Vincent Duseigne ~ Voie 11 ~ 2008

Vincent Duseigne

carpe diem quam minimum credula postero


Les lieux et les personnages de ce livre existent tous ou presque. Une attention toute particulière est portée à la véracité des descriptions. Cependant, ce récit est une fiction. Ces évènements n'ont pas existé. Toute ressemblance avec la réalité serait purement fortuite.

déraillement

// root # ce train desservira la gare de bruxelles centrale terminus-terminus de ce train / je n'ai jamais reçu la moindre déclaration d'amour jamais / lorsque j'écris on ne me répond pas on se moque de moi on me raille jusqu'à ce que je touche le fond de la rivière dans la vase / lorsque je parle on se détourne - ils évoquent n'importe quoi pour partir même faire des courses c'est dire à quel point ça se situe / sur msn on me nie on me bloque il y en a même certains qui poussent d'autres ils leur racontent des mensonges pour que je sois mieux délaissée / quand j'espère on me déçoit ils partent avec des midinettes à la mode ils regardent du foot et disent texto à leur copine ne me dérange pas maintenant je suis en plein match et ils raccrochent au nez / je n'ai jamais reçu un seul mail un seul sms qui parle d'un minuscule milligramme d'amour / en silence sur le quai j'attends un train en retard / je tourne en rond parce que ça passe le temps et puis c'est toute ma vie qui boucle alors on danse ensemble sur le bitume solitaire / c'est pas faute d'avoir essayé j'ai tout fait même si je sais que c'est peu je suis un signal d'impuissance le désespoir écrasant / tout même s'inscrire et se connecter sur des sites de rencontre coolbox le sommet de l'ignoble ils passent là-dessus et envoient des textos comme pour faire leurs courses / j'ai reçu quelquefois des messages qui me disaient que j'étais adorable je ne sais pas si tu peux imaginer / adorable / c'est pas vrai c'est pas vrai c'est pas vrai c'est du
copier-coller de champ de foire / jusqu'à ce que le train arrive alors je m'assois sur les banquettes bleu-gris je regarde le paysage défiler lentement au fil des arrêts il y a des gens qui parlent / qui parlent encore s'échangent des rires et des câlins / les ados qui s'embrassent le long du quai ils sont amoureux ça me dégoûte tant ils n'ont pas de délicatesse / je peux compter les goûts acres dans la bouche les sensations de vase l'étang au fond du corps la vase / c'est comme ça on ne peut rien y changer c'est comme ça le visage qui refoule l'amitié le corps trop maigre pour recevoir l'amour les os trop fragiles pour en donner / il y a un jour / il y a au bout des jours et de la énième fois où tout s'effondre sous les pieds on s'abandonne on se laisse tomber dans le gouffre le vide / noir et c'est tant pis et c'est comme ça et de toute façon qu'est-ce qu'il y a de perdu franchement si c'est pour se tirer ça toute la vie je préfère encore le puits derrière l'abri / anesthésier mon corps mon âme dans de faux-fuyants suicidaires et puis crever ma vie là sur le trottoir ils s'en foutront tous ils riront autour de moi / se moqueront de mon corps rongé par la pourriture les bras qui se déchirent détachent ça devient ballant dans les manches du pull / ils crieront des slogans violents on me jettera au compost ou à la fosse commune parce que je ne suis rien d'autre qu'une épluchure de pomme de terre / il y a des jours toujours je me demande pourquoi je me lève pourquoi je me couche / simplement m'arrêter de vivre en cessant de respirer ce serait pratique et sans douleur pratique et sans douleur / non je n'ai jamais reçu le moindre gramme d'amour pourtant j'ai un cœur / grand comme l'atomium long comme la nationale quatre riche comme je ne sais pas je ne veux même pas le dire / mais les blessures ont eu raison de moi et aujourd'hui c'est dimanche / aujourd'hui c'est une après-midi longue comme mon cœur et je suis devant google en me disant qu'il y a plein de monde derrière il faut juste donner les bons textes le bon mot de passe pour rentrer / mais je ne le connais pas / un long-long dimanche qui n'en finit pas de s'étirer tandis que se meurt ma vie cmd exit enter

