connais par cœur, et dans laquelle pourtant je suis sensé ne jamais avoir mis les pieds. Je suis transi de peur. Je sais que je ne devrais pas, tout en toi est si simple. Pourtant, je frémis, mon cœur se met à battre la chamade. Comment oublier les certitudes, comment oublier tout cet amour que j’ai pu protéger en moi et qui m’a porté le long de toutes les frontières ? Ne reste plus qu’à faire semblant, les fausses hésitations, ce qui somme toute est le moindre des respects. Je sais bien de toute façon que c’est déjà un honneur et une fête que je puisse parler avec toi. Dans le fond, que puis-je demander d’autre que d’être à tes côtés, écouter ta vie battre son cœur et s’endormir à ce doux son ? En même temps, je sais que dans quelques instants, lorsque je tournerai à droite, que je rentrerai dans l’arène de la rue des cruches, ce sera une violente bouffée de passé qui m’assaillira. Je fermerai les yeux, je compterai mes pas, je me ferai tout petit, jusque la place où se promènent les chiens, jusqu’aux arbustes bien taillés, jusqu’au petit sentier qui monte. La porte s’est ouverte sur de vieux souvenirs. Mon plus grand projet actuellement, c’est d’être encore vivant demain. C’est déjà beaucoup. Au moins, ce sera un demain avec toi quelque part, toi peut-être loin, mais vivante et toute fraîche de vie – un endroit dont je ne connais pas les couleurs. J’ai perdu la respiration lorsque j’ai revu ton visage, mon âme s’est effondrée lorsque j’ai croisé ton sourire. Comment toute cette vie a pu se dérouler sans ton regard ? En manque de sens ? Je suis rentré discrètement et j’ai été dire bonjour aux autres. Juste après, je me suis caché dans les recoins.

Une fête comme toutes peuvent l’être, beaucoup de monde, de bruit, et finalement peu de vraies paroles échangées. Cependant, mon envie de ne pas partir était à la hauteur des tours Petronas de Kuala Lumpur, même malgré une semaine harassante (j’étais vraiment au bord de l’épuisement).
-Ca n’a pas l’air d’aller très fort ?
J’avais peur que le bouillonnement de mon coeur ne déborde bien trop, alors je me suis juste contenté d’évoquer la fatigue accumulée, rien de plus.
-Reste ici pour dormir dans un coin, ça ne dérange pas, il n’y a personne jusque demain soir. De toute façon, les derniers se préparent à partir... Déborah et Camille étaient effectivement en train d’enfourner les dernières bricoles dans des sacs en plastique. Tout au bout de la nuit, seules quelques centaines de mètres afin de rejoindre les bras de Morphée.

Camille m’a fait signe pour dire au revoir, puis elle a disparu dans l’obscurité. Léna a peut-être été dehors pour dispenser les ultimes paroles : faites bien attention sur la route, ne vous perdez pas ; le tout mêlé de sourires moqueurs... Tout en moi devenait de plus en plus flou, les yeux qui peinent à rester ouvert.

Je pose ma tête sur le bord du divan, je ne devrais pas, je dois y aller aussi... et me voici chevauchant les nuages, passant de molleton en molleton par des bonds de félin agile. De ma promenade au gré de la lune, j’arrive enfin chez moi, ma maison perdue au beau milieu de la forêt, peuplée de loups curieux et amicaux. Nous dialoguons souvent, il arrive parfois qu’ils montent au devant de la barque et que je les guide dans les marais. De mes doigts part de la lumière et lorsque je m’accroche au croissant de lune, ça produit des éclairs teintés de bleu. Les joncs s’écartent peu à peu jusque laisser place à une plaine où brûle un feu immense. La fumée se transforme en nuages et colonise le ciel, colorant les espaces de fumeroles rouges. Je me fraye un passage dans le dédale nuageux, je domine le paysage, me lance à la poursuite du lever de soleil.

