Vincent Duseigne ~ Jhahir ~ 2007

Vincent Duseigne


Les lieux et les personnages de ce livre existent tous ou presque. Une attention toute particulière est portée à la véracité des descriptions. Cependant, ce récit est une fiction. Ces événements n'ont pas existé. Toute ressemblance avec la réalité serait purement fortuite.

 

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il sera peut-être sept heures trente-huit / peut-être un peu plus si le train a du retard lancer la pierre puis faire demi-tour dans le gazon bien tondu et un peu humide / il sera peut-être / forcer sur l'emballage pour que ça rentre pousser tirer sur l'emballage en papier s'en défaire / quitter la kruikenstraat donner comme si c'était un faire-part de décès / la déchirure est déjà recousue la morsure c'était bien avant en premier déraillement chute inexorable / présence d'effarement qui n'a fait que perdre te perdre encore trop adieu la lumière ce n'est qu'un au revoir / il y aura bien un jour où hoeilaart disparaîtra il ne restera qu'un quai neuf bien aseptisé / sans plus aucune histoire de toi sans plus aucune mémoire l'effacement / la brisure de n'avoir été qu'une défaillance même au plus haut / la mort était bien ancrée, en latence dans le cœur le coup porté on n'y peut rien / à qui peut-on en vouloir d'être heureux, bien au-delà des mots des lignes filiformes et des cruches / il est des jours comme ça gravés dans les vies inévitables des jours dont on se séparerait bien d'un coup de gomme pleurer effacer l'impossible tout cela n'a jamais été souhaitable, du train à l'aiguillage / du train au déraillement permanent la peine et l'entaille / tous ces gens autour ils rentrent chez eux ils sommeillent jusqu'au livre de la nuit leur cœur ne verra pas la lune / hoeilaart passe là maintenant et les yeux se détachent fixes sur la vitre le paysage devient flou fixe sur la vitre /

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fixe sur la vitre le manque immense qui s'inscrit en taillades de couteaux tranches de vies assassinées / il restera les cruches peut-être le silex en indifférence des années dans le froid, baigner dans l'eau de pluie, recouvert de mousse / il n'y a pas de meilleur destin pour un sentiment que de pourrir / au moins il s'effacera / dans une immonde odeur de compost ou d'éponge moisie lorsque la vaisselle n'est pas faite depuis tant de temps / passé dans le train il ne suffit que d'un wagon je le sais je l'ai fait pour oublier laisser les gens en paix faut pas les déranger avec un cœur une âme qui vacille / vider même si c'est un manque une faim une douleur le déraillement en collision frontale en collision frontale surtout ne plus se retourner / ne pas penser marcher et s'épanouir gaiement dans le monde du travail ingratitude tout en effondrement le plus important minuscule de toute façon laminé crevassé il n'en reste rien qu'une blessure moche un peu triste / dont on se détourne / on détourne les yeux des gens perdus qui larguent leur regard flou au loin ou carrément fixé sur les pieds / au-delà de toute limite la tristesse ne porte plus de nom / rien d'autre qu'un crachat de douleur / les mains serrées à en mourir s'en vouloir tellement que ça ou je ne portent même plus de nom / donner la vie l'amour comme un faire-part de décès / il sera peut-être sept heures trente huit, peut-être cmd exit enter

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la gare m'a parue sombre, d'un aspect livide un peu repoussant. Nuit tombante, les spots lumineux bien trop blancs se sont allumés dans un clignotement hypnotisant. La torpeur désolée des quais s'est révélée d'un seul tenant de défonce, le long de deux voies désertes, seulement habillées du passage furieux de trains-bolides bruyants. D'un certain côté, je ressentais une douce horreur pour ce lieu où tout semblait figé par l'éternité, de l'abomination pour les gens qui habitaient le long de cette ligne - ils devaient certainement être plaintifs - les maisons tristes, les rues en perpendiculaires dont le macadam avait souffert des hivers. Non, rien à quoi s'accrocher, juste quelques vieilles histoires rejetées loin très loin au fond du cœur, des pierres noires pourrissantes dans la vase d'un étang quelque part oublié, un endroit on ne sait même plus où - et c'est d'autant mieux. Ce soir d'hiver, la nature glauque, les gouttes d'eau qui perlent aux branches des arbustes décharnés, un début de brouillard dans les luminaires trop jaunes des rues abandonnées, j'avais un projet bien précis, une fois de plus. Cette incursion désagréable dans ce lieu représentait un moche retour aux sources, les mains plongées dans une eau turbide, chargée de boues ferrugineuses, c'était l'endroit de tout un effondrement. Par mon geste, si j'arrivais à tenir le défi, j'allais prendre une part de ce que je n'avais pas eu, ce que je n'avais pas pu posséder au creux de mes mains, au seul détail près que je reportais ma maladie sur une autre personne, la plus éloignée possible, tout simplement parce que dans un dernier élan d'humanité putride, je ne pourrai jamais ternir la lumière de mon cœur pour celle qui fut dans ces derniers mots : ne dis rien de tout ce que je sais déjà. L'acte allait prendre une part symbolique, j'en tremblais déjà intérieurement tant le butin serait précieux.

En avançant dans le froid venteux d'un janvier féroce, j'ai surtout fait attention qu'aucune chaleur de ces vieux souvenirs ne vienne me toucher, aucun regard vers la gauche, la bulle à verre dégueulasse et le terrain de la maison abandonnée, maintenant détruite. Un refus catégorique car j'ai connu ce feu, il m'a brûlé les entrailles, je suis ici en fantôme : un revenant, un mort parmi les vivants. Si c'est cela d'être vivant, je suis bien mieux dans mes replis de consignation dans la solitude brutale, aux confins d'un décès heureux. L'hiver menait son travail d'écriture dans le ciel finissant, les halos de lumière paraissaient d'un repoussant relativement extrême ; c'est dans ces instants qu'on se prend à considérer sa propre folie, à rêver d'une cheminée pétillante, les pieds bien cachés dans une paire de pantoufles. Ici, c'est tout autre, le vent cinglant sur le bord des oreilles. Sachant l'épreuve à venir, je suis entièrement habillé de noir, avec des vêtements tous doublés. Quand viendra le moment, j'enlèverai toutes les surcouches, je ne serai plus qu'une souplesse. De longues heures d'observation de mes deux petits chats ont servi d'enseignement, notamment lorsque dans les branches des lauriers, ils se retrouvaient en difficulté. Je me doutais bien que ce serait du même acabit ici.

Je ne connaissais pas la maison, je ne possédais que l'adresse, rien de plus qu'une ligne manuscrite et l'espérance que tout fonctionnerait comme sur des roulettes. Par le passé, Hoeilaart m'avait déjà réservé plus d'un sale tour, d'où ma méfiance la plus extrême. Après tout, c'est quand même à quatre-vingt mètres de là, à vol d'oiseau, que j'ai perdu ma vie, quelques arbres et un immense terrain de gazon bien tondu. Il n'a pas été évident de retrouver une porte de sortie, une émergence des décombres, alors autant se dissocier le plus possible de cette maudite ville. De manière assez étonnante, je ne ressentais pas d'émotion à remonter l'Ijzerstraat. Je pensais que j'allais m'effondrer, le moral au fond des vases, les jambes vacillantes et la volonté d'une huître du bassin d'Arcachon. Bien au contraire, je puisais une force étrange, mêlée de certitude, peut-être d'un bien-fondé de cet acte. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas hésité une seconde quand j'ai vu le portail blanc, je suis rentré comme si c'était chez moi, à l'exception près que j'ai vérifié le nom sur la boîte-aux-lettres, une écriture ancienne à moitié effacée, tout aussi ravagée au fond que peut l'être ce secteur de petite vie miséreuse. Les lumières étaient allumées, ils allaient probablement se préparer à manger. Dans cette obscurité la plus complète, ils ne pouvaient certainement pas me voir ; de ce fait je n'y allais pas avec des pincettes. De l'intérieur, je sais comment sont ces fenêtres depuis une pièce aussi éclairée que la leur, c'est un grand carré noir où l'on voit ses reflets en double, comme dans un miroir, mais une image terne et flétrie, des visages qui viennent de loin, moches et flous comme une eau d'étang en hiver.

Avec l'espoir d'en savoir plus, je me suis caché dans le petit jardin à l'arrière de la maison, afin de confirmer mes soupçons. Dans une optique de calme, les chambres sont souvent situées à l'arrière, du côté jardin, surtout pas vers la route, c'est pour profiter du silence du vallon ; il fallait voir si ici ça allait effectivement être le cas. Quelquefois, les gens sont bizarres, ils se mettent là où ils sont le plus mal. Enfin, pour sûr, je peux en parler puisque je reviens à cet instant même quasiment à l'endroit de mes pires souffrances, les lignes pures et désolées de la Kruikenstraat. Dans le petit buisson du fond du jardin, seul un chien aurait pu me débusquer. Fort heureusement, tout laissait apparaître que l'horrible bestiole, ce meilleur ami de l'homme, n'avait pas sa place ici. Ca ressemblait à une maison de chat et j'en ressentais un attendrissement, comme une reconnaissance. Connaissant les habitants, ça ne pouvait pas être autrement. Les gens de chats ne peuvent qu'être bien. De temps en temps, quelques gouttes d'eau tombaient le long de mon visage. C'était plutôt désagréable. Pour autant, je ne ressentais aucun froid le long du corps. Les grosses couches de vêtements me permettraient de rester là une grande part de la nuit, ce que j'allais d'ailleurs certainement faire. Assis en tailleur, j'attendais la lumière comme une délivrance, qui sera la personne qui apparaîtra à la fenêtre, qui fermera les volets ? Sera-ce beaucoup plus compliqué que je ne le pensais ? Jusqu'ici, tout me semblait très simple et je naviguais dans un optimisme fébrile. Il faut dire que cet instant, j'en avais rêvé à de nombreuses reprises le soir avant de m'endormir, quand bien au chaud sous la couette, on se projette au loin dans des histoires merveilleuses, quelquefois mystérieuses. Fidèle à moi-même, je n'ai surtout pas perdu la patience nécessaire, bien que rien ne bougeait depuis maintenant plusieurs heures. Le repas devait être terminé. J'aurais pu décrire la lumière bleue blafarde d'une télévision sur les branchages, mais tout était trop ténu, un peu trop sombre pour ma vue à vrai dire.
Soudainement, une lumière est apparue, fenêtre de gauche. L'instant tant attendu allait-il pointer son nez ? Je dois dire que la déception fut rude. Derrière la vitre, une silhouette fugace, c'était Camille. Je l'aurais reconnue entre mille, même les yeux bandés, mais ce soir là elle ne m'intéressait pas. Je m'étais projeté ailleurs, dans une steppe un peu plus aride, un projet difficile. Camille m'inspirait de la méfiance, peut-être parce qu'elle était revenue du monde des morts, un peu comme moi finalement, bien que la manière de faire marche arrière avait été fondamentalement différente. J'attendais donc la lumière de droite, il fallait que ce soit là, sinon tout allait prendre un aspect bien plus compliqué. Les volets de chez Camille se sont baissés tandis qu'exactement au même instant, la vitre de droite s'illuminait. J'ai vu ce que je voulais voir, même si ce fut très court. Je ne sais pourquoi, elle a allumé, puis quelques secondes plus tard, tout est retourné dans le noir - le temps d'une douche, d'aller à la toilette ? Je savais pertinemment que ce temps d'absence était extrêmement bénéfique et qu'il fallait en profiter. Ainsi, dans une quasi précipitation, j'ai enlevé tous mes vêtements superflus, afin de ne garder qu'une couche de vêtements très chauds, une fine pellicule légère qui allait m'accompagner dans la première étape.

Mes doigts s'agitaient dans mes gants. Malgré mon souffle court, je frétillais d'impatience. Je me disais pour me rassurer l'éternelle phrase : De toute façon, est-ce que tu penses qu'ils vont te manger ? Ils sont comme tous les autres, devant un malfrat de la sorte, ils sont tétanisés de peur. La fuite est mille fois préparée d'avance, je reste insaisissable, furtif comme un félin en chasse. Mes pas sont guidés par le silence et ma connaissance des méthodes de disparition est implacable. C'est dans cette force d'esprit que mes mains se sont agrippées à la gouttière. Mes pieds se sont placés juste derrière le cylindre, en appui sur le mur. En l'espace de quelques secondes et avec une agilité déconcertante, je montai les quelques mètres manquants pour accéder au paradis. Longtemps je m'étais entraîné à monter des parois verticales à l'aide de trois fois rien. Je ne peux supporter de subir l'obstacle, il me faut absolument dominer, terrasser, monter au-delà de toutes les limites. C'est donc en peu de temps que je me trouvais au pied de la fenêtre. Chaque jonction entre les briques m'était presque une marche d'escalier. De ma poche, je tirai un petit objet relié à un fil (cela me permettait de ne pas le perdre si je le lâchais par inadvertance). J'avais un coude en appui sur la fenêtre. De l'autre bras, je m'appliquais patiemment à tracer des traits sur la paroi vitrée, le long de chaque côté. Pour faire le haut, je devais me hisser de manière assez acrobatique, ce n'était pas spécialement facile pour mes membres peu échauffés et ankylosés par le froid. Malgré tout, la nervure a été effectuée. Au fur et à mesure de la découpe tracée de gestes peu hésitants, j'utilisais une petite boîte tirée d'une poche ventrale, contenant des lignes de patafix, une espèce de caoutchouc pâteux très collant. Ca me permettait que la vitre, entièrement dissociée de son montant, n'aille pas tomber dans la pelouse, car alors là, bien évidemment, tout serait perdu. Sans prendre le temps de ranger le minuscule matériel, encore pendant au bout de ses fils, je redescendais le long de la gouttière, dans une allure certes malaisée, mais pour autant complètement maîtrisée. L'ensemble de la démarche m'avait pris moins de deux minutes, j'étais fier de moi.

De retour dans les fourrés, sous un maudit sapin qui devait servir de toilette pour les chats (oui, l'odeur était pestilentielle), je reprenais mon observation. C'était à vrai dire un moment crucial, est-ce que Déborah allait remarquer la découpe ? Le travail était fin, comme à mon habitude, j'étais persuadé que non, mais il me fallait toujours garder à l'esprit cette méfiance d'Hoeilaart - ici, on n'est jamais à l'abri du malheur. Bien étrangement, elle n'est pas revenue dans les cinq minutes, comme je m'y attendais, mais aussi un peu comme je le craignais. J'aurais pu prendre tout mon temps pour découper, mais peu importe. C'est tout d'abord Camille qui est revenue, et les lumières se sont tues définitivement, elle dormait probablement. Deb est arrivée dans sa chambre bien plus tard, il devait être au moins minuit, je désespérais qu'elle revienne, l'imaginant endormie dans le salon, dans le canapé, devant la télévision, ou quoi que ce soit de similaire. Je ne consultais pas ma montre parce que ça ne servait à rien, je devais seulement noter mentalement l'heure de l'extinction, rien de plus. On peut dire qu'elle m'a donné de belles frayeurs, quelle couche-tard… Les allers-retours furent incessants, sans jamais que cela ne s'arrête sur un instant lourd de sommeil. D'un certain côté, cela ne m'étonnait pas d'elle, mais je ne m'attendais tout de même pas à deux heures cinquante, le plein creux de la nuit. D'un certain côté, cela restreignait intensément mon champ d'action, puisqu'il fallait impérativement que je mette fin à toute cette histoire avant le lever du jour. L'attente fut longue, les crampes commençaient à voyager le long de mes jambes, plusieurs fois de suite, je me levai pour faire une petite promenade au fond du jardin. Malgré tout, je ne pouvais pas aller bien loin puisque je ne devais pas perdre de vue un seul instant la maudite fenêtre, cela faisait un minuscule carré peu agréable, habité d'obscurité et de brouillard.

A cinq heures cinq, heure tant attendue, calculée approximativement, je décidai que c'était le bon moment, celui d'un sommeil plus ou moins intense. Un véritable sommeil profond s'obtient au bout de quatre ou cinq heures d'endormissement, il est évident qu'au vu de l'heure tardive de son coucher, je ne pouvais pas attendre plus longtemps dans le jardin. Cela me donnait l'impression de mettre ma main dans la gueule d'un loup, la vigilance allait devoir être exceptionnelle. C'est sans aucune surprise ni aucune peur que je retrouvais la même gouttière. Au pied, un balluchon avec toutes mes affaires superflues : veste, pull, outils de découpe. Je tenais à ce qu'ils soient tous présents juste en bas, récupérables immédiatement en cas de fuite précipitée. Mes mains se sont resserrées sur le tube de métal et dans un silence presque parfait, je me retrouvais au pied de la vitre. Il m'attendait là une étape difficile. Une main dans la poche, j'en sortis un autre outil minuscule, une ventouse. Avec un peu de dégoût, je la glissais sur ma langue, puis avec délicatesse, je l'appliquais fermement sur la vitre. Sans aucun à-coup et toujours d'une seule main, une épreuve assez difficile sur laquelle je m'étais entraîné dans une friche industrielle, je faisais pivoter la vitre sur elle-même. Au fur et à mesure, la patafix lâchait ses dernières assises molles, elle se décollait tout doucement sous la force de mes doigts. Il fallu très peu de temps pour que la vitre soit entièrement retirée, verre mort ne servant plus à rien. Avec un gros pâté de caoutchouc, je la fixai sur le côté, le temps de rentrer dans la chambre. Je savais que je ne devais pas traîner, c'était capital, parce que le froid de l'hiver rentrait dans la pièce. Avec un peu trop de ardeur, cela pourrait la réveiller. C'est ainsi qu'à peine rentré dans la pièce, je remis vite la vitre en place, sans économiser la pâte collante.

La première mission était effectuée. Etait-ce avec succès ? Je retenais autant que possible ma respiration, surtout ne faire aucun bruit suspect. J'attendais aussi que mes mains s'arrêtent de trembler et que mon rythme cardiaque retrouve un cours paisible. La respiration de Déborah, que j'entendais calme et régulière, m'informait que tout allait au mieux pour l'instant, je n'étais pas encore découvert. J'avais bien conscience que je ne pouvais certainement pas rester là des heures, il fallait agir. Malgré ma cagoule, cachant mon visage en grande partie, elle me connaissait de vue et toute alerte pourrait prendre des allures dramatiques. Malgré la grande habitude de ce genre d'escapade, le caractère inhabituel de celle-ci était loin de me rassurer, je touchais à des espaces sensibles, de loin et de près ceux de ma blessure interne, la lésion que je ne savais guérir. Le radio-réveil éclairait de ses quatre gros chiffres rouges et c'était vraiment merveilleux. Je voyais les contours du lit baignés d'une lumière faible mais précise. Je me suis approché à pas de loup. J'ai enlevé un gant, placé dans une poche ventrale, la principale, la même que celle de l'outil de découpe du verre. De là, je tirai une minuscule bonbonne faite maison, remplie de liquide chloroforme. J'en aspergeai délicatement le dessus des couvertures, vers son visage, en me cachant le plus possible de ces émanations. Je savais bien que ma cagoule, mise exprès, me permettait d'avoir un retard sur les effets, mais que je serais aussi victime de l'endormissement si je n'agissais pas avec rapidité. J'attendis trente secondes, à quelques pas de là, avant d'agir définitivement.

De ma poche ventrale, je tirai le dernier outil, celui de la torture, celui de la mort et de ma vie, une lame de rasoir à double tranchant. C'était un objet très petit, que les gens de la vie courante auraient pris pour un cutter un peu large. Un bouton poussoir me permettait de sortir de l'étui une lame très effilée. De nouveau près du lit, c'était le moment crucial. Ma main ne tremblait plus, chaque détail comptait au millimètre près. J'ouvrais tout grand mes yeux, j'imaginais mes pupilles dilatées, arrivant à peine à voir ce que je faisais, retenant ma respiration de peur de faillir. La lame s'est approchée jusque sa peau, toute proche mais sans pour autant la toucher, mes doigts exploraient l'oreiller pour localiser avec exactitude les limites de mon voyage. J'esquissais un mouvement circulaire assez large, je sentais que je touchais à mon but. Après ce très court instant, je sortis de mes vêtements une poche en tissu. Un sac plastique aurait été inefficace parce que trop bruyant. La poche était idéale, bien que je devais la laver entièrement à chaque méfait - c'était le prix à payer. J'empoignais mon butin. A ce stade-là, c'était quasiment gagné. Il ne restait qu'à refermer la porte derrière soi, ou fuir, selon les besoins. De retour à la fenêtre, je reprenais les gestes en marche arrière, toujours avec la même délicatesse, c'est ma part de félin de refermer avec tranquillité après mon crime. En équilibre sur le rebord de fenêtre, la ventouse a repris son office de poignée, toujours dans un silence aussi pesant, celui du sommeil forcé. Sans aucun scrupule vis-à-vis de ma position d'intrus, je remettais la patafix, toujours sans en économiser la quantité. Mes gants ne laissaient aucune autre emprunte que celle de gros doigts sales, certainement rien de reconnaissable, sauf le mode opératoire à chaque fois identique. La fenêtre refermée, je me laissai glisser tranquillement le long de la gouttière. Les affaires dans le balluchon, la veste remise sur les épaules, je sortis du jardin par la porte de devant, sans même regarder s'il y avait des gens dans la rue. Un dimanche à moins de six heures du matin, j'estimais sûr que cela allait être un désert, puisque ça l'était déjà en pleine journée…

Il ne fallait surtout pas rejoindre la gare de Hoeilaart. Paranoïaque ou pas, je préférais tabler sur le danger plutôt que l'insécurité par négligence. Qui sait, ce serait peut-être là qu'ils viendraient me chercher en cas de réveil inopiné, le froid de la vitre rouverte, le bruit le long de la gouttière lorsque mon pied avait tapé le zinc par mégarde. De ce fait, je choisis de passer par le Bakenbos, ces petits chemins sombres dans les bois et les champs. Cela me faisait bizarre de repasser dans ces endroits de morts, des sentiers que j'aurais volontiers maudit mille fois et même par écrit, mais cela faisait partie d'un triste passé révolu et noyé - n'en parlons plus. L'aube pointait son nez quand j'arrivais à la maison. Je ne pris pas le temps d'ouvrir la poche en tissu, j'allai directement me réfugier sous les couvertures, fourbu par cette nuit cadavérique. Le sommeil m'a immédiatement envahi.

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le soleil était debout depuis plusieurs heures, Déborah cacha son visage sous les couvertures, créant une alcôve de sécurité, un igloo contre l'acidité du monde extérieur. En bas, il régnait déjà l'agitation des jours de week-end, chacun se donnant à fond dans les loisirs. Il y avait peut-être l'odeur du café, Camille qui fermait le portail du jardin pour partir quelque part, tout ça n'importait pas vraiment, il n'était de toute façon pas question de se lever maintenant. Pourtant, Déborah ne se sentait franchement pas dans son assiette, un mal de tête un peu pesant, l'impression d'être dans le cirage. Il était un peu avant midi lorsqu'elle décida finalement de mettre un pied sur le sol, sans avoir véritablement trouvé un repos réparateur - la tête des mauvais jours.

En se frottant le visage, elle trouva étonnant d'avoir quelques cheveux dans la main, ce n'est pourtant pas ça qui l'arrêta dans sa recherche de vêtements dans le foutoir ambiant de la chambre. En contrepartie, devant le miroir, son sang se glaça. Ce fut d'abord un choc qui la pétrifia de stupéfaction, puis un visage de colère intense fit son apparition, un mélange de déception et de rancœur. A la droite de son visage, au dessus de l'oreille, un carré était découpé très proprement : on lui avait rasé une partie de ses cheveux. Bien entendu, c'était hideux. Le déséquilibre était flagrant, c'était typiquement le genre de vengeance qu'on pouvait observer à l'université entre les bleus, un procédé vraiment honteux, mais là n'était pas la question qui la blessait le plus profondément : comment cela avait-il pu arriver ? Ca s'était forcément passé durant la nuit, puisque rien n'était là hier soir. Un coup de la famille, de Camille ? Mais pourquoi ? Un mystère indéchiffrable…

Dans un élan de colère, Déborah dévala les escaliers et se mit à hurler dans tous les sens, remplissant le couloir de cris et de fureur. L'arrivée dans la cuisine ne manqua pas d'être remarquée, tout le monde était là, en train d'entamer le repas de midi. Elle se tourna de biais et cracha avec toute sa hargne :
-Qui m'a fait ça ? Je veux savoir, qui a fait ça ? Je vais faire un meurtre.
Les regards étaient médusés. Tous voyaient le massacre, sans en comprendre la teneur tant cela paraissait stupéfiant. En effet, il n'est pas spécialement courant de se faire raser une partie de sa chevelure, sauf éventuellement en internat, par vengeance, et encore… Nicolas tirait une tête de déterré tandis que Jacques, comprenant l'intensité de la situation, prit la parole :
-Quand cela est-il arrivé ?
-Cette nuit ! Hier soir il n'y avait rien.
Jetant un regard circulaire et autoritaire : Je suppose que ce n'est personne d'ici, ou en tout cas je l'espère…
Mais comme tout le monde avait l'air atterré par la nouvelle, il était évident que pas une seule âme allait se lancer dans une quelconque justification.
-Dis, tu ne t'es pas fait ça toi-même ?
Des hurlements stridents déchirèrent la cuisine, armés de tu plaisantes, tu veux la mort, tu as vu ma tête ? Ce manque de tact déclencha une harde de plaintes fulminantes, ce qui décida Jacques à agir.
-Ecoute, personne n'est rentré dans la maison, tu as bien vu qu'il n'y pas d'effraction ! Tu vois bien que la porte n'est pas brisée. Que veux-tu que je te dise ? C'est le Père Noël qui est rentré par la cheminée ?!
-Et ça, c'est arrivé tout seul ? Elle tenait ses mèches erratiques. Cela donnait un fort effet de tristesse. Jacques se décida à bouger, malgré le repas qui allait refroidir.
-Ecoute, on va monter dans ta chambre, je ne mets pas en doute ta parole puisque je vois bien qu'il y a quand même un problème. On va bien voir s'il y a quelque chose…
Les pas ont résonné dans l'escalier de manière pesante, pressée, presque stressée. Les deux ont déboulé dans la chambre comme si deux chats étaient en train de s'y battre. Seuls les regards du père se portaient partout, Déborah semblait perdue. Il inspecta le lit et vit, en effet, que des cheveux blonds épars se promenaient sur l'oreiller. Le lieu du drame semblait confirmé. Ses yeux dérivèrent vers la fenêtre. Il connaissait bien cette maison, ce qu'il aperçut à ce moment là le fit sursauter. Il murmura : bordel !

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ulaan habite dans une petite maison d'une petite ville du Brabant-Wallon, tout y paraît d'un plus parfait banal. Dans cette rue au bitume abîmé, le fond de Rixensart ne se distingue en rien d'un autre endroit. Les maisons en briques s'alignent de manière rectiligne le long de poteaux électriques hideux et surchargés de fils - peut-être plus de la moitié en est inutile. On est lundi, le jour des poubelles. Les sacs blancs s'entassent au porte à porte, ça fait parfois des odeurs pestilentielles. Le matin, Ulaan n'a pas le temps de rêver. Il n'a que quelques dizaines de minutes pour se préparer et aller au travail : il est égoutier. Chaque jour de semaine, c'est la course. Il doit être à Centrale à sept heures vingt. Autant dire qu'il ne faut pas traîner, et encore, c'est sans compter les retards de train. La pâtée des chats servie, le café avalé à la vitesse d'un obus, il est grand temps de fermer la porte. Malgré tout, il ne peut se retenir de sortir la petite poche de tissu qui n'est pas encore rangée, pour lancer l'espace d'un court instant un petit coup d'œil avant de partir… C'est une poche mauve, un peu délavée. Il en tire une grande mèche blonde de cheveux bouclés remplis de mille millions de reflets. Le transport ne l'a pas abîmée, fort heureusement. A vrai dire, tirer le petit sac n'a d'autre but que de se rassurer, vérifier la réalité de l'acte, le temps imparti était de toute façon beaucoup trop court pour en profiter réellement. La belle et longue mèche fut reposée sur un meuble, le bruit de la clé dans la serrure se fit entendre.

De la maison à la gare, il n'y avait qu'une petite centaine de mètres à parcourir, une bagatelle. Si jamais le train était déjà à quai, la gare était faite de telle sorte qu'on pouvait sans peiner courir et l'attraper à temps, la petite descente donnait une vue générale sur la gare longtemps à l'avance. Ce matin pourtant, pas de retard calamiteux, tout se passait pour le mieux. Le train se présenta juste quelques instants après son arrivée sur le quai. Rien à signaler, si ce n'est les mêmes têtes que tous les jours. A Central, il restait une seconde course à faire, celle d'arriver jusqu'aux vestiaires pour se changer. Fort heureusement, c'était bien moins stressant. Pas de train à rater, pas de longue attente, il s'agissait juste de marcher avec un bon pas jusqu'à la rue de la Serrure. Bruxelles à cette heure-là est la plus agréable des villes. Les gens sont à peine réveillés, la Grand Place est déserte, on ne trouve que les nettoyeurs qui passent de vifs jets d'eau sur les pavés. La plus grande partie de l'année, c'est la nuit qui mange les rues, la circulation est au point mort le long des trottoirs. Dans les vestiaires, c'est ensuite le tour des blagues vaseuses, les collègues qui se marrent avant d'aller mettre les pieds dans la merde. Ulaan n'a que rarement su expliquer cette fascination qu'il avait à parcourir ces galeries glauques ; pour rien au monde il n'aurait quitté son job pour un bête travail de bureau. Après la longue et éprouvante journée à manœuvrer de lourdes machines au fond des collecteurs, c'était la libération. Tout d'abord la douche brûlante pour se laver de l'atrocité des villes, puis enfin retrouver ses vêtements. Bien souvent sous le flot de liquide et dans une atmosphère étouffante de vapeur, Ulaan se prenait à chanter du xöömei. Les consonances nasales faisaient rire tout le monde, c'était systématique, malgré l'habitude. Le chant Tuva, si rare ici, ne lassait pas les ouvriers, qui voyaient dans Ulaan un extra-terrestre. D'ailleurs, les gens l'appelaient moqueusement ET, comme dans le film de Spielberg.

Les soirs de retour étaient nettement plus pénibles. Il fallait se frayer un passage au milieu des marchés de Noël, de la foule amassée autour des saucisses, ou bien pire, des escargots frits, ce qui ne manquait pas de larguer des odeurs nauséabondes bien pires que les égouts en eux-mêmes. Les gens s'imaginent l'horreur dans les ovoïdes, ils ne pensent pas une seconde combien leurs propres manies sont pires. A la gare Centrale, la marée humaine n'avait pas encore commencé, c'étaient les instants de calme juste avant la tempête. Sur le quai numéro trois, il se mettait toujours à la même place, celle juste avant les travaux. Ca permettait de retrouver le même wagon, les mêmes sièges, les mêmes gens, les mêmes habitudes. Leurs petites vies auraient pu servir à rédiger un livre tout entier, tant certaines habitudes sont graves, d'autres risibles. Ce qu'Ulaan appréciait par-dessus tout, c'était de lire le journal du voisin, un moyen bien économique de s'approprier les nouvelles de ce triste monde. Lorsque le train freinait pour les derniers mètres de la gare de Rixensart, il descendait alors, au dernier
moment - un geste répétitif lui aussi jamais changé. C'était une vie réglée comme un papier à musique, guidée par un métronome, sauf à quelques détails près, des nuits étranges de divagations dans les jardins et les intimités des gens. A la maison, la vie reprenait son cours et, à vrai dire, surtout ses crasses : le repas à préparer, le sol à nettoyer, la vaisselle à faire, etc… Une montagne d'obligations. Les week-ends constituaient une échappatoire royale pour la mise en place de passions dévorantes, des rêves difformes et complexes.

Avant de se lancer dans quoi que ce soit, Ulaan retrouva la petite mèche posée sur le meuble. Il était temps de la protéger, parce qu'un second vol se révélerait impossible tant que le rangement n'était pas fait, une mise en condition toute spécifique, sachant de plus que cette mèche prenait une valeur symbolique, une odeur de revanche sur un passé cramé par le malheur. Il pris une pochette en plastique épais d'un tiroir d'un meuble de la cuisine. Il en était plein à craquer. C'était ce genre de pochettes hospitalières qu'on trouve dans les labos, de très bonne qualité, et équipées d'un zip. Avant d'enfermer définitivement la chevelure dans son emballage, Ulaan la pris dans ses mains une dernière fois, aussi délicatement qu'un objet fragile. Il ne fallait surtout pas en retirer les boucles ; bien plus religieusement même, en enlever les plis et les courbes pris par la coiffure elle-même, cela devait respirer son propriétaire comme une fibre de vie. Avant l'enfermement, il plongea son nez dans les cheveux, inspirant l'existence comme pour s'en approprier les essences essentielles. Et puis, il y eut la mise de la mèche dans son sac, précautionneuse et attentionnée. Quand le zip fut refermé, il prit un marqueur noir et inscrivit dessus d'une petite écriture fine, en haut à gauche : Déborah.

La suite promettait d'être encore plus étonnante. En effet, le sachet-musée se devait de trouver une place dans la maison, or, ce n'était assurément pas le frigo… Ulaan se dirigea vers la chambre, une armoire blanche très haute. L'intérieur était constitué de multiples planches obliques, un peu comme un présentoir de bibliothèque, sauf que les portes pouvaient fermer à clé. Cela ressemblait à un travail fait maison, surtout à cause de la grossièreté des rebords. Ils étaient épais, comme pour soutenir des encyclopédies. Seulement, les présentoirs étaient remplis à craquer de sachets exactement semblables à celui de Déborah, des centaines de chevelures noires, blondes, auburn. On pouvait aussi trouver en fouillant des dizaines et des dizaines de déclinaisons, entre les cheveux rêches et les longues ondulations bouclées. Quant aux prénoms à chaque fois inscrits de la même manière, Marie-Hélène, Florence, Maya, Nadège, Sae, Stéphanie, cela retraçait un paysage complet d'histoires étranges, probablement bâties sur le même scénario, un vol un peu dangereux, une incursion ingénieuse dans la vie des gens. Cette armoire contenait probablement aussi une montagne de douleurs, mais il paraissait évident que quiconque fermement décidé d'en parler à Ulaan s'affronterait à un mur. Débordante de coiffures, cette armoire croulait sous le volume, il semblait que le moindre sachet supplémentaire allait faire s'effondrer l'édifice. Pourtant, avec Déborah, il n'en fut rien. Sa belle ondulation blonde alla rejoindre ses infortunées compagnes, rangée précieusement parmi des rousseurs et des blondeurs éclatantes. L'ensemble des chevelures présentées dans un musée remplirait des pièces et des pièces, tant tout cela paraissait compact. Cela respirait l'accomplissement de longs rêves, et pourtant rien n'était mis en valeur. C'était juste protégé précieusement, comme les secrets d'une enfance.

Ulaan est un collectionneur de cheveux. Pire encore, car le mot collection décrit un raisonnement, une affection, une recherche, bien au-delà, il est un fanatique de chevelures. On pourrait le croire prêt à tout pour en obtenir, et pourtant, pas une seule personne de son entourage ne soupçonne cette activité. Un peu misanthrope, beaucoup timide, il n'arrive jamais qu'il aborde des connaissances ou des inconnus pour en réclamer. Cela n'existe que dans ses rêves. Ce sont des songes remplis de femmes aux crinières abondantes, des personnalités lui donnant des poignées de cheveux par dizaines en reconnaissance. N'importe quoi en quelque sorte. Et la vie tire son fil jusque vendredi, jusqu'au prochain méfait. La journée n'est qu'en attente, dans un univers tout différent, sa respiration est sous les pas des gens plutôt que d'être au dessus de leur tête.

En attendant, la vie.
C'est Bruxelles-Midi, en plein rush. Il y a des gens qui gesticulent de partout, ça forme de véritables marées humaines qui se croisent, s'entrecroisent, quelquefois se cognent et s'excusent - l'anarchie de centaines de millions de cheveux qui tracent leurs routes vers de nouvelles destinations, inconnues pour la plupart. Des chevelures françaises, allemandes, flamandes, wallonnes, ou bien africaines, turques, tant de bonheur dans la diversité. Seulement, il n'est pas l'heure de rêver. Si Ulaan est là, c'est pour un but bien précis, car la gare du Midi, dite gare des Français, n'est pas un lieu spécialement agréable. Il se dirigea vers le guichet des relations internationales, pris son maudit ticket d'attente (comme si les files ne pouvaient être régies autrement que par la machine) puis attendit son tour. Lorsque le guichetier l'interpella dans les deux langues officielles, il choisit la plus facile et demanda un billet pour Paris-Nord, vendredi soir, le départ d'une nouvelle aventure. Après ces quelques pénibles instants, il prit son train du soir, le retour vers la paisible maison, la fin de la cohue. Heureusement, il y avait fort peu à attendre, le train partait quasiment immédiatement. Il pris place dans le bout du train, à l'endroit espéré le même que d'habitude, mais cela fut un échec, il était bien trop à l'avant. Malgré tout (puisque cela ne changeait strictement rien), le trajet se déroula sans encombres. Sur le quai de Rixensart, il reconnut une adolescente pour être sa voisine. Elle marchait d'un pas rapide, une bonne dizaine de mètres devant lui, il ne fit aucun effort pour la rattraper. De toute façon, elle rentrait en isolation, elle avait un walkman sur les oreilles. Qu'écoutait-elle ? Probablement de la techno, tout le monde écoute cette infamie.

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il n'y a pas beaucoup de quais plus haïs que celui du Thalys pour Paris, surtout dans le sens du départ. Une chose bien certaine, chaque départ vers la ville-lumière m'horrifie. Je possède en effet un sentiment de répugnance vis-à-vis de cette cité, je me sens très éloigné, plutôt en danger, et noyé dans une masse complètement désespérante. Il n'y a pas de petit coin que j'affectionne, dans lequel j'ai mes repères, la moindre marque, tout m'est anonyme. A bien chercher, je suis sûr qu'on trouverait d'autres mongols, peut-être un joueur de morin khuur, peut-être même un gars aussi cinglé que moi. Soit, je ne l'espère pas… Le contrôleur a vérifié mes billets. Je comprends que son job soit strictement pénible, mais malgré tout, je ne tolère pas qu'on soit si peu aimable. Sur ce, je ne vais pas faire d'histoires, ce serait me faire remarquer et je préfère de loin la discrétion. Ainsi, je me suis dirigé vers mon siège attribué, je me suis assis, longuement en avance, et surtout, je n'ai plus bougé d'un pouce. Malgré tout, le périple ne faisait que commencer. Tout d'abord, à côté de moi, un grand homme maigre aux cheveux très noirs s'est assis. Il ressemblait à un Nick Cave n'ayant pas mangé depuis plusieurs mois. Heureusement pour moi, il ne sentait pas mauvais, mais son GSM de compétition, placé bien en évidence, ne me rassurait pas spécialement. A l'heure prévue plus une minute, le train a commencé à bouger, mû par les dizaines d'annonces pénibles du Thalys. Il n'y a rien à faire, il faudrait pouvoir couper ses oreilles dans ces moments-là… Au bout d'une heure et demie serrée comme dans une boîte de conserve de saka-saka, les tours du périphérique de Paris ont enfin fait leur apparition. Cela signifiait la fin de la torture. J'aurais volontiers rasé mon voisin de ses cheveux superflus, mais cela aurait certainement fait des esclandres et dans un milieu confiné comme celui-ci, c'était à éviter.

Dans la station de métro Gare du Nord, un coup d'œil sur le plan, je devais filer jusque la station Convention, ça signifiait une nouvelle interminable attente dans des transports en commun bondés, remplis de fêtards et de parisiens bruyants. Paris est une agence de pub à ciel ouvert, je ne sais plus qui a dit ça, mais au vu de l'aspect des stations de métro, ça ne fait aucun doute : ça ne ressemble plus à rien. A mon grand soulagement, la rue Cronstadt, ma destination, semblait un lieu parfaitement calme (pour Paris je veux dire, parce que comparé à ma maison, c'est un véritable désastre). A cette heure ci de la soirée, vingt et une heures, il n'y avait déjà pas grand monde. Ca préfigurait un travail relativement calme. En attendant que ça se passe, je m'étais mis contre un arbre, enfin je veux dire, ce qu'il en restait. J'ai commencé à épier le premier étage. Aucune lumière, rien de précis ne filtrait, il fallait juste espérer que tout allait se passer pour le mieux, c'est-à-dire comme prévu. Quelques passants cheminaient lentement sur le trottoir, dont une vieille hideuse, aussi rapide qu'un escargot ankylosé. Mon rendez-vous parisien aime la fête depuis toujours, il est à penser que comme la semaine dernière, les travaux allaient se terminer tard. Au bout d'un quart d'heure d'inaction, je décidais de passer à l'action, je soupçonnais l'appartement d'être vide. Il allait falloir vérifier ça de manière plus précise. Dans l'entrée, un coup de sonnette sur le maudit interphone ne laissa qu'un grand blanc interstellaire, cela confirmait avec une grande certitude ma latitude d'action. Dans le sas de l'entrée, c'était pour moi la première occasion de tester le pass que j'avais volé à un serrurier. Une seule petite goupille fonctionnerait, au milieu des sept autres devenues inutiles. Est-ce que les clés belges auraient suffisamment d'affinité avec les françaises ? La réponse arriva très rapidement, ce fut oui. La seule chose qui m'embêtait vraiment, c'était la satanée caméra rivée sur la porte. Fonctionnait-elle vraiment ? Bien que n'étant que de dos, il était certain que j'avais été filmé et cela ne me rassurait pas.