voie onze

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Le jeu se tire en longueur. La coordonnée GPS indique que l'objet est dans ce secteur là, très proche, pourtant, personne ne l'a trouvé. Le signal de fin aurait été donné. Parfois, le geocaching peut prendre des aspects laborieux. Quelqu'un cache un objet quelque part et en donne la coordonnée, c'est au meilleur de le retrouver dans les délais les plus brefs possibles, une course contre la montre en quelque sorte. Quelquefois c'est amusant parce que les lieux sont amusants, d'autres fois comme aujourd'hui, c'est d'un rébarbatif poli par l'usure. Les autres ont disparu depuis un certain temps. Nous ne sommes plus que deux à chercher, sans savoir si la cache a été débusquée, sans savoir si nous remuons le ciel et la terre pour rien. En principe, lorsque le jeu est terminé, le cacheur sonne sur les GSM pour prévenir. Là maintenant, la nuit tombe, le crépuscule est grisâtre, il ne se passe rien. C'est un oubli peut-être. Ca n'aurait rien de spécialement étonnant, ça ne serait pas la première fois que des excuses bidon claquent sur les joues : le téléphone n'avait plus de batteries par exemple. En vérité, c'est surtout que nous sommes transparentes, Claire et moi. C'est pratique, on pourrait servir d'emballage pour des chips. Quoique, on n'a rien pour accrocher les
pubs - mis à part les pinces à cheveux éventuellement.
-Tu penses que c'est ça ?
-C'est vraiment impossible. Le butin n'a jamais été une pierre. Même si c'est un minable personnage de kinder, l'objet de la cache est toujours reconnaissable. Mais là, un caillou… non franchement, je ne pense pas. On serait parties à ramasser n'importe quoi à ce rythme là.
-Prends-la quand même, et puis on s'en va. Ce lieu est sinistre, je m'ennuie, j'ai envie de partir.
-Tu as vu où elle est ta pierre ! Bonjour les efforts pour la récupérer… Je vois que c'est toujours moi qui m'y colle.
Adélie restait stoïque devant le goulot d'une vaste cruche posée sur un gazon humide. L'objet devait bien faire un mètre septante de haut, l'orifice se trouvait au minimum à un mètre. Pour récupérer la pierre jetée dans l'antre de la poterie gigantesque, il fallait se glisser à l'intérieur, c'était franchement malaisé. En plus, le fond se trouvait rempli d'une épaisseur de vase, d'humus et d'eau, un contact et une odeur tout à fait désagréables. C'est probablement l'envie de partir de là qui la résigna à faire le pénible effort. D'un geste brusque et maladroit, elle enleva les toiles d'araignées qui obstruaient un peu le goulot, elle se cogna la main, puis elle tenta une incursion dans la panse de la poterie. Le bord du goulot lui faisait mal, elle se retrouvait en équilibre avec les mains au bord de la flaque putride, les pieds dans le vide qui battent l'air pour tenter de retrouver un peu d'équilibre. La pierre saisie, elle tendit le bras en arrière pour que
Claire la prenne aussi rapidement que possible - l'objet dégoulinait d'eau. Quelques contorsions la ramenaient sur la terre ferme, le souffle court, une barre de douleur traversant le ventre.
-Adélie, la pierre est dégueulasse, y'a même de la mousse toute noire dessus.
-Je vais la prendre. Au point où j'en suis, ce n'est plus très grave. Je vais la mettre dans mon sac.
C'était un silex anguleux plein de trous et de bosses. Dans le sac, de l'eau s'écoulait doucement, ça en noircissait le fond. Les deux sœurs quittaient le terre-plein de gazon sur un sentiment d'oppression, les lampadaires s'allumaient en clignotant dans une ambiance verdâtre presque clinique. Elles remontaient la rue à petits pas, elles étaient comme dans un lieu connu depuis toujours. A l'arrêt d'Hoeilaart, il n'y avait pas un seul train avant vingt minutes, il fallait patienter, malgré la lugubre tombée de la nuit. A vrai dire, c'était déjà bien parce que ça aurait pu être beaucoup plus. Ici, tout est réglé par le va-et-vient cadencé des trains sur la base fixe d'un par heure, quel que soit le jour. Ca ne fait pas beaucoup, surtout quand on est pressé de s'en aller. Dans une déferlante, le quai s'est fait balayer par le passage d'un rapide. Dans ce moment là, on se met tout contre la barrière blanche, le plus loin possible de la voie, on essaie d'oublier qu'on est si proche d'un train furieux. L'omnibus est arrivé quelques temps après -(enfin)- dans une série de chuintements et de bruits de freinage. Dans les fenêtres miroir sur le noir du paysage, on voyait son reflet en double, un peu flou. Les gens d'à côté lisaient un livre, il était impossible d'en décrypter le titre, toutes les lettres se superposaient. La roche laissait une petite flaque répugnante sur le siège bleu-gris, avec une traînée de gouttelettes le long du rebord. Adélie la sortit brièvement de son sac pour la contempler.
-Elle est quand même bizarre cette pierre, je n'en avais jamais vue de comme ça ici. Elle doit venir de loin, je me demande ce qu'elle pouvait faire dans cette cruche. Quelqu'un a dû la lancer là-dedans il y a plusieurs siècles, ça devait être un conquistador tiens…
-En tout cas, j'espère que c'est ça l'objet, parce que sinon, je ne sais pas ce que tu vas en faire !
-Le mettre en décoration dans ta chambre, Claire…