Il se peut même (honte sur moi) que je ronflais... Je n’en sais rien et à la limite, je préfère encore ne pas le savoir. Il y a des choses comme ça, il vaut mieux que ça reste dans le silence. Dans mes rêves, je chevauchais encore les arbres du Bakenbos, les chevaux redoublaient de concours de vitesse, leurs crinières aux vents. Et puis la lumière est devenue de plus en plus forte, peu à peu le sommeil a quitté mon âme, les yeux tous remplis de flou et éblouis par le soleil levant. En mon for intérieur, je pense avoir tellement frémi, les météorologistes ont certainement dû relever un tremblement de terre, magnitude neuf et demi sur l’échelle de Richter. J’étais étalé de tout mon long sur le divan, Léna lovée au coeur de mes bras. Comment cela a pu arriver ? Un sortilège d’une cruche en manque d’idées ? Je ne sais rien de tout ça – rien de ce qui a pu projeter dix mille milliards d’étoiles dans mes yeux – c’est dire que je n’ose même plus respirer. Les plus grands bonheurs sont silencieux.

Dehors dans la Kruikenstraat, il y a peut-être une madame en train de promener son labrador, il y a peut-être aussi les deux ouvriers de construction qui prennent leur café dans le camion, parce que dehors il fait froid. Ca fait de la buée sur la vitre, je ne sais pas ce qu’ils disent, je ne les entends pas, mais ils rient fort. A qui sera-ce le tour d’aller chercher les couques ? Viendras-tu me chatouiller le ventre si je n’y vais pas ? Que penser de notre passé et de notre futur ? Comment oser se réveiller ? Il le faudra bien pourtant, puisque les matins gagnent imperturbablement sur les nuits bien trop sombres. Combien de temps vais-je tenir sans te parler de toute cette folle histoire ?

Il est peut-être midi douze. Il est peut-être un peu plus tard. Il est encore temps de prendre un train, en courant vite. Aucune raison de se presser, ce serait l'essoufflement pour la vacuité. De ces instants où plus rien ne compte, chaque image se grave pour toujours. C'était un jour où les pas n'avaient plus de poids. Il faisait froid mais beau, les quelques arbres de la minérale Kruikenstraat rivalisaient en couleurs. J'aurais préféré qu'il pleuve, cela aurait formé une image de désolation et de recueillement. Dans les rues, quelques passants indifférents marchent silencieusement. Je n'ose lever le regard, de peur de croiser les yeux, de devoir dire bonjour. L'affection créée une faiblesse du coeur et une force de l'âme, celle-là même qui fait tout terrasser dans un sentiment d'invincibilité, celle-là qui rend tout plus fragile. De ce midi douze où je quitte Hoeilaart, chaque lieu t'appartient, j'ouvre les mains pour te les donner. Ces paysages se chargent de l'empreinte de l'amour, y revenir c'est t'y retrouver à chaque fois. Tous ces endroits ressassés ne me sont qu'indifférence, cette rue des cruches n'est qu'un long tas de bitume sans toi, ces poteries ne sont que des nuits sans lune en absence de ta lumière.

De retour à la maison, il y a le miaulement des chats, le silence des plantes. L'obscurité est chargée de chatoiements irisés. Incapable de la moindre activité, je prends mes bulles et j'en envoie dans le vent, vers le ciel. Elles sont des bouteilles à la mer, des montgolfières scintillantes. J'espère que chacune arrivera dans tes mains, avant de disparaître soudainement dans un dernier éclat. Etre libre, c'est être délivré du poids de sa propre solitude. Le gazon a besoin d'une dernière tonte. Je me vois déjà comme ce petit vieux en Autriche, qui misérablement enfoui dans sa mélancolie, passait la tondeuse en de mous allers-retours. Ses vêtements étaient aussi délavés que sa vie, il était prisonnier de son corps flétri. Toute l'existence ne se prépare qu'à un seul instant, celui de revenir enfant. J'ai retrouvé la vie lorsque sur les rails d’Hoeilaart, j'ai laissé mon adulte se faire écraser. Mon enfance était déjà loin, main dans la main à redescendre une pente ravinée par le chagrin. C'est cet enfant qui, plus tard et sans le rechercher, a retrouvé son amour. Il n'était pas éloigné, à peine une centaine de mètres à monter le long d'une rue toute droite. Il fallait juste quitter son coeur de pierre et s'en abandonner quelque part, n'importe où, tant que cela est loin.

La Kruikenstraat a été rédigée de Janvier 2005 au 12 octobre 2006, 23h59, à Court-Saint-Etienne, la gare de Hoeilaart et dans le train.
Bande-Son : Ten melodies for a deserted quay. La couverture représente la Kruikenstraat durant l’hiver 2004. Les personnages et ce récit sont la plus pure vérité, sauf ce que j’ai inventé.