Plus haut, au premier étage, pas d'acrobatie cette fois-ci, il s'agissait d'agir dans la discrétion la plus absolue, dans la normalité aussi. Si un voisin me surprenait en pleine action, il fallait que je sois parfaitement à l'aise. En effet, sans aucune effraction, sans aucun objet disparu, sans aucune dégradation, je pouvais me permettre de partir et de faire comme si rien ne s'était passé, parfaitement invisible. Bref, c'était le moment de voir si le pass allait également supporter les serrures bizarroïdes de la porte d'entrée de l'appartement. Il fallait espérer que oui, parce que sinon, tout le plan serait à ré-établir dans sa profondeur. Plusieurs clés sont entrées jusqu'au bout, mais toutes refusaient de tourner. C'était la catastrophe. Un peu dépité, je les entrais toutes de nouveau dans le barillet, une par une, en forçant un peu plus. C'était ça, il devait y avoir un minuscule décalage dans la goupille, le rotor a tourné. Ouf ! Il ne m'en fallait pas plus, je suis entré d'un seul vent, sans aucune hésitation. Un petit coup d'œil à l'intérieur, tout était silencieux, aucune lumière, pas de chien hargneux, pas même un poisson rouge. Comme je le soupçonnais, je trouvai effectivement le câble traversant toute la pièce alimentant le macintosh en adsl, dans la chambre qui m'intéressait. Je n'allumai aucune lumière par précaution, pas même ma mini lampe torche, j'utilisais les halos des lampadaires à l'extérieur. C'était une petite chambre, bordélique mais agréable, manifestement le repère d'une personne intellectuelle. De très nombreux livres traînaient partout, sans compter les dizaines de tas de feuilles éparpillées partout dans un désordre manifeste. Il n'allait pas être facile d'agir dans ce bordel. Il ne fallait pas buter sur des documents, il ne fallait pas renverser l'appareil photo, un sacré défi. Tout devait s'apprendre par cœur, et maintenant. Je répétai la manœuvre plusieurs fois, comptant les pas et leur inclinaison, puis jugeai plus prudent de passer à la phase deux, c'est-à-dire de me cacher et attendre le moment propice pour la coupe.

Je vérifiais un certain nombre d'armoires et décidai de me mettre dans l'une de celles disposées sur le côté, probablement peu utilisée, contenant de longs vêtements, principalement des vestes. Recroquevillé dans un étage minuscule, la situation promettait de belles et douloureuses crampes. Quoi qu'il en soit, il n'y avait pas le choix. C'était une décision que je me devais d'assumer. Aucun plan B prévu pour s'échapper en cas de découverte, cela passerait par la violence, ce que je ne souhaitais pas. J'enfilai d'office la cagoule, ce qui ne manqua pas de me faire mourir de chaud dès les premières minutes. Une montre m'informait de l'heure, tout était prêt. Malheureusement pour moi, il a fallu plus d'une heure avant qu'une personne rentre dans l'appartement parisien. Je me sentais déjà mal à l'aise, ce n'était pourtant que le début du périple. Dans l'attente, j'imaginais la tante, ou Chloé elle-même, tombant par hasard sur l'habitant de l'armoire, cela serait une frayeur épouvantable. Il fallait que ça fonctionne, il n'y avait vraiment pas le choix. Au bout de quelques instants, je compris aux bruits étouffés provenant d'une pièce du fond que non pas une personne était présente mais deux. Ca avait l'avantage de conforter les brèves descriptions que j'avais pu recevoir par mail, par le biais de questions détournées, ça compliquait aussi l'affaire (mais je le savais), car il fallait compter sur le sommeil profond de deux individus. Il est évident que de marcher dans un parfait silence était quasiment impossible, malgré les mocassins d'escalade, malgré les vêtements adaptés ; le pire ce sont les portes. Heureusement pour moi, je savais que Chloé avait aussi des cours le samedi, donc elle se lèverait tôt le lendemain. Ca me garantissait une heure d'intervention approximative vers deux heures du matin, si tout se passait bien.

A un peu moins de vingt-trois heures, le tumulte se calma. J'entrouvris la porte de l'armoire d'un timide millimètre, plus aucune lumière ne filtrait au travers de la fente. Pour autant, ça ne m'informait pas sur la chambre de Chloé, malheureusement pour moi, elle était située quasiment derrière l'armoire. Pas de solution de ce côté là, c'était la seule garantie d'une relative discrétion. Commençait maintenant la longue attente avant l'action. Il était possible qu'il y ait de l'internet qui tenait éveillé. Malgré tout, n'entendre aucun clavier me rassurait. Je soupçonnais que tout se passait pour le mieux. Des crampes me traversaient les jambes, déchirant la plante des pieds de leur horreur. J'avais beau prendre du magnésium en surdose, exprès pour contrer le phénomène, ça n'y changeait rien, la position était proche du goulag. Heureusement que ça ne durait pas trop longtemps. Rester comme ça dans une armoire durant des heures, je peux promettre que ça laisse le temps de réfléchir. A une heure cinquante, je décidai d'agir, quitte ou double, comme d'habitude. En cas de problème, la moindre fenêtre me permettait la fuite, un premier étage n'est vraiment pas grand-chose à sauter. Le refuge serait le parc Brassens. Si ça n'allait pas, il était certain qu'ils ne me trouveraient qu'avec de grandes difficultés là dedans. Sortir de l'armoire ne fut pas une mince affaire. Une fois debout, je restai immobile durant cinq bonnes minutes, le temps de retrouver une certaine souplesse. J'étais complètement fourbu. Ma respiration au plus calme, je me suis dirigé vers la porte. Dès à présent, j'étais dans les pas appris par cœur et plus rien d'autre. C'était une mélodie apprise inlassablement, qu'il s'agissait de répéter à chaque situation, j'avais la découpe sur le bout des doigts.

La porte s'ouvrit sans aucune difficulté. Le câble qui traversait toute la pièce empêchait de la fermer complètement, elle était juste poussée contre le chambranle. Bénie soit-elle. Je prenais même la peine de la refermer, afin de garantir un milieu le moins modifié possible par rapport à son état originel. Les volets fermés n'étaient franchement pas là pour m'aider. Là encore, le jeu serait bâti sur de l'intuition, de la mémoire, et surtout beaucoup d'écoute. On dit que les aveugles savent localiser de manière très précise grâce aux sons, c'était là qu'il fallait être aussi bon qu'eux. Cinq pieds vers le petit point lumineux du dehors, deux à trente degrés vers la gauche, quatre avec la main qui frôle le bord du lit. Obstacle, couette en dévers, méfiance absolue. Le rythme de son sommeil est silencieux, je l'entends, mais sans précision, sans acuité, une présence informe et ténue. Les secondes passent et je reconstitue son corps comme un ordinateur le ferait, mon imagination remplace ce que mes yeux ne sont pas assez compétents. Je la vois, repliée en chien de fusil sous la couette qui ne la recouvre pas complètement, je vois son visage apaisé de luciole, je perçois ses lèvres entrouvertes, les cheveux qui retombent sur le visage et qui longent l'oreille. La connaissant, elle ne peut pas avoir son regard dans le vide de la chambre, elle se sera réfugiée côté mur, comme dans une cachette, un petit coin inaccessible à l'abri des regards. Je tenais la lame de biais. Si elle sursautait, je ne voulais pas que le tranchant puisse la toucher, il n'y avait que le plat vers elle et rien d'autre. C'était tout au moins un gage de sécurité pour ne faire aucun mal. Mes doigts glissant sur l'oreiller, frôlant le tissu, je rencontrais les cheveux noirs. Je remontai vers le sommet de la couette. De la main gauche, j'aspergeais le rebord de l'habituel chloroforme, acheté à bon prix comme détachant dans un supermarché. Je ne pouvais pas faire marche arrière, c'était beaucoup trop dangereux. De ce fait, je cachais mon visage autant que possible dans les replis de mes vêtements, juste deux grands pas sur le côté le long du lit, afin d'en atteindre le bout. Ca faisait un mètre cinquante à peine. Je savais que si ma tête commençait à tourner, ce serait cuit. Sentant bien que la situation n'était pas idéale (c'est une petite chambre, peu ventilée, et je ne suis pas loin de la source), je décidais d'y aller, tout en sachant que le risque c'était maintenant. Ma main retrouva l'oreiller. Depuis le tout départ, j'avais gardé la lame en main, afin de ne pas faire de bruits de frottements de vêtements. Mes doigts se sont glissés dans les cheveux endormis sur l'oreiller. Je montai plus haut, puis j'exécutai un large mouvement circulaire, j'entendais la lame parfaitement aiguisée trancher sans aucune difficulté. De la main gauche, je saisis la très large mèche et la gardai en main, sans la ranger. La lame remballée dans son fourreau, je quittai la pièce sur les mêmes pas qu'à l'aller, sans rencontrer d'obstacle. Je craignais un peu l'ouverture de la porte, faisant jaillir un peu de lumière dans la pièce, les halos des lampadaires baignant le salon d'une lueur jaune. Heureusement pour moi, tout se passa pour le mieux. Je constatai que par mégarde, j'y avais été fort sur la quantité de mèches, la pénombre ne m'aidant pas à mesurer avec justesse. Rapidement, j'entourai la mèche d'un fil et je serrai fort. Ce sont des cheveux lisses, il ne fallait pas qu'ils se mélangent, ils perdraient leur beauté naturelle. La petite poche de tissu faisait une nouvelle fois son office. Il ne restait plus qu'à s'enfuir, ce qui semblait une affaire facile. La première fenêtre du salon s'ouvrit en relative douceur. Par souci de délicatesse, je refermais la fenêtre derrière moi en la tirant. Ca a un peu cogné contre le dormant, mais soit, ce n'était plus très important maintenant, un saut me propulsa au sol et je filai. A Paris, les fenêtres ont des yeux à toute heure, donc je veillais à bien brouiller les pistes, jusqu'à retrouver le proche parc Brassens. Les barrières furent enjambées immédiatement, je fus avalé par la nuit.

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tout alla très vite. Lorsque le réveil a lancé son crachotement immonde, la lumière allumée, Chloé découvrit immédiatement un grand nombre de cheveux épars sur l'oreiller. C'était parfaitement anormal, une telle chose n'était jamais arrivée. Sans passer par quatre chemins, elle se dirigea vers le miroir. Elle avait déjà la main sur la tempe rasée lorsqu'elle visualisa le désastre. Au dessus de l'oreille à droite, il y avait une grande coupe, comme lorsque des bûcherons viennent pour tout déglinguer. Après leur passage, il ne reste qu'un champ de ruines. La peau apparaissait, beaucoup trop blanche, sans qu'aucune mèche rebelle ne puisse recouvrir le trou, immense. Sa gorge fut prise de soubresauts, elle en crevait de rage. Que cela se soit passé dans l'encagement, elle aurait tout à fait pu le comprendre, mais ici ? Qui avait pu pratiquer une telle horreur, qui avait pu dégrader son identité à ce point là ? C'était là une vengeance puissante. A Fénélon, ce serait la risée, la fusée de rires moqueurs, tous les regards seraient rivés vers l'abominable, peut-être même certains professeurs se permettraient des regards condescendants. En larmes, elle sortit de la chambre pour aller voir le salon, trouver le coupable mort, mais il n'y avait absolument rien d'anormal. Prostrée dans son intime, elle décidait qu'il n'y aurait pas cours aujourd'hui. Non, sincèrement, ce n'était pas possible, ce serait un affront insoutenable.

Comment s'en sortir ? Reprendre la coupe de quelques années auparavant ? Rien n'y ferait, le saccage est immense. Comment est-ce possible, comment cela a-t-il pu arriver ? Devant l'ampleur du drame, elle décida d'aller réveiller sa tante, même si c'était samedi. De toute façon, la décomposition de son visage en disait déjà long. Au bout de quelques instants, sa tante apparut sur le seuil de la porte, une tête de déterrée.
-Qu'est-ce qu'il se passe ?
-On m'a fait ça durant la nuit.
-Quoi ?
-Je ne sais pas. Il y a quelqu'un qui est entré durant la nuit. Je ne sais pas, je ne comprends rien, je ne sais pas.
Le ton de voix trahissait l'obsessionnel, le choc psychologique qui abat toutes les cartes, il ne reste plus que la répétition inlassable du drame, le reste s'arrête, y compris la terre de tourner.
-Mais, il n'y a personne qui peut rentrer… J'ai fermé hier soir, je m'en souviens encore… Attend, je vais voir… Bah oui, c'est impossible… Tu es sûre que tu n'avais rien hier soir ? Enfin… Non, je l'aurais vu.
-Il y a des cheveux sur l'oreiller, je te jure, c'est une vengeance.
-Mais c'est impossible… Il faut que j'aille voir ça, pousse-toi un peu que je puisse passer. Je ne comprends pas. Bon… Je vais préparer un petit déjeuner et puis on va aller porter plainte à la police. Ils vont se foutre de nous, mais il n'y a pas le choix. Ca justifiera ton absence de toute façon, parce que je suppose que tu ne vas pas aller à l'école. Ne touche à rien en attendant, surtout pas à la chambre, il faut qu'on inspecte tout partout. La prochaine fois, ça pourrait être pour te tuer.
-Mais… Je n'ai pas d'ennemis, et peu de gens savent où j'habite… Pourquoi me tuer ? Pourquoi tout ça ?
-Je vais faire couler du café. On trouvera bien des solutions, garde courage.
-Je ne vois pas comment tu vas pouvoir empêcher l'insomnie de venir. Même la porte fermée à clé, je vais crever de peur. Même les volets complètement fermés, claquemurée dans mon refuge, je serai encore transie d'angoisse. Tu imagines un peu ce qui arrive, c'est un démon qui est passé par là. Ce n'est pas un viol, c'est beaucoup moins frontal, mais c'est tout aussi pernicieux et violent.
Effectivement, on ne pouvait rien dire d'autre. Ni la police ni un quelconque psychologue ne pouvaient refermer la blessure. Les mains restaient hagardes à balayer et rebalayer quelques miettes de pain sur la table, devenue le centre de toute l'attention, un regard perdu dans le vague. Une part d'humanité avait été tranchée au scalpel, une odeur de morgue puis de cimetière dans le sang.

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j'avais un billet de Thalys pour dix heures cinquante cinq, il était neuf heures. Je savais très bien comment se comportaient les contrôleurs de ces trains là, de vrais raclures, je n'essayais même pas de prendre un train avant, même s'ils étaient à moitié vides, sachant très bien le genre de réponse que j'obtiendrais. Ces gens là ont dû avoir la consigne de tolérance zéro. C'est du joyeux… Du coup, je me traînais lamentablement de place en place. La foule m'oppressait. On était pourtant très loin d'une heure d'affluence, mais pour moi, ces gens de partout, c'était déjà trop. Je ressentais le même malaise que chaque matin à la gare centrale, l'envie de m'enfuir. La seule différence, c'était que dans cette gare du Nord, je ne connaissais aucun refuge pour cacher mon âme endolorie. De ce fait, je décidais de sortir et de prendre un café. Après cette nuit blanche, un peu de caféine dans les veines ne ferait aucun mal… Ne cherchant pas les complications, je me rendais dans une brasserie sans âme, juste en face de la gare : le café de la gare (quelle originalité !) Je me demandais en entrant combien de cafés de la gare il pouvait bien exister en France, peut-être un millier ? Des horribles clips de MTV ne cessaient de défiler dans le fond de la pièce, larguant un infâme son de brutalité commerciale. Je fermais mes oreilles comme on se coupe du monde, focalisé sur un merveilleux petit déjeuner, café, croissant chaud, jus d'orange, c'était fort agréable après toute cette nuit d'efforts. Durant quelques instants, je pensai à Chloé et au massacre du matin. C'était chaque fois la même histoire, l'afflux de remords et la coupure : non assurément, il ne fallait pas y penser un seul instant. Cela faisait partie de la règle du jeu dont j'étais le seul maître. Près de la fenêtre, je voyais le temps passer. C'était pénible comme un cortège funèbre. Après tout ce temps, je me décidais enfin à sortir le trésor. La petite pochette mauve ouverte me révélait une longue mèche de cheveux que je n'osais pas toucher, de peur de l'abîmer. Elle s'irisait de longs reflets, changeants selon l'inclinaison. J'avais rarement possédé une chevelure aussi belle, une délicatesse de noir d'ébène et de parcours de lumières. Je serais resté des heures avec ce toucher dans les mains, cette odeur subtile, mais de toute évidence, je ne pouvais pas dénouer cette beauté, le trajet n'était pas fini, loin de là. Après un temps long comme un train de marchandises, je me décidais à sortir et aller (enfin) prendre ce maudit Thalys, qui me ramènerait vers des contrées moins hostiles.

Les quais remplis de gens pressés, je me sentais mal à l'aise devant tant d'utilité, moi qui restais systématiquement incapable de garder en tête l'essentiel, et qui ne cessais de se focaliser sur des futilités. Je marchais de l'autre côté du quai, à droite, là où aucun train ne stationnait. C'était là mon parcours, obliquer au dernier moment, pour rejoindre les gens - haïs - dans l'horreur du confinement. Place 86, ennui profond coincé près de la fenêtre, attente de paysages mornes qui allaient défiler à toute vitesse, impertur-bablement, tout d'abord l'horrible banlieue parisienne, les confins de l'aéroport, puis de mornes plaines agricoles à perte de vue. J'étouffais d'avance. Mon voisin s'installa peu avant le départ, énorme sac encombrant. Son immensité m'écrasait, cela allait être une heure et demi d'enfer sur roues métalliques. Devant moi, une femme quasiment albinos penchait la tête, contre la vitre, probablement par une brisure d'ennui. Je ne comprenais pas comment des cheveux pouvaient être si blonds, ils étaient quasiment blancs. Je me prenais à rêver à une paire de ciseaux, un petit cisaillement discret - indiscutablement ma passion virait à la folie la plus complète, atteignant le complètement givré des grandes profondeurs. Je fermai les yeux et me forçai à ne plus penser à rien. Il y a plein de gens comme ça, dont on croise la vie, quelquefois tous les jours, et pourtant on ne sait rien d'eux, pas même leur prénom. Le trajet fut d'un monotone en manque d'air, replié sur les genoux - il faisait bien trop chaud. Des images compulsives dans les yeux, notamment l'obsession des femmes et des chevelures amples, les écrans défilaient comme dans un clip télévision de MTV, des images flash violentes, des scènes fausses emplies de révulsion. Les bruits de freins lents, le wagon devenu poussif le long de la station d'épuration de Forest, il régnait une obscure ambiance d'enfermement. Les gens commençaient à s'agiter, se cogner dans le maigre couloir, à s'excuser. La fille de devant s'est levée comme elle pouvait, à genoux sur son siège, probablement. J'avais sa poitrine juste à la hauteur des yeux. Je les ai plissé très fort pour ne plus penser à rien, mon visage ne devait plus être qu'une grimace risible.

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je suis Nyarlathotep l'infâme.
Je ne comprends pas comment je peux avoir des amis. S'ils savaient la haine qui court dans mes veines, ils s'enfuiraient tous. Mon sang est une dégénérescence brute de rejet, je hais comme je suis, je vomis mon malaise dans une putréfaction de misanthropie. Ce malaise vient du fait que je me déteste profondément, alors comment aimer les autres ? Ce ressentiment vit en moi depuis des années, c'est ce qui me pousse à rejeter les informations, à repousser tout ce qui peut s'apparenter, de près ou de loin, à leur monde réel. Je m'enfouis dans une vie excentrique, gangrenée par des fleuves de dépression, pour ne pas leur appartenir. Les seules choses qui m'intéressent, c'est de construire de l'art, bâtir du beau - même pas pour autrui, juste pour la satisfaction d'avoir autre chose que de l'abomination dans le cœur. Ce matin dans le train, il y avait quelqu'un qui ressemblait un peu à Lena, c'est rare, quasiment inexistant. Je n'ai surtout rien dit. Cela ne sert à rien, je suis une inutilité. Dans mes monts de haine, il n'y a aucune malveillance. Je ne pourrais pas faire de mal, j'aime diffuser la délicatesse (mais réellement, peut-on dire que j'y arrive ?), je préfère la douceur des gestes, la tendresse des attentions. Je suis un monstre qui se cache, une horreur qui ne tolère pas la rage de son âme. Le plus étrange, c'est que je ne vis pas de futur et que mon passé se résume à une simple armoire, je ne possède rien d'autre que du strict essentiel, pas de souvenirs, pas de décoration, uniquement le précieux, ridiculement réduit à quelques étagères. Sur le siège du train, élimé, les deux filles montées à Genval. Elle était accompagnée de sa sœur, ça se voyait aux traits, ça se reconnaissait comme une lecture entre les lignes. La sœur avait cette chevelure de grande richesse, un mélange de blond et de brun, les mèches qui se mélangent, c'est beau comme une rivière d'or sous le soleil le matin - un paysage des Cévennes qui me rend nostalgique, l'Arboux peut-être. Je pourrais vivre là-bas, ou partir dans les montagnes en Suisse, pourtant je reste ici dans cette misère, cette région de chômage qui me fait tant penser aux zones dévastées de la vieille Allemagne. Il n'y a rien d'attachant, c'est une vie en pleine contradiction. Je suis seul et je regarde les gens dans le train, je pourrais aimer (aussi), et pourtant, plus rien ne s'anime. Je reste insensible, je fige les rêves de mon âme glaciale, les espoirs sont des banquises qui s'effondrent régulièrement dans la mer. Méthodiquement, dans un processus d'autodestruction, je tue tout ce qui pourrait me rendre bien à leurs yeux, je démonte, fissure, démantibule. Comment cela se pourrait-il que je sois aimé, ce ne serait qu'un mensonge ; ils finissent toujours par tomber, un jour.

Ma maison est ce strict mélange de froideur et d'inhabitable. Lorsqu'on se promène de la table au lit, de la cafetière au pyjama, il n'y a rien qui se distingue. Je suis l'outil de consommation minimal, ils se côtoient les produits de grande consommation multinationales aux outils de commerce équitable - à chaque fois, l'anonymat. Je ne me distingue pas par l'objet, pas par la personnalité : uniquement par le secret. Les gens ont l'impression de me connaître, en réalité, ils ne saisissent qu'une facette. Je navigue de meuble en meuble comme une feuille blanche et... Les cris ont commencé aux alentours de vingt heures, je ne me souviens plus avec précision du départ, je me rappelle seulement que c'était en deux parties. Il y a d'abord eu une salve de hurlements assez sauvages. Je suis sorti quelques instants, me demandant bien ce que c'était, craignant pour mes chats (oui honnêtement, il n'y avait rien d'autre). C'était chez les voisins. Nos maisons ne sont pas accolées mais relativement mitoyennes, c'est-à-dire qu'elles ne sont qu'à quatre ou cinq mètres l'une de l'autre. Derrière le peu de lauriers, je pouvais parfaitement voir ce qu'il se passait. Le père semblait furieux contre sa fille, laquelle se promenait dans le jardin en pyjama, ou quoi que ce soit dans le genre de plutôt léger pour la période hivernale. Promenade serait un terme un peu abject pour la situation, disons qu'elle était refoulée avec violence vers l'extérieur, et bien entendu, cela s'accompagnait de cris, d'injures, mais malgré tout rien de précis sur la situation. Cela ne m'intéressait que bien peu, j'ai donc fermé la porte à clé, retournant à mes activités plutôt studieuses, les migrations kazakhes sous l'empire de Gengis Khan (ce qui a le bonheur de me passionner, ce qui a aussi la joie de rebuter la quasi-totalité des gens, donc le livre était disponible à la bibliothèque). Je n'étais pas vraiment perturbé par l'activité nocturne des voisins. Soit, je ne dirais pas que c'était récurrent, mais tout au moins, cela ne m'étonnait pas d'entendre des cris, constatant la présence volcanique d'adolescents dans cette maison. Tant que cela ne venait pas perturber mes nuits… A la seconde salve de cris, dont je garde une mémoire beaucoup plus précise, la situation s'est nettement dégradée.

Un quart d'heure environ après l'escapade dans le jardin, j'entendis une série de claquements secs, comme des pétards, puis de nombreux cris. On peut dire que je ne suis pas du tout habitué aux armes, puisque je n'ai jamais tenu un revolver dans les mains et que je tiens les couteaux de cuisine de manière molle, afin de ne pas blesser quelqu'un par inadvertance. Je devinais quand même qu'il s'agissait de coups de feux, car l'ambiance n'était pas aux pétards, et surtout pas aux feux d'artifices. Je jetai discrètement un œil dehors mais je ne vis rien de spécial. J'hésitais à appeler la police. Ce serait bien la première fois qu'une chose comme ça m'arriverait… Alors que j'allais me diriger vers le téléphone, de très brusques coups furent martelés sur la porte. Je savais déjà ce qu'il m'attendait, les gens affolés, les gestes déglingués : appelez les flics… Pourtant, je n'étais pas au bout de mes surprises...
J'ouvris la porte assez sèchement, avec ma tête des mauvais jours, le regard dur, le front barré de deux barres verticales menaçantes. Je le sais parfaitement, déjà en temps habituel, je n'ai pas une tête sympathique, genre serial killer. Il est sûr que là, au vu de la situation, je devais jeter un visage bien repoussant. Derrière la porte, je ne trouvai personne de bien gesticulant mais plutôt un être fragile transi par la peur, immobile. Sans attendre l'affront d'une question, cette personne émis quelques paroles très distinctes, à voix faible, dont je me souviens les mots par cœur tant c'était inattendu.
-Excusez-moi de vous déranger. Je suis votre voisine. Je peux rentrer ? Mon père va tout faire sauter.
-Rentre.
Sur un ton autoritaire, dicté par l'étrange situation, j'invitai d'office la personne à se réfugier ici le temps qu'il faudrait. Je ne jugeais en rien ses affirmations. Le simple fait d'être en chemise de nuit dehors suffisait à la faire rentrer. Immédiatement, j'allai chercher un essuie et une couverture. Je n'avais pas long à faire, la maison toute entière fait soixante mètres carré. Elle s'était assise sur le divan du salon, sous la mezzanine, heureusement rangé cette fois-ci, elle tentait de ranger ses longs cheveux roux en bataille. Elle semblait gênée.
-Tiens, mets ça, tu auras moins froid.
-Il va tout faire sauter, c'est un dingue. Il faut appeler les pompiers.
-D'accord, je vais le faire, mais je te les passerai, je pense que c'est mieux.
-Est-ce qu'il y a une cave ici ?
-Il y a un petit local qui s'y apparente, mais c'est minuscule…
-Il faut y aller, tout de suite.
Je commençais à sérieusement maugréer, ne comprenant pas tout cet acharnement, mais pour ne pas faire d'histoires, je lui indiquai le chemin puis la suivis. Elle composait déjà le numéro des pompiers dans l'escalier.
-Oui bonsoir, désolée de vous déranger, je vous appelle pour vous prévenir qu'il est très probable qu'un grave accident arrive d'ici peu de temps. Oui… Rue Cosse, à Rixensart. Oui. Il y a eu une altercation avec mon père. Il menace de faire sauter la maison. C'est un forcené, il le fera. Non, ce n'est pas une plaisanterie, il faut envoyer du monde pour éteindre parce qu'il va faire ça au gaz, ça fait des années qu'il le promet, il m'a menacée il y a quelques instants. Non. Oui, je suis dans une cave, chez le voisin. D'accord, merci. Oui, vous pouvez venir chez le voisin, c'est le numéro huit, mais faites attention à mon père, il est dangereux. Oui, merci… A tout de suite.

-Quand tu dis qu'il va tout faire sauter, tu veux dire qu'il va faire exploser la maison ? Mais il va se suicider alors ?
Sur un ton parfaitement froid, elle répondit alors : oui, il a déjà menacé plusieurs fois. J'avais maintenant le temps de détailler la personne réfugiée dans la cave. Je devais me tromper quand je parlais d'adolescente, elle n'avait certainement pas quatorze ans. Son visage pâle, maculé de tâches de rousseur, était encadré par des cheveux roux très lisses. Dans son regard, on ne lisait ni peur ni tristesse, simplement de la résignation d'être là, ce n'était probablement pas la première fois que cela arrivait. J'imaginais la maison d'à-côté remplie de butane, puis exploser dans un gros boum, en soufflant tout sur son passage. Bordel, les cheveux… Merde, c'est la catastrophe.
-Attends moi là, je reviens dans deux minutes !
-T'es dingue, faut pas monter !
-Je ne peux pas faire autrement.
Je grimpais les escaliers quatre à quatre. A genoux, je me glissai sous les fenêtres, jusqu'à atteindre la chambre. J'y pris deux grands sacs de sport, traînant pêle-mêle dans l'armoire de droite. Je n'avais pas la clé de l'armoire-musée, elle était dans la cuisine dans un petit panier. Pas le choix, impossible pour moi de perdre autant de valeur. J'entendais les premières sirènes de flics se pointer dans la rue, il y avait réellement urgence. D'un geste très brusque, qui me fit fort mal à l'avant-bras et au dos, je défonçai littéralement la porte. Dans la précipitation, je pris toutes les pochettes et les fourrai dans les sacs en tassant. Il s'agissait d'aller vite et d'en mettre le maximum. En très peu de temps, l'armoire était presque vide et les deux sacs pleins à craquer. Il faut dire que ça se compresse très bien, des cheveux. La marche arrière vers la cave n'était pas aisée. Les deux sacs volumineux ne se prêtaient pas très bien au déplacement. Je me jurai dur comme fer de tout déplacer à la cave si l'abruti se faisait sauter la cervelle. On ne peut pas plaisanter avec des trésors de la sorte, ça ne se reconstitue pas. Les sacs ont dévalé les escaliers dans un bruit assez pénible. Très rapidement, ils étaient mis en sécurité dans le dernier recoin libre du minuscule local, une sécurité bien évidemment toute relative puisque tout pouvait être englouti dans des langues de feu. Tout au moins, je partirais avec. Mon invitée involontaire me regardait avec des yeux suspicieux, surtout curieux du contenu des sacs, mais elle ne réclama rien du tout, jugeant juste qu'elle avait affaire à un taré de matérialiste ou à un trafiquant de drogue. Là haut, manifestement, ça s'agitait. Aucune idée si les flics prenaient d'assaut la maison ou attendaient que ça se passe. En tout cas, personne n'était venu sonner à l'entrée. L'invitée avait son regard enfoui dans les genoux, elle écoutait chaque détail. Je ne percevais pas d'angoisse dans ses mains autour des genoux, c'est ça que je n'arrivais pas à comprendre, pourtant j'étais habitué à observer. Pour un peu, au vu du détachement de la situation, on aurait presque dit que ça l'indifférait. Pourtant, ça ne pouvait pas être le cas, c'était strictement impossible.
-J'espère que ça va se calmer…
La petite ne tourna que brièvement le regard. Depuis l'épisode des sacs, depuis qu'elle se savait plus ou moins à l'abri de l'explosion, elle s'était recluse dans un mutisme méprisant, j'avais l'impression qu'il n'y aurait que de l'essentiel avec elle, pas une information de plus. Il était probable que sa personnalité était blessée. Soudainement, ce fut une déflagration sourde mais énorme. Il y eut comme une vague de pression, l'air qui se fait sirupeux sous l'impact, les vitres qui volent en éclat, les hurlements et les sonorités de gravas. Ce fut gigantesque. De manière étonnante, je me sentais de papier, les jambes flageolantes et le cœur en bataille. Je me croyais plus solide, mais l'événement montre bien que non. Ce putain de voisin a fait sauter la maison, ça doit être un carnage. Tandis que je murmurais un flot ininterrompu d'injures, je montai pour prendre connaissance de la situation, des dégâts et éventuellement des mesures à prendre. Ici, toutes les vitres avaient sauté. Il y avait même un dormant qui avait cédé sous le choc, les montants en bois étaient tordus sous l'impact et une des fenêtres restait béante, ouverte et fracassée. Heureusement, il n'y avait pas d'incendie, mais dehors… c'était un véritable charnier. La maison entière était en proie aux flammes, une grande partie de l'étage s'était affaissé sur lui-même. Ca formait un grand tas de béton et de ferrailles, tordus et moches, un véritable cadavre. Les pompiers tentaient de circonscrire le feu tant bien que mal. La zone était assez restreinte. Certains lauriers étaient arrachés, mais il n'y avait rien en feu, ce qui suffisait déjà, dans un premier lieu, à me rassurer.

Je descendis à la cave et retrouvai mon invitée. Elle n'avait pas bougé. Je lui dis l'évidence :
-La maison est coupée en deux, il y en a la moitié en feu. Les pompiers sont là et ils s'agitent pour éteindre.
Comme elle ne disait rien, j'ajoutai :
-Tu veux que je t'aide à monter ?
Là manifestement, elle semblait paumée. Puisque je l'étais beaucoup moins, je décidai de prendre les choses en main. Ecoute, je pense que c'est mieux que tu ne restes pas là, cette cave n'est pas une solution. Je me mettais à genoux, pour être plus proche d'elle et moins froid, à sa hauteur. Je vais te chercher des vêtements. Ce que je te propose, si tu veux bien, c'est que tu les mettes, et je vais appeler une ambulance, pour que tu puisses passer la nuit au chaud. Tu veux bien ? Elle me toisait avec un regard assez intense, mêlé de douleur et de condescendance. Dans un imperceptible signe de tête, elle me dit que oui.
J'avais peur qu'elle parte, je ne sais où durant ma courte absence. De ce fait, je me dépêchais d'aller dans la chambre, à l'arrière, avec l'espoir que tout était intact. Seules les vitres étaient brisées, rien d'autre n'était dégradé, par chance. Je lui saisis des vêtements amples. Je l'imaginais mal là dedans, disons que c'était du dépannage.
Immédiatement, j'allai lui porter. Elle était toujours là. Je ne sais pas pourquoi je l'imaginais en fuite, un étrange sentiment, que rien ne confirmait. Je lui dis alors : Je vais te laisser tranquille pour te changer (oh là là, je l'imaginais devoir mettre un de mes caleçons, la pauvre), je vais aller chercher du soutien dehors. Je reviens avec quelqu'un, ou au moins des nouvelles. Je te propose de te retrouver là,
est-ce que ça te va ? Même signe de tête, c'est qu'il était temps d'y aller, affronter la fournaise et la panique.

Dehors, un vrai temps de chien. La pluie se mêlait aux bourrasques, c'était vraiment désagréable. Les pompiers s'activaient de partout et on voyait clairement la situation s'améliorer. C'était un vrai déluge de secouristes, de flics, de curieux, et même de journalistes. On se demande où ils se cachent ceux-là. Ils sont peut-être derrière les arbres, à l'affût du moindre événement à se mettre dans les colonnes des faits divers. Dans la cohue, je pris un flic, n'importe lequel, et au travers du boucan, je lui hurlai :
-On peut se voir un peu à l'écart s'il vous plaît ?
Il ne semblait pas particulièrement intéressé, mais il acquiesça. Un peu plus loin, au coin de la rue, une discussion plus calme pouvait commencer.
-Monsieur Algoedt, le gars dans la maison, il est mort ?
-Oui. Toute la famille apparemment, enfin on ne sait pas combien ils sont, les pompiers ne savent pas rentrer.
-J'ai la fille dans ma cave.
-Pardon ?
-Je suis le voisin, la maison à gauche. La fille est venue se réfugier dans la cave avant que ça pète.
-Ah ? Bon, d'accord. Il faut quoi ?
-Euh… Un suivi psychologique je pense, avant tout.
-Ok, je vous balance ça.
Le temps que je retourne vers la maison, quelques personnes étaient déjà en train de s'activer. Ca gesticulait de toutes parts, le feu avait encore reculé. Dans la mêlée, je pensais aux deux sacs, à la petite, au bazar que ça allait être pour les travaux. Finalement, au vu de l'intensité du désastre, on s'en sortait pas trop mal. La porte de la maison était restée ouverte. La fille était assise sur les marches de la cave, elle attendait. Je ne sais pas si elle avait regardé dehors et si ça l'avait choquée. Quoi qu'il en soit, elle avait le visage vers la cave, inexpressif, elle n'aurait rien vu que ça ne m'aurait même pas étonné. J'avais les cheveux dégoulinants, je devais ressembler à une épave en dérive, un marin de naufrage. Les ambulanciers sont arrivés tout juste après moi, eux aussi trempés de la tête aux pieds. Un homme immense prit la parole, il avait le visage carré comme un dictionnaire. Il parlait beaucoup trop fort, son irruption était une brutalité dans le recueillement lié à la douleur.
-Pour les secours, c'est bien là ?
-Oui oui, c'est bien ici. Je montrais la rescapée, afin qu'il comprenne immédiatement que c'était pour elle.
-Bon. Ok, c'est quoi votre nom ?
Elle mit un bref instant à répondre, et d'une voix un peu faible, elle dit : Mathilde Algoedt.
-Bon. Ok. On va vous amener au centre de secours. Ca ira pour marcher Madame ?
-Oui oui, ça ira.
Ils l'épaulèrent quand même puis, dans la cohue générale, l'emportèrent dans la furie. L'ambulance, tous gyrophares allumés, dispensait des éclairs bleus sur les murs, tandis que les dernières lames de feu rougissaient le reste. Je les ai vus de dos, illuminés, disparaître dans le bruit, je les ai vus la mettre sur un lit, ou plutôt un brancard, une civière, enfin quelque chose de confortable. Soudainement, je réalisais le moment figé, l'image en réminiscence, et avant qu'ils ne partent, je fonçai vers eux :
-Dites, faut peut-être que je vienne, non ? Elle n'a plus de famille apparemment.
- Non Monsieur, c'est pas conseillé. Faut lui foutre la paix.
Un peu résigné, je n'insistai pas. C'était de toute façon le bordel complet et manifestement, je ne pouvais rien apporter de plus. Du coup, ça faisait un peu comme une page qui se tournait. En pivotant de nonante degrés, je changeais de monde pour retrouver le mien, bien cabossé aussi. J'ai beau ne pas être matérialiste, avoir sa maison sous forme d'un carnage, ça ne fait pas plaisir à voir. Ceux d'à côté vont bien déguster aussi, puisque là il n'en reste plus rien. La petite sera probablement placée dans sa famille, ça ne sera pas la joie pour elle. Mon premier réflexe fut de plonger dans les entrailles de la cave. Les sacs étaient intacts. Le plus difficile était sauvé. Je m'en saisissais pour aller dormir avec. Il est sûr que ça donnait une impression d'être sans scrupules d'aller dormir paisiblement dans un tel cauchemar, mais en réalité, qu'est-ce que je pouvais construire d'autre ?