A Rixensart, après un quart d'heure de trajet, les deux retrouvèrent enfin le groupe du geocaching, depuis longtemps passé à l'étape suivante, la célébration de la victoire à l'aide de boissons alcoolisées premier prix du Lidl. L'une comme l'autre avait horreur de ces beuveries, les êtres avachis qui parlent fort, les haleines détestables, les gestes brusques, les bouches horribles qui mâchent des chips ou des cacahuètes. Plusieurs fois, cette vulgarité aurait bien fait arrêter ce genre d'activité passable, surtout Adélie, qui ne supportait pas le moindre gramme de grossièreté, odi profanum vulgus et arceo. La résolution de l'énigme pris toute sa saveur, le saint-graal était une petite valise militaire enterrée et protégée par une planche de bois. Elle était sous les galets à la base même de la cruche, dedans il y avait les babioles habituelles. Personne n'avait prévenu de l'arrêt du jeu, comme c'était soupçonné. Les deux soeurs étaient restées là trop longuement, bien plus d'une heure apparemment, le temps de regarder le crépuscule monochrome envahir le ciel. Adélie n'eut pas le goût de rester plus longtemps à la fête de clôture. Non, pas de grands coups d'éclat pour rétablir une quelconque justice : juste disparaître, ne plus penser à rien de toute cette misère, l'avenir est meilleur ailleurs. Sur le chemin du retour, la pierre ballottait dans le sac, elle tapait le bas du dos à chaque pas. C'était son petit poids de imprécation qui ne se laissait pas oublier.