On ne peut pas dire que ce fut une nuit merveilleuse. Le bruit des interventions, la maison dévastée, les émotions ressassées, l'hiver joyeusement frigorifique, c'était un sommeil de transit. Après avoir mis du café en route, la première chose à laquelle je pensai était d'appeler un installateur vitrier pour réparer aussi rapidement que possible le massacre. Rendez-vous pris illico pour le lendemain, le gars allait passer dans la matinée pour prendre les mesures et réparer dès que les pièces arriveraient. Il fallait franchement espérer que ce n'était pas des fenêtres exotiques… Après le café, qui franchement ne faisait pas de mal, je décidai de clôturer tant bien que mal les fenêtres avec des bâches en plastique, afin d'éviter les courants d'air. J'appelai aussi mon employeur pour le prévenir de mon absence et la raison. Quel bazar ! Les bâches ne s'installaient pas très bien. Ca donnait plus une apparence de squat que de maison accueillante. Quoi qu'il en soit, ça permettait aussi que cette saloperie de pluie ne rentre plus dans la maison. Alors que je m'apprêtais à attaquer la fenêtre de devant, la plus touchée, je remarquai une personne sous la pluie, devant la maison. C'était elle. Je me demandais si je devais sortir ou pas. Par défaut et dans le doute, je choisis de le faire, ça ne coûtait rien d'autre que d'être mouillé, et ça c'est pas grave. Je décidais aussi de ne pas l'appeler, ça serait trop brutal. Je préférais aller la voir. Elle m'aperçut dès que j'ouvris la porte. Trempée de la tête aux pieds, elle ne bougeait pas.
-Tu veux rentrer te mettre au chaud ? Viens prendre un café…
-Je n'aime pas le café monsieur. Mais je veux bien venir.
C'était assez comique de la voir, parce qu'elle portait certains de mes vêtements de vol, un pantalon ample et noir, complètement distendu par l'eau. Le sweat capuche lui donnait un air rebelle qui ne convenait pas du tout. A l'intérieur, immédiatement, je lui donnais un essuie. C'était vraiment la première action à prendre ! Malgré tout, elle grelottait encore (la maison en forme de courant d'air n'arrangeait rien), alors je lui apportais une chouette couverture en polaire. Elle se réfugia là-dessous avec un certain bonheur, c'était la première fois que ça se voyait et la première fois aussi qu'elle disait merci. La tisane à la menthe lui fit du bien. Je ne savais pas ce qu'elle avait mangé depuis la veille au soir, ou plus loin encore ça se trouve. Ses cheveux roux sont foncés lorsqu'ils sont mouillés. Par contre, lorsqu'ils sèchent, ils deviennent d'un rouge vif écarlate hallucinant. Je suis une déformation, je lis les visages par la chevelure. Ses cheveux très raides coulent sur ses épaules et enveloppent ses joues, ça met en valeur la blancheur de sa peau et l'intensité de son regard. Elle a un visage tout en rousseur qui se cache sous une discrétion la plus grande possible, comme si le rouge était de trop, une vivacité non souhaitée. Au contraire des petites habitudes de la génétique, elle n'avait pas les yeux bleus mais noisette, emplis de feu. Je ne lui disais rien de tout ça, je n'aime pas juger les gens, que ce soit en compliments ou reproches, mon regard est neutre. Je fuis les personnes de toutes parts, misanthrope malheureux des grands boulevards ; et pourtant j'aime, à l'infini, un univers en contradiction qui ressemble au va-et-vient des vagues, c'est une âme qui ne cesse de s'entrechoquer sur les rochers. Ainsi, ce n'était pas à moi de juger, puisque je n'acceptais pas de l'être moi-même, regard fuyant par tous les interstices de la vie.
-Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? Ca s'est passé comment cette nuit ?
-Je ne sais pas.
Après un long silence, et mon regard qui voulait dire " vraiment ? ", elle reprit la parole de manière silencieuse, à pas feutrés.
-Aux urgences, ils m'ont jetée dehors à deux heures et demie. Ils m'ont dit textuellement : ton état ne nous donne aucune raison de te garder. Prends un taxi. J'avais beau leur dire que je n'avais nulle part où aller et rien pour payer, ils s'en foutaient. Alors, j'ai été dans la salle d'accueil, ils ne pouvaient pas me virer là, et puis j'ai attendu que ça se passe, jusqu'à l'aube. Et puis voilà, je suis venue jusqu'ici pour voir ce qu'il reste, hier je n'avais rien vu.
-Il ne reste rien je pense.
-Ce n'est pas si sûr, j'étais en bas, dans une chambre en sous-sol.
-Tu vas être placée dans ta famille je suppose ?
-Non, je suis majeure. De toute façon, la famille me jetterait sur le paillasson. Ce sont des malades. Ils collectionnent les suicides et les dépressions. Ils sont d'une brutalité incroyable, j'ai coupé les ponts avec eux.
-Tu n'as plus rien alors.
-Bah oui… On peut voir ça comme ça.
Elle parlait de son dénuement avec un détachement total, comme si tout cela était de la bande dessinée, une imagination débridée. Il y avait encore l'âcre odeur de brûlé dans l'air, le courant d'air glacial qui s'infiltrait par la fenêtre de devant, encore un peu ouverte - il y avait pourtant cette rêche réalité qui s'accrochait aux murs.
-Est-ce que tu veux que je fasse des couques ? Si tu veux, je peux en mettre au four, je suppose que tu n'as pas mangé grand-chose.
-Oui je veux bien, c'est gentil, merci…
Je partis au four. Au passage, je m'en mis aussi quelques unes. Des couques bien dorées avec une tisane à la menthe, ça ne ferait certainement aucun mal… Quelle poisse sa vie, ça allait devenir vraiment compliqué. J'aurais bien aimé savoir ce qui avait pu déclencher un tel bombardement hier soir, mais ma discrétion me laissait muet. Tandis que le four propulsait sa chaleur, je retournai au colmatage de la fenêtre. Se débarrasser des horribles courants d'air était une priorité agaçante. Je ne prêtais plus vraiment d'attention à mon invitée surprise. C'était aussi, en quelque sorte, une manière de la laisser tranquille. Tant de chamboulements catastrophiques et une nuit pareille, elle devait être laminée par la fatigue. Après un peu d'acharnement avec du papier collant, je retrouvai le four et de belles couques bronzées, qui devaient bien entendu refroidir un peu. La bouilloire crachotait, l'eau chaude était prête, une petite douceur dans un environnement devenu soudainement brutal. Elle était toujours sous la couverture et semblait de plus en plus somnolente. Alors que je disposais du sucre sur la table, elle me sortit je ne sais pas pourquoi : je suis désolée, je ne vois rien sans mes lunettes.
J'imaginais combien elle pouvait être démunie. Il ne lui restait en tout et pour tout comme véritable possession que sa chemise de nuit. Je considérais cette personne, peut-être fragile, je n'en savais rien, comment est-ce que j'allais pouvoir la renvoyer dehors ? En mon âme, je savais déjà que c'était strictement impossible.
-Tu peux rester ici le temps que tu en as besoin, ce n'est pas bien grand mais on trouvera des solutions.
Mais comment concilier mes activités de tueur avec sa présence ici ? Tout allait se compliquer à outrance, dissimuler les motifs de disparitions dans la nuit, infiniment cacher les pièces à conviction, ne jamais se faire prendre. Il est clair que je ne pouvais pas refuser la vie à cette fille, la mettre dehors serait donner un grand coup de ciseau dans son existence. C'était mon accouchement en quelque sorte. Cela se faisait dans la douleur. Aussi, c'était une enfant que je ne souhaitais pas, à l'évidence pourtant, il n'était pas question d'avortement. Alors qu'elle s'endormait doucement, peut-être dans une nouvelle bouffée de quiétude, je quittais la pièce. Il y avait encore du travail de réparation à faire…
Outre la toute première mission de réparer la dernière fenêtre fichue, je filai cacher les sacs de sport ainsi que les dernières pochettes. Tout bien rangé, tout bien classé, ça rentrait parfaitement et entièrement dans les grands sacs de sport. L'endroit le plus sûr pour ces volumineux paquetages me semblait être le grenier. Il n'est pas habitable, on ne peut même pas y aller, il n'y a aucune structure de sol, juste des poutres. Un escabeau, un peu de travail de grimpe et quelques acrobaties, j'estimais le trésor à l'abri pour quelques temps, bien que n'étant pas protégé de l'humidité. Je me laissais une semaine pour trouver une solution durable. La cave en serait très certainement l'exutoire, j'imaginais cependant que cela nécessiterait la mise en place d'un coffre fort, ou au moins quelque chose de bien solide. Quoi qu'il en soit, la petite représentait aussi une priorité, je devais m'occuper de son désastre… Combien de retard j'allais prendre dans mes coupes ? Intérieurement, je rageais quand même un peu, il y avait un travail difficile à effectuer vendredi prochain, est-ce que je serais en état ? Soudainement, je me disais qu'il était ridicule de l'appeler la petite, comme je l'aurais fait pour un chat. Il fallait que je me corrige. Elle était probablement aussi grande que
moi - et puis de toute façon, compter c'est le monde des adultes, alors zut.

Dehors, la pluie avait cessé, laissant place à une ambiance maussade, quatre kilomètres d'épaisseur de nuages au-dessus de la tête. Pour la première fois, je me décidais à aller contempler le massacre d'à côté de près, afin d'évaluer les dégâts. La maison s'était partiellement affaissée, elle ressemblait à un gros monstre d'aciers tordus et de bétons ravagés. Sa structure était inclinée, il restait une vague partie peu déglinguée, mais tout était noirci par des couches de suie dignes d'une usine du siècle passé. De manière certaine, il n'y avait plus rien à tirer de là. Dans le jardin derrière, un petit kot, que je connaissais bien pour jouxter le mien, n'offrait que quelques matériels de jardin inutiles. C'était un beau désastre, en somme tout était parti en fumée. Le grillage du jardin avait été défoncé sans aucun scrupule derrière le kot, il était affaissé comme si des rhinocéros l'avaient enjambé dans la nuit. De retour au devant de la maison, je n'avais pas le cœur à parler aux quelques personnes curieuses d'en savoir plus - ça ne m'intéressait pas, autant du point de vue ragots que de me faire remarquer. J'entretenais une richesse intérieure, mais surtout rien d'autre, pas de visible, la démonstration m'horrifiait. A l'intérieur, Mathilde dormait toujours. J'aurais voulu lui remettre sa couverture un peu mieux, ses pieds nus dépassaient, mais je n'ai pas osé. Je me séparai d'un pull et le déposai sur ses pieds, aussi discrètement que possible. L'activité dans la maison ne reprit qu'avec le coup de sonnette du vitrier, bien plus tard dans la journée, en début d'après-midi. Comprenant l'ampleur des problèmes rencontrés ici, il allait faire une intervention éclair. Bien évidemment, les dimensions n'étaient pas standardisées, mais il m'affirmait dur comme fer que des solutions seraient trouvées sur place. Je lui faisais confiance car, de toute façon, me parler travaux, c'était s'affronter à une méconnaissance profonde. Le gars reparti, je pensais immédiatement à mon invitée (encore un terme à bannir…) Elle restait immobile sous sa couverture, réveillée par le passage du vitrier, mais inactive. De toute façon, qu'aurait-elle pu faire ?
-Tu sais, il va y avoir une chose difficile à affronter (oui, encore…) : tu es ici chez toi maintenant. Je vais te donner une clé, on va réfléchir ensemble à la nouvelle organisation, on va faire au mieux pour que tu sois bien.
-Je ne vais pas rester.
-Pardon ? Mais tu vas aller où ?
-Je ne sais pas. Mais je sais que je n'ai pas à peser sur ton existence.
-Bon, je vais le dire franchement, je suis plutôt direct dans mon genre, je ne te laisserai quitter cette maison que si tu as un endroit douillet pour te réfugier. Oui tu es libre, tu peux y aller si tu veux, mais tu ne m'empêcheras jamais de ressentir ça comme une coupure. Je ne le souhaite pas. Je ne te demande pas de rester trente ans, mais choisis au moins cette facilité de rester ici, le temps qu'il faudra pour que tu ne galères pas trop. Ce n'est pas grand-chose après tout… S'il te plait, n'insiste pas…
Comme je n'obtins pas de réponse, je pris ça pour un acquis.
-Faudra que tu m'excuses si je suis maladroit, j'ai tout à apprendre de toi. Tiens d'ailleurs, j'ai été voir la maison à côté pendant que tu dormais, tout a été mangé par les flammes, il ne reste plus rien.
-Je n'en suis pas si sûre je t'ai dit. Rappelle-toi, je logeais dans une petite chambre en sous-sol. J'ai vu ce matin que ce n'était pas forcément foutu, il faudrait que j'aille voir.
Je devais certainement tirer un regard stupéfait, la nouvelle m'étonnait. Dans le fond, je n'y croyais pas, tout avait l'aspect d'un sinistre à côté. Elle s'extirpait de la couverture et mettait déjà ses chaussettes. Elle avait l'air beaucoup plus dynamique que ce matin. C'était peut-être le sommeil, ou le réconfort d'être quelque part ? Pas une fois, elle n'avait évoqué ses parents disparus. Je ne savais même pas s'il y avait d'autres membres de la famille quelque part. De l'avoir suivie une paire de fois au sortir du train, il me semblait que non, mais c'était bien dérisoire dans le fond.

Dehors, fin d'après-midi dans la grisaille, le spectacle était désolant. Je me demandais combien de temps la carcasse allait rester là, à pourrir dans le gel et les intempéries.
-Voilà, c'est là. C'est pour ça que je disais qu'il y aurait certainement moyen.
Elle désignait ce qui avait dû être une fenêtre, qui maintenant n'était plus qu'une embrasure, un torticolis de poutres tordues. En travaillant un peu le massacre, il y avait probablement moyen de passer, mais pour trouver quoi ? Oh, je reviens ! Je vais chercher des gants et une lampe torche…
Fort heureusement, la pénombre débutante n'incitait pas le voisinage à sortir, nous étions relativement tranquilles. En me glissant dans l'interstice, je me demandais ce que mes pieds allaient découvrir et quel allait être l'aspect incendié de la pièce. Au passage dans le trou, mon pull a remonté, accroché au béton, je me suis fait un peu mal au dos, une longue griffure. Heureusement que j'étais habitué aux péripéties étranges de ce genre. La chambre en question n'offrait pas grand-chose d'accueillant. Tous les plâtras avaient volé en éclat sous la pression du plafond chancelant et oblique, les plaques de placoplâtre étaient ravagées de fissurations, voire même éclatées par terre. Cependant, je ne manquais pas d'espoir car les murs étaient vaguement noircis par la fumée, mais aucun incendie ne s'était réellement propagé ici. J'attaquais au hasard un premier meuble, écrasé par une poutrelle de béton. Plutôt que d'ouvrir les larges tiroirs, j'étais obligé de les fracasser, plus rien ne fonctionnait. A l'intérieur, ça regorgeait de trésors. J'avais l'impression d'entrer dans un intime ne m'appartenant pas. Je compris alors ses paroles, effectivement ce n'était pas complètement foutu. De l'intérieur, je lui hurlai près du trou : va chercher une caisse, je te sors les bordels…
-Mais je ne sais pas où trouver une caisse !
-Va dans la cuisine, première armoire…
Immédiatement après lui avoir braillé les informations, les premiers objets commençaient à transiter, jetés dehors par le petit trou en hauteur. Je ne voyais pas encore les mains s'affairer là-haut à collecter, j'attendais avec impatience, surtout qu'une forte odeur de vieux feu ne cessait de m'assaillir, c'était extrêmement désagréable. Dans une frénésie injustifiée, je sortais des tonnes de papiers, de livres, de carnets, le plus souvent quand même fortement abîmés par l'humidité, probablement l'eau des pompiers. Je lui hurlai encore : prends quand même les choses inutiles, tu feras le tri au calme… Lorsque j'attaquai le secteur des vêtements, j'étais nettement moins optimiste. En effet, l'armoire avait été soufflée par le choc. Les multiples débris rendaient tout inutilisable, c'était à l'état de friche. Les tissus étaient froissés, noircis, humides, en un seul mot : massacrés. Quant aux appareils électriques, il était inutile d'en parler. Un dernier regard circulaire dans la pièce, je n'osai pas ouvrir la porte d'entrée de la chambre, elle aussi fracassée, il était temps de quitter les lieux. Je n'avais pas bien conscience de ce que j'avais pu sortir des décombres, mais elle devait le savoir parfaitement, elle. Il me semblait que dans son malheur colossal, elle retrouvait des parcelles de vie heureuse. Son regard brillait d'une lumière presque imperceptible, mais vivante. Le problème restait qu'elle n'avait pas de vêtements.
-Demain matin, si tu veux bien, on ira chercher des vêtements. Mon chef m'a donné la semaine pour qu'on s'en sorte.
-Demain, tu as le vitrier.
Assurément, elle ne perdait pas le nord.
-Ne t'en inquiète pas, on ira quand même.

Immédiatement, pour qu'elle puisse se sentir à l'aise, je lui proposais d'aller aménager la mezzanine qui, soit, faisait quatre mètres carré, mais qui me semblait le lieu le plus agréable de la maison. Elle y serait retranchée et je ne doutais pas que c'était ce qu'elle recherchait en priorité, au vu de son état moral. J'estimais que le plus simple serait de lui monter le divan, qui pourrait lui servir de lit - oui, j'étais vraiment démuni. Encore fallait-il réussir à lui monter l'objet là haut, ça promettait de belles épreuves. L'autre obstacle principal, c'est que je n'avais rien qui puisse lui servir de table ou de bureau, il allait être nécessaire de faire appel aux amis. Je perdais le lieu le plus appréciable de la maison mais dans le fond, ça m'importait peu, assez indifférent aux questions de confort ; il ne me suffisait que d'un essentiel, la quiétude. Cela ne réglait toujours pas l'ardent problème des sorties nocturnes, il me restait quelques jours pour trouver des excuses bidon pour justifier l'injustifiable, les traques nocturnes qui se terminaient toutes et toujours par un " je ne sais pas quand je rentre, si je rentre ". J'appréhendais un peu le repas, peu habitué à devoir partager des émotions ou des banalités. Heureusement, tout se passa pour le mieux. Nous étions entièrement tourné vers le futur proche, aucune allusion délicate aux questions indiscrètes. Après une installation quasiment terminée, un véritable cauchemar pour le divan à monter, nous nous sommes quitté sur un bonne nuit rempli d'un faible murmure d'espoir. Après tout, c'était en train de s'arranger, au moins pour elle. Sous les couvertures, je réfléchissais à cette folle histoire. A vouloir aider les gens, je m'étais fourré dans un sacré pétrin. Je ne pouvais plus m'en sortir intact. Le contact des chevelures me manquait déjà, cachées trop loin. Je les sentais expatriées, là à quelques mètres au dessus de moi. Ne pas ouvrir l'armoire, ne pas contempler les doux reflets, j'en étais brisé. Je pensais encore à cette fille aperçue dans le Thalys au retour de Chloé, à la limite de l'albinos. Comment se dérouleraient les enquêtes si je ne pouvais plus filer à l'improviste durant des heures ? Il fallait que cette situation soit temporaire…

Le lendemain pointa son nez, je n'étais pas le premier réveillé. Après un petit déjeuner gargantuesque, ce qui était sérieusement utile pour nous remettre d'aplomb, le vitrier arriva avec son camion. Je l'informais que nous allions partir incessamment sous peu pour des courses urgentes, pallier aux premiers besoins. Cela ne le dérangeait pas. J'avais peut-être tort de faire confiance à outrance et pourtant, je ne sentais pas la maison en danger, bien au contraire. Alors que lui et son apprenti étaient déjà en train de décharger, nous partions pour Bruxelles. Un sacré périple nous attendait. Dans la voiture, je demandai à Mathilde de lister tout ce dont elle pourrait avoir besoin. Elle rechigna sérieusement.
-Je ne saurai jamais payer quoi que ce soit, pourquoi on va faire tout ça ?
-Parce que tu en as besoin, ça me semble indiscutable, non ? De toute façon, c'est moi qui paye, tu fais ce que tu aurais fait en temps habituel, sans changer ton comportement. Je sais bien que ce n'est pas facile. Ca ira ?
-Ca va être très dur, non hein…
-De toute façon, je vais aborder un point sensible, mais tu auras l'argent de tes parents, ou au pire, l'argent de la revente du terrain, donc ne considère pas que de vivre normalement est un problème. Intérieurement, je savais bien que ce que je disais était faux, parce que tout s'enfuirait dans les impôts et les frais de remise en état de la route… J'oubliais volontairement ce détail. Heureusement, quand elle m'interrogeait sur des nécessités, cela se limitait à des cahiers, un sac, somme toute des choses simples. Seul un problème apparut :
-Je ne vois rien, il faudrait que j'aille chez un oculiste.
-Nous le ferons !
J'appréhendais, depuis la veille, le passage dans les temples de la consommation, ce n'était vraiment pas ma tasse de thé. J'avais choisi le matin pour éviter les foules compactes et les files interminables. De manière évidente, les choix étaient difficiles. Ca n'arrive pas tous les jours d'entasser pull sur pull, sans oublier les chaussettes et les culottes. Sur certains aspects, je fermais les yeux et j'allais me promener dans le magasin, en errance sans but, juste avec du temps qui passe les mains dans les poches. Je me souvenais d'elle à la sortie des trains, toujours discrète. De toute apparence, elle ne changeait en rien ces choix là. Peut-être même qu'inconsciemment, elle cherchait les mêmes habits… Des dizaines de fois éprouvantes et répétées, je la voyais sortir des cabines d'essayage, une fois adorable avec des vêtements d'ados, une autre fois avec mes vieilles fringues élimées de grand-mère qui la transformaient, mais ne la rendaient pas moins charmante. La différence était notable, mais il restait à chaque fois ses mains, immuables. Nous avions globalement terminé aux alentours de treize heures, un sentiment d'épuisement dans les jambes. J'étais content d'avoir réussi à l'amener jusque là. Quoi qu'il puisse se passer, c'était déjà un atout dans le redémarrage de sa vie. D'habitude, je suis très direct, un peu trop bulldozer à ce qu'il paraît, pourtant je n'osais pas lui poser une question essentielle : as-tu un copain ? Cela aurait pu lui être une occasion pour redémarrer quelque part dans une sérénité un peu plus consistante. De retour à la maison, car il ne fallait tout de même pas traîner trop longtemps dans les affreuses rues commerçantes, délivré de mon métier de porteur, je posai les sacs volumineux. Le vitrier s'acharnait sur la troisième baie vitrée. Il n'y avait rien de jointoyé, mais ça faisait déjà trois fenêtres sur quatre. J'étais heureux, la certitude qu'il aurait au moins fini de placer les montants ce soir.

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mon idiot de père a fait sauter la maison, et lui avec. Comme d'habitude, il a pété un câble pour une histoire de fric. Il refuse de payer le minerval de l'Assomption parce que mes résultats sont minables, ça faisait des mois que ça traînait, depuis la rentrée en fait. Comment veut-il que je puisse donner des résultats corrects si je me fais frapper tous les jours ? Sa violence m'exaspérait chaque heure, chaque minute, il aura fini comme une saucisse de barbecue. Une fois de plus les menaces, une fois de plus ma mère sardonique, toujours de son côté, absente depuis longtemps, vaporeuse au téléphone me disant qu'elle n'en avait sérieusement plus rien à foutre, que tout ça c'était du passé, rompu les ponts depuis longtemps et autres du genre. Cette fois-ci, il n'aura pas raté son coup. Peut-être que les pompiers ont été chercher le corps calciné dans la fournaise, je n'en sais rien. De toute façon, ce sera un enterrement où je n'irai probablement pas - ça se trouve, il ne reste rien que des cendres et ce serait d'autant mieux. Peut-être que sans lui, j'arriverai à quelque chose en cours. Je n'en sais rien. La vie n'est pas facile et en même temps, je jouis d'une chance énorme. Je déteste ce mot jouir. Je l'utilise parce que je ne peux pas faire autrement. Le voisin m'a protégée lors de l'incendie. La maison a été soufflée. Sans lui, je ne sais pas comment ça se serait passé. J'aurais peut-être disparu avec des débris de béton dans la violence d'une explosion. Peu de temps après, les médecins m'ont embarquée. Je me suis retrouvée dans des salles d'urgences remplies d'éclopés, de paumés, d'accidentés. Les infirmières étaient friandes de connaître le détail de l'histoire affreuse, que j'ai dû répéter quatre fois de suite, personne ne me donnait à boire. Quand le médecin chef est venu, j'ai été auscultée froidement en quelques instants. Ils m'ont mise de côté dans une salle d'attente aux murs verts décrépis, puis j'ai dû attendre de manière infinie. Il ne se passait rien. La seule chose intéressante, c'est que j'avais pu boire au lave-mains des toilettes homme. Au milieu de la nuit, de manière assez agressive, ils m'ont dit que je n'avais rien et que je pouvais partir, appeler un taxi, demander à un proche de venir me chercher. Mais qui ? Je n'avais personne. Comme je devais partir, j'ai été attendre dans la salle d'admission, un lieu public où ils n'oseraient pas me virer. J'ai somnolé comme j'ai pu, ce n'était pas très réparateur.

Au matin, alors que la lumière de l'aube me réveillait, le réceptionniste, probablement pris de pitié, me proposa un café, que je refusai poliment. Je décidai de m'en aller de cet endroit morbide et d'aller voir les restes de la maison calcinée, autant par curiosité que pour tirer définitivement un trait sur ce passé de pourriture. J'avais six kilomètres à parcourir à pied. Il y a des moments, j'aurais bien chialé, juste par nervosité je pense (car c'était une délivrance), je me retenais pour que les gens ne me remarquent pas. Et sur la route, sous la pluie, toujours cette rousseur qui fait peur, toujours ces gens qui ont le regard juste au dessus, dans le rouge. Quel que soit le jour, en permanence, ça me tue. Je ne me teindrai jamais en noir, je m'assume, mais je hais ce regard fuyant des gens et rien n'y changera jamais, probablement. Dans la rue, j'ai senti le brûlé une bonne centaine de mètres à l'avance. Devant la maison défoncée, je n'ai pas osé rentrer. Je suis restée comme une andouille, paralysée par le spectacle. Je ne savais pas où repartir. C'est à ce moment là que le voisin est sorti pour me proposer un peu de chaleur. Malgré ses yeux d'asiatique, je voyais bien qu'il ne regardait pas au dessus dans le rouge, un regard franc, brutal, inquisiteur. J'ai accepté son invitation malgré des hésitations, parce que… faire quoi, finalement... Son thé et ses paroles m'ont donné du réconfort. Morte de fatigue, j'ai sombré dans un sommeil lourd. Plus tard, nous avons récupéré mes affaires, enfin ce qu'il en restait, dont ce carnet. Comment puis-je compter l'inestimable de cette écriture de ma vie qui n'est pas partie en fumée ? Chez lui, je ne suis pas du tout à l'aise, mais je suis en sécurité. Ca compte, c'est déjà beaucoup.

D'habitude, j'écris beaucoup plus dans le détail, mais ici, trop de choses s'accumulent et ce sont des événements sur lesquels je ne veux pas revenir. Le lendemain, nous avons été chercher des vêtements, car je portais toujours le lamentable dépannage qu'on m'avait donné en urgence. Cette matinée a été une épreuve. A chaque fois méditer la contemplation de mon corps dans de nouveaux vêtements me mettait mal à l'aise, je ne sais rien changer au fait que je me déteste compulsivement. J'avais peur du regard d'Ulaan, du moindre commentaire, j'avais peur de lui plaire ou de lui déplaire, j'aspirais seulement à la neutralité, que je n'existe pas. Je n'arrive toujours pas à supporter qu'on s'intéresse à moi. Heureusement, il paraissait étouffer tout autant que moi. Ca a pris un temps fou avant d'atteindre la libération, je savais bien pourtant que c'était indispensable. Je n'ai rien pris qui moule les fesses, rien qui ne puisse mettre en valeur mes seins, une vraie patate, comme avant. Le feu n'aura pas changé mon regard sur moi-même, je me porte une haine abominable. Une nouvelle vie commence. Je ne suis pas à ma place mais pour une fois, je vais pouvoir choisir et je compte bien en profiter. Le livret est clos sur ces mots.

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les travaux de la cave avançaient à grand pas. Ce n'était pas du tout facile. Ulaan avait d'abord du défoncer le mur avec les moyens du bord, au marteau et au burin. Autant dire que ça se creusait à pas de fourmis. A force de persuasion, un espace suffisamment grand émergeait, pour creuser derrière, tout simplement dans la terre. Dans cet espace serait placé un petit coffre trouvé sur un catalogue de vente par correspondance. Rien de bien évolué, juste une petite place forte qui pourrait résister quelques instants, le temps de réagir en cas de gros problème. Cela le rassurait de manière floue, bien que l'appareil semblait dérisoire. Quoi qu'il en soit, c'était au moins déjà mieux qu'une bête armoire. Les travaux se passaient de manière assez discrète, noyés dans une masse de changements et de réparations, ce sans compter les ouvriers qui venaient jointoyer les fenêtres. Mathilde ne posait pas de questions sur tout ce qui pouvait ressembler à quoi que ce soit d'intime, un peu comme si sa présence n'était pas excusable, qu'il fallait qu'elle se fasse la plus petite possible. Il essayait que ce sentiment ne gagne pas en ampleur en elle, mais il savait bien que c'était une mission impossible. En même temps, il sentait sourdre en lui la brutalité d'un étouffement. L'enfance avait défilé dans la tentative d'échapper à l'asservissement familial, c'était ici une nouvelle bouffée de contraintes qui s'imposait à coup de marteau-piqueur, impossible d'y échapper. Il fallait sortir, changer d'air, s'extraire de la cave minuscule et de l'écrasement des obligations. Il décida d'aller tenter un rêve depuis longtemps ébauché : contacter un coiffeur. Peut-être que celui-ci aurait des mèches à donner, puisqu'il mettait de toute façon tout à la poubelle… Ca aurait pu constituer une échappatoire à l'obligation de rendu des chevelures, le piège tendu depuis onze mois. La seule chose, c'est qu'il fallait quelqu'un de pas trop regardant sur l'aspect psychologique, un coiffeur qui s'en foutait manifestement. Est-ce que cela existait ? A quoi allait ressembler l'accueil ? Certainement rien de bien sympathique. Il fallait inventer des bobards, il n'y avait pas beaucoup d'autres solutions.

Ulaan laissa le marteau de côté. Il se décida à prendre une douche, ce qui ne ferait certainement pas de mal. L'eau chaude jaillit du pommeau, brûlant sa peau et remplissant l'atmosphère d'une vapeur intense. Lorsque la lumière est allumée, l'ampoule faiblit et grésille. Ca doit certainement être très dangereux. Le rideau tiré et ne pensant plus à rien d'autre qu'au flux de liquide, il se prend souvent à chanter du xöömei. Il commence par des harmoniques très graves faisant penser à des grognements de loups, ce que finalement, il est dans son âme, une bête à la traque de sa proie. Ensuite, il monte dans des sygyt suraigus. Le visage sous l'eau, il a à peine besoin de moduler les sons de la paroi nasale. Le son de guimbarde se moule et se transforme sous les jets d'eau. Du kargyraa au sygyt, Ulaan module ses sons comme une rivière tour à tour furieuse et apaisée. C'est son délire de douche. Jamais il n'évoquerait un seul son de xöömei dans le train, les occidentaux croiraient croiser un fou furieux. Le refuge de la salle de bain l'avait toujours amusé de ce point de vue là, c'était sa salle de concert et cela s'éteignait avec l'eau chaude, tout comme si l'eau était le moteur du chant diphonique. Il sécha ses cheveux tous noirs, lisses comme un tissu de soie. D'ici quelques instants, il serait dans la rue à interroger ses premiers coiffeurs. Tandis qu'il sortait pour finir de se préparer, il remarqua qu'il avait oublié un petit détail. Mathilde le fixait avec un regard un peu effaré, mais où grésillait une certaine pointe d'ironie.
-Quel était donc ce son absolument affreux ? Tu étais aspiré par le trou d'évacuation de la baignoire ?
-Désolé, c'est la force de l'habitude, j'avais oublié que tu étais là. Je chante du xöömei sous la douche pour remercier les esprits des montagnes de me protéger chaque jour.
-C'est comme une prière tibétaine alors ?
-Oui, sauf que ça ne vient pas du Tibet. Mais ce genre de chant peut être utilisé dans n'importe quelle situation, même si tu gardes les moutons et que tu t'ennuies avec ton chien.
Assurément, Mathilde n'en revenait pas. Il est vrai que les sons relevaient d'une pratique peu courante ici. A Tuva, les bûcherons chantent en sciant du bois, quelquefois à longueur de journée…
-Je m'en vais faire un tour, je serai de retour d'ici une heure ou deux. A mon retour si tu veux, je te montrerai comment on chante le vent dans la tempête.

Les rues étaient parfaitement sinistres. La pluie de la nuit avait détrempé chaque centimètre carré. La route à moitié défoncée par trente ans de manque d'entretien donnait une impression de bombardement. Il ne manquait plus que quelques poubelles oubliées volontairement, déchirées par des chiens affamés. Elles m'attendaient dans la rue suivante. Il y a un laisser-aller épouvantable. De plus, le chargement du ciel laissait à penser que plus grand-chose de lumière ne pouvait passer. Une nuit de grisaille dans le jour. Dans la rue principale, les devantures des magasins donnaient un tout petit peu de joie à cet ensemble lamentable, encore que… On voyait bien les visages marqués par la tristesse, un peu comme si la flamme pétillante de la vie s'était éteinte. Il ne restait plus que l'existence, dénuée d'enthousiasme. C'est dans cette remarquable ambiance festive que je rentrai chez le premier coiffeur. Je ne me sentais pas à l'aise à devoir exposer mon charabia. Il s'attendait à un rendez-vous, il allait tomber des nues. Non, il s'agissait d'un simple aspect de folie : aller plus loin et ailleurs que les autres.
-Bonjour Monsieur, je m'appelle Ulaan Arghun. Je viens vous voir pour un renseignement. Je suis étudiant en génétique à l'Université Libre de Bruxelles. Pour mon travail de fin d'année, j'aurais besoin de mèches de cheveux. Est-ce que vous sauriez m'en donner ?
-Pardon ?
-C'est une étude assez complexe dont je ne vais pas vous donner tous les détails. A l'aide d'un microscope, nous étudions les structures de chevelures selon les teintes. Nous en tirons des statistiques, l'étude est sensée compléter des acquis sur les cheveux fins ou épais par exemple, selon les ethnies. J'aurais besoin de belles mèches bien conservées, surtout pas mélangées. Si je vous donne des sacs appropriés, vous sauriez m'en fournir ?
-C'est urgent ?
-Non pas spécialement, c'est selon vos possibilités…
-Je peux essayer, mais je ne promets rien.
Après quelques remerciements, Ulaan traîna son malaise le long du trottoir, jusqu'à la seule autre devanture. Il y rencontra le même genre de réponse désabusée, ça ne gênait pas spécialement mais de manière toute franche, ça n'intéressait pas non plus. Vous voulez ceux qui sont par terre ? Il y avait une masse éparpillée et sale de cheveux mélangés. Etait-ce ironique ou les gens pensaient qu'il souhaitait obtenir une poubelle ? Il ne restait plus qu'à attendre les résultats de cette maigre démarche. De manière certaine, il ne fallait pas trop espérer. En rentrant vers la maison, il passa devant la devanture du vétérinaire. Il faudrait demander des crinières de labrador, ça ferait beau dans la collection ! Le cabinet médical possédait encore ses décorations de noël. Par l'interstice d'une vitre, on pouvait voir à l'intérieur le poster d'un tigre. Génial, quelle bête ! Ca devait certainement faire rêver mon plus petit chat.

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-il faudrait que je retourne à l'école. Je suis tellement nulle, au moins je louperai de jours, au mieux ce sera…
-J'imagine qu'il te faut un abonnement, je t'ai déjà vue plusieurs fois à la sortie du train. Si tu veux, on peut aller chercher ça ce soir.
Elle devint rouge comme une pivoine, j'en avais peut-être trop dit - oui effectivement, je l'avais déjà vue, remarquée, identifiée, une image bien précise gravée dans la mémoire, accompagnée des inévitables marqueurs sentimentaux et pré-ressentis qui s'installent à chaque a priori sur les gens : banal, sympathique, à éviter, semble stupide, etc. Tout cet équilibre, le mien comme le sien, ressemblait à un édifice si fragile et, en quelque sorte, si artificiel que le moindre petit choc pouvait tout faire basculer. Sans que rien n'en transparaisse, car je garde toujours une apparence de la plus parfaite froideur, je craignais le pire, une question sans réponse, un affront direct, ou encore plus grave, l'immaîtrisable fuite. Il n'en fut rien. Elle pris sur elle, très probablement.
-Oui, il faudrait un abonnement, je pense qu'il a brûlé. Mais… ça fait encore quelque chose que tu vas prendre en charge financièrement… Je compte tout, tu sais.
-Si cet aspect là te travaille, nous ferons une demande de bourse, ou je ne sais quoi de similaire.

Alors que nous sortions, la voisine dans le jardin nous a attrapés. Sa voix était un hurlement strident, même tout doucement, c'était d'un grand pénible de devoir l'écouter. Alors maintenant ma petite, tu habites chez monsieur, c'est bien mes tourtereaux, c'est tout bien qui finit bien comme dans un conte de fées…
Je supposais qu'un sac allait voler dans la figure, mais rien ne se passa. C'était tellement grossier et minable, ça ne pouvait pas prendre prise. Elle ignora l'affront, tandis que je sortais quelques banalités pour calmer son insupportable flux de paroles.
-Cette voisine est vraiment insupportable. J'essaie de l'éviter à chaque fois, mais elle revient à la charge telle une sangsue.
Le court chemin vers la gare fut parcouru relativement vite. L'ambiance était étrange. Ne pas lui prendre la main me faisait penser à un vieux couple qui ne s'aimait plus, simplement prisonnier d'un présent tout pépère. Je ne sais pas pourquoi je délirais complètement là-dessus, je me suis abstenu d'aller plus loin dans la démarche. C'était tr ès probablement parce que je n'étais pas habitué à être accompagné, reclus dans une solitude d'ermite que seules les obligations comme le travail où les courses venaient briser. A la gare, les formalités administratives furent réglées en quelques instants. Sur le chemin du retour, elle me demanda :
-On va recroiser la dame crétine ?
-Je ne pense pas. Elle ne sort que pour vipérer, mais ça va rarement plus loin. Elle voulait juste savoir qui tu es, pour pouvoir ragoter et dire des méchancetés sur ton compte, toute la rue est abreuvée de ses horreurs.
-La pauvre, elle a vraiment la déformation du métier, sa voix est immonde.
-Oh, celle du xöömei de tout à l'heure, ce n'était guère mieux…
-Oui mais c'est une tradition de ton pays, je dois respecter ça, même si je n'aime pas. C'est un chant qui ne me parle pas, qui m'est complètement étranger. Pour moi, ce ne sont que des sons affreux, ça ne représente rien.
-Oui, je comprends… tandis que pour moi, c'est une manière pour exprimer le vent, la mer, tous ces éléments impossibles à maîtriser, que j'aime du fond du cœur.
-Je n'ai jamais vu la mer, sauf à la télé.
-Pardon ?
-Je t'ai dit, j'étais dans une famille de fous. Je vais beaucoup te décevoir parce que je ne suis qu'un poids pour toi, je suis un néant culturel. Mes résultats à l'école sont lamentables, mes parents n'ont jamais rien fait pour mon développement, si ce n'est de me caler devant la télé pour que je ne les emmerde pas trop avec des questions dérangeantes, des vraies questions, celles sur leur propre médiocrité.
Tandis que j'ouvrais la porte, je lui disais : ça te dit d'aller à la mer demain ? On a encore un peu de temps.
-J'adorerais vraiment, mais ce serait mieux samedi. Demain, j'aimerais aller à l'école.
-D'accord, ça marche ! Vive la mer !

Alors que je commençais la cuisine, elle venait pour m'aider. Ca me gênait plus qu'autre chose, surtout à cause de ses gestes maladroits, mais j'étais touché. Elle devait se sentir de trop, et apparemment, complètement nulle dans chaque particule de son existence. Chaque instant allait devenir un apprentissage, pour qu'elle retrouve une confiance qu'elle n'avait pas, pour qu'une douceur s'insinue dans son cœur. Pour l'instant, tout était âpre et rêche - une vie entière de combat, une obstination sans renoncement.
De profil, son visage paraissait encore plus doux, tout pâle, fragile. Dans la lumière des petits spots de la cuisine, ses cheveux roux prenaient des reflets de cuivre, une véritable merveille. Je me doutais bien maintenant, au vu de son histoire, que jamais personne n'y avait glissé une main toute pleine de tendresse. Les âmes les plus mélodieuses ne sont pas forcément les plus chéries. Je ne posais pas de questions. De toute façon depuis le début, c'était en quelque sorte un contrat implicite.
-Ce soir, je vais me coucher tôt, pour ne pas être trop fatiguée demain.
-D'accord, je me lèverai aussi, pour que ton premier matin d'école ne soit pas un calvaire. Ce soir, je vais bouger, juste après manger. Tu ne m'entendras pas rentrer, mais je serai là demain matin, c'est promis. J'irai avec toi jusqu'à l'Assomption, je te laisserai à la porte. Je serai ton garde du corps ! Le repas se déroula tranquillement, à l'idée toute proche d'un futur rempli de vagues salées.

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c'était un moment de répit inespéré. J'allais en profiter pour tirer un trait symbolique sur toute cette période d'agitation, retrouver un moment de fauve. L'instinct de prédateur me poussait à chaque instant vers une nouvelle chasse, le moment était venu de repartir au naturel. Seulement, d'habitude, mes coupes sont toutes prévues à l'avance et minutieusement préparées. Ici, je devais affronter l'improvisation. Il se pouvait que ça ne marche pas, tout simplement parce que la personne était absente, ou trop mal accompagnée. Je réfléchis quelques instants à là où je pouvais intervenir, mais cela restait relativement stérile, tous les chemins se terminaient en impasse du fait des obstacles infranchissables : trop loin, maison impénétrable, ceci allant même jusqu'à : chevelure sans intérêt. Gardant en mémoire le perpétuel avantage des adolescentes célibataires, les cibles les plus faciles à couper, ma mémoire passait de lieu en lieu, jusqu'à trouver Marie. C'était pour ce soir la plus facile des traques. Elle habitait seule à Louvain-La-Neuve, étudiante isolée en lettres latines et philosophie, cela pourrait se passer correctement. Un remords pourtant assombrit le tableau de la facilité, elle me connaissait bien, même si cela commençait à faire partie d'une histoire ancienne, je possédais ici un regret tout puissant à me trouver acculé là devant elle, à devoir attaquer sa chevelure pour ma survie. Marie avait partagé durant plusieurs étés les vacances familiales de l'enfance. Elle était à la fois cette présence imposée et refoulée, mais aussi la toute première découverte de la féminité. Jusqu'ici, l'enfance d'Ulaan n'avait été parcourue que de jeux de gosses masculins, jeter des cailloux sur les vitres de l'école, hurler dans des bagarres sauvages, faire des barrages sur la rivière, etc. Marie par sa présence avait changé la vision des choses, amené une perception de l'environnement plus douce et nuancée. Ulaan n'avait jamais été amoureux, mais pourtant dans le fond, cette petite fille résonnait dans une douce nostalgie de l'enfance.

L'attente sur le quai de Rixensart était longue à en mourir, ce n'était pourtant que vingt minutes. L'excitation d'une nouvelle coupe brûlait chaque membre d'un désir de dépenser une énergie faramineuse. La patience mise à mal, c'était loin d'être terminé, car il y aurait encore la longue attente à la gare d'Ottignies, puis l'interminable période d'observation aux abords du kot. Tout cela allait être fort compliqué, car il n'y avait aucune information sur la manière de rentrer dans la résidence universitaire, rien non plus sur les portes fermées à clé, aucune connaissance sur la disposition des meubles. Absolument maître de toutes les situations, grâce à une expérience de plusieurs années, la confiance ne manquait pourtant pas. A chaque fois, ça s'était bien passé parce que toutes les difficultés étaient déjà apparues auparavant, étudiées, dominées, écrasées. Le mystère et les embûches de cette prédation ne venaient qu'ajouter un peu de piquant dans une vie qui commençait à se coincer dans des contraintes et des obligations. Dans le train, l'ambiance était glauque et longue, pas une seule chevelure à épier du coin de l'œil, rien de plus qu'un pénible trajet vers un but impatient. Heureusement qu'il n'y avait pas le travail épuisant des égouts jusque la semaine suivante, sinon ça aurait été un épuisement. Toute la nuit allait y passer, c'était certain, grignotée par l'excitation et la lame de rasoir. Louvain-La-Neuve est une ville très particulière. Cité utopique bâtie quasiment d'une seule pièce au même moment, c'est un monolithe étrange. Les voitures sont refourguées dans des parkings souterrains tandis que tout le dessus est entièrement piétonnier. Cette ville étudiante subit un grand déséquilibre de population, comme une corruption des âges. Lourdement épuisée par la population estudiantine, ce qui est tout à fait normal, la ville se remplit graduellement de gens peu courageux, d'identités dégénérées : les anciens étudiants qui ne déménagent pas, de peur de devoir affronter l'avenir. Au fil des années, les rues se remplissent de petites familles sclérosées par l'ennui, des gens sans passion et sans caractère. Cet aspect de négligence est particulièrement pesant sur le moral. La ville se charge de boues comme une rivière sans courant, cela devient nauséabond.

Marie habite aux abords de la Place de l'Université, juste en face d'une des sorties de la gare. Comme dans la quasi-totalité de cette ville, c'est un lieu agité, parcouru par des gens de toute part, des enfants hurlants et heureux… La résidence était de toute évidence fort exposée, il allait falloir jouer serré, de l'infiltration de haute voltige. Un premier repérage rapide sur la porte d'entrée révélait une certaine facilité. L'escalier d'accès vers la porte de la résidence était protégé par une lourde grille, mais une particularité architecturale sur le côté se grimpait avec une aisance déconcertante, juste en montant sur un banc. La porte en elle-même possédait une serrure exténuée, qui allait être crochetée en moins de temps qu'il ne le fallait pour le dire. Clé plate, serrure ultra-fatiguée dont les goupilles s'envolaient sous les doigts tant les imprécisions de barrettes étaient gigantesques, c'était un jeu d'enfant. Le couloir désert n'était pas un obstacle non plus. Là où ça se compliquait très sérieusement, c'était la serrure du kot en lui-même. Je m'attendais à du totalement bon marché, comme peut l'être l'ensemble de cette ville, c'était pourtant une erreur. On y trouvait une serrure à mortaise, joyeusement encastrée dans la porte, un vrai travail d'orfèvre. De ce fait, je retournai dehors pour voir l'aspect de sa fenêtre. Celle-ci, perchée à six mètres de hauteur, si ce n'est plus, était située côté gare, encastrée dans un mur sans aucun relief. Pas de gouttière, pas de rebords, pas de colonne sèche. C'était le désastre. L'attaque de la serrure se révélait impossible à cause du bruit. Un système à tenons et mortaises pouvait bien sûr s'éclater, au pire avec un coup de perceuse dans le barillet, mais cela excluait toute discrétion. Autant dire que c'était mort… Pourtant, il était hors de question de s'avouer vaincu. Il y a toujours des solutions, toujours, même dans les situations les plus compliquées. Je m'éloignai de la place afin de ne pas être grillé par Marie, qui connaissait probablement bien mon visage, peut-être pas avec une acuité exceptionnelle, mais je suis tout de même un asiatique mongol fort typé. Dans un recoin comme seul LLN sait en fournir, une petite place isolée aux arbres chétifs, je réfléchissais à la situation. Egouts impossibles, puisque l'appartement était situé au premier étage. Bouches d'aération, impossibles, pour un lieu de ce genre, les canalisations n'excédaient pas les dix centimètres ; il était absolument certain aussi qu'il n'y avait pas de cheminée. Passer d'un étage à un autre était également impossible, comment creuser le sol de l'appartement du dessus, sans faire un désastre complet ? Il ne restait qu'une seule solution, d'une difficulté extrême, la diversion.

Dans l'un des derniers magasins ouverts, à presque vingt et une heures, il acheta un cahier de feuilles quadrillées détachables et un marqueur noir. Il se débarrassa immédiatement des feuilles en trop ainsi que la couverture et n'en garda que cinquante. Sur chacune, il marqua un énorme mot " Marie " dessus, puis une flèche. C'était un jeu de piste. Pressé et stressé, il disposa à la vitesse éclair les feuilles dans le couloir, depuis la porte du kot jusqu'à un point mystérieux du troisième étage, en vérité un local à poubelle. Il fallait intervenir très rapidement. Dans un geste précipité, il sonna à la porte du kot puis immédiatement, il courut se réfugier dans le local à poubelle du premier, précédemment repéré. Tout se passa très vite. Il vit passer Marie, en train de grommeler sur ce bordel, le piège fonctionnait comme prévu. Il se dirigea alors vers l'appartement et aperçut la porte entrouverte. C'était quasiment gagné. Il fallait trouver une cachette en quelques secondes, ce dans un dénuement assez fort - il n'y avait quasiment rien dans le petit local. En désespoir de cause, il se réfugia derrière les poubelles, en dessous de l'évier, à nouveau avec les déchets. Peu importait la situation risible, il allait en tirer un trésor. Il y avait deux choses gênantes. Pour sortir de là, il allait faire du bruit, c'était immanquable, ça compliquait épouvantablement l'affaire. De plus, il allait devoir actionner la serrure depuis l'intérieur, ce qui ne manquerait pas d'être difficile. La deuxième difficulté, c'était que Marie allait probablement utiliser la poubelle. Il fallait vraiment se faire petit.

La furie revint au bout de très peu de temps dans le kot, elle râlait : mais quelle bande d'abrutis je te jure ! La probable première étape de ce cauchemar, les papiers allaient voler à la poubelle… mais non, rien. Maintenant commençait l'interminable et habituelle attente, les crampes et l'angoisse. Il fallait espérer que tout se passe bien. Par chance, le départ était facile. La musique des années noires de The Cure couvrait le moindre bruit. Je savais pourtant que ça ne perdurerait pas, cet album faisait quarante trois minutes. Le temps se déroula avec une lenteur exceptionnelle. L'opération moins préparée que d'habitude se révélait délicate, de nombreux obstacles étaient à contourner. Un peu avant vingt-trois heures, le tumulte s'acheva, J'entendis Marie se glisser sous les draps, ou la couette, ou quoi que ce soit qui n'avait pas été suffisamment repéré auparavant. Je me disais que maintenant, le noir de la nuit arrivé dans la pseudo-cuisine, j'allais attendre une bonne heure, puis m'extirper des poubelles avec une précaution extrême. C'était en effet le plus difficile. Les sacs bruissaient au moindre mouvement, ils n'étaient pas assez pleins. L'opération fut plus que difficile. Ca faisait penser à une petite souris qui fouillait les déchets. C'est avec un certain soulagement que je me retrouvai hors de contact de ce maudit plastique, mais c'était pourtant loin d'être terminé. Je choisis d'attendre encore deux heures avant d'intervenir, afin de laisser le calme revenir dans la pièce, le sommeil regagner la moindre parcelle de conscience.

La chambre, dont les volets étaient parfaitement hermétiques, n'était baignée d'aucune lumière. Les résidences récentes sont en effet bâties sur les meilleurs standards, malgré la qualité franchement tirée vers le bas. Je ne m'attendis pas à cette difficulté supplémentaire. Mes yeux ne s'habituaient pas à l'obscurité. Je les ouvrais tous grands, je ne voyais pourtant rien du tout. Est-ce que ça signifiait que je devais abandonner ? Oui probablement. La venue précipitée dans l'appartement ne m'avait permis aucun repérage, je n'avais pas pu compter mes pas, c'est à peine si je savais où se trouvait le lit. A deux heures du matin, je décidais de tenter une approche, sans pour autant être persuadé que j'allais intervenir. Tout était prêt, mon petit récipient de trichlorométhane, ma lame de rasoir dans la main droite, ouverte. J'avançais à pas de loup, centimètre par centimètre, connaissant la complication de la situation. C'était vraiment au coup de chance, soit ça marchait du premier coup, soit je m'en allais sur un échec sans rien tenter - ma peur principale était de tomber sur ses pieds et de la chatouiller par mégarde, par exemple. Aucun doute sur le sujet, je savais que je n'allais pas y arriver, que j'allais buter sur des obstacles infranchissables, que je ne trouverais pas le lit comme je le souhaitais. En avançant précautionneusement, je rencontrai effectivement un premier obstacle, au niveau des genoux. Il s'agissait d'une table basse. De mémoire, je me savais maintenant très proche de ma petite cerise mauve, je touchais au but. Je décidai de contourner l'obstacle vers la gauche, ce qui me rapprocherait du lit. Ma jambe droite toucha un obstacle qui dépassait, du papier, des cours, je ne sais quoi. L'édifice bordélique, d'une dizaine de pages peut-être, s'effondra sur le sol. Ce n'était pas grand-chose mais dans le silence le plus absolu de cette nuit, c'était énorme, le passage d'un camion poubelle dans une rue déserte à cinq heures du matin. Je décidais immédiatement d'arrêter et de m'en aller discrètement, quasiment sans laisser de traces. Mais il était trop tard. Elle bougea sous les couvertures. Réveillée par le bazar. Une chance sur deux ; elle s'en fout et se rendort, ou bien elle allume pour voir qu'est-ce que c'est que ce bordel.
La lumière m'a ébloui.

Elle était face à moi, à un mètre, une couverture remontée sur son corps très probablement entièrement nu. Je n'apercevais que les bras, crispés sur la couverture. J'étais complètement paralysé par la situation, une minuscule bouteille dans une main, une lame de rasoir dans l'autre. Je n'avais pas pris la précaution de la cagoule, oubliée dans la précipitation. Mes membres étaient bloqués, je me sentais complètement vidé de toute force, pour un peu je me serais chié dessus, non pas par peur, loin de là, mais du corps complètement ramolli par l'effondrement généralisé de la situation. J'aurais pu tourner les talons et détaler à toutes jambes, ça n'aurait strictement rien changé. Je comprenais bien, de manière immédiate, que j'étais reconnu. Quant à elle, elle était littéralement transie de terreur. Elle ne bougeait pas. Son regard se posait sur moi, puis dans une fraction de seconde, s'effaçait dans les méandres de l'incompréhension. Qu'est-ce que je pouvais foutre là, à cette heure-là, dans cette position là ? De multiples questions sur une intrusion extrême. Son visage, pourtant angélique, était dur, cramponné sur des yeux noisette d'une profondeur de braise. Elle paraissait à la fois remplie d'une force étonnante, et brisée par l'angoisse de ma présence. Cet instant de confrontation a peut-être duré une seconde, peut-être deux, un laps de temps extrêmement court finalement, mais où deux vies ont défilé à toute vitesse, sur un rayon de lumière éblouissant.
-Pourquoi veux-tu me tuer ?
Malgré les signes de torture que la peur déchirait dans son ventre, sa voix était posée avec un grand calme. Elle devait complètement mépriser sa mort pour parler de la
sorte - c'était finalement les premiers mots de The Cure tout à l'heure, on s'en fout maintenant si on crève tous. Son regard intense brûlait ma peau, elle n'avait pas beaucoup changé, un visage infiniment doux bercé par une mélancolie sauvage.
-Je ne veux pas te tuer.
-Alors, qu'est-ce que tu fais ici chez moi, avec une lame de rasoir dans les mains ? Tu veux me torturer ? Tu veux me suicider ? Qu'est-ce que je t'ai fait pour que ce passé ressurgisse ?
Dans toute l'opacité de ma situation, je ne trouvais pas les moyens de réfléchir posément pour inventer un mensonge énorme, je choisis de dire l'entière vérité.
-Je voulais te couper une mèche de cheveux.
-Pardon ?
-Je voulais te prendre une mèche de cheveux, discrètement, presque rien, puis disparaître dans la nuit, sans laisser de traces.
-Alors c'était toi les papiers dans le couloir…
-Oui.
Un silence extrêmement pesant s'installa. Elle devait probablement hésiter sur ses possibilités, mais très certainement, elle se sentait en danger. Indubitablement, elle mettrait quelques minutes avant d'appeler les flics, un temps suffisant pour disparaître de la circulation ? Je la laissais maître de la situation le temps qu'elle reprenne ses esprits, dans l'espoir qu'un arrangement émerge de ce chaos. Ca promettait d'être compliqué. Soudain, il sortit du silence :
-Je ne te crois pas. Explique moi tout. Si ce que tu dis est vrai, pose la lame par terre et je vais la prendre. Assieds-toi sur la table et ne bouge plus.
Sans aucune crainte, sauf celle de laisser une pièce à conviction, je posai la lame par terre et j'obéis à ses ordres. Elle s'en saisit rapidement et la garda en main, comme s'il s'agissait de se défendre. Ce petit objet semblait lui redonner une certaine puissance dans le cœur.
-Voilà, je vais tout t'expliquer, depuis le début… Je te demande d'écouter les faits mais de ne pas me juger, tu peux m'interrompre si ce n'est pas clair, mais ne fais pas de jugements de valeur tant que je n'aurai pas fini.
Son corps oscilla sous les couvertures. Elle venait de s'asseoir dans une position un peu moins inconfortable, la couverture toujours aussi crispée sur son corps. Il dépassait l'intimité d'une jambe délicate, je devais fermer les yeux, surtout ne pas la regarder… Je me concentrais sur son visage pur.

Je suis un voleur de cheveux. Je possède une grande collection, ça fait longtemps que je fais ça. Je rentre dans les maisons la nuit et je profite du sommeil des gens pour leur couper une mèche. Ces chevelures sont des trésors. J'ai dans mes mains à la maison toutes les inflexions des blonds, la profondeur des noirs, les reflets des châtains, la brûlure incandescente des roux. Toutes ces mèches sont des intimités volées, des parts d'amour que je ne sais pas donner. Plus la personne a de l'importance pour moi, plus la chevelure m'est un trésor inestimable. C'est pour ça que ça n'a pas marché quand j'ai été demander des mèches au coiffeur. Ca n'avait aucune valeur. C'était des parts anonymes de gens pour lesquels je n'avais formé aucune estime. C'est la première partie. Ca explique la sincérité du " je ne veux pas te tuer ". J'en serais incapable. Je voulais simplement prendre une petite part de tendresse et surtout rien de plus. Je suis sentimentalement mort depuis un an maintenant. Je suis décédé, à Hoeilaart. J'aime autrement, maladroitement. En principe, tu n'aurais rien remarqué. Le flacon qui est ici, c'est du chloroforme. Je prends si peu de cheveux, tu n'aurais rien vu. Une minuscule part de toi, c'est déjà énorme pour moi qui n'ai rien. (Je savais que je mentais, car mes mèches étaient plutôt bien fournies, mais soit, je ne jugeais pas nécessaire de développer ce point-là plus en profondeur). Voilà, ça c'est le passé. J'espère que tu ne penses pas que je suis un monstre. Je suis une âme au cœur brisé, je n'arrive plus à vivre en dehors de ce cauchemar de ma vie qui s'est écroulée, je n'ai pas surmonté le désastre.

La deuxième partie de mon explication, c'est le futur. Je ne sais pas si tu imagines combien je suis devenu maître de l'infiltration. Je suis rentré partout, j'ai dominé des centaines de situations pénibles, il n'y a pas un seul endroit qui m'a résisté. Je suis capable de cartonner une banque sans que personne ne se rende compte de rien, je suis apte à infiltrer des réseaux terroristes, à détourner des avions, à faire prisonniers des ministres. Tout ce chaos et ce mal ne m'intéressent pas, ni l'argent ni le pouvoir n'ont de prises sur moi. Je suis un sentimental, une âme féminine, et beaucoup trop faible. Il y a quelques jours, la maison des voisins a brûlé, un véritable carnage. Malgré moi, parce que je ne le souhaitais pas, j'ai hébergé la fille des voisins, qui se retrouve sans aucune ressource. Si j'ai échoué ce soir, c'est parce que je suis perturbé. D'habitude, je maîtrise tout au millimètre près. Là, je crois bien que je suis paumé. Est-ce que tu accepterais de ne rien dire ? Si c'est le cas, je peux te promettre de ne plus jamais couper. (Je savais aussi que cette promesse était intenable, je jouais avec le feu).
-En quoi est-ce que je pourrais croire tout ça ?
Je sortais alors le petit sac mauve en tissu, pour prouver ma volonté. Tu vois, Cerise, c'est un sac à la même couleur que toi. C'est une coïncidence. C'est ici que je récolte ma coupe.
Un long silence s'ensuivit, que je ne perturbai pas. Elle devait probablement remonter toute cette folle histoire à l'envers, et l'éprouver à la force de sa raison. Je la savais férue de philosophie et de textes difficiles, de Nietzsche à Kierkegaard. Je n'étais pas en présence d'une personne proche de la débilité profonde, bien au contraire d'ailleurs. Je m'attendais à ce que la mise à l'épreuve soit rude. Son grand front se barrait de lignes verticales, un mélange d'incompréhension et de colère. Je me sentais épris de désir, il fallait surtout renfermer cela le plus profondément possible, c'était le démon de l'enfance qui venait tout ravager.
-Tu es sincère quand tu racontes tout ça ?
-Oui, entièrement.
-Tu ne me caches rien, tu n'as pas fait ça que pour moi ?
-Je ne cache rien.
-Alors on va faire un marché. Tu t'approches de moi et tu te mets de dos. Avec ta lame, je coupe une part de ta chevelure, pour te montrer tout le mal que tu as pu faire par le passé. Je garde la lame et tu tiens ta promesse. Si tu es d'accord, je ne dirai rien à la police. Sinon, j'y vais maintenant, ou demain matin, mais j'y vais sans faute.
Je me suis dirigé vers le lit, tournant le dos à l'avance afin de ne pas lui faire peur. Lorsque je me suis retrouvé le dos contre les montants du lit, j'ai senti une de ses mains me tenir le dessus de la tête, l'autre main trancher maladroitement une mèche. Un amas de cheveux noirs et raides est tombé sur mon pantalon. Je ne pouvais rien faire d'autre, je restais immobile à contempler le massacre.
-Tu peux partir maintenant.
Je ne savais plus très bien comment me comporter. Je retrouvai mes affaires au bas de la table et les pris en main. Je me retournai brièvement et lui dis " merci ", je ne sais pas exactement pourquoi, puis je partis. Elle était toujours sous sa couverture, le regard fixé sur moi, sans aucun sourire. Il est probable qu'elle me regarda disparaître, sans aucun sentiment, sans au revoir. La mèche noire traînait par terre. Je ne sais pas ce qu'elle allait devenir. La porte fit un claquement sec très léger.

Elle resta quelques secondes sous la couverture, à toiser l'immensité de l'épreuve nocturne. Elle venait d'échapper à un véritable jeu de massacre. Elle avait concédé ce marché, parce que ça lui pesait de faire autrement. Elle voulait lui faire comprendre la monstruosité de sa démarche, mais elle craignait que ce ne soit pas suffisant, qu'il se tienne au calme quelques mois le temps de voir que les flics ne débarquaient pas chez lui, puis ensuite, tout recommencerait de la même manière. C'était invérifiable. Son problème à lui, ça relevait d'une véritable maladie mentale, au vu de l'intensité du discours qu'il lui avait tenu, sans aucune hésitation. Elle par exemple, était bien incapable de parler de ses sentiments avec autant de précision et de froideur, même si finalement, elle avait aussi une vie complètement ravagée… Elle extirpa son corps tout pâle des couvertures et coupa immédiatement la lumière. Ses bras autour des seins, pour se réfugier en soi, hors du froid, elle se posta à la fenêtre. Elle le vit partir au loin, une petite silhouette noire, rapide et fugace. Il fallait espérer qu'elle ne le revoie jamais.

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le ciel était encore tout noir de la nuit, mais on devinait à travers l'obscurité l'épaisse couche de nuages grisâtres. Un vent assez solide balayait la rue, par bourrasques. A la côte, ça devait être fameux… Je mis en route la voiture, qui ronronnait doucement. Je conduisais peu, surtout dans un souci écologique. Polluer à mort comme le font des milliers de gens, juste par fainéantise et négligence, c'est un crime. Mathilde referma le garage, nous étions partis. Les petites routes se transformèrent en ring, puis imperceptiblement, en autoroute. Nous étions en train de quitter Bruxelles pour les plaines de Flandres. Jusqu'à la côte, tu ne verras pas grand-chose de passionnant. Le paysage est plutôt morne et plat. L'architecture des villes est intéressante, mais nous n'y passerons pas aujourd'hui, peut-être un peu plus tard. En m'entendant dire cela, je réalisais que c'était la première fois que je parlais d'un futur imperturbable, des paroles que je regrettais, avec la secrète espérance qu'elles n'aient pas été perçues dans ce sens-là. Il était de toute façon trop tard, et encore plus maladroit de revenir dessus. Non, de toute façon, c'était son jour, il ne fallait pas le gâcher. Le linéaire de l'autoroute se faisait grignoter peu à peu, jusqu'à l'apparition du premier panneau Blankenberge, ce qui pour elle devait représenter un mot rempli d'une certaine magie. La voiture garée, le sac à dos pris, c'était parti pour la grande promenade. Pour une découverte, je me demandais vraiment ce que ça allait être, parce que les réverbères étaient agités par les vents, même dans cette partie arrière de la ville, le long du tramway qui longe toute la cote. Il n'y avait plus que quelques centaines de mètres à faire, et passer la digue.

Le spectacle ne manquait pas d'originalité. La plage était balayée par des vents violents, soulevant des nuages de sable, dans les jambes surtout. Les mouettes et les goélands faisaient face aux vents et résistaient comme ils pouvaient au coup de tabac. Quant à la mer, elle était grise, remplie de colère, fracassant ses vagues sur la jetée, écrasant sa tourmente avec rage sur la longue plage de sable. L'air était salé, écrasant, rempli d'une splendeur de tempête. Pour sa première mer, elle devait affronter un paysage d'apocalypse bien loin des images préformatées de la République Dominicaine et des gens qui se baignent de partout. Je ne manquais pas de le lui signaler. A la dérobée, je volais discrètement quelques-uns de ses regards dans le vent. Elle n'était plus rien d'elle-même, abandonnée aux éléments déchaînés. Lorsqu'elle voulut aller sur la jetée, je frémis un peu, parce que la longue bande de béton se mêlait intimement à l'immensité furieuse. Bien entendu, je ne refusai pas, nous étions là pour ça. Au milieu d'un délire d'écume, nous avancions doucement, bravant les vents les plus féroces. Nous étions peu à peu trempés par les éclaboussures incessantes. Les pierres étaient glissantes, constellées de déchets de la mer, planches de bois, algues, morceaux de roches propulsées. Malgré sa capuche, complètement plaquée contre son visage, ses cheveux ne cessaient de voler partout, la gênant pour s'abreuver du spectacle de cet enfer paradisiaque. Ca aurait été bien mieux avec ses lunettes, malheureusement. Nous nous sommes arrêtés au bout de la jetée, dont le sol était balayé par les vagues déferlantes. Il ne fallait certainement pas aller plus loin. Nous étions minuscules dans ce dédale d'océan furieux. Je pensais à Lamartine ou Lautréamont, notamment ce tableau où l'on voyait le poète romantique les cheveux aux vents. C'était à peu près la même chose, si ce n'est que nous étions terrassés par la force contraire, cela nous faisait rire de perdre l'équilibre, puis de rester là à contempler l'infini. D'un geste imprévu, je lui pris la main. C'était simple et beau, les visages fouettés par les vents salés.

De retour sur les grandes étendues de sable, un peu moins exposées aux vents, tout paraissait comme un retour au calme, malgré la tempête environnante. La jetée était le summum déferlant de la colère. Un peu plus loin vers l'ancien casino posé comme par miracle sur la mer, nous décidions de faire une pause et d'aller prendre une crêpe au chocolat (aller à la cote belge imposait ce petit plaisir et détour évident). A l'intérieur, elle rêvait. Malgré le confort, la chaleur, le chocolat, son regard se tournait souvent vers l'extérieur, comme happée par le spectacle. Je l'imaginais les jours suivants, expliquer à ses amis ou amies qu'elle avait été à la mer, pas un ne pourrait imaginer ce que ça représentait pour elle. Devant son assiette toute nettoyée, elle avait un regard malicieux, c'était vraiment agréable de faire le bonheur des autres aussi facilement. Soudain, la question gênante et inévitable fusa :
-Pourquoi as-tu un gros trou dans les cheveux ?
J'étais clairement embarrassé, mais depuis l'épisode de la veille (enfin, il y a seulement quelques heures), j'avais prévu le coup. J'étais d'ailleurs étonné qu'elle ne l'ait pas demandé plus tôt, car manifestement, ce n'était pas du tout esthétique. J'étais obligé de mentir à plein-pot, il n'y avait absolument pas le choix.
-C'est hier soir, j'ai été chez des amis. J'ai perdu au jeu.
-Et tu acceptes comme ça de te faire couper sauvagement quelque chose de si précieux ?
-Oui. C'est la règle et je me devais de la respecter. Heureusement que ça ne t'est pas arrivé. Tu imagines…
-Je n'aime pas mes cheveux. C'est trop rouge. Ca fait peur aux gens. Toute mon enfance, j'ai été persécutée à cause de cette différence. Je suis fière de les avoir ainsi, mais c'est un poids.
C'était la première fois qu'un sujet aussi intime venait au jour, sa perception d'elle-même, tout ça par la faute d'un accident au beau milieu de Louvain-La-Neuve. Je m'en voulais de mon manque de franchise, mais je ne me sentais pas capable d'expliquer plus loin dans la vérité. J'avais promis d'arrêter, je m'en savais incapable. L'incident fut clos rapidement sur ces quelques paroles. Il n'y avait besoin de rien de plus.

Le trajet vers Rixensart avait été un peu triste, portant en lui l'ambiance lourde des dimanches soirs de retour, même si nous n'étions que samedi. Il y avait tout de même une étincelle dans les yeux, une part de rêve, c'est une expérience que nous pouvions renouveler autant que cela était souhaitable, mille fois même, bien que la lassitude allait venir inéluctablement à bout de tout, c'était une évidence. Le lendemain, elle avait fait une grasse matinée. Cela signifiait qu'elle prenait une part de liberté dans son nouveau logis. Je percevais ça comme la meilleure des nouvelles. Je ne souhaitais pas qu'elle reste mais que le temps de son séjour soit agréable. Dehors, la pluie tombait à verse, donc je ne pouvais pas partir faire un tour, condamné au silence. Ce fut un long dimanche touffu de pesanteur. Le lendemain, tout allait recommencer pour de vrai. Après les tartines et café-juste-pour-moi, je décidai de faire un petit tour, histoire de prendre l'air et, accessoirement, l'eau. Mathilde n'avait pas envie de venir, le temps était trop mauvais. Je lui fis promettre, avant de partir, qu'elle accepte que je l'aide en maths. J'étais parfaitement nul, mais je comptais tout de même bien donner mon maximum…

Je faisais une promenade dans les bruyères. Ce sont des lieux difficilement accessibles parce qu'ils sont marécageux. Cela me constituait une belle et jolie retraite, sous une pluie drue qui me trempait de partout. Au bout d'une heure et quelques, complètement trempé, je décidai d'entamer le chemin du retour. Le ciel était grisâtre, sombre, porteur d'une charge de tristesse pesant comme une machine à laver. Dans la cour détrempée, je manquai de marcher dans une flaque profonde. Un regard en biais pour la maison brûlée. Toujours rien n'avait changé. Ca allait probablement rester comme ça durant une éternité. Avec surprise, je trouvai la porte d'entrée de ma maison fermée à clé. Etrange… Etait-ce parce qu'elle avait peur de se faire cambrioler ?

A l'intérieur de la maison, tout était sombre, aucune lumière allumée. Je trouvais ça bizarre qu'elle soit partie, alors que rien de ses intentions n'avait semblé marquer cette décision. Quoi qu'il en soit, comme toutes ses affaires étaient encore là-haut, je ne m'en inquiétais pas. C'est bien plus tard dans la nuit que je commençai à me sentir mal à l'aise. Son absence me faisait craindre le pire. Mais quel pire ? Pourquoi aurait-elle disparu, que s'était-il passé ? Avait-elle reçu une convocation de la police ? Certainement pas un dimanche soir… Je débutai alors une fouille. Ma première investigation fut pour la cave et mon coffre-fort, encore loin d'être terminé. Absolument rien n'avait changé, pas même l'inclinaison de la porte. Par curiosité et envie, je regardai le contenu, tous mes emballages étaient parfaitement ordonnés. Manifestement, il ne s'était rien passé là dedans. En haut, dans sa tanière, tout était nickel aussi. Je cherchais les traces d'un départ précipité, des vêtements épars, des affaires manquantes, mais tout était parfaitement rangé. Un malaise diffus venait me tordre le ventre de stress. Je ne connaissais pas vraiment ces sensations et d'ailleurs, je ne les comprenais pas. Moi qui tenais des assauts monstrueux, en quoi devais-je me sentir mal à la suite de la disparition d'une adolescente durant quelques heures ? Je décidai de prendre les devants. Une fois redescendu l'escalier de la mezzanine, j'allumai l'éclairage extérieur. Comme c'était actionné par un détecteur de présence, tout passage me serait signalé quelques instants à l'avance.

De retour là-haut, une fouille un peu plus intense allait commencer. Je savais que c'était infiniment mal, mais il y avait bien quelque chose de mauvais qui s'était passé durant mon absence. Je comprenais parfaitement que la disparition inopinée de Mathilde n'était pas un hasard. Il s'était passé un événement dont je ne pouvais pas deviner un seul détail, sa vie m'étant beaucoup trop secrète. Je ne croyais pas à l'hypothèse du coup de téléphone, car finalement, personne ou presque ne savait qu'elle était là. Au bout de quelques courts instants, je mis la main sur ce que je souhaitais trouver, des carnets intimes. Il y en avait une quantité faramineuse. A les ouvrir, je constatai qu'elle écrivait depuis le plus profond de son enfance. Au départ, l'écriture malaisée de gamine était désordonnée, accompagnée de dessins maladroits. Au fur et à mesure des carnets, ça s'affinait, laissant place à un romantisme désabusé. A vrai dire, je ne lisais pas, je ne le voulais pas. Je considérais ça comme une trahison, ou pire peut-être encore, un viol. Hors de question de me livrer à un pillage de ce genre. La seule parcelle de vérité que je voulais connaître, c'était aujourd'hui. Rien de plus qu'une tâche pénible strictement liée à de l'utilité, que s'est-il passé ces dernières heures ? Je m'attendais à ne trouver rien d'autre que le silence, un carnet qui s'achevait à l'incendie de la maison, mais loin de là, les pages étaient bien fournies. Je m'abstenais de lire, même de parcourir, tout ce qui pouvait remonter à des instants d'il y a plus de trois heures. Je tenais dans mes mains le récit en filigrane et je n'allais pas être déçu. Peu à peu, mon âme a versé dans l'obscurité.

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je ne savais pas comment chercher. Au pire, elle était partie depuis quelques heures. Elle devait être relativement proche, mais où ? Le soir qui tombait n'allait certainement rien arranger. Je rangeai les carnets très précautionneusement à leur endroit d'origine, puis descendis les marches quatre à quatre. La voiture allait peut-être m'aider à aller plus vite qu'elle, la rejoindre là où elle était. Encore fallait-il rencontrer cette chance de tomber par hasard sur son chemin, ou avoir suffisamment d'intuition… Puisqu'elle ne possédait pas de voiture, je me rendis immédiatement à la gare de Rixensart. Je rentrai comme une furie dans le petit hall, j'étais tout trempé. Je demandais à Christian, que je connaissais bien :
-Est-ce qu'il y a une fille rousse qui est venue te prendre un billet, dans les quatre heures ?
-Euh ? Je ne sais pas. Il y a beaucoup de monde tu sais…
-Plutôt pâle, les cheveux longs en tresse, l'air timide, qui parle pas fort. Euh, je sais pas, avec un pull bleu marine quoi…
-Oui c'est bien possible, je pense que oui, ça me dit quelque chose.
-Elle a pris un billet pour où ?
-Ecoute, tu te fous de moi ? J'en sais rien, je fais trois cents billets par jour, et ça c'est quand c'est calme…
-Bon, merci. Désolé hein, je cherche quelqu'un et c'est grave. Je reviens te voir pour te donner des nouvelles… Je lui lançai ces derniers mots alors que la nuit dégueulasse m'avalait déjà, dans ses trombes de pluie. Je n'allais pas ressortir vivant de cette nuit de cauchemar. Ca me rappelait Hoeilaart, ça me faisait gerber. Les vitres de la voiture étaient en train de se couvrir de buée, à cause de l'humidité et de la chaleur de mon corps essoufflé. Je décidais, en désespoir de cause, d'aller à Ottignies. La chercher à Bruxelles était une perte de temps pure et simple, les gares étaient trop vastes et bien trop fréquentées. A Ottignies, qui sait ? Mais pour aller où…
La gare en elle-même n'était pas bien grande, deux ou trois fois Rixensart - rien de plus - mais intensément fréquentée. Aux heures de pointe, c'est la file partout, y compris dans les escaliers d'accès aux quais, un vrai désastre. Je n'attendais pas grand-chose de ce lieu. Aux guichets, on m'envoya paître de partout. Il y avait des gens derrière moi qui faisaient la file et maugréaient. Comment allait-elle s'en sortir, elle n'avait même pas de carte bancaire… Si encore, elle m'avait volé de l'argent pour survivre, mais je savais parfaitement que ce n'était pas le cas, purement impossible, puisqu'il n'y avait rien, pas même trois euros. Tout s'écroulait autour de moi. Inutile de déclarer la disparition, elle était majeure, inutile de rechercher dans la famille, elle était haïe. Je pensais à toutes les possibilités dans un délire total, y compris : elle est partie à la mer, elle y trouvera là toute déchirée la fin de sa vie… Tout cela me pesait énormément.

Dehors, la tempête redoublait, une fureur de vents déchaînés et de grosses pluies en colère, je courrais comme un fou jusque la voiture, pour retrouver un calme précaire. Je n'entrevoyais pas beaucoup de solutions, la plus douce était de rentrer. Je rêvais de la voir, de lui parler, de lui écrire, je me doutais bien que tout cela allait partir au refouloir. De retour à Rixensart, j'espérais voir une lumière allumée, un miracle - il n'en était rien. Absolument rien. Alors j'ai rangé la voiture dans le garage et j'ai fermé la porte à clé. C'était fini pour ce soir, je n'osais dire : c'était fini, en forme de point final. De retour dans la maison, je faisais un petit tour du propriétaire pour voir si des choses avaient changé, bien évidemment rien. Cette situation d'impuissance m'exaspérait. Je revivais l'étang de Hoeilaart, l'immense attente auprès de l'eau tourbeuse, le désespoir du grand plouf de ma vie dans la vase odorante. De rage, je descendais dans la cave. A nouveau, dans des gestes saccadés, les sacs de sport faisaient office de fourre-tout. Sans aucune délicatesse, j'y enfournais les sacs médicaux. Chloé fut entassée avec Marie-Hélène, des centaines de vies se sont retrouvées empaquetées dans deux grands sacs de sport sans âme. Je les ai montés un par un, puis sortis dehors, sous la pluie. Ca allait être le grand départ, mais pas vers la mer.

La pluie tombait maintenant plus fine et mouillante, sur un sol détrempé. Les deux sacs étaient bien entassés, verticalement, seul celui du dessous prenait l'eau. J'ai versé du trichlorométhane dessus, mon fameux chloroforme. Il n'y avait plus d'hésitation dans mes gestes. J'ai tiré une allumette, je l'ai grattée puis lancé sur le dessus du paquetage. Ca a fait wwouf, dans de grandes flammes bleues, presque transparentes. Presque immédiatement, une fumée très noire s'est dégagée de l'ensemble. Les pochettes de plastique étaient en train de fondre, noircir, se tordre sous les flammes dégueulasses. Très rapidement aussi, une odeur de mort a envahi le jardin, une horrible odeur de chair calcinée, prenante et collante comme une poisse. Je m'en souviendrai toujours. Je voyais les mèches partir dans des crépitements, les cheveux se replier en petites spirales, puis disparaître dans des flammèches oranges. L'odeur ne faisait que s'amplifier, ça me faisait penser à l'atrocité d'un camp de concentration. J'aurais bien jeté de l'alcool à brûler là-dessus, pour que ça parte plus vite, mais je me doutais bien que ça allait me sauter à la figure. Pour calmer mes pulsions destructrices, je m'en allai un peu plus loin, contre le vent, épiant sous la fine pluie les restes de sacs se ratatiner. C'était horrible. Ce n'était pourtant plus possible autrement. Toute cette vie ne m'inspirait qu'un immense dégoût et les dernières parcelles de valeur s'étaient ratatinées sous la pourriture.

C'est l'arôme de la terre dans la forêt quand on la retourne, ça sent l'humus, une petite odeur laiteuse âcre, quelques relents de pourriture - rien de désagréable. Si seulement il ne pleuvait pas dans ce foutu jardin, je serais resté à côté du feu, la tête dans la terre, anéanti, une nouvelle fois à la case départ, une nouvelle fois à Groenendaal en déraillement, dans la solitude des deux voies ferrées. La pluie avait détrempé mes vêtements, je décidai de rentrer. Il ne restait plus maintenant de ma collection qu'un tas gargouillant, tout noir, animé de mauvaise bulles et de bouillonnements informes de plastiques fondus. Le feu avait grignoté chaque parcelle de vol. Je ne me retrouvais pas innocent, mais purifié, même si machinalement, je me répétais inlassablement qu'il était trop tard. Il n'est jamais rien ressorti de bon de ce village, tout a commencé là bas, il n'était même pas possible que ça s'y termine dans un sentiment d'apaisement. Je pensais à un train qui s'arrête, justement là-bas à Hoeilaart, des gens qui descendent. Les femmes sont en train de préparer les repas en avance. Dans les maisons, il y a des chauffages, le bourdon d'une télévision qui crache des informations en continu. Une vie, ça se consume sur de la passion, de la pression, dans un grand cri, un souffle qui porte les pas, autrement on est eux, creux. Ces gens. Ils descendent la pente défoncée et vont retrouver leur anéantissement. Ils sont choyés par une femme qui leur parle de petites choses simples. Je retourne chez moi, j'ouvre la porte du salon, connectée à ce minuscule jardin. C'est froid, silencieux, il n'y a personne.

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j'ai chaviré avec la mer, mes cheveux rouges battant dans mes yeux, je devais fermer les paupières sur le spectacle dantesque. A ce moment là, j'ai compris que mon âme avait été changée, transpercée par un vent auquel je ne m'attendais pas. Je n'arrive toujours pas à l'accueillir positivement en moi, somme toute, c'est à cause de mon immense complexe, je me hais dans mon entièreté parce que c'est une facilité, je n'ai pas de temps à perdre à faire des distinctions de toute façon sans intérêt. Seulement voilà, je ne suis plus toute seule, je suis soutenue par une âme pure comme je n'en avais jamais rencontrées avant, une personne pour qui le dévouement est naturel. Au départ, je pensais qu'il faisait ça pour m'abuser sexuellement. C'était mon pessimisme habituel qui prenait le dessus. Normal, il faut voir la vie que j'ai pu avoir dans les années d'avant, la page tournée… Pas de surprise de ce côté-là, je traînerai de toute façon ce mal sous la forme d'un traumatisme comme je me promène chaque jour avec mes seins. A dire cela aussi vulgairement, j'ai envie de râler, mais quelle autre image pourrait mieux convenir ? Lorsqu'il m'a pris la main, je pensais sérieusement que c'était pour me draguer. J'ai songé à un geste de recul, dicté par l'instinct, mais mon âme est restée molle. En réalité, c'était bien loin de là, enfin je le crois. C'était pour le bonheur du vent et rien d'autre, un geste dénué de toute la saloperie de symbolique qu'on peut lui donner, je dirais juste le plaisir de l'écume et du vent. Tout cela était trop beau pour être vrai. Ces derniers mots s'attachent à moi et c'est à croire tout simplement que certaines personnes n'ont pas le droit de ressentir du bonheur, comme s'il s'agissait d'une prédestination livide, toujours présente en mémoire.

Je suis descendue à la cave pour ranger un pot de confiture qui traînait là-haut, je suis arrivée aux enfers. Ulaan faisait des travaux pour installer une armoire bizarre, c'est ce qui m'a poussé à l'ouvrir, je pensais que c'était un réfrigérateur à vin, ou quelque chose de spécial dans le genre, simple curiosité déplacée. Il avait creusé dans le mur pour gagner de la place, et il y avait incrusté ce monstre, qui en réalité était un coffre fort de faible constitution, peut-être un premier prix, ou simplement une armoire ignifugée. Dedans, des centaines et des centaines de pochettes similaires, contenant toutes… des mèches de cheveux et un prénom. C'était comme un cimetière. Je tenais une enveloppe dans la main, regardant les cheveux, et je constatai que j'avais les mains qui tremblaient violemment, bien plus que dans l'incendie de la maison, où j'étais étrangère à tout. Ulaan conservait des centaines de fragments de vie comme dans une tombe. C'était donc ça les deux sacs qu'il avait été chercher lors de l'accident. Je reposai le sachet dans son sarcophage, prise de nausées pour les cadavres, refermant le mausolée sur un bouillon de sanglots que je n'arrivais plus à retenir. Je n'osais pas imaginer quelles histoires pouvaient bien se cacher derrière les spectres. Je remontai les escaliers de manière mécanique, brisée de l'intérieur. A la mezzanine, je me réfugiai tant bien que mal, mais tous ces fantômes me suivaient. J'écris ces mots et je m'en vais. J'écris sur le départ, bannie par une malédiction, mes questions n'ont plus de sens. Le livret est clos sur ces mots.

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silence de la maison vide, le ciel de dehors crève sous la pluie. Mathilde est sur le rebord de la mezzanine, les jambes dans le vide. Elle tient dans les mains le carnet d'adresses de Ulaan, une simple feuille pliée en huit, dont le verso représente un paysage de Mononoke Hime.
-Bonjour, excusez-moi de vous déranger, est-ce que je pourrais parler à Chloé ?
-Oui c'est bien moi.
-Je suis Mathilde Algoedt, une amie de Ulaan. J'ai une question importante à vous poser.
-Oui ?
- Il faut me promettre de ne jamais en parler. J'ai trouvé vos coordonnées dans son carnet d'adresses. C'est important. Je vous demande de me répondre s'il vous plait. Est-ce que, lors de vos jeux de cartes, vous avez donné une mèche de vos cheveux ?
A l'autre bout de la ligne, le silence se fit très pesant, menaçant comme un orage. Il n'y avait que le crépitement de la ligne téléphonique, les bruits des voitures au loin. Au bout de quelques instants interminables, une réponse apparut, nette et incisive.
-Je n'ai jamais donné de mèche de cheveux, non. Mais à mon tour de vous demander, et répondez-moi s'il vous plait, pourquoi ?
-Je ne comprends pas tout. Je ne sais pas, je suis bouleversée par une découverte.
-Vous avez trouvé une mèche de cheveux noirs, lisses et chatoyants.
-Oui et non, je veux dire peut-être, enfin, pas seulement. C'est surtout ça en fait : pas seulement.
A nouveau, le silence a envahi la ligne. Mathilde ne savait plus quoi faire, elle n'osait pas dire un seul mot, préférant se concentrer pour retenir ses sanglots.
-Oui, j'ai trouvé un sachet avec votre prénom dessus, sur le haut d'un tas. Il n'y a pas grand monde du carnet d'adresse dont je reconnaisse les prénoms, je n'ai pas cherché, mais… il y a des centaines et des centaines d'emballages, qu'est-ce que c'est ? Quel est ce jeu ?
-Ce n'est pas un jeu, mais alors vraiment pas. Je me suis fait voler mes cheveux il y a très peu de temps. Vous m'avez retrouvée parce que j'étais sur le dessus du paquet, c'est tout récent. Je suis désolée, je ne sais pas qui vous êtes, mais cette découverte va changer beaucoup de choses je crois.
Mathilde se mordait les lèvres pour que ça ne s'entende pas, son visage était ravagé par les larmes, c'était tout un monde qui s'effondrait, trop fragile, trop récent, trop factice.
-Au revoir, merci…

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mathilde sortit de la maison à toute vitesse, dans la précipitation, la peur au ventre de se faire saisir en train de partir de cet endroit. Ca aurait été une catastrophe, elle ne se sentait pas prête psychologiquement à affronter la réalité. Elle n'avait pourtant pas le cœur à se jeter sous le train, mais elle crevait d'angoisse. Heureusement, elle ne le rencontra pas sur le trottoir, de la maison jusqu'à la gare de Rixensart. Dans la course frénétique, presque l'envie de s'enfuir comme une âme totalement désespérée, elle n'avait pris que des affaires de survie, un peu d'argent et c'est tout, elle n'avait même pas de carte d'identité. Elle savait dur comme fer que la rencontre qu'elle se préparait à affronter allait être cruciale, sans qu'elle veuille se l'avouer, une pièce maîtresse de sa toute petite vie. Le guichetier lui fit un billet pour Louvain-La-Neuve, rapidement et efficacement. Le train n'allait pas tarder, elle alla se cacher sous la pluie plutôt que de rester à l'abri dans la petite salle. Elle aimait bien ce guichetier, Christian. Il parle fort et parait dur, mais dans le fond, il a un cœur grand comme le désert de Gobi. La montée dans le train fut sans histoire, elle connaissait ce trajet. Elle l'avait fait des centaines de fois pour aller à l'athénée royal Paul Delvaux, un an d'épuisement. Aujourd'hui, Ottignies ne serait qu'un transit, pas besoin de s'y arrêter. Plus loin vers LLN, ce serait un mystère partiel, cette ville qu'elle n'aimait pas restait à peu près inconnue, mais les explications au téléphone avaient été très claires. A la sortie de la gare, elle grimpa les escaliers avec vigueur mais sous l'emprise d'un calme intemporel, la précipitation avait disparu. Elle ne se sentait plus traquée. A la sortie de la gare, elle trouva comme prévu une grande place tout en pavés, bordées d'immeubles assez austères. Il fallait tourner à gauche, c'était là. Une grille à pousser, un escalier en béton, d'un style minimaliste mais propre, puis les couloirs d'une résidence universitaire. Tout se déroulait comme sur le petit papier griffonné à la hâte. Au premier étage, elle trouva sans difficulté la porte. Une grande bouffée d'air… Elle sonne.

C'est une personne élégante qui lui ouvrit, les cheveux longs ondulés, teintés de noir, l'aspect légèrement gothique, sans excès. Les catégorisations des gens ne sont de toute façon bonnes à rien.
-Mathilde ? Viens, rentre…
-Je suis désolée pour mon aspect complètement négligé, je reviens de loin, par deux fois, et encore…
-Ne t'en excuse pas. Dans la nuit de jeudi à vendredi, je peux te dire que je n'étais pas mieux que toi. J'étais complètement à poil en plus… Oui, c'est une sacrée histoire.
-Raconte moi tout s'il te plaît.
-Tu prendras une tisane à la menthe ?
Quelle chance de ne pas devoir affronter l'habituel café…
La bouilloire commençait à crachoter. Ici, tout était réduit au simple minimum, une vie estudiantine tournée sur de l'intellectuel sans complexe : Nietzsche se dévoilait sans pudeur, ouvert sur un bureau. Aux noms de livres compliqués, Mathilde n'osait pas montrer sa complète ignorance. Une remarque aurait pu être blessante aussi, comme le café dont on en a marre, elle ne disait rien par discrétion. Le récit commença dans une forte odeur de menthe. Je connais Ulaan depuis toujours, ou presque. Nos parents étaient respectivement des caves, enfin je veux dire des épaves glauques. Mathilde aurait pu ajouter un gigantesque " oh mais je connais bien ça ", mais elle préféra se taire au profit de l'histoire toute entière, qu'elle allait boire avec la tisane. Nous passions nos vacances d'été à la mer dans une maison de location, toujours la même, année après année. C'était triste et morne. Au bout de la deuxième année, il n'y avait plus de découverte mais juste de l'habitude. Heureusement, il y avait la mer et en été, c'est amusant. Avec Ulaan, nous faisions toutes les conneries ensemble, j'étais le meneur. Apparemment il a beaucoup changé. Avant, il était très timoré. Je l'ai toujours connu effacé et silencieux, je pense que cela fait partie de sa culture, même s'il est un fils d'adoption. C'est probablement quelque chose qui ne s'efface pas. Dans la nuit, nous rentrions dans les maisons de location pour aller faire sauter des pétards, nous étions des monstres. Tout s'est tu avec des brouilles de famille. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé avec exactitude, un conflit est apparu entre des tantes et mes parents. C'était très larvé, rien d'explosif au premier abord… Sauf que l'année suivante, il n'y eut pas de vacances. Ca fait quelque chose comme quatre ans maintenant, je n'avais pas revu Ulaan depuis lors.
-Quel âge a Ulaan ?
-Vingt-deux. Oui, je sais ce que tu penses, c'est étonnant qu'il ait déjà une maison… D'après ce que j'ai compris, il travaille dur, il n'a fait aucune étude, donc c'est un peu normal qu'il soit en avance, en tout cas au moins sur moi. Je vais continuer le récit, en tout cas ce que j'en ai compris. Je pense être assez juste.

On pouvait considérer Ulaan comme un ami d'enfance, perdu de vue comme le sont toutes ces amitiés là après les années qui passent, c'est inéluctable. Comme je te disais au téléphone, je l'ai revu jeudi dernier. Je ne m'y attendais pas. Je dormais dans cette chambre. En plein milieu de la nuit, il y a eu un bruit, des pages renversées. Chez mes parents, j'aurais cru au chat, ici c'était parfaitement impossible. J'ai allumé la lumière. Il était là, debout, à côté de cette petite table en verre. J'ai été terrorisée, il portait une lame de rasoir dans la main, comme pour m'assassiner. Il ne bougeait pas d'un pouce. Au fur et à mesure, je l'ai guidé à lâcher son objet et expliquer sa présence, dans une ambiance la plus pacifique possible, je ne voulais pas qu'il pète les plombs. Il m'a tout raconté, dont ce que tu as vu cette après-midi dans son coffre-fort. Tu m'en apprends encore sur cette sordide histoire, je ne pensais pas que c'était à ce point-là.
-Le coffre qui ressemblait à un frigo bizarre était rempli de centaines de sacs. J'ai eu une personne au téléphone, je pense savoir comment ça marchait maintenant.
-En quelque sorte, tu aurais pu tomber aujourd'hui même sur une de mes mèches de cheveux. Ca s'est vraiment passé de justesse, à un cheveu près, si je puis me permettre l'expression. Donc, d'après ce que tu me racontes, ça fait des années qu'il répète le même crime, à raison de un ou deux par semaine, qui sait peut-être plus… Seulement, il y a quelque chose qui va te rassurer.
-Tu l'as rasé pour qu'il comprenne la douleur qu'il infligeait ? Moi il m'a dit qu'il avait perdu à un poker, pour me justifier cette horreur.
-Oui, il a perdu quelques cheveux, mais je ne crois pas que ce soit là le plus important. Il est tête brûlée, au mépris de sa propre vie et de sa propre estime je pense. Le plus important, c'est que je lui ai fait promettre d'arrêter. Avec quelqu'un comme moi, il ne brisera pas cette promesse, même si ça le fracture de l'intérieur. Je suis quelqu'un de trop important pour lui. Oui tu tires une tête pas possible mais rassure toi, il n'y a pas d'amour entre nous, il n'y en a jamais eu. Je suis de toute importance parce que je fais intégralement partie des racines de sa vie, intimement mêlée à son enfance. C'est dans ma terre qu'il a puisé les ressources de ses premières existences sentimentales. Il n'y a rien d'autre. C'est bien pour ça que je l'ai coincé avec cette promesse. A l'heure qu'il est, tu n'es pas là, il doit être en train de te chercher partout, de Bruxelles à Berlin. Dans quelques heures, il brûlera les sachets. Quand tu rentreras, ça n'existera plus. Ce n'est pas une certitude mais presque.
-Pourquoi ferait-il ça ? Au mépris des explosions de la maison de mes parents, il a tout été chercher pour cacher les sacs dans la cave. C'est incohérent, je ne pense pas que ça puisse exister ce que tu dis.
-Je peux te promettre qu'il le fera.
-Mais pourquoi ?
-Pour toi. Parce que tu es partie. Il va trouver tes traces, il va comprendre que ton absence et sa déjante sont liées. Ne t'inquiète pas, c'est un rusé.
-Mais… Je n'ai laissé aucune marque ou presque, juste quelques notes dans le carnet auquel il n'a pas accès, il ne comprendra pas mon départ précipité.
-Je pense que tu ne sais pas à quel prédateur tu as affaire. Durant ton absence, là tout juste maintenant, il doit être en train de retourner la maison toute entière pour capter la moindre de tes particules de peur, filtrer la plus petite trace que tu as pu laisser derrière toi. Il me l'a dit et je le crois, il a maîtrisé et échappé à des centaines de situations que tu n'imagines même pas. C'est un espion, un limier, un aigle, tout ce que tu veux et tout mélangé si tu le souhaites. Je ne crois pas qu'il y ait un mal dément en lui, il est juste tout entier tourné vers un seul but - immense. Là, il est précisément en train de se casser la gueule et il maîtrise mal.

Les tasses de tisane étaient vides depuis longtemps.
-Je vais rentrer maintenant. Un grand merci pour tout ce que tu m'as raconté. Je me sens un peu moins mal.
-Ne rentre pas. Je te le conseille. Tu peux rester ici si tu veux. Il faut qu'il apprenne.
Mathilde semblait confuse. Sa vie autrefois contrite à moins de quatre-vingt mètre carrés plongeait maintenant dans le délire le plus complet. Il fallait bien accepter, Marie n'avait pas tort. Elle savait bien que ce serait du fait-maison, de l'inconfortable, mais son corps était devenu léger, complètement ballotté par les vents. Ce n'est pas tellement qu'elle se foutait de tout, c'était plutôt l'intensité du présent qui la portait, sans que rien ne puisse résister. Elle était brisée, pourtant elle s'était levée à plus de onze heures ce matin. C'était du grand n'importe quoi.
-Demain, je dois aller à l'Assomption à Boitsfort, avant huit heures. Ca ira ?
-On s'arrangera, je mets le réveil. Repose toi bien, ne ressasse pas trop. Tout va s'arranger. De toi, je ne vais exiger qu'une seule chose, et encore, c'est si tu l'acceptes…
Mathilde levait un regard interrogateur, fatigué, marqué par de profonds cernes.
-Je voudrais des nouvelles…

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l'Assomption est un long bâtiment encastré dans un dédale de jardins touffus de plantes. C'est Boitsfort. J'ai été casée ici sur le souhait de mon père, c'est là qu'il était
dans son enfance - je n'ai d'autre choix que de copier méthodiquement son excellence, il était un brillant élève. Lorsque je sors, il fait noir, une nuit d'encre de poulpe. Je remonte la chaussée de La Hulpe, jusqu'à la gare. C'est une longue route amère, aux pavés abîmés. Dans la pluie et les phares de voiture, ça brille. Une fois, une immense branche d'arbre s'est rompue. Elle est tombée dans un craquement sec à une dizaine de mètres devant moi. J'aurais pu être en dessous. Peut-être que ça n'aurait pas été un mal. Enfin, peu importe, je suis là et ça continue. La gare n'est qu'un simple abri. Le préfabriqué abandonné depuis plusieurs années n'est plus qu'un ramassis de tags hideux. C'est à peine si l'on peut se protéger de la pluie. Certains néons clignotent. Cet état d'abandon est à l'image de cette vie sans relief, un va-et-vient quotidien vers des enfers aux noms différents. Aujourd'hui, ils annoncent tempête. Est-ce que cela fera un bon justificatif pour les futurs retards de trains ? Sans que cela soit explicable, le tacot est arrivé à l'heure, à l'intérieur une ambiance poisseuse. Mes chaussures ont percé, mes chaussettes sont toutes collantes d'eau. C'est désagréable. Je suis dans l'impatience de rentrer à Rixensart, je ne sais pas ce que je vais trouver là-bas. J'imagine que ce sera le grand retour à la vie précédente, je vais me faire frapper, insulter, désagréger. Arrivée à la gare, je marchais à reculons. L'idée de retrouver ce logis me terrorisait, infiniment trop brûlée par un passé affreux. Ma confiance dans l'avenir était fissurée à jamais. Je suis arrivée dans la rue. La première chose que j'ai vue, c'était bien évidemment la maison calcinée, elle était inévitable. La deuxième chose, c'était un homme debout, devant la porte de la maison. En m'approchant, je découvris que c'était un policier. Un mal de ventre se tordit comme un serpent dans mes entrailles.
-Bonsoir. J'habite ici. Que se passe t'il ?
-Bonsoir Madame. Je suis assigné à la garde. Il y a un mandat de perquisition. Je dois prévenir mon supérieur hiérarchique de votre arrivée.
-Je ne comprends pas.
-Une équipe doit venir perquisitionner votre logement, dès que possible.
-J'habite ici de manière temporaire, je ne suis pas domiciliée. Encore la semaine dernière, j'étais là…
-Vous avez les clés d'ici ?
-Oui. Vous les exigez ?
-Non non, je vais appeler l'équipe, qui va vous contacter pour effectuer la perquisition.
-Mais… normalement, ce genre d'opération ne se fait pas sauvagement ?
-Non… ne vous inquiétez pas, ils ne vont pas tout brûler, vous n'êtes pas des criminels. Il y a des manières civilisées d'agir dans ce domaine là. Je vous demanderai juste de rester à disposition et de patienter ici, sans pénétrer.
-Je ne sais pas si je peux vous laisser entrer, je ne suis pas propriétaire, Ulaan n'est pas là.
-C'est de toute façon un ordre de police.
Quand est-ce que tout se merdier allait s'arrêter ? Si ça se trouve, ce n'était qu'un début. Attendre ici sur le palier de la porte s'avérait une torture, une maudite envie de fuite dans les entrailles. Mathilde se sentait prise au piège dans un engrenage malsain : après une vie de merde, une seconde, aux prises avec un destin maudit.

Finalement, ils sont arrivés au bout d'un quart d'heure. Bien qu'ils arboraient les joyeuses effigies de la police, ce à quoi je commençais à m'habituer maintenant, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'ils avaient des têtes de bandits. L'un deux, un grand échalas souriant, m'adressa la parole :
-Bonsoir, vous êtes Mathilde Algoedt ?
-Oui c'est bien moi…
-Ok, vous avez les clés ?
Ils s'engouffrèrent tous dans la maison, dans la cohue et le bruit.
-Bon, vous savez pourquoi on est là, donc vous allez nous aider hein, comme ça, ça va aller vite…
-Je ne comprends pas, vous recherchez quoi dans cette maison ? Il n'y a rien, à ma connaissance je veux dire.
-Bon, je vois, vous n'êtes pas au courant. On va vous expliquer. On cherche les cheveux. C'est une pièce à conviction qu'on doit récupérer, plus exactement des emballages de cheveux ou quelque chose dans le genre.
-Oui, je vois très bien. C'est dans la cave, dans une armoire coffre. Mais vous ne pouvez pas y aller à tous, c'est trop exigu.
Deux personnes se détachèrent du groupe tandis que Mathilde ouvrait la porte de la cave, toute proche. Au bout d'un court instant, on entendit l'un des deux beugler : c'est où le truc ? Mathilde décida d'y aller, car manifestement ils n'étaient pas doués. Une fois en bas, elle fut clouée sur place. La porte du coffre était grande ouverte, il n'y avait plus rien.
Rien que de l'air.
Marie avait eu raison, comme une voyante.
Michel, fais-moi en une photo du truc, là. Bon M'dame Mathilde, désolé hein, mais on doit fouiller partout. Les gars se dispersèrent dans l'entièreté de la maison. Mathilde monta immédiatement à la mezzanine, de peur que ses carnets soient emportés ou massacrés par Ulaan, mais les policiers travaillaient relativement avec respect, c'était une fouille très douce, c'est à peine si les objets étaient déplacés. Les carnets semblaient n'avoir subi aucune fouille. Ca dura comme ça cinq bonnes minutes, avant qu'un gars gueule en bas :
-C'est bon, j'ai le lieu. Je pense que ça a été brûlé. C'est dehors.
C'est pas vrai ! Comme dans les mots de Marie. Elle avait téléphoné pour lui demander de le faire, c'était certain maintenant. Ils étaient de connivence ? Non, certainement pas… Mathilde se jeta dans les escaliers, mêlée à la cohue. Dehors, un petit tas de cendres et de bouillie noire boursouflée, un morceau de sac bleu outremer mal calciné.
-Dites M'dame Mathilde, ça vous dit quelque chose un sac bleu comme ça ?
-Oui, c'est bien ça. J'en suis sûre. Je suis désolée, c'est exactement ça… Il va se passer quoi maintenant ?
-Oh c'est simple… Y'a un mandat d'arrêt à l'encontre de Ulaan quelque chose. Si vous le voyez, vous devez nous prévenir, sinon vous êtes complice et donc coupable. Je pense qu'il va devoir se présenter devant la justice pour s'expliquer un peu.

Le bazar avait à peine duré un quart d'heure. Après la découverte, quelques photos prises au flash, ils s'en allèrent tous, laissant l'habitation au silence et à la solitude - c'était profondément hostile. Je devais manger mais je n'avais pas faim, il fallait que je dorme là-haut dans la mezzanine, mais je n'en avais pas le cœur, j'étais littéralement brisée à l'intérieur. Je souhaitais que ma vie explose, mais pas comme ça, tout d'un coup, trop maladroitement et trop mal, comme un déraillement en zigzag, juste avant l'accident. Il fallait quitter cette maison, mais pour où ? Errer le long des chemins de halage ? Chercher un squat ? Une vie de misère se profilait. Pour cette nuit en tout cas, ce serait là. C'était bête, mais je n'osais pas allumer la lumière. Je me sentais intruse, complètement de trop dans ce monde vomitif, sans place pour vivre. La nuit fut particulièrement pénible, du sommeil entrecoupé d'insomnies, le résultat d'une vie bien chahutée. Le lendemain matin, il fallait bien se préparer, se décider à retourner à l'Assomption. Pas le choix. De toute façon, c'était bien moins pire que de rester là dans le noir, sans rien faire. Le petit déjeuner fut minimal, la vie se rapprochait doucement de la survie - et dire qu'il y a si peu de temps, l'espoir d'un semblant de tendresse s'agitait dans le vent de la mer… A la gare, les angoisses se sont estompées tout d'un coup. Il y avait là quelque chose comme huit heures de répit avant que quoi que ce soit ne change. Le train était blindé, comme d'habitude. Je savais déjà qui allait descendre à Boitsfort, qu'il faudrait marcher mécaniquement jusqu'à l'école, les branches d'arbres à éviter sur le trottoir en pavés. Je suivais, comme tous les jours, deux personnes discrètes, un peu comme un rituel sans intérêt. Les portes étaient ouvertes, je traversais la rue, aidée par une agente de police (j'avais l'impression d'être une enfant), peu bercée par les illusions, j'entrais en essayant d'oublier toute la peine. J'avais au moins dans ma poche le bonheur de ne pas avoir d'amis ou presque, je n'aurais rien à raconter, rien à mentir. La journée fut parfaitement noire, aussi sombre que le ciel. J'aurais voulu qu'elle dure jusque l'infini de la nuit, ou m'éteindre.

De retour à la maison, la lumière était allumée.

//
la porte n'était pas fermée à clé. Cela sous entendait une certaine confiance. Pourtant, lorsque je trouvai son regard pour la première fois, il y avait une note de défiance. Je ne savais dire si c'était parce que j'étais partie sur un coup de tête, et surtout sous l'impulsion de trop de douleur, je ne savais dire non plus si c'était tout simplement parce que ma présence était devenue indésirable. Je m'y attendais finalement, la vie n'est pas rose, loin de là - et d'ailleurs la mienne empeste la fange, un vrai condensé de misère. Je n'osais pas prendre la parole et je restais là, plantée comme une idiote. Finalement, c'est lui qui parla en premier. Il m'adressa la parole avec une brutalité que je ne lui connaissais pas.
-Qu'est-ce que tu cherchais ?
Comme je ne répondais pas (je ne savais pas quoi dire parce que je ne comprenais pas), il insista plus lourdement, se rapprochant de moi (il me faisait penser à mon père dans ses fréquents instants de furie) :
-Toute la maison a été retournée. Si tu crois que je ne le vois pas… Qu'est-ce que tu cherchais, une bonne fois pour toute ?
-La police est venue ici. Je ne sais pas ce qu'ils voulaient.
-Et tu les as laissés entrer ?
-Je n'avais pas le choix, c'était une perquisition. Ils étaient une dizaine, il y avait un planton devant la porte. Je ne pouvais rien faire, et je ne savais même pas ce qu'ils voulaient, (c'était un gros mensonge, mais au vu de l'aspect, d'Ulaan, je ne me permettais pas de lui balancer la vérité en pleine face, du moins pas maintenant). Au fur et à mesure de mes mots, son visage changeait d'apparence. L'orage de la colère faisait peu à peu place à la bête traquée ; un filigrane de peur commençait à transparaître.
-Ils ont fait quoi, tu as pu les voir ?
A cet instant, je saisis la perche qu'il me tendait pour le piéger partiellement : oui, ils sont descendus à la cave, directement. Ca ne leur a pas plu apparemment, alors ils ont commencé à se disperser partout, plutôt dans le calme. Ils se sont arrêtés dans le jardin. Ils ont pris en photo les restes d'un feu, puis ils sont partis. Et… C'est pas tout. Ils m'ont dit que je devais te dénoncer si je te voyais, que je devais les prévenir.
-Et tu le feras ?
-Je ne sais pas. Je suis désolée pour tout ce qui arrive, mais je ne comprends rien. S'ils te cherchent comme ça, c'est que tu es un criminel. Je ne peux rien dire d'autre… A ce mot, le visage d'Ulaan s'assombrit à nouveau, c'était assurément un terme qui ne lui plaisait pas.
-Bon écoute Mathilde, je ne suis pas un criminel. Il y a de nombreuses solutions qui s'offrent à toi, très peu pour moi. Je te propose qu'on aille là-haut à la mezzanine, qu'on coupe toutes les lumières pour ne pas être dérangés par les flics, et que je te raconte tout. C'est que si tu le veux. Sinon, je peux t'aider à partir, dès maintenant, là tout de suite.
-Si tu me laisses le choix de partir calmement, alors je veux bien t'écouter, je ne me sens pas piégée. Tu le sais, ce qui compte pour moi, c'est de cesser de souffrir. Je t'avoue quand même que ça ne s'arrange pas tant que ça…
-Montons.

Moi sur le divan, lui sur une chaise, c'était l'obscurité presque parfaite. Seuls quelques rais de lumière filtraient au travers de la porte d'entrée, des halos jaunes des lampadaires. Je m'attendais aux pires atrocités, car je savais de quoi il allait parler, les sacs en bas dans la cave. Je saurais localiser sans peine le moindre mensonge, puisque je possédais bel et bien les pièces à conviction et tous les détails de Marie. Il commença sur un ton très calme, presque détaché de toute réalité. Ca aurait aussi bien pu commencer par un " il était une fois ".
-Je travaille pour une multinationale qui s'appelle Clearance.
-Excuse-moi de t'interrompre déjà, mais… tu n'es pas égoutier ? Mon père travaillait aussi à Clearance.
-Tu sais, ils sont mille deux cent là dedans, donc ça n'a rien de bien étonnant… Oui, je suis bien égoutier. Je travaille pour eux dans le cadre d'un contrat, je suis indépendant. Et encore, c'est un contrat implicite, tacite, souterrain. Donc voilà, je travaille pour eux de manière ponctuelle. Je ne te le cache pas, s'il y a cette maison ici, si j'ai pu t'accueillir sans compter, c'est grâce à eux, ce n'est pas avec ma maigre paie d'égoutier que j'arriverais à quoi que ce soit. Ca remonte à l'année dernière, l'hiver dernier plus exactement. J'étais dans une mauvaise période moralement, je me sentais très mal dans ma peau. Je revenais de la Kruikenstraat, c'est un endroit que tu ne peux pas connaître. Alors que je mangeais seul un bol de riz, je tombai sur une annonce excentrique photocopiée, insérée dans un journal gratuit (oui, on lit vraiment n'importe quoi lorsqu'on est seul et qu'on s'ennuie). Une soi-disant société pharmaceutique recrutait des gens pour leur prélever un échantillon de chevelure, c'était grassement payé. Je décidai d'y aller. Sur place, je rencontrai un costume-cravate qui ne savait rien de la vie C'est toujours avec lui que je suis en contact aujourd'hui d'ailleurs. Il me disait que mes cheveux l'intéressaient pour leur génome asiatique, mais c'était tout. La curiosité me poussa un peu plus loin.
-Pourquoi donc avez-vous besoin de cheveux comme ça ?
-Nous faisons des études génétiques sur les individus et leurs chevelures. Les cheveux contiennent de l'ADN mitochondrial, c'est celui-ci qui nous intéresse.
-Et les coiffeurs ne peuvent pas vous fournir ?
-Non, nous avons besoin de l'identité de la personne, sinon l'étude est anonyme. C'est lié à une étude physiologique. L'ADN-mt nous révèle beaucoup. Si je vous dis que vous êtes intéressant, c'est parce que votre chevelure est rare, je vois que vous êtes de nationalité mongole. Par exemple, nous avons beaucoup de problèmes à avoir des chevelures de femmes. Elles sont beaucoup plus réticentes à perdre ce qu'elles considèrent comme un atout, un symbole sexuel.
Je réfléchis sur ses paroles, perturbé par cette information, puis je revins la semaine suivante, bien décidé à le rencontrer une nouvelle fois.
-Monsieur, j'ai le moyen de vous fournir des mèches de chevelures de femmes.
-Ah ? Et comment pourriez-vous " arranger ça " ?
-Je demande à toutes mes connaissances et je m'arrange pour que ça marche. Je vous demande le prix d'une chevelure normale.
-Cela ne nous pose aucun problème, tant que vous pouvez obtenir une certaine variation, et uniquement des chevelures de femmes, de préférence des adolescentes. C'est là que les cheveux sont les moins abîmées. Nous vous les rendrons une semaine plus tard.
Ainsi, le manège a commencé. J'ai été demander des mèches à droite à gauche. Certaines personnes ne me les refusaient pas. C'était relativement simple, couper une petite mèche dans la nuque, en dessous, ça restait fort discret. Pour cela, on me fournissait systématiquement des pochettes plastiques médicales, c'était bien organisé. En l'espace de deux mois, j'engrangeai une forte somme d'argent, non déclarée - un vrai bonheur - mais il est de fait aussi que je commençais à arriver au bout de mes connaissances. Ca devenait de plus en plus dur de récolter. Je me prenais d'un véritable amour pour ce boulot étrange. A chaque fois, on me rendait les échantillons au bout d'une semaine, c'est comme s'ils n'en avaient rien fait. Je chérissais ces doux reflets, ces belles couleurs. Je trouve que les chevelures sont si belles et si intimes, toi qui es rousse, tu dois le savoir parfaitement (dans ces paroles, Ulaan ne visait pas juste, mais ce n'était pas la peine de le dire). Il y eut un jour où je décidai de stopper, car j'arrivais au bout de mes ressources, je n'allais tout de même pas demander aux gens de la rue, je ne le sentais pas. C'est là que ça a commencé à chauffer.
-Monsieur, je ne peux pas continuer à vous fournir, je suis arrivé au bout de mes possibilités.
Sur ce, l'homme prend son téléphone et appelle un certain Michel. Il raccroche immédiatement. Le gars du téléphone arrive dans la pièce, c'est un type de faible constitution, au regard taillé au couteau. Il doit avoir la cinquantaine, il est mal habillé et porte des cernes de hibou. Il me fait penser à un paumé des trottoirs, sa présence ne cadre pas du tout avec l'ambiance select de Clearance. En effet, tout est en marbre, les tables sont en bois massif, tu imagines bien l'atmosphère.
-Michel, Monsieur ne peut plus travailler avec nous, il n'a plus de ressources, dit-il.
-Oh, c'est dommage. Il nous aidait beaucoup avec ses afflux de chevelures. Comment vont avancer nos recherches ? Il s'interrompit un instant, puis dit d'une voix discrète : vous connaissez Lena je suppose ?
Je restais un peu stupéfait. Je sortis alors un vague : de qui parlez-vous ?
-Vous le savez très bien. Et bien Monsieur, je vous conseille de continuer à trouver de jolies mèches de cheveux hein, sinon il pourrait arriver des choses très moches vous savez.
-Vous plaisantez ? Mais… On n'est pas dans un film ! Je n'ai aucun moyen de m'en sortir…
-Je suis sûr que vous trouverez des solutions, ce n'est pas difficile.
-Oui, je vais surtout aller direct à la police et parler un peu de vos chantages sournois. Je suis sûr que ça les intéressera.
-Hey, il est comique le petit ! Tu crois que tu as une seule chance devant une multinationale comme nous ? Tu imagines que nous n'avons pas pris nos précautions ? Michel, sors donc le nécessaire. L'homme tira d'une sacoche une écharpe mauve que je reconnaissais parfaitement pour être celle de Lena, une qu'elle n'utilise plus depuis des lustres mais qu'elle mettait il y a longtemps pour prendre le train, du temps de la première vie de Camille. Dis petit, on a tous à y gagner. Toi tu gagnes bien ta vie, nous on fait avancer nos études. Alors, tiens toi bien. C'est une aubaine. N'oublie pas, des cheveux, ça repousse.

Je peux te dire que j'étais chamboulé par cette horrible entrevue digne de la mafia, je pensais que ça n'existait que dans les films ou les livres. C'est à partir de là que j'ai commencé à voler les mèches. Je pense que tu vas me juger pour ces actes, je t'en laisse l'entièreté du choix. Ce qu'il y a, c'est que je ne pouvais pas supporter l'idée que quelqu'un fasse du mal à Lena. Je ne peux pas tout te dire à son propos, parce que je n'y arriverai pas, mais voilà, elle a beaucoup souffert, elle a recommencé sa vie, c'est un peu comme si quelqu'un venait me dire : réalise ça où je vais faire du mal à Mathilde. La comparaison est facile, je sais bien, mais ça y ressemble beaucoup. Ca fait depuis février-mars que je rentre dans les maisons la nuit et que je vole une mèche. A chaque fois, j'essaie que ce soit discret. C'est tout simplement que je me sens pris au piège, j'essaie de m'en sortir comme je peux. Je ne sais pas quand ça finira. J'ai déjà demandé plusieurs fois, mais on ne m'a jamais répondu avec précision. Donc voilà, c'est ça que les flics cherchaient. Quand ta maison a explosé, ce sont ces sacs là que je trimbalais dans l'escalier. Je cherchais à protéger ce butin et en quelque sorte, indirectement, protéger la vie de Lena. Je ne sais pas devant quelles ordures je me trouve, ils ne sont jamais passés à l'acte. Elle ne se doute de rien, j'espère qu'elle ne restera à jamais que sur de l'insignifiance. La semaine dernière, j'ai échoué dans une de mes traques. Je savais que ça allait arriver un jour. L'accident d'à côté et tout ce qu'il s'est passé m'a beaucoup perturbé. De rage, j'ai brûlé les sacs, tout cela n'existe plus. Malgré tout, les policiers ont identifié le paquetage puisqu'ils ont pris des photos. Je ne sais pas de qui est parti le coup, je pense savoir mais je n'en ai aucune certitude. Quoi qu'il en soit, maintenant je suis très mal. Je me doute bien que tu n'as pas besoin de ces problèmes en plus, ta vie est déjà assez chargée de soucis. Je vais te trouver un logis dans ce qui reste de ma famille, quelques temps, je t'aiderai.
-Non. Non. Oui, bien évidemment, je suis choquée, mais j'ai besoin de trois choses avant de décider. Non, je ne pars pas. Je veux, je voudrais que tu m'obéisses, j'ai des choses à faire avant de déguerpir, ce sera rapide.
-C'est toi qui as fait cette dénonciation !
-Non, je te le promets. Ce n'est pas moi. Mais… Je te rappelle que mon père aussi était à Clearance. J'ai quelques détails à vérifier. Laisse-moi agir dans le secret… J'ai besoin de 24 heures. En attendant, va te cacher quelque part, dans ta famille par exemple. On se donne rendez-vous à Boitsfort demain, à la même heure, on va dire vingt heures vingt, c'est facile à retenir. Il y a un parc à proximité de l'Assomption, tout juste en face de la poste, on se retrouve là. Ca marche ?
Après quelques hésitations, Ulaan daigna lâcher un " Je ne sais pas pourquoi je te fais confiance, Miss Détective, mais je serai là ".

//
au-delà de son histoire tirée par les cheveux, à laquelle je ne croyais que partiellement, j'avais décidé de vérifier plusieurs points et j'avais bien fait. En premier lieu, ce n'était pas Marie qui avait lancé les flics sur son dos. Une confiance inébranlable dans sa parole, je ne cherchais pas à en savoir plus, je lui demandais juste de ne pas en parler. La deuxième étape fut plus difficile. J'avais remarqué (et vérifié) dans le mini-carnet d'adresses le nom de Lena, dont l'écriture était barrée, une grosse croix, la seule de toute la page pliée en huit. Ca signifiait un contact perdu, une personne qu'on n'allait plus appeler, une renonciation. Je lui sonnai pour lui demander de la rencontrer. Au premier abord, elle était hyper méfiante. Sans prononcer le nom de Ulaan Arghun, je n'aurais jamais pu avancer. Sur place, à Hoeilaart, je trouvai une personne d'une grande douceur, mais d'une hostilité complète à la moindre évocation de Ulaan. Je ne sais pas ce qui avait pu se passer. Etant donné que je ne voulais de toute façon pas écrire un livre sur elle, (et indirectement sur eux), j'allai au plus direct :
-Lena, est-ce que vous avez encore une écharpe mauve, ancienne d'il y a trois ans environ ?
-Beuh ? Oui bien sûr, mais pourquoi ?
-Elle servirait de pièce à conviction dans une affaire criminelle. Ulaan est inculpé, apparemment à tort. Je peux la voir ? (Ce qu'on peut inventer comme baratin dans des moments de désarroi comme ça, c'est tout à fait formidable).
-Mais… oui, bien sûr (je ne vais pas poser de questions, même si je ne comprends rien), je vais la chercher, mais c'est pas pour l'emporter hein ? Quelques instants plus tard, Lena réapparaissait sur le seuil de la porte, avec la fameuse écharpe dans la main droite.
-Lena, vous êtes sûr de n'en avoir qu'une seule ?
Sa réponse fut catégorique, oui. Sur ce, je partis sur les politesses et remerciements en vigueur dans ce pays, d'un pas pressé dans l'espoir de retrouver rapidement un train. La dernière investigation était la plus compliquée, surtout que j'allais empiéter sur les horaires de l'Assomption. Après un tel chambardement ces dernières semaines, il était sûr et certain qu'ils allaient beaucoup apprécier. Le lendemain, je me rendis donc de bon matin chez Clearance. Après les politesses réglementaires, je demandai à rencontrer le chef direct de mon père, prétextant l'enterrement qui serait organisé d'ici peu (soit dit en passant, je n'en savais strictement rien, j'inventai une histoire de dispersion de cendres). Le chef en question me paraissait un gars correct, jeune et plutôt sympathique. Je lui demandai la liste de toutes les personnes qui étaient en contact avec mon père. Il rechigna, préférant dispatcher lui-même les invitations, mais j'insistai lourdement, prétextant vouloir refermer dans la délicatesse, par moi-même. J'obtins une liste confuse.
-Il me parlait souvent de Monsieur Simonis et de Michel, je devrais leur adresser un petit mot aussi ?
-Oui bien sûr, Gérard Simonis et Michel Boulanger, voilà.
Le livret est clos sur ces mots.

//
la journée avait été infernale. A l'institut de l'Assomption, mon arrivée deux heures en retard avait été appréciée à sa juste valeur par Virginie et Catherine, qui avaient pointé d'un doigt menaçant mon énième absence injustifiée. Je ne cherchais même plus à me protéger, comme si toute fuite devenait une inutilité profonde. C'était probablement interprété par un refus hautain de communiquer, il ne pouvait pas y avoir pire. Qu'est-ce que ça pouvait faire, après tout… A chambouler toutes les bases d'une vie, même avec des remplacements qui tiennent la route, c'est normal qu'on perde un peu les pédales. Aux tables de ping-pong protégées par l'auvent aux poutres vertes, je me faisais huer par des cinquièmes déchaînés. Une horreur. Plus tard en cours, je me mis à côté de Coline. Je ne lui avais rien raconté ou presque, juste le décès de mon père, rien d'autre. Là une fois encore, elle fit preuve de suffisamment de discrétion, ça me rassérénait. Je savais que la journée allait être d'une lenteur épouvantable, des cours interminables, dont le pire en dernier, les affreuses mathématiques dont je ne percevais pas un gramme de la logique. A dix-sept heures, j'étais dehors - enfin - avec du temps à tuer (tant que ce n'est que du temps, c'est déjà ça). Je décidai de me promener dans le quartier d'Ixelles. Ce n'était certainement pas le plus calme, mais au moins, il y avait matière à endiguer des flots d'ennui, ce que Boitsfort ne proposait pas. Et puis l'heure est arrivée. Je n'ai pas su résister à débarquer en avance, trop d'envie dans le cœur.
Il était là. Sous un lampadaire. J'étais contente de le trouver. Je ne dirais pas que c'était la première fois, mais cette fois-ci, c'était avec une acuité toute particulière.
-J'ai des nouvelles à te donner. On se fait un restaurant, comme une reine et un roi ?
-Oui d'accord, Miss-Détective.
-Ne te moque pas ! Je suis sûre que ça va t'intéresser. Je te propose d'aller chez la Damopathe Alice, c'est juste à côté, c'est tout bon ce qu'ils font.
-Je te suis.

C'était un restaurant tout ce qu'il y a de plus simple, un environnement dépouillé mais chaleureux. A rentrer là-dedans, autrement que de prendre un cornet de pâtes dans la rue, on se sentait soudainement beaucoup plus adulte. Ca laissait un sentiment désagréable. Le repas fut délicieux, mais ce serait sans intérêt d'en parler. Les révélations de Mathilde étaient bien plus intéressantes, elles changeaient la donne.
La première chose qu'il faut que tu retiennes Ulaan, c'est que tu t'es fait avoir, majestueusement. Tu m'en as raconté suffisamment pour que je commence à détenir quelques clés de cette histoire. Mais il faut que tu saches aussi que c'est le sommet de l'iceberg, il se cache encore toute la partie immergée, et celle-là, on ne l'aura pas. Donc voilà, ma première information, Clearance t'a trompé. Ils n'ont pas l'intention de faire du mal à qui que ce soit. Enfin, c'est peut être s'avancer, mais ils n'auraient ni les moyens ni l'intention de faire des problèmes à Lena. Tu me parlais d'une écharpe mauve. Celle que tu as vue, c'est une fausse, un modèle similaire, mais pas la sienne. Je le sais parce que j'ai été vérifier, j'ai vu et tenu dans mes mains la vraie écharpe. Donc si Clearance est une menace, ça ne se trouve manifestement pas là où ils le disent.
-Comment as-tu vérifié tout ça ? Tu ne vas pas me dire que…
-Oui, j'ai été voir Lena, c'était la seule manière de confirmer ce que je soupçonnais.
-Mais… Je t'interdis de faire ça ! Je suis très en colère. J'ai promis à Lena de lui foutre la paix et ça rompt ma promesse, tu te rends compte. Ne joue pas à la machine à remonter le temps. Nous l'avons fait et ça a apporté beaucoup de souffrance, tu peux me croire.
-Lena n'a pas été mécontente de ma courte visite, j'ai édulcoré tout ça pour que ça passe.
-Et en plus, tu l'as trompée. Je suis outré, je suis blessé par tout ça, tu touches là à un domaine très sensible.
-Oublie tes peurs. D'une part, ce qu'il se passe est bien au-delà de tout ça. D'autre part, je le redis, c'est resté très froid et ça n'a pas duré longtemps. Il faut que tu te concentres sur les autres informations. J'ai la confirmation que tes problèmes ne viennent pas de Marie. Ca n'a aucune importance dans l'affaire, c'est pour te dire que toute idée de vengeance de sa part serait déplacée.
-Mais, encore une fois, comment connais-tu Marie ? Qu'est-ce que vous avez échangé comme informations ?
-J'en sais beaucoup plus que ce que tu peux croire. C'est tout. Laisse moi finir ce que j'ai à dire, imagine le reste si ça te chante. De toute façon, je ne dirai que ce que j'ai envie, tout comme toi tu l'as fait. Je ne cherche pas la confrontation, j'expurge l'inutile, je te donne l'indispensable à " ta " survie. Donc voici la dernière révélation, elle est maigre mais je pense que c'est une piste à creuser - je ne sais pas de quelle manière. Les deux personnes que tu as rencontrées, ce sont Gérard Simonis et Michel Boulanger. Je ne pense pas que leurs noms soient véritablement importants. Par contre, ce qui est assez perturbant, c'est que ces deux-là et mon père étaient proches. Je n'ai aucune preuve, ni même des soupçons, mais je trouve cela une étrange coïncidence que tout se rapproche aussi facilement, un peu comme si le hasard avait été forcé. A Clearance, je ne sais pas exactement ce que faisait mon père. Il est toujours resté très secret là-dessus, arguant que cela était inintéressant. Je sais juste qu'il faisait du développement de souches. D'une manière très vague, si j'ai bien compris, c'était de la culture de microbes ou de virus dans des boîtes de Pétri. Je sais qu'il parlait souvent d'hybridomes, mais je n'ai pas une conscience très claire de ce que ça peut représenter. Voilà, c'est tout ce que j'ai à dire pour le moment. Je me suis faite tuer à l'Assomption, j'ai du retard et des résultats catastrophiques. Je ne vais pas pouvoir continuer comme ça durant longtemps, sinon ça va devenir très mauvais pour moi. S'il y a une quelconque continuation, c'est toi qui va prendre tout ça en main. Je ne sais pas ce que tu comptes faire, je ne sais pas si je veux le savoir d'ailleurs, tout cela est trop glauque. Honnêtement, je vais me concentrer sur mon défunt père. Le reste, ça sera pour toi.

La nuit bouffait tout l'horizon. Un ciel d'encre de chine, seulement ponctué par les lampadaires éblouissants et les phares des voitures, paysage en noir et cru barré par la longue rectiligne de l'Avenue Delleur, une horreur des soi-disant temps modernes. Le maigre trottoir, perpétuellement en travaux, se faisait foudroyer de manière incessante par un véritable déluge de véhicules déchaînés. Est-ce que c'était là le parcours quotidien de Mathilde jusqu'à l'institut ? Le temps n'était pas aux questions. De toute façon, chaque réponse se serait éteinte dans le vrombissement halluciné des moteurs. Elle devait connaître chaque détail par cœur, chaque pavé au centimètre près, sujet d'un ennui profond et d'une attente d'un ailleurs, la gare et le train. A Rixensart, ce ne serait pas tant que ça la délivrance. Il y avait encore la menace de la police, d'un éventuel planton. La maison n'était plus accueillante. L'avenir se profilait sombre. Comment prouver une quelconque innocence dans un dossier aussi confus et souterrain ? Comment échapper à la traque et comment prouver tout cela ? Il n'y a pas à dire, c'était quitter un merdier pour en retrouver un autre. Sur place heureusement, pas de planton ni de voiture banalisée. D'un certain côté, c'était rassurant. Ca voulait dire qu'ils n'accordaient pas tant d'importance que ça à l'arrestation, on pouvait dire que c'était plutôt mou. Ou était-ce bloqué administrativement ? Des centaines de questions sans réponses. A la maison, aucune lumière n'était allumée, c'était devenu la règle implicite. Avant d'aller dormir, ou tout au moins se mettre à l'horizontale et attendre que ça se passe, Mathilde posa une dernière question : Tu as une lampe de poche ? Prends ta lame de rasoir et rejoins-moi là haut. Tu l'as toujours, dis ?
Escaliers à tâtons, bruits tamisés.
-Qu'est-ce qu'il se passe ? Tu veux la voir, il y a un détail qui t'échappe ? Je ne l'ai plus, j'ai dû la donner. J'ai un rasoir premier prix. C'est l'ancien objet du massacre que tu veux admirer ?
-Non. Je voudrais que tu me coupes une mèche, discrètement, juste au dessus de la nuque. Ca devrait pas trop se voir je pense.
-C'est pas vrai ! Mais tu es complètement dingue. Faut arrêter tes histoires d'enquêtes, tu vas te faire dépasser par tes découvertes. Je vais aller à la police, ça simplifiera tout.
-Coupe ! Ce que je fais là n'est pas pour toi mais pour mon père.

Lumière discrète, juste un halo sur la nuque. La peau blanche, toute fine et toute fragile, une main qui grimpe les longs cheveux vers le haut. Quelques mèches d'un rouge de feu qui ondulent dans les doigts, le cou délicat et la lame qui s'approche, à regret. Cela aurait pu être une main câline, les doigts qui remontent le long des derniers cheveux qui frisottent, c'était pourtant une main avec une lame à double tranchant. Elle se penchait, vulnérable, offrant le sensible de son âme, on pouvait y voir le sang palpiter au rythme de son cœur. Le geste fut fugitif.

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comme un signal fort : les mettre au courant que ce n'est plus nous qui sommes traqués, mais eux. Ma vie n'a jamais été qu'un grand vide. Il y a aujourd'hui un amour auquel je ne crois pas, que je défends pourtant bec et ongles ; un acte stupide en pure perte que je me plais à entretenir pour ne pas avoir trop mal, une réalité coupante. Je ne sais pas ce qu'en dirait Marie, elle me désapprouverait certainement, mais elle me comprendrait, j'en suis sûre. Entre paumées, il y a des affinités. Je suis arrivée au siège de Clearance en début d'après-midi, quelques instants après la fin du cours de religion. Le contraste entre ces belles paroles et la vérité de ma vie me met mal à l'aise, comme si le monde était à deux vitesses, une pour les heureux, et une autre pour le reste. Le siège imposant me faisait penser à un empire du mal. Les masses de béton sont imposantes, tout est froid, maîtrisé, clinique. Mes chaussures couinent sur les immenses dalles de marbre à peine cirées, le symbole de mon mal-être dans ce lieu. Je n'arrive pas à imaginer mon père dans ce dédale. Je demandai à rencontrer Monsieur Simonis, celui que je pensais être la première clé de mon énigme. Cela ne fut pas facile, parce qu'il se demandait qu'est-ce qui pouvait bien m'amener. Je prétextais que c'était lié à mon père, réponse bateau qui je l'espérais, allait m'ouvrir des portes. Ce fut sans peine. Je rencontrai une personne affable, bien mise dans un costume taillé sur mesure, un univers de paraître afin de cacher une vacuité professionnelle, qui sait peut-être même un vide intérieur.
-Je suis venue vous apporter une livraison. Voici, c'est une enveloppe qui vous est destinée.
Le gars lançait des regards suspicieux, puis se décida à déchirer le morceau de papier méticuleusement, sur le côté. Il en sortit une pochette perforée de cours, transparente, contenant de manière très visible une mèche de cheveux roux, les miens.
-Mais, qu'est-ce que c'est que ça ?
-C'est pour vos études.
-Je ne comprends pas. Qui donc vous a parlé de ça ? C'est une étude clôturée depuis plus d'un an.
-C'est mon père, avant qu'il ne disparaisse. Il m'a souvent demandé une mèche de mes cheveux, j'ai toujours refusé. Je pensais donc que ce serait bien que je les donne, comme un dernier témoignage.
-Nous n'en avons pas utilité, mais soit, nous vous remercions pour votre geste.
-J'ai aussi une jolie collection à la maison. Mon père m'avait insufflé cette passion. J'ai une quinzaine de mèches de mes meilleures amies. Je peux les amener si vous le souhaitez. Je sais que le travail de mon père était noble, il en parlait souvent. Ce serait une manière de terminer l'aventure de toute sa vie en beauté. Ca ne me pose pas de problèmes, tant que vous me les rendez.
-Comment avez-vous pu conserver cela, puisque la maison a été carbonisée. Les cheveux sont des matières qui brûlent très facilement.
-Ma chambre n'a pas brûlé. Ses archives à la cave non plus. J'ai été récupérer mes affaires, elles sont à l'internat maintenant. Quant à ses archives, j'ai ouvert et lu, pour
voir ce que c'était, mais je ne les ai pas enlevées. Les questions de gynécologie et de stérilité, je n'y comprends rien. Le langage médicinal est bien compliqué pour moi. En plus, ça n'a vraiment aucun intérêt.
-Gynécologie ? Pardon ? Désolé, je ne comprends pas.
-Je vous dis ce que j'ai lu, après je le répète, je ne maîtrise pas ces lignes complexes…

Le retour jusqu'à la maison fut enfantin. Le père avait fait exprès d'habiter à trois pas, afin de garantir une proximité et une disponibilité immédiates. Dans la rue, toujours pas de planton, toujours pas d'arrestation en vue. Il restait encore quelques instants avant le retour d'Ulaan, ce qui laissait une courte marge de manœuvre. Dans la maison, elle se rua sur le téléphone et composa le numéro de Chloé. Oui bonjour, est-ce que je pourrais parler à Chloé ? Désolée de vous déranger, c'est Mathilde. J'ai plusieurs questions assez importantes et urgentes. Est-ce que c'est vous qui avez porté plainte contre Ulaan Arghun ? Vous avez bien fait, c'est en train de s'arranger. J'ai un service à vous demander. En fait, Ulaan est prisonnier d'un réseau mafieux qui est en train de se démanteler. Il était obligé d'agir de la sorte. Est-ce que vous auriez la possibilité de retirer votre plainte, en inventant n'importe quoi, une conciliation par exemple ? Oui je sais, ce n'est pas facile à accepter, surtout au vu des massacres qu'il a fait, mais si je vous demande ça, c'est pour une bonne raison. Nous allons retourner la police contre le cartel et pas contre lui, mais pour ça, il faudrait qu'ils arrêtent de le poursuivre. Non, je vous le promets, ce n'est pas de l'affabulation. Je peux m'engager à vous raconter l'entièreté de cette histoire d'ici quelques semaines si vous le souhaitez. De toute façon, Ulaan aura sa punition et elle sera sentimentale, ce sera bien pire que de la prison. D'accord, je vous remercie Chloé. Faites vite. Je vous rappelle dans quelques jours pour vous donner des nouvelles.

Les traits tirés, elle s'installa durablement et commença à scruter la maison d'à côté dans la nuit glaciale. Elle aperçut Ulaan rentrer, mais rien d'autre pour l'instant. Il fut surpris de la trouver là dans le noir près de la fenêtre, pour un peu il la crut morte. Elle lui indiqua de n'allumer aucune lumière et que des événements clés risquaient de se passer à l'instant même, ou dans la nuit. Elle soupa près de la fenêtre, sans bouger un instant, tandis qu'Ulaan se moquait bien de cette nouvelle ineptie. Mathilde n'était plus la réfugiée de l'explosion, mais rien d'autre qu'une méprisable Miss-Détective. La réponse arriva tard dans la nuit. Elle était inévitable, comme ces chiens qui ne peuvent s'empêcher de pisser sur un lampadaire. Un peu avant minuit, des lumières discrètes firent leur apparition dans le jardin de la maison brûlée. Après quelques hésitations, il semblait que des gens s'engagèrent dans la faille, la fenêtre broyée de l'ancienne chambre, ce passage même qui avait servi à sortir les quelques dernières affaires. Elle savait parfaitement qu'ils n'allaient rien trouver. Elle connaissait ces archives dans le couloir, elle n'y avait jamais porté la moindre attention, elle savait pourtant que tout était broyé par une poutre de béton. Ulaan avait bien dit qu'il était impossible d'ouvrir la porte de la chambre, cela aurait mené à un effondrement généralisé. Elle n'attendit pas qu'ils ressortent. Elle monta à la mezzanine, retrouver le parterre d'insomnies, comme un grand champ de blé sous le vent.

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c'est une maison dans le centre de Waterloo. Avenue déserte, quatre fois quatre dans l'entrée du jardin, le style de baraque qui vous fout la frousse rien qu'à la voir une seconde : un logis bourgeois, probablement truffé d'alarmes, peut-être même un chien. Un cauchemar en somme. L'allée de marronniers ne possédait rien où se cacher. Ce petit tour de repérage alla rapidement s'enfoncer dans d'autres rues connexes. J'ai toujours haï Waterloo, cité sans âme, putréfiée par l'opulence. Chacun chez soi, rejet envers tout le reste. Pas facile d'expliquer aux gens que je me sentais bien plus à l'aise à Molenbeek la déshéritée, plutôt qu'ici, parmi les bunkers emplis de faste méprisant. L'affaire allait être compliquée. Honteux d'errer dans ces rues de luxe, je me retranchai au centre ville, dans un petit parc tranquille. Je ne sais pas si tout cela provenait d'une vengeance de Mathilde, elle m'a demandé l'impossible, ce à quoi je suis habitué. Je lui obéissais parce qu'elle m'avait promis la fin des poursuites des flics. Je me demandais vraiment si cette maudite police avait seulement existé un jour au pas de ma porte, si ce n'était pas juste une invention ou une manipulation ; mais soit, ce qu'elle me demandait là maintenant m'arrangeait aussi. C'était d'ailleurs probablement ce qui m'avait poussé à répondre oui sans grandes hésitations ; même sans sa demande, j'avais déjà pensé à cette éventualité. Quant au jeu de Mathilde, celui-ci devenait de plus en plus trouble. Elle n'en avait certainement complètement rien à foutre de la vie, ça la rendait dangereuse. Cette connerie de détective privé à la noix avait le don d'exaspérer. Des petits secrets, des minauderies, une vie qui devenait n'importe quoi, ça commençait à bien faire. Malgré tout, c'était un miracle d'avoir pu cacher la passion des chevelures. La livraison à Clearance tombait à point pour expliquer tout ça, parce que sinon, c'était tout l'aspect compulsif qui allait ressortir et ça, de toute évidence, ça n'aurait pas été apprécié.

Malgré la peur, cette nouvelle échappée nocturne se teintait d'une certaine assurance, c'était enfin retrouver le goût de la nuit, l'illégalité, le danger, la sensation d'accomplissement. Depuis deux semaines de complet chambardement et devant le manque le plus complet de perspectives, cette virée prenait la forme d'une envolée lyrique. Je décidai d'agir par l'arrière, ça ne passe jamais par devant. A l'avant de n'importe quel bâtiment, tout est fait dans l'apparence pour donner une sensation de protection. D'expérience, je sais que c'est systématique-ment sur les arrières que se trouvent les failles. Je profitai de l'heure bleue, entre chien et loup, pour me faufiler dans les jardins voisins, apparemment déserts. Ici à Waterloo, il faut se méfier de tout, les fenêtres ont des oreilles. Ce n'est pas que le lieu soit spécialement victime de vols, c'est avant tout un état d'esprit. Pour autant, il semblait que ça se passait bien. Au bout d'un quart d'heure, alors que la nuit dévorait le ciel, toujours pas d'éclat bleu aveuglant d'une voiture traquenard. Dans les branchages d'un arbre, à quelque chose comme quatre mètres de hauteur, j'attendais que ça se passe. Ce poste d'observation n'était pas idéal, je ne voyais rien et restais à la merci d'un chien. Malgré tout, je pouvais au moins distinguer la lumière, et elle arriva. Aucune idée s'il s'agissait de la cuisine, du salon, ou bien même de la salle de bain. Dans ma poche, je sentais ma lame de rasoir à double tranchant, une arme terrifiante. Elle allait reprendre son office. Comme un moineau sur ma branche, j'étais littéralement gelé. Ma respiration faisait de la vapeur. Avant d'agir, il allait être nécessaire de bouger un peu. Combien faisait-il ? Moins cinq peut-être. Décidément, les prédations de juillet étaient plus agréables… Je me décidai à agir aux environs de minuit. De toute manière, l'heure importait peu, puisqu'il y aurait confrontation.

Après avoir réchauffé et échauffé mes membres engourdis, je passai à une étape de repérage approfondi. Si la fenêtre de la salle de bain révélait des faiblesses (seulement fermée par un verrou), je décidai d'agir dans la plus grande simplicité. La cave possédait un soupirail, c'était la plus grande des faiblesses. Bien évidemment, il fallait le détruire, mais qu'est-ce que ça pouvait faire ? La petite famille ne dormait certainement pas dans la cave. J'agis avec délicatesse. La vitre fut découpée en trois coups de cuillère à pot. Cela me permettait d'atteindre le loquet d'ouverture, puis d'entrer dans le local. Ah ! Quel bonheur cette chaleur… Je restai quelques instants à côté de la chaudière, le nez coulant, la tête bourdonnante. Franchement, c'était une bénédiction, j'allais cueillir le Pape dans toute ma splendeur d'homme ventouse. La première question à élucider, c'était : est-ce qu'il y a des gosses ? D'apparence, je ne trouvais rien qui y ressemblait. Alors que je montais, par précaution, je sectionnai tout de même le câble de téléphone. Comme j'agissais avec une tikka sur la tête (une petite lampe à leds), je savais que je prenais quelques risques - minimes mais présents tout de même. J'aurais apprécié trouver un GSM, mais je ne mis pas la main dessus. Je choisissais alors de passer à la seconde partie du plan, plus compliquée de toute évidence. Je soupçonnais les chambres se trouver à l'étage, je montai. Chaque pas s'exprimait avec la lenteur d'un loup, les marches en bois m'inspiraient un sentiment de grand danger, ça craque et ça glisse. Heureusement, cet escalier en bois massif ne daigna pas lâcher ses cris de souffrance. Je me retrouvai devant deux portes, je localisais au son : droite. Ma victime est à droite dans la chambre, mais elle n'est pas seule. Bien malheureusement je m'en doutais. C'est avec un grand bonheur que je retrouvais le cœur qui bat fort, maîtrisé par une respiration lente. D'après la lueur rouge du radio-réveil, le lit semblait bordé par deux tables de nuit. Je ne pouvais y distinguer les éventuels tiroirs et ça m'embêtait. Ca se trouve, il avait un flingue. Il allait falloir écarter ces gens là du potentiel danger. Il était temps de passer les légumes cuits à la passoire.
J'allumais la lumière. Clac.
Immédiatement et avec rapidité, je me dirigeai vers la femme, l'empoignai par les cheveux et lui plaçai la lame contre le cou. De l'autre bras, je la tirai du lit avec une extrême violence, tirant au passage la couverture, sans le faire exprès. Malgré tout, ça m'arrangeait bien. Je hurlai alors au gars ébloui et stupéfait : toi tu vas dans le coin là et tu bouges pas. Si tu fais quoi que ce soit, je la découpe. Ok ?
Mon ton de voix comportait une telle teneur d'agression, l'homme nu partit se réfugier dans le coin de la pièce, dénué d'objets, sans discuter. Il était transi de peur.
-Ok toi la femme, tu fais pas un geste sinon tu finis en plusieurs morceaux. Gérard pourra t'expliquer, j'en suis pas au premier coup, d'accord ? Et tu fermes ta gueule. C'est lui qui va parler. Alors on commence, doucement, gentiment hein. Toi là-bas, tu vas me répondre ou bien je fais du filet américain, avec elle d'abord et toi après. Qui se ressemble s'assemble hein, raclure. Ok, maintenant, tu vas me dire la vérité, vous faites quoi avec ces cheveux ? Je veux tout savoir. Tout. Et l'implication d'Algoedt là-dedans. Les archives que tu as cherchées hier soir, c'est moi qui les possède.
Le gars semblait complètement paumé. Je me rappelais soudainement son visage avec ses lunettes, il devait être dans le brouillard.
-Il n'y a rien il n'y a rien, si je dis les recherches, je suis mort. Ce que tu fais là, c'est de l'espionnage industriel, je romps un secret professionnel, je peux pas…
-Ecoute vieux, tu discutes pas parce que j'ai pas de patience, alors soit tu meurs tout de suite avec moi, soit tu meurs plus tard avec eux. De toute façon, j'ai tout le bordel d'Algoedt pour vérifier mec. Tu pètes un mot de travers et ta femme elle se retrouve avec une fuite, c'est clair ? T'as trois secondes. Un, deux…
-Attendez ! Je vais dire ce que je sais. Je ne connais pas tout, je ne suis qu'un engrenage dans une machine immense. Mais ne faites pas de mal, par pitié… Tout cela a été forcé, je n'y suis pour rien. Clearance a lancé un programme de recherche sur l'ADN-mt contenu dans les cheveux. C'est un ADN assez différent, durant très longtemps, nous avions cru qu'il n'était pas exploitable. En réalité, il l'est, mais c'est un peu plus difficile. Des tests ont été faits sur des échantillons types afin d'analyser les capacités de réaction et d'information de ces particules contenues dans les cheveux. Le but clair, c'est d'améliorer les huiles essentielles des shampoings que nous fabriquons. L'idée était d'apporter des remédiations par le biais de gestes simples et quotidiens : se laver les cheveux. Ainsi, Clearance devenait leader d'un secteur peu exploité. Voilà. C'est à ça que servaient les mèches, à des analyses.
-Qui est le boss ?
-Algoedt.
Le type grelottait et semblait profondément altéré par la fureur nocturne.
-Et pourquoi avoir caché ça, pourquoi m'avoir forcé à continuer hein ? J'ai les flics au cul maintenant.
-Nous ne pouvions pas parler de ce projet, c'était un développement secret. Toute fuite aurait amené des dizaines de concurrents sur le sujet. Il fallait faire discret. Ca faisait des semaines qu'on mettait cette annonce dans ta boîte aux lettres. Il n'y a que quelques personnes à l'avoir eue, des gens sélectionnés pour leur passé, on te connaît beaucoup plus que ce que tu peux croire. Algoedt a insisté pour la continuation, on ne pouvait pas recruter facilement quelqu'un qui agissait dans la discrétion comme tu le faisais, en plus il pouvait tout contrôler depuis chez lui, il était très proche, sauf que maintenant la machine implose.
-Ou explose plutôt. Vous avez descendu le vieux il y a trois semaines en faisant péter sa maison ?
-Non ! C'est juré non !
-Je vais pas y aller par quatre chemins, je veux la vérité maintenant ou sinon c'est moi qui explose dans la férocité. Tout ça, vous auriez pu le faire dans la plus parfaite des légalités, sans chercher les complications. Pourquoi avoir passé toute cette affaire dans l'opacité ? Vous avez pris des risques, ce n'est pas pour rien…
-Clearance travaille sur la dégradation des cellules de production de gamètes.
-Pardon ?
-C'est une commande du gouvernement chinois. Ils veulent limiter la démographie en disséminant de la stérilité, en quelque sorte on peut voir ce dossier comme ça. Les shampoings étaient testés sur les échantillons divers de chevelures d'adolescentes, afin d'évaluer l'efficacité, fulgurante. Le produit est déjà parti, il est là-bas.
Le silence devint pesant. Le sac de nœud se déroulait dans un long tapis rouge. J'avais ce qu'il me fallait, ou au moins des premières pistes fiables. Il ne me restait plus qu'à partir.
-Maintenant je me tire. Vous me foutez la paix où vous obtenez un jeu de massacre.
Je lâchai la femme au sol, qui tomba molle sur la moquette. Elle avait déféqué. La pauvre, elle allait garder longtemps les marques de cette visite nocturne. Quant à moi, avec le plus de rapidité possible, je rejoignis la cave pour m'éclipser dans le jardin et disparaître de la vue. Oh non, vous ne m'aurez pas comme ça, je n'irai pas dans la rue. J'attendrai avec impassibilité, quatre heures de long, six heures peut-être, que les gens recommencent à apparaître dans la ville, je me fondrai dans les autres, je n'existerai plus. Perché quelque part dans ma patience, je me disais que Mathilde avait quand même fait fort en me demandant tout ça, mais en même temps, de nouvelles armes acérées devenaient pièces maîtresses dans mes mains : les vérités. Si la police débarquait, ça allait être enfantin de sortir le grand jeu, mais si les sbires de Clearance faisaient leur apparition ? Là, ce serait beaucoup plus difficile. Une seule solution, protéger la maison.

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maintenant, tu vas faire exactement ce que je te dis. Tu vas te rendre à la police et tu vas raconter tout ce qu'il s'est passé cette nuit, sans inventer quoi que ce soit. Tu leurs décris ce que tu as été obligé de faire durant un an et leurs activités chez Clearance, mais tu ne dis rien sur ton escapade de la nuit dernière. Ca s'appelle une déposition ce que tu vas enregistrer. Dans un bureau étroit, ils vont écrire ce que tu racontes pour confronter tout ça à leurs enquêtes. Tu ne finiras pas en prison, rassure-toi, ils vont juste te poser des questions pour vérifier tes dires. Quand tu as fini, tu me raconteras tout. Quant à moi, ça se complique. Je ne peux pas venir avec toi, je dois aller à l'enterrement du père. Enfin, je dois aller à la cérémonie de dispersion des cendres, je ne sais pas de qui ou de quoi mais honnêtement, je m'en fous. En quoi puis-je être affectée de l'existence de quelqu'un qui a passé son temps à me battre ? La mauvaise nouvelle, c'est que je suis en conseil de degré. J'ai été convoquée par monsieur Demarchies à cause de mes absences répétées et mes résultats catastrophiques. Quand je suis en retard, je dois arriver à sept heures quarante cinq le lendemain, c'est en quelque sorte une punition, ce quart d'heure plus tôt est extrêmement dur à respecter à cause des trains. Si tu es en retard plus de neuf fois dans le trimestre, il y a un conseil de discipline, ils jugent ton cas. Ils veulent me placer en internat, j'ai dû répondre oui à cette proposition. Je n'avais pas le choix, c'était ça ou j'étais virée définitivement. Ca va être terriblement long… Ah oui, n'oublie pas, tu racontes que tu étais prisonnier du système de Clearance, mais tout se passait par accord tacite avec les victimes, le but est de te décrire comme prisonnier d'un système mais pas un criminel forcé de l'être. Il n'y a plus de plainte, j'ai travaillé au corps la personne concernée, la plainte a été enlevée. Si tu vas à la gendarmerie, ce n'est pas pour te dédouaner, c'est pour inverser la balance, ce n'est plus toi le fautif mais Clearance. Je peux te dire que ça a commencé à basculer cette nuit.

La cérémonie d'enterrement se déroulait au petit cimetière de Rixensart. C'est un lieu exigu, coincé entre les maisons, tout charmant par son ancienneté et sa végétation luxuriante. Une amie australienne me disait y aller pieds nus en hiver lorsqu'il y avait de la neige. Je n'ai jamais trouvé ses empreintes. Je me rappelle qu'un chien hurlait au passage du cortège funèbre, qui me semblait plus que jamais une comédie risible. Je tentais raisonnablement de ne pas paraître heureuse, cela aurait pu attirer une foule de commentaires désagréables. Je cherchais surtout du regard un certain Gérard, afin de voir comment l'hypocrite allait s'en sortir, mais la réponse devait être mal, très mal : il s'était dispensé de venir. Après tout, c'était d'autant mieux. Côté interprétation, cela pouvait signifier que l'un de ces innombrables ennemis sans visages était maintenant hors course. Il restait tous les autres, présents ici ou pas ? Un curé dispersait de l'eau bénite ou quelque chose dans le genre sur un gazon rachitique. L'apparition de la religion dans cette opacité me mettait profondément mal à l'aise - à moins que ce fût là véritablement sa meilleure place ? Après le strict minimum dicté par la politesse, je m'éclipsai, surtout impatiente d'échapper aux pénibles " toutes mes condoléances ", affreuses poignées de mains et tristesses feintes. Seule ma grand-mère m'intéressait, mais par méfiance, je l'évitais. Ulaan devait être en train de passer à table à cette heure là.
De retour à la maison, je constatai qu'Ulaan commençait à prendre peur. Avait-il raison ? Je n'en savais vraiment rien. Il avait tissé un soigneux réseau de fils de nylon, très visible de jour, mais invisible la nuit, qui actionné venait faire tinter toute une série de petites clochettes sous les marches de l'escalier. Décidément, on pouvait dire qu'il ne manquait pas d'imagination. Je trouvais son système adéquat mais malgré tout, je ne m'attendais pas à une attaque nocturne. Face à la célérité et à la méfiance d'Ulaan, ils ne faisaient pas le poids. Les connaissant relativement intelligents, enfin disons plutôt futés et retors, ils chercheraient des solutions sur d'autres pistes, probablement celle de la prise d'otage psychologique.
Il ne tardera pas à rentrer de la gendarmerie, certainement avec peu de choses à raconter - si ce n'est des mauvaises nouvelles. Et puis, il faudra que je me prépare à quitter ce lieu, probablement définitivement, juste après la période de vacances de carnaval. Avec tout le temps que ce dossier alambiqué grignoterait, il fallait compter que tout se clôturerait d'ici une quinzaine de jours, oublier Ulaan, s'oublier un peu aussi. Qu'est-ce qui avait été gagné au fond dans tout ce charivari ? Pas un gramme de tendresse, c'était passer d'une prison à une autre, d'un encagement à un autre. La seule découverte, ça avait été la mer. Faible réconfort dans un tel ouragan de désastres. Si seulement les vacances à venir pouvaient servir d'isolement… D'évidence, c'était loupé d'avance. C'est sur ces tristes réflexions silencieuses et oisives qu'Ulaan rentra dans la maison, sans se méfier de qui que ce soit, ce qui signifiait que la tension de la police s'était relâchée.
-Ca ne s'est pas très bien passé. Ils ont fait des corrélations entre des dizaines et des dizaines de plaintes. J'ai pu voir que Mélo a fait une déposition, Valentine aussi, un véritable carnage. Je suis cuit. Ils m'ont dit que je devais rester à leur disposition, que si je m'en allais j'étais coupable. Ca sent le roussi. On ne peut plus rien maîtriser, c'est dans leurs mains, plus dans les nôtres.
-Je pense que ça va s'arranger, contrairement à ce que tu peux croire.
-Ecoute, je n'en suis plus du tout sûr. De toute façon, on ne sait rien faire pour rattraper la situation, donc il va falloir attendre que ça se passe.

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-bonjour, est-ce que je pourrais parler à Ulaan Arghun s'il vous plait ?
-C'est moi-même.
-INP 58140, Gendarme Leterme, nous souhaitons vous convoquer avec Mathilde Algoedt à la police locale, quand seriez-vous disponibles ?
-Nous le sommes en principe à peu près tout le temps. Pourquoi, que se passe t'il ?
-Demain à dix heures ça conviendrait ? Nous vous expliquerons certains détails de l'affaire dont vous êtes victimes et nous vous ferons signer une déposition.
La police était située derrière la maison communale, dans un cadre très bucolique. Avec un petit air de printemps là-dedans, ça aurait été un véritable plaisir de fleurs et de plantes verdoyantes. Pourtant, l'ambiance n'était franchement pas au rose, des visages tendus, un accueil glacial. Il fallait s'attendre à un moment dur et pénible - un de plus dans la somme inextricable de ce malaise.
-Nous venons pour la convocation, nous avons rendez-vous à dix heures.
-Un instant s'il vous plait (…) oui voilà, entrez, c'est par ici.
Un bureau austère, dont le radiateur brûlant avait déjà tracé des raies noires ascendantes sur le papier peint mal collé. Pour tout mobilier, il n'y avait qu'un ordinateur d'un ancien modèle, quelques matériels de bureau fades et décolorés.
-Je suppose que vous êtes Mathilde Algoedt ? Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur les événements du 29 janvier, je veux dire, l'explosion de la maison. Que s'est-il passé ce jour là, plus précisément avec votre père ?
-Nous avons eu une altercation assez violente concernant mes résultats scolaires. Il m'a battue, comme à de nombreuses reprises dans le passé. Il était accoutumé à ce genre de pratiques. Il a menacé de se faire sauter avec le gaz, il voulait m'attacher à une chaise mais je lui ai échappé. Après, je ne sais pas, j'étais abritée ailleurs, pour me protéger de sa folie, et la maison a sauté.
-Cette " altercation " comme vous dites, était-elle différente ce soir-là ?
-Oui. Complètement. Je lui ai annoncé que j'étais enceinte. Ce n'était pas vrai. C'était pour pouvoir partir dans une maison maternelle, monter un dossier social et échapper à la violence. Je sais, je n'avais pas d'ami, aucun espoir de ce côté-là, mais le dossier accepté, j'aurais eu des relations sexuelles pour solutionner ce point délicat, avec n'importe qui. C'était peut-être n'importe quoi comme idée, mais j'ai fait tout mon possible pour échapper à la torture. Cette annonce l'a plongé dans une fureur terrible, c'était archi-contraire à sa morale catholique. Comment dire, il m'a battue une première fois, avant tout pour les résultats minables de l'Assomption. C'est à partir de là que j'ai lâché la fausse nouvelle. C'est après que ça a recommencé à chauffer, encore plus fort.
-Je vais poser une question gênante, mais l'avez-vous vu mort ? Et votre mère ?
-Ma mère est divorcée, à cause du militantisme d'extrême droite de mon père, mais aussi pour sa violence non maîtrisée. Elle habite à Messancy, je ne l'ai pas revue, sauf à l'enterrement. Je n'ai pas vu mon père mort, mais ses cendres ont été dispersées.

Et bien voilà. Nous souhaitons vous voir parce que nous avons perquisitionné certains bureaux de Clearance hier. Nous n'avons pas trouvé beaucoup de traces de ce que vous avez décrit, quelques documents flous, inutilisables. Sans aucun doute, c'est une affaire complexe dont on ne verra jamais le bout, je ne me leurre pas sur la question. Je peux vous assurer que les pièces compromettantes ont disparu depuis longtemps. Pourtant, on a trouvé cette série de documents officiels, qui n'ont absolument rien à voir. Mathilde, est-ce que vous reconnaissez l'écriture ? C'est bien de votre père ? C'est important…
Donc vous en êtes sûre ? C'est exactement son écriture ?
Non, ce n'est pas une révélation importante, c'est juste que le document signé de votre père, il date de mercredi passé.
Mathilde devint pâle comme une feuille de papier de photocopieuse. Soit ce document était un faux, une erreur, soit le pire des cauchemars reprenait forme devant elle. Effectivement, personne ne l'avait vu disparaître ce maudit père enterré au cimetière de Rixensart pas plus tard que la veille. Il y avait quelque chose de consternant dans tout ça, c'est que chaque partie de problème résolu en levait une armée d'autres, encore plus vigoureuses. Par delà la mort, je crois bien que Mathilde craignait encore plus les vices de son père.
La question que tout le monde se pose maintenant, c'est " où est-il ? ", parce qu'il doit certainement avoir beaucoup de choses intéressantes à raconter.
-Je ne sais pas. Je n'en ai aucune idée. Je sais que je suis la personne la mieux placée pour y répondre et pourtant, j'en suis incapable. C'est un animal secret et solitaire, il a enfermé toute mon enfance dans ce désastre là. Il peut être partout, sans que nulle part ne soit une prédilection. Je peux vous donner sa description physique mais ça ne changera rien, il aura de toute façon modifié son apparence. Je pense que ce n'est pas nous qui allons le trouver, mais lui qui va me trouver, en premier. Je ne sais pas pourquoi, mais il a des comptes à régler. Là où j'habite actuellement, je suis entièrement vulnérable, j'ai émigré à quinze mètres de l'ancienne habitation.
-Alors bougez…
Leterme lançait un regard grave, aussi vide que celui d'une vache dans un pré.
Par contre, je veux être très clair, pas d'enquête. Je ne veux pas vous voir traîner dans ce réseau là. Ici, on n'est ni dans un film ni dans un livre. Vous êtes face à une organisation criminelle, donc débrouillez vous pour vous faire discret. Autrement, on va devoir enquêter sur vos meurtres et je ne le souhaite pas. Je le répète, n'enquêtez pas de votre côté. Vous n'avez pas les moyens d'investiguer. Le visage gris du policier était clair et en disait long de mépris. Au fond, il avait raison.
Dehors, le ciel était chargé de gros nuages gris. Seuls quelques endroits gardaient un vague souvenir de bleu, des trouées pour respirer. C'était la première fois que je voyais Mathilde pleurer. La prendre dans les bras n'y changeait rien, son ancienne vie n'était pas encore morte - elle s'y refusait.

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les prochaines étapes se dessinaient avec une limpidité d'eau de pluie, nous avions affaire à un prédateur, un type comme moi, probablement même beaucoup plus dangereux, lui n'aurait aucune hésitation à tirer dans le tas. Je savais bien que ce n'était pas moi qu'il voulait, je n'étais qu'un rouage dans une machinerie complexe. Je me demandais vraiment s'il en voulait à Mathilde, il aurait eu jusque là mille occasions de la foutre en l'air. Rien ne s'est passé dans le genre, même pas une seule tentative vaguement louche - mais certes les derniers événements aggravaient la situation. Je voulais en avoir le cœur net.
-Est-ce que tu détiens un secret dont tu ne m'as jamais évoqué la moindre ligne ?
-Pardon ? De quoi tu parles ?
-Dis-moi, est-ce qu'il y aurait une quelconque raison pour que ton père veuille te faire disparaître ? Est-ce que tu portes en toi un secret qui le compromet, est-ce que tu as vu des choses que tu n'aurais jamais dû voir ? Je te demande ça, c'est pour savoir si tu dois partir vraiment rapidement.
-Non, rien de spécial à ma connaissance. J'ai vu beaucoup de choses à la maison, il était travailleur, mais rien de bien surprenant. Je ne veux pas partir de toute façon. Je ne veux pas, j'irai où ?
-A l'internat, c'est de toute façon le point final de l'histoire.
-Je n'irai pas à cet internat. J'y serai emprisonnée de force, peut-être, mais ça se cantonnera à ça. Il n'y aura strictement rien de volontaire.
-Et tu penses savoir où il est ? Tu as menti ou tu n'en sais rien du tout ?
-Non, je ne sais pas. Je n'en sais rien. Tu pourrais fouiller les archives de toute sa vie, tu ne trouverais pas une ligne sur lui. Il n'a même pas été foutu de perdre une demi journée pour nous emmener à la mer. Toi, c'est la première chose que tu as faite. Il y a un contraste. Au plus tu le chercheras, au plus il t'échappera. Ce n'est pas toi qui dois venir à lui mais l'inverse. Soit tu le pièges et tu es très doué, soit tu ne croiseras jamais une seule ligne de sa vie. Je penche pour la deuxième solution. Il est déjà loin. Son projet est accompli, et ce n'est certainement pas ce que t'as raconté Gérard. C'est plus grand, ailleurs, je dirais en quelque sorte plus beau. Tu ne peux pas imaginer une seule seconde ce que j'ai enduré durant toutes ces années. Tu ne peux pas imaginer non plus combien je ne peux plus endurer, mon corps rejette tout ça maintenant. L'internat, ça ne marchera jamais, je vais y étioler ma vie.

Nous rentrions à pied de la gendarmerie jusqu'à la maison, une route un peu grise et très fréquentée. Dans le boucan de la circulation, je n'entendais pas toujours ses mots. Sous un grand sapin près de la maison des jeunes, j'avais envie de l'arrêter pour parler des heures, comprendre le labyrinthe dont elle possédait quelques entrées, mais elle ne m'attendait pas. Nos chemins se séparaient. Je souhaitais connaître ceux qui avaient pu me mener dans ce mélange de surpassement et de vie dégoûtante, elle ne pensait plus qu'à tirer sa vie de ses années de faux pas, travailler pour l'extirper d'une préhistoire d'inculture sauvage. Nous n'étions plus sur la même longueur d'onde, encore qu'il n'était franchement pas sûr que nous l'ayons été un jour. Dans le paysage morose ressortait le visage de Déborah, je ne l'avais pas revue dans le train depuis l'attaque de Hoeilaart. Je l'imaginais morcelée, fragmentée, en champs de rocs brisés par de l'explosif. Combien d'attentats de la sorte dans les alcôves de fragilité ? Je me sentais abusif et abusé, mais porté par un destin exceptionnel. Pas une seule personne au monde ne sait s'introduire comme moi dans les bâtiments, les vies des gens. Je suis capable d'infiltrer le moindre lieu, même les pires, tout simplement parce que j'ai forgé mon corps et mon âme à cette domination. Je veux le retrouver, il faut que tu m'aides. Il n'y a que toi qui peux m'aiguiller sur les parcelles d'indices qui me feront comprendre l'intensité de son portrait. Tandis qu'elle ouvrait la porte de la maison, elle lâcha sur un ton assez sec : je t'ai expliqué, je ne peux rien dire, je ne sais rien. Tu vas courir après un zèbre et tu n'en verras pas la moindre rayure. Vas-y, reste des heures devant la porte de Clearance, fais comme un chat qui attend la taupe au monticule. Vas-y, pars prendre la société d'assaut avec un M15 ou un Famas, tu n'obtiendras pas la moindre miette, pas même les déchets du repas. Tu perds ton temps, tu perds notre vie, c'est tout.
Notre ?
Le mot avait jailli comme une lame de rasoir, brillante dans un reflet de lune. Ce terme lui avait échappé dans l'exaspération, l'inattention aussi. Notre ? Je te précise tout de même que je partage la maison parce que tu en as besoin, autrement tu étais à la rue, mais je ne partage certainement pas ma vie. Il en est hors de question. Est-ce bien clair ? Le silence se fit soudainement tendu, c'est la première fois depuis le sapin que la conversation s'interrompait. Le vide démesuré s'ouvrait dans les deux regards fermés. Il ajouta avec intempérance une verve fougueuse de mots tranchants : écoute, tu arrêtes avec tout ça. Je suis mort sentimentalement. Complètement. C'est pas la peine d'espérer un cœur qui bat pour toi, je ne suis plus qu'une bête décharnée. Ca ne me dérange pas de te rendre service, je ne reviens pas là-dessus, mais mon cœur est une charogne. La nécrose a pris il y a un an, maintenant, il n'y a plus rien. Je respire, je mange, c'est tout. Le mutisme prit à nouveau le dessus, le silence écrasait les marches de l'escalier, le chauffage n'était pas mis, la maison était froide, la rampe d'escalier une ronce à laquelle s'accrocher. Il aurait dû partir de cet endroit, immédiatement, mais il restait, comme un crochet dans une chair. Il y avait une apathie, une absence d'existence, le regard s'était désempli. Les faibles couleurs du dehors étaient insipides, un ferment de vomissure, même les rideaux paraissaient dégoûtants d'un gris de fumée de cigarette. Il aurait dû disparaître à ce moment là, ou même bien avant, il ne l'a pas fait. Mathilde fut prise d'un hoquet, comme une maladie qui gagnait le fond de son corps, réprimée avec violence, mais ses mains ne la tenait plus, ça s'enfuyait en zigzagant partout, en arrachant la peau depuis l'intérieur. Sans un regard, elle sortit, en refermant soigneusement la porte. Elle partit dans le jardin, puis dans la rue hors de portée de vue. Ses plaies hostiles devaient se vider sur le trottoir.

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waterloo et son infâme avenue des Eglantines. Retrouver ce lieu et sa désaffection me mettait tout particulièrement mal à l'aise. Sous les arbres, de la neige dégueulasse à moitié fondue, ça faisait des grandes flaques noires le long des égouts complètement bouchés. Ce sont des gens qui n'auront aucun scrupule à vous dire : nous sommes la ville la plus riche de Belgique. Tandis que je sillonnais pour éviter les pavés défoncés par les racines des arbres, je retrouvai assez rapidement mon but, la maison d'il y a juste quelques jours. Gérard allait certainement être ravi de me revoir, un flot de gaîté et de bonne humeur. Ce n'est pas lui qui ouvrit mais sa femme. Elle me reconnut immédiatement et fut glacée de terreur. Elle partit chercher Gérard sur le champ, selon mon souhait. Je me demandais si derrière, elle appelait déjà les flics. Je m'en moquais à vrai dire. J'avais suffisamment d'appui avec Rixensart pour ignorer tout ça. Le gars, pâle et émacié me montra un regard tendu. Je l'agressai verbalement :
-Où est Patrick ?
-Patrick, vous voulez dire Algoedt ? Mais… Il est au cimetière de Rixensart, je pensais que…
-Arrête. Je veux savoir où il est, je veux lui parler.
Le silence décrivait une hésitation mêlée d'incom-préhension, c'était largement pénible.
-Je ne sais pas vous dire, personne ne pourra répondre maintenant. Les dirigeants sont en contact avec lui par mail, mais il est probablement à l'étranger.
-Ca ne m'étonne pas. Débrouille-toi pour faire remonter ça comme tu peux, je veux le voir vendredi soir, dix-neuf heures au Brin de Paille à La Hulpe. Je ne serai pas armé, c'est de toute façon un lieu public, et puis je ne veux pas le descendre. Il sait pourquoi je le convie, donc il viendra. Je précise qu'il n'a pas d'excuse valable.

Ce petit restaurant aux abords du parc de La Hulpe combine à la fois sa sincérité intimiste et un cadre de grand, le tout mêlé à une subtile couleur de sympathie. C'était le lieu idéal pour passer un bon moment, au calme, épicé de révélations terribles. J'avais joué sur le bluff, je n'avais aucune idée précise quant à la venue de cet immonde manipulateur. J'allais peut-être souper seul. Pourtant, j'étais persuadé qu'il allait venir, il n'était pas à l'étranger mais certainement à quelques mètres (à peine) d'un endroit stratégique, à Bruxelles, Rixensart ou je ne sais où. Lorsque Nicolas est venu m'apporter le menu, j'ai dit que j'attendais quelqu'un, une demi-heure mais pas plus. Il n'a pas fallu patienter longtemps, le gars s'est assis en face de moi, sans grandes effusions, dans une relative simplicité je dirais. Comme pour se débarrasser d'un fardeau, en ayant marmonné un vague bonjour, il lança immédiatement : qu'est-ce que vous voulez savoir ? Je reconnaissais son visage, je l'avais déjà vu à plusieurs reprises, puisque nous étions voisins. Il était grand, fort, brun foncé, les cheveux coupés très court. Son visage m'inspirait une profonde antipathie, mais je pense que c'était uniquement lié au situationnel. Il avait l'apparence d'un businessman imposant, habitué aux négociations difficiles, certainement quelqu'un de solide.
-Je voudrais connaître la vérité sur ce qu'il se passe dans les coulisses de Clearance.
-Pourquoi ? Tu penses que je vais raconter des secrets industriels à un petit merdeux d'ado comme toi ?
-Je ne souhaite pas de violence, ça ne sert à rien. Je ne veux pas vous balancer à la flicaille. Vous êtes de toute façon intouchable. Si je vous chatouille un peu trop, je sais que je suis mort. Je veux savoir pour être en paix avec moi-même. Aussi affreux que puisse être ce projet, je veux connaître pour clôturer, laisser tout ça derrière dans le passé. J'ai ce qu'il faut pour vous convaincre, j'ai vos archives, vous savez, ce que vos sbires ont cherché à retrouver dans la nuit… Bein oui, pas de chance, cette partie du sous-sol n'a pas assez brûlé. J'ai retrouvé ça en sortant les affaires de Mathilde. Je précise, à toutes fins utiles, ce n'est pas la peine de saccager chez moi, c'est caché ailleurs, dans un endroit franchement inaccessible. Vous me connaissez sur ce genre de question, vous me faites confiance. Alors ?
-Il vous faut quoi ?
-Je vais dire… Je vais vous foutre la paix - vous tous - une fois que je saurai quel engrenage j'ai été dans la machine. La Chine, c'est du pipeau.
-C'est Mathilde qui vous envoie je suppose ? C'est un peu grossier quand même.
-Non. Mathilde est partie. Elle volera de ses propres ailes maintenant.
-Bon… Ce que je vous dis, ça reste entre nous. C'est-à-dire que si ça sort, vous ne subirez pas la mort, mais la torture. Biologiquement, un humain résiste septante heures environ, on peut tout de même se débrouiller pour que ce soit plus long. C'est bien compris ? Et je veux récupérer les archives. C'est un point important.
-Compris, c'est d'accord. Ce n'est pas à moi qu'il faut apprendre ça, on évitera la torture si possible. Vous connaissez mon parcours. Je suppose que j'ai été choisi pour mon passé, Camille et les rails à Hoeilaart ?
-Je vais commencer par le tout départ.

Mathilde, que vous connaissez bien maintenant, ce n'est pas ma fille. Ce n'est pas la fille de sa mère non plus. Vous pouvez considérer que c'est la fille de Clearance, si ça peut vous aider à comprendre. Nous sommes une société de fabrication de produits pharmaceutiques, nous avons donc une division de recherche génétique. C'est un secteur ultra porteur, surtout face aux défis que doit affronter notre planète actuellement. Les balbutiements des recherches ont débuté il y a dix-huit ans. Ca n'a pas bien marché et ça a généré Mathilde, enfin disons que nous ne l'attendions pas tant que ça, le médicament aurait dû agir comme contraceptif. Humainement, on ne pouvait pas s'en débarrasser honnêtement, donc elle a vécu. Voilà. Le programme de recherche, Gérard en a dit beaucoup, et d'ailleurs beaucoup trop. Ca montre bien qu'il n'est pas digne de confiance. La Chine, ça va peut-être te décevoir, c'est vrai ce qu'il a raconté. C'est un potentiel énorme, ils sont des milliards et c'est beaucoup trop. Le gouvernement n'arrive pas à endiguer le flot de natalité, malgré ce qu'ils peuvent dire et malgré la répression sauvage. Les femmes trouvent des méthodes démoniaques, elles se cachent. Nous avons donc mis en place un système pour qu'ils y arrivent, et bien au-delà de leurs espérances. Le système répressif ne fonctionne plus au rouleau compresseur, trop visible et contesté, maintenant chacun s'y expose par sa propre vie quotidienne. C'est déjà terminé tout ça, comment dirai-je, c'est accompli, donc ce n'est pas la peine de saisir la presse ou de jouer au grand justicier. Il n'y a pas de traces, il n'y en aura pas. Il n'y a pas une parcelle de vérité qui peut se prouver.
-Et je suppose que le shampoing a été testé en Belgique, avant son exportation ?
-Oui.
-Donc c'est ça les multiples plans de la gare du Nord de Bruxelles qu'on retrouve régulièrement archivés ?
-Oui exactement.
-Et quoi, vous avez fait des distributions gratuites de produits publicitaires ?
-Laissez-moi donc ce secret, si vous le voulez bien. Ca vous touche de trop près je pense.
-Bon, d'accord, je m'en occuperai par moi-même, si c'est ainsi. Donc si j'ai bien compris, vous aviez besoin de chevelures d'adolescentes pour tester l'efficacité de vos produits. Je ne saisis pas en quoi une chevelure peut être concernée, mais soit, passons. Ce que je ne saisis toujours pas, c'est pourquoi avoir tant tenu à ce que ce soit moi et pourquoi m'avoir systématiquement demandé de les identifier, toutes ces femmes ? Vous vous en foutiez de l'identité après tout, non ?
L'absence de réponse se creusa en précipice, il y avait là une touche délicate.
-Il nous fallait un amoureux des femmes, quelqu'un qui avait beaucoup de contacts féminins et que ça puisse aller vite.
-Pardon ?! J'aimerais franchement savoir ce que je… enfin, je suis tout sauf un dragueur ! Bref, ça ne répond toujours pas… Et puis c'est absurde.
Le restaurant commençait à se remplir de monde, les discussions agréables du vendredi soir émaillaient les regards de sourires un peu partout.
-Vous n'avez quand même pas testé vos saloperies sur elles, dites ?

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les archives révélaient toutes, indistinctement, des plans et des structures incompréhensibles sans explications. Seules quelques-unes, apparemment extérieures au dossier, traitaient de médecine. Il s'agissait pour la plupart de grands draps de lit en papier, des plans générés par des logiciels de dessin assisté par ordinateur. On y reconnaissait grâce aux cartouches des coupes de grands bâtiments publics : la cité administrative de Bruxelles, l'athénée Jacquemotte, la gare du nord de Bruxelles et bien d'autres encore. Tout particulièrement pour ce dernier lieu, il y avait de nombreuses annotations manuscrites sur des plans de détail, dont des affirmations comme quoi la structure était conforme. Je ne voyais vraiment pas ce que ce grand tas d'archives pouvait avoir de si confidentiel, encore moins ce qui pouvait motiver sa destruction. Je savais bien qu'à peine rendue à son possesseur, cette montagne allait s'évanouir dans les cendres. Par méfiance, je faisais tout de même un certain nombre de photos de ce qui me semblait le plus important, me doutant bien que cela serait muet. Simple précaution de paranoïa. Je m'étais bien gardé de prévenir Mathilde que j'avais ouvert cette fichue porte complètement broyée sous l'effondrement. Les archives étaient loin d'être préservées, c'était un véritable ramassis d'ordures, mais cet atout m'avait finalement bien rendu service. Maintenant, il fallait les rendre. J'allais le faire, sans discuter, pour tenir ma promesse. Il m'avait dit : A Rixensart, il y a un étang le long de la voie ferrée. En dessous de la voie, il y a un tunnel, c'est une canalisation qui guide une petite source vers un trop-plein. Tu vas au fond de cette galerie et tu y déposes les documents. Tous. Sans oubli. Après tu t'en vas et tu ne reviens jamais dans les affaires de Clearance. Sans aucun doute, de ce lieu que je connaissais bien pour avoir échappé à la police une fois, les bandits seraient tapis dans l'obscurité environnante. Ils me verraient parfaitement de leur cache, le chemin était lourdement éclairé. Ils viendraient juste après moi et tout les objets allaient disparaître, peut-être même jetés dans la vase de l'étang, sur place, les sacs lestés de pierres ou de parpaings. Comment allais-je faire pour déposer ça tout seul ? Mathilde avait disparu de la circulation, elle ne pouvait pas m'aider. Faire un seul gros paquet de tout ce volumineux ensemble de documents allait être écrasant pour les épaules. Pas question de se défiler, il n'y avait de toute façon pas le choix.

Mathilde avait emporté avec elle bon nombre de ses affaires, dont principalement les vêtements et les carnets. Elle était partie rapidement, j'aurais tout de même voulu la soutenir dans son départ. Ce n'était vraiment pas dans mes intentions qu'elle se sente rejetée et acculée à la fuite, comme cela. C'était bien dommage que cela se soit terminé sur un désaccord aussi violent, mais ce qu'elle réclamait implicitement, c'était parfaitement impossible. Je ne doutais pas un instant que j'allais recroiser son chemin très rapidement, ce serait l'occasion de reprendre un peu la main sur son destin chamboulé. Là n'était pas la question pour le moment. Il y avait bien plus important et dramatique : se séparer d'un compagnon de chemin indésirable, le père Algoedt. Malgré tout, j'aurais bien aimé plonger dans l'intégralité de ces carnets manuscrits, mais leur disparition ne me laissait que peu de doutes, ils allaient subir le même sort que les archives humides, l'eau ou le feu. Soit, il était grand temps d'emballer ce bazar de papier à l'odeur désagréable de moisissure et d'aller les rendre à leur heureux propriétaire. Je n'allais certainement pas les déposer à l'heure prévue, de peur de me faire abattre, mais bel et bien quelque chose comme douze heures en avance. Cela faisait partie de ma paranoïa, légèrement brouiller les pistes, sans aucun excès, juste pour manifester de la méfiance.

Le chemin de pavés défoncés était rendu glissant par un brouillard persistant. Le ciel était tout blanc ce matin, un pâle laiteux qui défigurait la nature en lui enlevant toutes ses couleurs. Les arbres squelettiques formaient des ombres noires inquiétantes dans un fouillis de végétation humide et marron. Chaque pavé était recouvert d'une fine pellicule d'eau, mes pas faisaient des traînées sur les pierres. Heureusement, on ne pouvait pas considérer ça comme des traces. De toute façon, aux abords du petit tunnel, tout devenait à ce point boueux, la moindre trace se perdait dans un dédale de pas, de roues de vélo et de flaques immondes. Le sac à dos pesait très lourd. Quant aux deux sacs de supermarché, bourrés à bloc, ils me cisaillaient les mains. Au moment de rentrer dans le petit tunnel, dont l'entrée était partiellement recouverte de végétation et dont le sol était jonché de déchets, une personne fit son apparition au bout du chemin. Evidemment, il suffit d'avoir quelque chose d'un peu confidentiel à faire pour que ça les attire. Je le laissai passer, feignant d'être totalement épuisé, et que mon lourd travail de traction nécessitait une pause. Il grimpait à présent la côte et avant même qu'il disparaisse, avalé par la rue et la circulation, je m'enfonçai dans le petit tunnel. C'était un lieu ne comportant vraiment rien d'exceptionnel, une galerie rectiligne plutôt sale, dont le bout se terminait par une salle un tout petit peu plus grande, rien de plus qu'un deux mètres sur deux. Je sortis de ma poche deux sacs poubelles noirs et enfournais tous les papiers là dedans. Par précaution, je les maculais de boue, afin qu'ils aient l'air parfaitement repoussants, rien d'autre que deux poubelles cachées dans la nature en quelque sorte. Le temps était venu de donner du corps à l'appréhension. Si je me faisais tirer, c'était maintenant, à la sortie du petit tunnel.

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je n'aurais jamais dû croire à la gratuité d'un geste. Depuis la destruction de la maison, il y avait eu beaucoup trop de beauté, il fallait finalement que la vie revienne à sa misère originelle, celle qui était mienne depuis le tout départ, comme une malédiction ancrée dans la couleur poisseuse de mes cheveux, une plaie douloureuse dont on ne sait se débarrasser. Pour quelle raison miraculeuse tout cela aurait pu fonctionner ? Aucune. Ca avait commencé sur un coup de théâtre. Alors que ma vie s'éteignait dans l'explosion d'une maison en feu, une main tendue me tirait du désastre. C'était pour mieux m'y rejeter, de haut si possible. J'aurais encore préféré en crever finalement, ça serait moins douloureux. C'était là-bas, à la mer, que j'aurais dû rester, les mains enfouies dans le sable, le visage dans la tourmente de la tempête, à attendre encore et encore que l'eau dégueulasse vienne m'engloutir - mon corps rejeté peu de temps après sur la plage, du sable dans ma bouche, un regard vide pâle comme un ciel cafardeux, les cheveux trempés qui s'éparpillent sur le visage et le sable détrempé, des gens autour de moi, un peu effrayés par le cadavre, ils attendraient la police. J'avais profité de son absence pour disparaître de la maison, il ne me reverrait jamais. Quelques vêtements bien tassés dans un sac à dos subtilisé pour l'occasion, l'essentiel de survie (malgré tout, toujours pas de lunettes) et puis mes précieux carnets, emballés dans une épaisse enveloppe de papier kraft. Il fallait absolument que je m'en débarrasse. Lorsque je quittai la maison, fermant la porte à clé et la laissant dans la boîte à lettres surchargée de publicités, j'avais une destination, c'était la dernière. Après, mon manque criant d'argent allait régler tout le reste. A la gare de Rixensart, ce n'était pas Christian, mon guichetier attitré, mais un inconnu. C'était d'autant mieux, j'allais éviter de laisser des traces de passage derrière moi. Je demandai un billet pour Louvain-La-Neuve.

C'est sans aucun plaisir que je retrouvais l'escalier sans âme de cette gare partiellement déserte à cette heure là. Tout là-haut, pas de pluie mais pas de gens non plus, juste un brouillard collant qui rampait le long des marches d'escalier piquetées d'herbes faméliques. La nuit n'allait pas tarder à tomber, je montai directement à la résidence universitaire. Dans le triste couloir aux dalles plastifiées bleues, je savais quelle porte trouver, par contre je me demandai bien ce que j'allais pouvoir faire en cas d'absence. Heureusement pour moi, car j'avais très peu d'alternatives, ça s'est bien passé.
-Bonsoir Marie… Désolée de te déranger, je t'apporte un paquet. Est-ce que tu pourrais le conserver chez toi ?
-Bonsoir Mathilde. Mais qu'est-ce que tu fais ici ? Viens, entre.
-Je cherche un endroit pour déposer cette enveloppe. L'ouvrir ne sert strictement à rien, il faut juste la déposer dans un coin et l'oublier. C'est précieux, mais je ne peux plus la garder avec moi.
-Donne, je vais ranger ça dans un recoin. Ca ne bougera pas. Mais ça ne va pas, qu'est-ce qu'il se passe ?
-Ulaan m'a foutue dehors, enfin à peu près. Je dois aller à l'internat maintenant.
-Ca ne m'étonne pas de lui. Malheureusement, c'est un idiot.
-S'il vient me chercher, ne lui dis jamais que je suis passée ici, et ne lui dis pas où je vais. Je porte bien trop de secrets et il veut les percer, c'est un poids supplémentaire de malheurs. Je ne suis pas inquiète parce qu'il n'en viendra jamais à bout, mais je prends peur par rapport à tout ce qui pourrait se passer, surtout pour les autres personnes. S'il découvre qu'on a discuté ensemble, il fera tout pour savoir,
y compris l'innommable. Je ne reviendrai pas chercher les carnets. Jamais.
-On ne se reverra plus alors ?
-J'ai désiré être une femme, non même pas, une adolescente qui se réfugie dans l'amour comme dans un jour de neige, les pas sont silencieux dans le duvet de coton. J'ai souhaité assassiner cette torture quotidienne, m'évader du piège dans lequel j'étais assignée. J'ai voulu ne jamais rien savoir de leur vie, ne pas comprendre une seule miette de leur monde d'adulte. Tout cela j'ai échoué. Mon cœur est déchiré en deux à cause d'eux, les saletés de raclures d'adultes. Il n'y a pas de place pour les enfants et les âmes pures, si ce n'est d'obéir à leur immonde attraction : devenir aussi vieux qu'eux, moches, les mains pleines de billets. Ca s'est passé lors d'une période de grande tension entre ma mère et mon père, juste avant leur divorce. J'étais encore enfant, je suis devenue adulte juste après. Ils parlaient de contraception, de grossesse, de reproduction, des termes qui sont restés gravés dans ma mémoire comme des cicatrices. Il disait que c'était la voie du plaisir, de pouvoir faire l'amour en permanence sans risques. Ma mère se rebellait avec violence tandis que je disparaissais derrière un mur, de peur que leurs paroles de folie ne viennent m'atteindre. C'est bien plus tard que je compris que je n'aurais jamais d'enfant, enfin je veux dire de la manière dont tout être normalement constitué peut le concevoir. Ils m'ont démolie. Il m'a détruite, en fait. Il n'existe pas de machine à remonter le passé, donc je n'en parle plus. Je vais chercher des solutions. Je ne sais pas lesquelles, mais je vais chercher. Peut-être qu'un jour, je vais trouver la porte, dans le mur, l'immense paroi de verre qui me retient prisonnière dans ce foutu monde.

Il commençait à se faire tard, je ne pouvais pas rester ici beaucoup plus longtemps. Ulaan ne me chercherait pas, mais je ne me sentais pourtant pas très à l'aise à LLN, surtout à cause de Marie. Il fallait absolument fuir mon destin loin d'elle, qu'elle ne se retrouve pas involontairement à la croisée de mon piteux chemin, coincée à son tour dans un étau de malheur. Je savais aussi qu'elle allait ouvrir l'enveloppe, trouver et lire les carnets. Ca n'avait plus rien de grave, pas même une profanation, c'était uniquement destiné à ce qu'un fragment de vérité reste ancré quelque part, dernier témoin d'une vérité étouffée dans un sordide univers financier. Je n'avais plus d'argent pour reprendre le train, je suis montée dedans sans rien. Si le contrôleur passait et s'il daignait me jeter en pâture aux flics, ça me ferait au moins une nuit au chaud. Il n'en fut rien. Je cessai d'espérer à partir de Bruxelles-Schuman, je descendis à Bruxelles-Nord, l'un des quartiers les plus hostiles que la capitale puisse porter. Il n'y a que des grandes tours, des caméras à chaque coin de rue, des artères balayées par un vent furieux. Je ne savais où aller et je me retrouvai sans but entre de grands monolithes de verre. Complètement désabusée, je me dirigeai vers le chantier de la Tour Ellipse. C'est un immense magma de béton, aux fers dans tous les sens, bête écorchée respirant à peine. Je n'osais imaginer sa hauteur, quatre-vingt mètres peut-être. Les grues immobiles espionnaient mon passage tandis que je m'engouffrais dans le ventre noir du premier étage. Des escaliers ne portant aucune finition guidaient mes pas vers le cœur de l'antre glaciale, puis enfin son sommet. J'étais toute essoufflée. Là-haut, le vent faisait rage. Les bourrasques cinglaient mon visage, je ne sentais plus mes joues. Au milieu du dédale de béton, je ne cherchais plus à m'orienter, je restais près du bord, accoudée aux palissades en bois peu solide. En bas, les veines gelées des rues s'étalaient à perte de vue dans l'immensité animale de la ville endormie. Je distinguais au loin les bâtiments qui avaient pu porter certaines de mes angoisses et en bas, l'avenue immensément belle dans ses draps de lampadaires jaunes. J'avais dix-huit ans, je me sentais aussi vieille qu'un siècle et demi, à quoi bon continuer comme ça si c'est pour répéter encore les mêmes choses indéfiniment ? Je n'avais même pas un sac de couchage pour me mettre au chaud et faire semblant d'être bien. La lune était voilée d'un halo de froid, les lignes blanches du milieu de la route minuscules. J'avais pensé à rapporter une bouteille de gaz, une grosse bleue bien lourde, larguée sous la mezzanine. J'avais songé à l'allumer, la laisser remplir la maison, puis gratter une allumette. Pour la maison d'Ulaan, la maison de mon père aurait eu une petite sœur. Je ne l'ai pas fait. La violence et la vengeance me sont étrangères. Elles étaient minuscules, ces lignes.

Tu cherches à te défaire de cette période ingrate que tu appelles adolescence. Tu espères que ça sera passager ; après tout ça, la vie ira mieux. C'est ce qu'ils disent dans les livres de psychologie, des revues pour lecteurs quasiment illettrés, ou sur les minables sites à moitié commerciaux de trucs minables pour ados. En vérité, tu ne fais que toucher le début de l'enfer, toute ta vie d'adulte ne sera que la même gangrène. L'adolescence est une idée qui te fait peur, parce que c'est là que tout se confirme : que tu sois enfant ou adulte, tu es autant prisonnier de leur système. Le malaise ado, c'est d'accepter que ce sera toujours comme ça. Tu recules, tu ne veux pas y aller, tu t'accroches encore à une fausse image de l'enfance, c'est en ça que tu as un pied dans chaque monde. Il n'y a qu'une seule chose qui reste vraie dans ce marasme, c'est l'amour, que tu aies sept ans ou quatre-vingt. Une seule chose, et là, c'est en train de crever sur le trottoir.

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le train passait à présent la gare Schuman, un immonde tunnel non rénové depuis peut-être quarante ans. En cette heure tardive, seuls quelques noctambules, surtout pas cette foule de travailleurs pressés qu'on peut trouver aux heures de pointe. Heureusement, parce que cette masse est un étouffement à crever. Le tunnel Cortenbergh allait me délivrer mon but dans les mains, la longue gare du Nord. C'est Bruxelles dans toute son immensité de navetteurs, un lieu qui ne s'arrête jamais. Construite d'une seule pièce au début du siècle lors de la jonction Nord-Midi, c'est un gigantesque monolithe de béton. Ce qui m'amenait à cette promenade nocturne n'était pas anodin. J'avais certes rendu les plans dans le petit tunnel crasseux, mais j'avais pourtant bien gardé en mémoire ce qu'ils pouvaient représenter. Comme un grand nombre d'entre eux figuraient les combles de la gare du Nord, je décidai de m'y rendre, afin d'observer ce qu'il pouvait y avoir de si spécial là dedans. Je ne savais pas exactement ce que j'allais trouver, très probablement rien, mais il me fallait m'y infiltrer, ne serait-ce que pour n'avoir aucun regret. Je me demandais bien comment y aller, étant donné que tout allait être fermé. Une observation en détail allait de toute façon soit me mener à l'échec total, soit vers une nouvelle intrigue pénible.

Depuis les longs quais déserts, je m'engouffrais dans le tunnel des navetteurs afin d'explorer les volumes. De toute apparence, au vu de la forme courbe des plans, il s'agissait des combles de la grande salle d'attente, de délivrance des billets, la salle du grand horaire noir, là où se croisent des centaines de milliers de personnes chaque jour - le cœur de la gare. Par cette salle, il n'y avait évidement aucun accès. Haute d'une bonne vingtaine de mètres, il aurait fallu faire de la lévitation pour y arriver. Soit, j'étais l'homme-ventouse, mais il ne fallait tout de même pas pousser. Il restait donc les accès par les bureaux, paraissant clairement compliqués, et les éventuels passages par la toiture. Les bureaux eurent vite fait de répondre de leurs portes fermées à clé. Evidemment, on ne laisse pas un tel ensemble ouvert. Même les locaux abandonnés près de la tour de l'horloge n'étaient pas porteurs. Je ne pouvais pas tâter les goupilles pour délivrer ces portes de leurs serrures, c'était du matériel de sécurité (aussi incroyable que cela puisse paraître). De plus, ça exposait aux alarmes du rez-de-chaussée, invisibles depuis le quai, mais indiscutablement présentes. C'est là que je compris ma bêtise et mon immense perte de temps. Des travaux bâchés entouraient la tour de l'horloge, monolithe défigurant tout le paysage. Il n'y avait vraiment rien de plus simple que de grimper un échafaudage et de se promener ensuite sur les toitures. Je rejoignis le lieu à grands pas. Directement exposé sur la place, il fallait faire discret, sinon ça allait se terminer directement au commissariat. Heureusement, j'étais fort habitué à ce genre de promenade verticale.

Dans un petit recoin tranquille, j'enfilai mes gants, véritable enveloppe protectrice contre les aspérités. Avec ça aux mains, je me sentais beaucoup plus fort - simple repli psychologique contre une période d'épreuves. Les cinq premiers mètres devaient se faire à bout de bras, parce qu'aucune structure d'échafaudage n'était placée, dans le but évident d'empêcher les gens de monter. C'était d'une facilité déconcertante. Juste après, caché derrière les bâches de la structure, je n'avais plus rien à craindre. J'essayai à plusieurs reprises de rentrer dans la tour, protégée par des planches sommaires, mais tout était soigneusement clôturé. En forçant un peu, je pouvais les défoncer, mais je gardais ça pour le plan B. Je préférais ne laisser aucune trace. Tout en haut, la structure était plutôt étonnante. Avec des murs de château fort, le sommet de la tour était creux, abritant une petite cahute. Une des vitres était défoncée. L'intérieur révélait un lieu complètement vide, sauf un boîtier d'alimentation d'un émetteur GSM. Il y avait bien cinq mètres et je ne trouvais aucun moyen d'y descendre. Cela me faisait râler. Si je ne trouvais aucune possibilité à cet endroit, il fallait tout de même que je rentre, éventuellement en brisant des planches de bois et en me faufilant, je n'étais pas venu ici pour rien. Je décidai de redescendre un peu, afin de quitter la tour et rejoindre l'immensité de la toiture, car à vrai dire c'est ça qui m'intéressait. Le passage fut relativement aisé, mais une caméra circulaire du CCN m'épiait. Je me doutais que j'étais dans son champ, il fallait prier pour que personne ne soit attentif.

Les grandes toitures en tôle marron ont été rapidement parcourues, j'arrivai tout au bout à un grand trou dans la tôle faiblement pentue, une petite cour, donnant sur quatre fenêtres. Rien de bien porteur non plus par là, malgré l'échelle, je rebroussai chemin pour ouvrir les vasistas. Tous donnaient dans quatre ou cinq mètres de vide, soulevant une affreuse poussière qui me défonçait les yeux. Mon comble devait se trouver là dessous, mais il n'y avait rien de correct pour descendre. C'était un trou, un gouffre, et voilà tout. Bien entendu, je n'avais pas prévu de corde. De toute façon, je ne pense pas que j'aurais pu trouver un point d'attache correct, sauf à prendre une cinquante mètres. Je décidai de prospecter chaque vasistas, jusqu'à trouver une solution. Je commençais tout de même à me dépêcher, parce que j'étais fort visible, surtout si un gardien patrouillait dans le tout proche CCN. Au bout de quelques instants, je trouvai enfin mon bonheur, une trappe équipée d'une échelle, donnant dans un bâtiment très délabré. Il n'y avait pas eu d'entretien depuis des années, peut-être des dizaines même. Après être passé dans un couloir fort éclairé, j'arrivai dans une pièce carrée, encombrée de déchets, puis derrière, enfin, les combles que je recherchais tant. Lorsque j'allumai les lampes néon, j'en reconnus la structure, similaire aux plans à quelques détails près.

Cette grande pièce était un vaste volume de béton, équipé de deux rangées de poutres porteuses. Entre le gris et le marron, tout était très poussiéreux. Un cheminement de planches permettait de circuler entre les travées. Chaque pas faisait tout grincer épouvantablement. De part et d'autres de ce chemin de bois, on trouvait la structure même du plafond, c'est-à-dire des tôles vissées sur une armature métallique. De toute évidence, il ne fallait pas marcher là-dessus, ça signifiait passer au travers. Chaque tôle était porteuse d'un projecteur, illuminant la grande salle juste en dessous, disséminant dans les combles un vague halo rougeoyant et surtout, une chaleur colossale. J'étouffais, à tel point que j'enlevai ma veste, le temps de prospecter. Je priais que mes pas ne s'entendent pas. Dans le silence de la nuit, c'était un véritable cataclysme de craquements et de bruits sourds. Le moindre mètre de déplacement devenait l'affaire d'une épouvantable complication. Honnêtement, je ne voyais pas du tout en quoi ce lieu, que je reconnaissais pour sûr conforme aux plans, pouvait être classé comme " OK " d'après leurs notes éparses. Quelquefois, les lampes étaient mal placées, un petit interstice laissait voir le sol une vingtaine de mètres plus bas. Tous ces spots étaient horriblement mal câblés. Certains fils dénudés traînaient par terre tandis que des dominos à moitié fondus collaient aux caches des lampes brûlantes. Au centre de la grande pièce, un appareillage électrique m'intriguait. Ca ressemblait à un boîtier d'antenne GSM : une armoire plastifiée d'un petit mètre de hauteur. Je choisis d'aller la voir de plus près, puisque rien ne se révélait à ma vue, absurdement tout était vide. C'est là que je compris que j'avais touché à mon but. Un petit tuyau de plastique transparent s'échappait de l'armoire fermée à clé, et longeait un projecteur. Ainsi, ce tuyau plongeait dans le volume de la grande salle. Ca me semblait complètement anachronique. En le tirant délicatement, je l'extirpai de son interstice. Le bout était équipé d'une minuscule crépine d'à peine un centimètre, rien de plus. Dans la grande salle, il n'avait dépassé que de quelques millimètres, très probablement complètement invisible à la vue. Quant aux gens qui venaient ici pour changer les lampes ou similaire, quelle était leur régularité ? Un ouvrier tous les deux mois ?

Il me fallait maintenant m'occuper de l'armoire. Pas question de l'attaquer durement, parce que cela aurait fait beaucoup trop de bruit, je tentai immédiatement de tâter l'intérieur du rotor, mais malheureusement cette serrure minable aux quatre pauvres goupilles refusait obstinément de tourner. Etait-elle complètement grippée ? Comme je n'avais pas de scie à métaux, je n'avais pas d'autre choix que de la forcer. Le dessus, riveté, s'avérait le plus facile à déboulonner, par arrachement. Ainsi, je me préparais à tirer comme un gros bourrin pour décapiter le dessus, quand je constatai avec surprise et amusement que l'ensemble de l'armoire se levait, comme un grand capuchon. Ca entraînait le tube de plastique transparent avec tout l'ensemble, je m'en moquais complètement. De toute façon, tout ça paraissait complètement inactif à ce stade là. C'est avec pas mal de peine que j'extirpai la coque, assez volumineuse tout de même. A l'intérieur, je découvrais une classique alimentation de petite antenne GSM, sauf qu'elle avait été détournée de sa fonction première. Un repiquage électrique en dérivation alimentait une petite pompe, que je reconnaissais pour être celle d'un frigo, ou quelque chose de très similaire. Ce matériel était relié à une bombonne ressemblant à un extincteur. Assurément, le système ingénieux avait servi à pulser un produit dans le tuyau transparent, et donc dans la salle. Au vu de la finesse de la crépine, je ne doutais pas que le débit devait être très très faible.

Dans ces instants là, on comprend très vite ce qu'il se passe, l'esprit se ballade à la vitesse de la lumière. Quant à formuler exactement ce qu'il s'était passé, c'était évidemment un peu plus long. Manifestement, le produit stérilisant avait été projeté sur des milliers de navetteurs, dans un but de contraception probablement définitive. Je me demandais vraiment comment ils allaient vérifier le bon fonctionnement de leur horreur, était-ce une opération pour éprouver que le système pouvait marcher à grande échelle ? Mis à part d'avoir des cobayes involontaires, il était strictement impossible d'opérer une quelconque vérification. Et encore… Une femme enceinte se remarque au bout d'un certain temps, mais une femme stérile ? Avaient-ils des espions chez les gynécologues ? Toutes ces suppositions me faisaient penser à un grand film d'espionnage, complètement tiré par les cheveux. La vérité se trouvait ailleurs, indubitablement. Les hypothèses allaient bon train. Par exemple, ils faisaient de la stérilisation de masse pour pouvoir commercialiser un produit miracle rendant la fécondité - n'importe quoi... Et si Mathilde se trouvait elle aussi au cœur du mystère ? Car après tout, Algoedt avait été très clair sur la question, elle était une erreur de manipulation (je n'ose l'imaginer au passage). Quoi qu'il en soit, cette découverte macabre allait relancer furieusement de nombreuses spéculations. La chaleur m'étouffait, je décidai de ressortir et d'y réfléchir au calme, à la maison ou ailleurs - en réalité surtout, fuir de cet endroit pour ne pas être accusé de dégradation ou de quoi que ce soit d'autre. Le retour sur la toiture fut enfantin mais glacial. Quant à la descente le long de l'échafaudage, c'était nettement moins évident. Un homme ne cessait de téléphoner en bas. C'était franchement pénible. Après vingt minutes, je perdis patience, descendis sur la terre ferme, et passai devant lui en lui disant bonsoir. Il ne s'est rien passé d'autre.

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marie revenait de l'auditoire Socrate, symbole de l'écrasante blancheur de l'université, machine à broyer les rêves - alors qu'elle était justement sensée les consolider. Les chemins se succédaient, jusqu'à la petite résidence universitaire sans âme près de la gare. Soir pesanteur de fissure, le corps qui se déchire en deux sous l'âme qui ne dirige plus rien, la porte d'entrée s'est ouverte sur son couinement habituel. Lorsqu'elle arriva dans son couloir, deux hommes étaient devant sa porte, c'était des adultes. L'un deux était grand et fort, les cheveux coupés très courts, l'air d'un businessman peu commode. L'autre avait une tête de larbin, plus âgé et moins convaincant. Tout se passa à la vitesse de l'éclair. Dans ces instants, la pensée se réduit au strict essentiel : comprendre et échapper. Que pouvaient faire là ces deux hideux adultes ? Ils étaient certainement au courant de la venue de Mathilde, ils avaient dû l'attraper et la torturer pour qu'elle parle. Maintenant, que faire ? Un demi-tour aurait irrémédiablement attiré l'attention des deux affreux, fallait-il leur dire pardon, laissez-moi rentrer chez moi ? Les mille et une possibilités avaient défilé dans son esprit en l'espace d'une seconde. Elle passa à quelques centimètres d'eux, sentant leur odeur et leur stress brûler sa peau. Elle entra sa clé dans la serrure de la porte de la voisine. Par pitié, qu'elle ne soit pas là… Ca aurait été la pire des catastrophes. Il restait le problème que la clé n'allait pas tourner. L'un des deux, le plus grand, prit la parole :
-Vous connaissez la personne qui habite là ?
Transie de peur, Marie répondit d'un hochement de tête positif, sans souffler un mot.
-Et vous savez quand elle va rentrer ?
-Désolée, je ne sais pas.
Sur ce, Marie fouilla quelques secondes dans son sac, faisant semblant de chercher quelque chose d'oublié, puis elle quitta le couloir d'une démarche pressée, tous les membres tremblants. Elle repensait au grand L de l'auditoire, la toiture avec ses rangées de chiens assis ; on pense à n'importe quoi quand on est en danger. Que faire maintenant ? Ca se trouve, les deux hommes allaient casser la porte, fouiller l'appartement de toutes parts. Ils ne trouveraient jamais les carnets, mais quels allaient être les dégâts ? Et que restait-il de Mathilde ? Elle avait dit qu'elle ne reviendrait jamais… Il était complètement impossible de retourner au kot, l'angoisse tétanisait toute perspective. Trop difficile de demander de l'aide à Sonia, bien trop proche de ce désastre, il ne restait qu'une seule piste valable pour implorer du secours : Astrid. Ca voulait dire rejoindre le centre d'Ottignies, une galère. Comprenant l'impérieux besoin, elle obliqua et fonça jusque la gare, dans l'espoir qu'il y ait un train tout de suite. Il était cinquante neuf à leur pendule, ça voulait dire une échappée dans quatre minutes. Etait-ce possible ? Parce que si ça se trouve, les deux autres étaient aussi venus en train… Par chance, peut-être même par miracle, ça a fonctionné. Un train emporta sa peur loin de là.

La porte s'ouvrit toute grande, Astrid comprit immédia-tement qu'il y avait quelque chose qui ne tournait vraiment pas rond, le visage de Marie était ravagé de larmes essuyées à la va-vite et d'un mélange de terreur indescriptible.
-Il faut que tu me protèges. Je suis mal. Il y a deux mecs qui veulent me trucider.
-Pardon ? Quoi ? Mais qu'est-ce qu'il se passe ?
-C'est compliqué… Mais y'a des gens qui n'hésiteront pas une seconde à me flinguer pour récupérer des choses que je cache.
-Bein et alors ? Tu les ramènes ici, tes choses, et puis c'est réglé…
-Il faut que tu me protèges Astrid. Ce sont des gens qui iront jusqu'au bout. Il faut que je puisse rester quelques jours chez toi, le temps de trouver des solutions…
-Bien sûr… Viens, y'a pas beaucoup de place mais tu te doutes bien que ça s'arrangera. Ca se discute pas ! Il faut que tu me racontes un peu tout, parce que là quand même, ça fait beaucoup d'un coup.

Ca vient d'un ami d'enfance. C'est une histoire complexe. A cause de son attitude, il a mis en danger une fille que je ne connaissais pas. Cette fille a débarqué chez moi il y a trois semaines, complètement paumée, elle avait eu mon nom par cet ami en question. Va pas essayer de comprendre pourquoi moi, aussi absurde que ça puisse paraître, la complication de cette histoire justifiait cette présence. Au téléphone, c'est même moi qui lui ai dit de venir. La semaine dernière, elle est venue en catastrophe chez moi déposer des carnets, des trucs à cacher, que personne ne devait trouver. Je lui ai dit oui parce que je pensais être loin de tout ça, et puis je ne voulais pas me prendre la tête. Il n'y a même pas une heure, il y avait deux tueurs au pas de ma porte. Ils veulent les carnets parce qu'ils révèlent des secrets, ils ont peur que ça s'ébruite. Je ne sais pas si je dois en parler aux flics, je vais probablement le faire parce que j'ai vraiment peur pour ma vie. Attends tu me connais, j'avais vraiment pas besoin de ça, ma vie est déjà assez lourde comme ça… Les carnets, bien évidemment je les ai lus. Elle ne m'avait pas interdit de le faire, elle avait même laissé l'enveloppe ouverte, c'est dire…

Les livrets sont affreux. Je ne te raconte pas la somme d'immondices qu'il y a là-dedans, tu ne le supporterais pas. Jusqu'ici, je pensais que c'était un délire complet d'une âme complètement déchirée. Les tueurs m'ont ramenée à la réalité, nous sommes face à quelque chose d'immense. Ils ne savent pas à quoi je ressemble, sinon je peux te dire que c'en était fini de la cerise. C'est une société dont le nom n'est jamais donné, un truc pas loin d'ici, elle décrit ça avec les mots " empire du mal ". Ils ont mis en place un programme eugéniste, tu vois un peu comme une idéologie nazie : l'amélioration de la race par des procédés biologiques. Ils stérilisent les femmes avec des produits de saloperie. Elles ne peuvent plus avoir de bébés parce que leurs hormones sont défoncées. Après, la société en question commercialise un produit qui permet de redonner la fécondité, mais les bébés sont sélectionnés, le produit agit comme un médicament et permet plus ou moins de faire le tri. C'est-à-dire, si tu veux, qu'il n'y a plus grand-chose de naturel dans l'acte d'amour et la reproduction. Les gosses sont sélectionnés pour que leurs gênes reproduisent à l'infini une sorte d'être supérieur. Là où ça a commencé à chier, c'est que la fille qui est venue me voir la semaine dernière, elle raconte dans ses écrits qu'elle était enceinte alors qu'elle n'avait jamais fait l'amour. Elle portait en elle un bébé sans jamais avoir reçu une seule once de câlins, un véritable délire tu vois. On arrive dans le sommet de l'infamie quand elle a avorté. Elle raconte dans un livret, avec force de détails abominables, le sang qui coulait entre ses cuisses, la fibre de vie qui s'échappait de son ventre. Lorsqu'elle a annoncé ça à son père, il est devenu complètement dingue. Il avait pris sa propre fille comme cobaye d'expérience, alors que la pauvre, elle n'avait jamais eu de copain. Plus sordide que ça, tu meurs. Qu'est-ce que tu veux que j'aille raconter tout ça aux flics, ils m'interneront dans un asile…
-Ecoute, je crois que le plus simple, c'est encore de te débarrasser de ces écrits. Tu t'en fous finalement, c'est pas toi qui vas sauver le monde entier. Donne-les à la police et ils feront le nécessaire. Tu dis que tu n'y es pour rien, tu racontes juste ce qui est arrivé. Plus tu le fais vite, au plus rapidement tu seras délivrée.
-Je ne peux pas aller les rechercher, ils sont cachés dans l'appartement, dans les conduits d'aération, ça veut dire qu'il faut retourner là où étaient les tueurs, chez moi.
-Si tu veux, on y va maintenant, moi je n'ai pas peur, après tout, j'ai pas les cheveux rouges pour rien.
(Même si c'était faux - il faut bien s'entraîner pour se donner du courage. Tu sais, je veux pas crever ma vie comme ça tout de suite. J'ai connu le véritable amour, " lui ", l'immensité de sa tendresse. Je veux pas partir de cette vie tant que j'aurai pas retrouvé une part de cette vibration, même infime. J'en meurs qu'il n'y ait personne pour me serrer dans les bras, le silence seul pour se réfugier ça ne réchauffe pas. J'ai beau être orgueilleuse et piétiner mes rêves sans arrêt, je ne peux pas supporter d'avoir le cœur vide comme une coque de noisette. Les visages d'Emeline et de Fabiola sillonnaient dans ma mémoire en réminiscence : écoute on va aller au commissariat à Mousty. Ca va être désagréable, mais s'ils jugent ça suffisamment important, ils vont venir avec nous, tu seras libérée. Si tu as besoin d'aller loin, va chez ta grand-mère à la mer, ils ne te trouveront jamais là-bas. Dis tu viens ? On va se libérer de tout ce poids d'horreur. Après tout, nous aussi on a le droit à quelques grammes de bonheur, non ?)
Marie contemplait le mur bleu, étrange papier peint de parpaings, comme dans un garage. Des oiseaux habitaient la paroi, comme des petites flèches porteuses d'espoir.
- Astrid, je ne veux pas t'embarquer dans cette folie, je vais y aller seule.
-Ecoute, on se fait une tartine de nutella, une bien coriace pour se donner des forces, et puis on y va. Tu n'as plus le choix, tu m'en as beaucoup trop raconté. Tu crois que je vais te laisser dévorer la rue le bitume mouillé et tout le
noir ? Il va y avoir une voiture qui va déraper, ils vont s'immobiliser de travers sur la chaussée et te tirer dessus. Plutôt crever, je ne veux pas ! On est parti.
Elle mis ses grosses docs comme pour affronter un combat de rue. Elle rangea d'un geste machinal ses cheveux, qui allaient se perdre dans ses grands yeux d'enfant. Une pluie de bleu-vert-gris plongea dans les abysses de Marie : sois forte s'il te plait, je ne suis rien de plus que toi, mais à deux on y arrivera. Les rubans des chaussures se sont enroulés le long des fines jambes et les talons ont claqué sur le carrelage.
Les rues du centre-ville commençaient doucement à s'estomper pour laisser place à Carette, puis la Dyle, toute moche dans son écrin sombre de verdure hivernale. Le gros cube est apparu immuable au loin, heureusement encore éclairé. Il était toujours temps. Cela s'est passé rapidement, dans des locaux beaucoup trop éclairés. De manière étonnante, pas un seul regard de condescendance, pas une seule remarque envers deux âmes semblables à des petites filles paumées dans un labyrinthe immonde. L'entrevue avec le responsable d'un dossier épais s'était terminée sur ces quelques mots :
-On vous envoie Rixensart. Ils connaissent. Vous avez une demi-heure de disponibilité, là maintenant ?

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je n'ai pas eu mes règles.
Tout d'abord, j'étais inquiète, comme s'il manquait une plaie à mon calvaire quotidien. Les jours passant, j'ai pris peur, j'ai commencé à avoir mal au ventre, comme une barre de fer enfoncée dans mes entrailles, que l'on tord et tord encore - jusqu'à ce que j'en crève. Au bout de six semaines, j'ai été voir un gynécologue. J'ai piqué de l'argent qui traînait dans le portefeuille. Bizarre que je n'aie pas été battue. Le gynécologue a fait un test de grossesse, j'ai dû pisser sur une bandelette. Il y a eu deux barres roses. J'étais enceinte.
Je ne croyais pas l'évidence du test. Je n'ai jamais eu de copain, pas même un simple amour de passage. Qui aurait voulu entrer dans l'intime d'un monstre décharné comme moi ? Pourtant, le médecin était formel. Elle me regardait avec un air rempli de pitié : qu'est-ce que tu peux être conne ma pauvre fille. J'étais abasourdie, complètement anéantie par cette nouvelle que je ne comprenais pas. Je n'avais pas pu être abusée durant la nuit, un sommeil artificiel ou quoi que ce soit du genre ; un intime de femme est suffisamment sensible pour se souvenir d'un milliard de fois moins que ça. Alors ?
Les infirmières qui ont pratiqué l'épouvantable IVG n'avaient pas plus d'informations à me donner, juste un mépris à la hauteur de l'Everest, ou au moins du K2. J'ai dû avaler des saloperies de médicaments dégueulasses et attendre toute une après midi que ça se passe. J'avais le ventre en déchirement. Une main imaginaire venait arracher la délicatesse de mon intérieur, des quantités de sang se sont écoulés dans l'immondice entre mes jambes maculées de rouge. J'aurais pu dire avec exactitude quand la graine fétide s'est échappée de moi. Je rejetais mon corps obscène encore plus que mon âme brisée. Et puis il y a bien eu un moment où ça a cessé, j'avais crevé l'abcès. Victime de toute la saloperie alors que je n'en avais pas goûté le moindre délice, il y a des vies comme ça qu'il vaudrait mieux effacer des registres. J'aurais bien aimé vomir toute mon existence sur le sol, pour m'en défaire, mais il n'y avait rien. L'abject au fond de mon cœur, ancré comme une tumeur, tout ce que mon âme échafaudait m'était répulsif. Je n'osais même pas imaginer le nauséabond de la réalité de ce qui avait grandi au creux de mes entrailles. Dès que j'allais être remise sur pieds, d'un point de vue strictement physique je veux dire, parce que moralement c'était mort, j'allais mettre le père au courant. Le livret est clos sur ces mots.

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ulaan retrouva la gare de Hoeilaart avec un mélange de passion et d'horreur. Est-ce qu'un jour, il serait possible de vivre ailleurs que dans cet horrible endroit ? Un chantier avait commencé au petit pont de Coppensstraat, celui que je n'osais jamais traverser de peur de me faire renverser par une voiture. Les ouvriers de la SNCB travaillaient à l'élargissement, afin que les quatre voies du RER puissent tracer leur furie dans le paysage gelé. Cette fois-ci, je n'allais pas pouvoir éviter la Kruikenstraat, j'étais venu pour. Je possédais cet endroit dans mon cœur comme une maladie d'infamie, rongeant mes os peu à peu. En montant la petite centaine de mètres, j'obliquai vers la gauche afin d'aller voir la cruche. Un grand bond dans le gazon bien tondu répliqua un ploc de sol gorgé d'eau - pour sûr, j'allais avoir les chaussettes trempées. La cruche était toujours là, immobile et perpétuelle. Je jetais un petit coup d'œil à l'intérieur, sombre alcôve remplie de résonance. Le petit coup de lampe torche me révéla une grande flaque d'eau, des toiles d'araignées, mais aucune pierre. Le silex s'était bel et bien noyé dans un étang, quelque part pas très loin d'ici - un nom interdit, imprononçable, hideux comme un chien hurlant derrière un grillage. Le sortilège était glacial, décédé dans la vase, les yeux grands ouverts sur le vide. Je retrouvai vite la route, avant de me faire incendier par un local, parce que finalement cette cruche et ses mystères, ça m'indifférait maintenant. J'avais bien plus important à faire, une rencontre dictée par l'impériosité. Tandis que je finissais de monter la Kruikenstraat, je croisai la boîte aux lettres rouge. Je sonnai.

A partir de cet instant, je ne tenais plus ma promesse.
C'est sa sœur qui ouvrit. Elle fut carrément surprise de ma visite imprévue, sans manifester pour autant une quelconque émotion. Elle s'en moquait éperdument, ou presque. Je la savais froide à l'inconnu, insensible à ma présence, elle ne savait probablement rien de moi. Finalement, c'est moi qui parlai le premier :
-Je souhaiterais voir Lena.
-Elle n'habite plus ici depuis une semaine. Elle est partie à Chooz maintenant.
-Ah ? Et ça fait longtemps qu'elle projetait ça ? Ca fait un an ou presque que je n'ai plus de nouvelles.
-Je pense que ça ne te concerne pas. Je suppose qu'on peut en rester là ?
-Je voudrais savoir si elle a été dans la grande salle de la gare du Nord, à Bruxelles, dans les deux ou trois derniers mois. Y'a que ça que je veux savoir. Je me moque de tout le reste.
-Je ne sais pas. Ecoute, laisse tomber, elle s'en fout de toute façon. D'accord ?
La porte se referma doucement, sans claquement et sans violence, mais je me retrouvais maintenant comme un idiot devant une porte close à tout jamais. Je me demandais vraiment comment Mathilde avait pu la rencontrer, si effectivement elle avait migré au pied des deux tours de la centrale nucléaire depuis des mois et des mois. Un mystère de plus, ou finalement seulement un immense ramassis de mensonges ? Ca allait être vraiment difficile à évaluer. Tandis que repassait la boîte aux lettres, un vague sentiment de dégoût s'insinuait tout partout dans les veines. Après tout, tant pis pour elle si elle s'est faite irradier de produits hideux, qu'est-ce que je pouvais y changer, est-ce que je connaissais un seul remède ? Venir ici n'avait été qu'une idiotie, comme une grande part de cette vie finalement. Je repensais aux petits boulots, le pire avait certainement été vendeur d'alarmes, même si j'avais tout de même beaucoup appris, notamment les méthodes pour éviter d'activer un détecteur de présence. Je ne sais pas ce qui construit la beauté d'une vie, c'est peut-être la lumière qui en ressort ? Je me sentais un peu dans le noir, le cœur qui racle le fond. Non, je n'allais pas non plus faire le tour du quartier, Camille et Deb, c'était tant pis pour tout ça, les rêves et les espoirs projetés au fond de la vase. Quel avenir maintenant ? Retrouver Mathilde ? Tuer le vieux Algoedt ? Aller chatouiller une fois de plus Gérard ? Tout cela ne menait qu'à trois fois rien. Il était peut-être temps de tourner la page… Quelle lumière donner dans une histoire aussi obscure ?

J'aurais volontiers versé dans une dernière histoire de coupe, pour garder auprès de moi une seule et unique mèche, rouge vif, comme une relique d'un temps ancien. C'était bien entendu hors de question. Outre que je ne savais pas où la trouver, j'allais irrémédiablement me perdre dans un dédale de plaintes et de scènes larmoyantes. Est-ce qu'une seule chevelure aurait pu remplacer la sienne ? Je savais bien que non. Elle avait de l'or sur les épaules, c'était fascinant, une idée fixe, un véritable fanatisme. Dès les toutes premières fois où je la suivais à la sortie du train, j'étais déjà devenu complètement dingue de son rouge, uniquement ça. Seulement, l'amour est comme une nappe phréatique dans le corps. Avec Hoeilaart, j'en avais capté tout le sang, jusqu'à l'épuisement le plus complet, dans une sécheresse insupportable. C'est pour ça que je pouvais crever maintenant, dans le fond de ma caverne, ça n'aurait rien changé. Le train m'emporta comme un cadavre dans un corbillard jusqu'à Rixensart, dernière étape de ce saut de puce. J'allais retrouver la maison, vide et silencieuse, pas même des ouvriers en train de travailler sur celle d'à côté, j'allais aussi retrouver l'immense vacuité. En moins d'un mois, tout s'était effondré dans un délire accablant. Reconstruire ne voulait plus rien dire. A ce niveau là, il ne restait plus qu'une seule solution, raser et tout reconstruire : raser avec une lame dans un cœur roux ravagé.

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je m'appelle Mathilde Algoedt, j'ai dix-huit ans et je viens de crever.
Je traîne ma carcasse déglinguée sur une route toute droite entre les arbres. De nombreuses dalles sont défoncées. Lorsque les pas se posent dessus, il y a de l'eau qui gicle sur mes pieds. Je n'ai rien mangé depuis hier midi, je n'ai quasiment pas dormi cette nuit. J'ai été consumée par le froid. A un moment, je pensais le non-retour présent à ma porte, l'insensibilité est entrée par ma bouche et n'est plus ressortie de mon corps.
Je traîne mon immonde corps le long de la chaussée de La Hulpe, à quelques pas de l'Assomption. J'ai du mal à marcher, je butte sur les branches qui gisent au sol depuis la tempête. Tout le monde se fout qu'elles soient là. Mes pas s'enfoncent dans un tapis de feuilles mortes devenues spongieuses, c'est une bouillie proche d'un terreau originel, celui qui a vu ma naissance. Devant moi, un homme marche d'un pas assuré. Il m'a dépassée il y a quelques instants. Il a un parapluie au bras et un petit sac à dos carré. C'est monsieur De Monge, le directeur de l'Assomption. Il avance, là à quelques pas devant moi, pourtant il me semble être à des kilomètres. Je vois ses pieds sur les pavés, la route, les phares rouges des voitures, je n'ai toujours pas été chez l'ophtalmologue et je vois flou. Ma tête tourne et je ne me sens pas très bien. Il me faudrait n'importe quoi de sucré, un coca, n'importe quoi. Il parait qu'il y a eu un énorme dérapage. Ils m'ont dit que j'étais tombée sur le bord de la route et qu'une voiture avait tenté de m'éviter. Elle s'était abîmée sur le trottoir de gauche, le long du mur en vieilles pierres. Il paraît que De Monge est rentré dans l'institut me portant dans les bras - ce qui a dû certainement faire une immense impression, parce que nombre me croyait morte. Il paraît qu'il s'est tracé une allée de silence.

Je suis dans une salle d'infirmerie de quelques mètres carrés. Les parois sont en placoplâtre, je suis étalée de tout mon long sur un lit par terre. Je me sens très mal, le moral dans le fond des chaussettes trouées. J'entends au loin, confusément, les cris des autres dans la cour en forme de U. Une télévision occupe le sommet d'une armoire, elle est triste comme un menhir. Le reste de l'espace est encombré d'une table sur laquelle des fardes et des archives attendent un meilleur destin. Je me tourne sur la droite et
j'ai mal partout, surtout au coeur - c'est une maladie douloureuse. J'ai le regard à quelques centimètres d'un oreiller vert Winnie L'Ourson, je détourne les yeux sur les dalles de carrelage piquetées de petits points. Au fond de la pièce, juste à côté de moi, une grande armoire de bois foncé, j'aimerais m'y cacher à tout jamais, vivre dans la pesanteur et l'oubli de ce tout petit local. Mon corps pèse des tonnes, le carrelage se fissure sous mon poids, le matelas se retrouve peu à peu aspiré par l'abîme de ma propre détresse. Soudain, des bruits de pas dans l'escalier tout proche, des gens sont dans le couloir illuminé et parlent à voix basse. Un bref trois coups sur la porte, ils entrent. Le surveillant aux cheveux très courts et aux yeux gris (celui qui garde la porte d'entrée comme un cerbère, mais qui me donne parfois des sourires) fait entrer une infirmière dans la pièce. Elle a l'air si gentille, j'ai envie de m'effondrer et de fondre dans ses bras. On m'inspecte, m'ausculte, me pose plein de questions auxquelles je ne sais pas répondre. Je suis une âme lacérée laminée d'horreur en putréfaction dans mon ventre.

L'infirmière a dit que ce n'était qu'une hypoglycémie. Ils m'ont donné une couque au chocolat de La Croquignolle, il semblerait que quelqu'un s'était dévoué, je n'ai jamais su qui c'était. J'ai pris un chocolat chaud très sucré qui m'a bien remontée. J'étais écorchée de toute part, fatiguée au point de ne plus me reconnaître, pourtant, j'avais acquis une certaine expérience en matière de résistance. Ici, je n'étais plus rien. Lorsque je bougeais de quelques millimètres, je sentais la désolation de mon cœur lâcher du pus tout vert dans mes veines. Malgré le morcellement de mon moral, je demandai à aller voir Monsieur De Monge. Je ne voulais plus rien d'autre que suivre la ligne rouge, jusqu'à la gauche, rien de plus. J'insistais de toutes mes forces (c'est-à-dire pas grand-chose), en lutte contre ma peau déchiquetée d'angoisses, on me laissa le rencontrer. Son bureau était juste en face de l'infirmerie. Mon sauveur de la route des petits matins était dans un local qui n'avait rien de prestigieux ; je l'imaginais dans un palace, il n'en était rien - c'était simple et agréable. Je pressentais aussi un homme infiniment dur, qui allait balafrer tout ce que j'allais lui raconter, il n'en fut rien. Je lui contai toute la charpie de ma vie ces derniers jours, mes espoirs au labour, le fait que j'étais éreintée de vivre et dans une impasse. Je m'attendais aux paroles des assistantes sociales de la cité administrative, ces saloperies qui avaient dépecé mon existence quelques années auparavant, tout ça pour ramener mes espoirs à un dossier irrecevable, bloqué financièrement - saletés d'adultes. Lui, fut infiniment humain. Ca devait être une journée rouge, ce fut le contraire. Je n'attendais pas une main pour me tirer de la maison ravagée par les flammes, rien de ce genre, juste un endroit pour éteindre mon âme en paix… Ca allait être loin, à Ganshoren, mais une machine s'était mise en route pour me tirer de là où j'étais tombée, sur le trottoir.

Devant l'entrée de l'Assomption, je suis debout et je ne fais rien. La grille s'ouvre et se referme sur son grésillement, chacun appuie sur la petite sonnette. Lorsqu'elle claque doucement, se refermant sur la claustrophobie, le regard se fige sur le tag CNC sans aucune signification, il est inévitable - tout comme la bêtise humaine dans son étouffement dégradant. Je regarde le flot de voitures passer sans jamais s'interrompre, seulement rythmé par le balancement des feux. Mon regard est vide. Certaines filles me dévisagent, elles m'ont reconnue. J'ai l'envie de me cacher, de me réfugier très loin au creux de la terre pour qu'on ne me trouve pas. L'amertume de tous ces mois d'agitation me revient en pleine face, ça sent le moisi, comme un tas d'archives putrides dans l'humidité. Tous ces gens ont leur vie facile, ils rentrent chez eux et se vautrent devant la télévision. Pour moi, tout est plus compliqué. Je ne sais pas pourquoi je mérite ça. Je pense à Marie, je ne sais pas ce qu'elle fait en ce moment - j'esquisse un sourire en me souvenant de ses paroles sous un parapluie rouge, qu'elle haïssait ces ballerines à la mode, avec des paillettes. Oui c'est vrai c'est moche, les petites qui discutent à voix basse là-bas sont comme ça. J'espère simplement qu'il ne te sera rien arrivé Marie… Une nouvelle fois, pas d'autre choix que de renoncer à tout ce qui a pu exister avant, une nouvelle fois mordre le bitume par terre pour essayer d'en tirer quelques graines d'espoir. Il est parfois nécessaire d'arrêter de crier pour entendre quelque chose du bonheur. Les voitures assourdissantes s'éloignaient, les tumultes et les rires des étudiants s'estompaient. C'était soudainement le silence, seulement habité par quelques trilles d'oiseaux lointains. Quitter sa vie, s'en défaire comme un paquet de neige dans les cheveux, cracher sa hargne au fond du caniveau - que ça se déverse dans les égouts. Ulaan ira la nettoyer, sans même le savoir. Si c'est ça de devenir adulte, je préfère encore que ça s'échappe dans mes règles et que ça aille rougir le sol. Non, c'est définitivement à l'enfance que j'appartiens. Que tous ceux qui me veulent dans leur moule mature aillent se faire pendre. Celui qui n'a pas connu le cœur qui s'arrache du corps - tombé par terre comme une pièce morte, repoussante et livide - ne connaît rien de l'amour. A cet instant là, je devais avoir une pâleur cadavérique. Une main se posa sur mon épaule : on va vous aider, on va y aller si vous le voulez bien.

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le couloir familier de la résidence universitaire sentait le désertique d'une clinique abandonnée. Soudainement, les murs beiges devenaient éblouissants de crasse, des années de noirceur accumulées sur un crépi impossible à nettoyer. La serrure avait été percée par un perforateur de forte constitution. Le trou était rapide et précis. Les gars avaient dû y aller d'un coup sec sans aucune hésitation. Cela ne faisait aucun doute, la clé n'allait pas être nécessaire, la porte s'ouvrit comme un scandale sur une chambre d'étudiante ayant subi un typhon asiatique. Eh bien mademoiselle, je vois que c'est mieux que nous soyons là. Le policier qui avait prononcé cette phrase se retrouvait devant un espace complètement chaotique. Il n'y avait plus un seul objet dans son état d'origine, tout était renversé, dégradé, pillé, même le matelas du lit, jeté en travers dans la pièce, gisant comme un pantin désarticulé. Le papier peint crème du mur était laminé de traces de coups, des empreintes noircies et des impacts d'objets contondants. Les immeubles visibles depuis la fenêtre paraissaient misérables depuis ce fouillis désastreux. Par terre, Nietzsche gisait à moitié mort auprès d'Antonin Artaud. Quand à Robert Smith, il était couché sur un tapis poussé sur le côté, reposant sa foi grise et triste au milieu de fourchettes et de couteaux. On se serait attendu à voir un chat furtif, ou bien même Cthulhu s'agiter au centre du massacre, mais non, il n'y avait plus rien, les malfrats étaient partis depuis longtemps. Dans un dernier effort, Marie se dirigea vers la cuisine pour voir le conduit de la ventilation, au dessus de l'évier. Le cache avait été défoncé et les petits livrets enroulés enlevés. La ventilation n'était plus bouchée, le faible courant d'air hululait doucement dans quelques vestiges filandreux de poussières séculaires. Les bandits avaient trouvé ce qu'ils voulaient, ils avaient probablement tout éclaté avant d'en arriver là. Ils savaient que c'était indiscutablement dans ces quelques mètres carrés, ils ont tout fouillé, même les poubelles. A présent, les maudits documents devaient être loin. A ce moment là, tout s'effondra pour Marie, dans un immonde déraillement, elle se cacha près de la fenêtre pour effacer ses larmes et ses sanglots. Astrid s'occupait du strict nécessaire, remettre vaguement en état, tandis que les flics finissaient leur constat.

Tout avait commencé par la venue de cet idiot la nuit, qu'avais-je fait pour mériter ça ? Je m'étais jetée dans la philosophie parce que c'était le moins matérialiste que j'avais pu trouver. Avec ça, j'allais devenir rien, je ne voulais surtout pas prendre la moindre prise dans leur foutu monde de fric / Mes parents avaient hurlé que je gâchais tout cru ce cerveau sur pattes que j'étais je suis ils me voyaient dans les mathématiques la rationalité, cerveau sur pâtes surtout. Je ne suis rien d'autre qu'un minable plat de spaghettis / rien d'autre qu'un vulgaire plat qu'on avale et qu'on va chier / il faut se nettoyer de moi mon odeur est une effluve nauséabonde / ils sont misérables ils cherchent à me faire rentrer dans un moule / comme ces lamentables qui répètent inlassablement les paroles de nirvana rape me si seulement ils se rendaient compte de leur épave spirituelle ce qu'ils disent en prononçant ces horreurs / que peuvent-ils obtenir d'autre que mon mépris que peuvent / j'exècre le monde entier de ma rage je me replie sur moi : petite fragile sensible adorable comme ces rubans délicats autour de mes chevilles / faudrait peut-être que je leur dessine des chats et des couchers de soleil des chats aux griffes acérées / des branches d'arbres fantomatiques dans un ciel tourmenté aux gros nuages gris / des vampires et des scènes de meurtres je me replie et ils ont brisé mon intime et ils ont déchiré / mon refuge là brisé mon intime éparpillé au sol déchiré j'esthétique pas / pas / ça n'a plus aucune importance si on crève tous l'ambition à l'arrière d'une voiture noire cmd exit enter

-Vaudrait mieux que tu viennes dormir chez moi ce soir, on va arranger ça demain, tu veux bien ?
-Non. Je vais tout foutre en l'air maintenant.
-Marie, dis, laisse tout ça, on fera ça ensemble demain, toute la journée s'il le faut. T'es abattue, c'est normal. Repose-toi un peu et demain on s'y met, c'est promis. Et puis après, on se promènera avec Sonia, on oubliera tout, on ira se coincer les fesses dans les jeux pour enfant des couloirs de supermarché…
-Bon d'accord, je lâche, mais c'est bien pour toi n'amourette… De toute façon, je ne resterais pas dans cette pièce qui ne ferme plus à clé. Je vais juste prendre le seul petit truc qui m'est précieux, et puis on y va.
Alors qu'Astrid ouvrait la porte pour ressortir, son sang se glaça, une personne était en train d'attendre dans le couloir, juste devant la porte. C'était probablement un des tueurs. Quand Marie aperçut à son tour le personnage, elle pâlit encore plus, elle n'était plus qu'une transparence. L'individu prit la parole pour demander ce qu'il s'était passé. Il n'obtint aucune réponse. Bien qu'il ne barrât pas le passage, personne ne bougeait. L'appartement restait ouvert à tous les vents, sans possibilité de le fermer à clé. Finalement, après un peu d'hésitation, c'est Marie qui se lança.
-Tire-toi, je ne veux plus te voir.
-Pardon ?
-Ecoute, viens, rentre. Regarde un peu le chantier là-dedans. Voilà. T'es content ? Tout ça est arrivé par ta faute. Tu penses que je t'en suis reconnaissante ? Dégage, va t'en. Je ne veux plus jamais te recroiser.
-Mais ? Qu'est-ce qu'il y a eu ici, tout a été pillé de fond en comble… C'est quoi cette serrure forcée ? Qu'est-ce que j'ai à voir là dedans ?
-Ils voulaient les livrets de Mathilde. C'est tout. Ils les ont eus, arrachant un peu de ma vie au passage.
-Mathilde ? Vous vous connaissez vraiment ? Mais je vais finir par devenir complètement cinglé dans cette histoire. En fait, je venais te dire que l'affaire était clôturée, et m'excuser pour l'autre nuit. Je vois que je me suis trompé, ce n'est pas encore fini tout ça.
-Si, c'est fini, tu t'en vas.
-Vous n'avez pas une idée, toutes les deux, d'où elle peut être aujourd'hui ?
-Je ne le redirais pas une fois de plus, tu es hors de ma vie. Tu sais où tu habites, alors vas-y.
Le couloir de clinique emportait les pas d'un asiatique discret qui avait baissé les yeux et renoncé à combattre une haine trop pure. Habillé de noir, une veste capuche l'enveloppait, il ne restait plus de lui qu'une ombre lointaine. Astrid se sentait complètement dépassée dans cette histoire de règlement de comptes, des rouages trop compliqués et odieux, mais elle avait préservé sa Marie de bien plus grave, peut-être et même sûrement ; c'était une minuscule part de victoire, c'était déjà ça. Le retour jusqu'au centre-ville d'Ottignies fut silencieux. Il y avait une atmosphère de pesanteur rarement connue. Le bus de la TEC disparut dans un grand rugissement de fumée noire. Dans le sillon de la nuit, les idéaux se retrouvaient torturés, ça n'allait pas être facile à remonter. Et puis la rue a fait place au silence, un lampadaire un peu oblique éclairait avec oppression un passage piéton. Juste quelques grammes d'absence.

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voilà, c'est ce qu'on peut vous proposer. Ce n'est pas idéal, mais ça pourrait vous dépanner.
C'était un minuscule appartement sous les combles, toutes les parois étaient en bois de pin, percées d'une fenêtre donnant sur la végétation du petit cimetière de Ganshoren. Il y avait bien plus que le strict nécessaire, de la douche aux wc, du frigo à l'évier, que pouvait-on demander de plus… Pas de lit, mais ce n'était pas grave, dormir par terre représentait un luxe dans cet espace chaleureux à la moquette claire. Etrangement, le propriétaire des lieux avait pris soin de mettre des étagères en osier tressé. Ca donnait envie de les remplir de fleurs - n'importe quoi, mais peu importe.
-On va s'occuper de votre dossier de demande de bourse. De toute façon, vous avez tout ce qu'il faut pour que ça marche sans problèmes. Il n'y a qu'une seule chose que je vous demande, j'espère que vous allez l'accepter.
Monsieur De Monge lançait un regard dur mais plein de compassion envers Mathilde, ses mains semblaient dire qu'il allait sortir de son sac une des plus grosses énormités que la terre pouvait porter en son ventre. Après quelques instants d'hésitation, il se lança dans les dernières paroles, avant de partir avec un sentiment de paix. Mathilde, il faudrait rompre avec tout ce milieu que vous avez involontairement fréquenté, il faudrait définitivement rayer toutes ces personnes, qui ne sont et resteront que des dangers. La vérité, vous avez eu la vôtre, une partie subjective, vous ne la détiendrez jamais dans son entièreté. Laissez-la dans cette maison en ruines, dans les cendres au fond de la cave, prenez votre place d'acteur dans la vie qui vous entoure. Le passé est brûlé et ne vous donnera plus rien, tournez vous vers ce futur dont nous vous donnons quelques parcelles de nouveau départ. Maintenant, vous pouvez enfin agir personnellement pour construire et partager. Même ceux que vous pensez être des amis, fuyez-les, ne donnez pas cette adresse, protégez-vous.

Mon regard était vaporeux et perdu, les paroles fuyaient comme un éther dans mon esprit habité par du vide, je glissais sur une pente sans pouvoir me retenir, épuisée, les yeux éblouis par le soleil bien trop fort. Je disais oui. J'écoutais sans vraiment le faire, j'entendais quelques bribes de paroles que je ne retenais pas. Mille mercis auraient été superflus, il n'y a que le silence qui peut remercier quelqu'un qui vous tire des entrailles de la mort ; ou qu'une seule sorte de sourire, celui qui ne s'imprime plus sur le visage démoli par les épreuves, mais qui se lit entre les lignes, dans les reflets du visage. Ils sont partis en me disant à lundi, égrenant chacune de leur dernière phrase par des bons courages répétitifs.

La porte s'est refermée sur mon immobilité, je les ai entendus descendre les marches une par une, tandis que mon sac à dos me lacérait les épaules. Je l'ai posé par terre, à côté de la petite étagère du fond. Je me suis couchée par terre, le dos contre la moquette, le regard dans les nuages qui traversaient solennellement le carré du vasistas. Ils étaient pressés, on se demande bien pourquoi, ils n'avaient nulle part où aller. En tendant les bras, je pouvais les toucher, mais j'avais mal partout, des courbatures au cœur surtout. Je me sentais si faible que j'en avais envie de chialer comme une madeleine. Mais non, ça inonderait l'appartement et je me retrouverais noyée, ce n'était tout de même pas le moment. Tout m'était égal à présent, tout y compris moi-même. C'est peut-être quand on s'est complètement perdu à soi-même qu'on arrive à se découvrir pour de bon, à moins que la nuit n'avale perpétuellement tout ? Les ouvriers vont probablement attaquer la démolition de la maison brûlée, il y aura des bulldozers hideux, des ouvriers affairés qui iront fumer une cigarette dans une cahute de chantier, ils jetteront par terre leurs gants pleins de poussière et du noir de suie. Quant à moi, je vais m'occuper d'un grand chantier de reconstruction aussi : celui de mon cœur. Il y a toujours un matin après la nuit.


Jhahir a été rédigée du 6 janvier 2007 au 19 mars 2007.
Jhahir est un mot mongol (langue khalkha) qui se prononce Xhaïrr. Le début du mot, assez guttural, correspond au J espagnol ou plus exactement au X russe.
Anjni Jhahir signifie lettre d'amour.

La magnifique photographie de couverture a été réalisée par Astrid, à l'époque http://oogrimoo.deviantart.com.

Dans une station service, alors que Patrick Chesnais s'en va, un comédien dit : On ne sait jamais la trace qu'on laisse dans la vie des gens.
Ils m'ont marqué, ils ont laissé une trace indélébile, ils ne le savent pas. A vous tous merci.