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Après l'insignifiance de ce jeu sans relief, des espaces plus calmes s'annonçaient, avec au moins un peu de bonheur dedans - quelques grammes suffisaient amplement à donner du sourire. La maison était vide, sombre et absente de chauffage. Petite sœur était restée là-bas dans le tumulte. Il n'y avait rien à faire, Adélie préférait de loin le recueillement et la solitude plutôt que l'aride stérilité des fêtes où personne n'avait rien à se dire qui puisse être véritablement intéressant. Le premier besoin était de se laver les mains de cette horrible boue noire, se changer et se réfugier sous les couvertures pour se réchauffer. Le sac à dos était dans un piteux état. L'eau qui s'était répandue avait noirci la toile du fond comme s'il s'agissait d'une encre diluée de stylo plume. A l'intérieur du sac, il y avait des fragments de boue. Un petit passage à la baignoire en retirerait le principal, mais la machine à laver allait s'avérer nécessaire. Et que faire de cette saleté de pierre ? La jeter dans le jardin ? Elle n'était pas particulièrement jolie, ses formes alambiquées semblaient bizarres. Malgré son aspect monotone de gros caillou informe de la surface des champs, cette pierre possédait un étrange pouvoir d'attraction. On se prenait à la considérer comme un souvenir attachant, un objet-mémoire rapporté de loin. Pourtant, Hoeilaart près de la gare, on ne pouvait pas spécialement dire que c'était un défi ni même un lieu agréable. Finalement, la pierre passa elle aussi sous le pommeau de la douche, un dur jet d'eau brûlante et vaporeuse en retirait les divers petits tas noirs et les trous maculés de vase se vidaient : il s'en dégageait une pierre oblongue, aux arrêtes parfois coupantes, presque un objet préhistorique. Dans la paume de la main, elle gardait la chaleur de l'eau bouillante. On pouvait sentir battre son petit cœur de roche.

Comme la maison était glaciale, Adélie se réfugia sous les couvertures. Il y avait La Peste de Camus à finir pour le lendemain, puis une dissertation à terminer en extrême urgence. L'ambiance de la semaine à venir n'allait pas être triste. Soit, par rapport à la minable après-midi, ici c'était de la délectation. La pierre se dorait avec grand plaisir sous l'atmosphère cuisante de la petite lampe de chevet, ses couleurs en paraissaient encore plus chaudes. Une douce torpeur commençait à se dégager, les joues étaient brûlantes tandis que les pieds eux, tout au bout du monde, étaient glacés ; les pages du livre allaient devenir soporifiques. Pour ne pas avoir à trop lutter contre le sommeil, Adélie mis No Angel de Dido, et s'enfonça dans l'obscurité du roman maladif. Au bout d'un moment, elle entendit Claire rentrer, plus d'une heure s'était écoulée. Le radio-réveil était tourné à l'envers et il était impossible de voir l'heure exacte - peu importe après tout. Les paupières se faisaient lourdes. A chaque fois, l'esprit s'échappait de la captivité des lignes du livre. Soudainement, sans trop savoir pourquoi, elle se saisissait en train de penser complètement à autre chose, les génies en herbe perdus la semaine dernière par exemple, alors que ses yeux continuaient de lire mécaniquement le texte, sans en retenir le moindre gramme ; il fallait toujours tout recommencer. Au bout d'un moment, elle se résolut à arrêter quelques instants, le temps d'une petite pause, l'air était trop lourd à porter, la tête ballante sur l'oreiller, les mains prises dans la torpeur de la chaleur qui commençait à gagner la chambre. La pierre était là, juste à côté, elle guettait d'un œil torve. Adélie avait envie de lui murmurer dans ses petits trous : sale bête, je vais me débarrasser de toi, je vais te jeter dans le gazon !

Dans l'apathie de cette soirée sans éclat, ambiance épaisse du dimanche soir, un peu en désespoir de faire quoi que ce soit de constructif, elle se saisit de la pierre et avec la pointe d'un compas, elle commença à gratter les petits trous disséminés. Dedans, il y avait de la terre séchée, dure comme un roc. Nulle idée de quel sillon de labour elle avait pu appartenir, les minuscules poussières qui tombaient à même le sol devaient provenir de bien loin. Soudainement, en plein milieu de My lover's gone, Dido se tut. Ce fut un silence écrasant qui la fit sursauter, tant ses limites étaient nettes - une coupure. Cela avait dû durer l'espace d'un quart de seconde. Le CD s'était arrêté de tourner, ou ça en donnait l'impression. Pourtant, ça avait repris immédiatement comme si de rien n'était. Le plus rageant était que ce lecteur datait tout juste de noël. L'inspection détaillée de la machine ne révéla rien d'autre qu'un appareil neuf en pleine santé. Traîner en culotte dans la chambre n'avait rien de follement palpitant, elle s'habilla donc de nouveaux vêtements, puis alla grignoter un petit quelque chose dans la cuisine. Claire avait bien profité de sa soirée. C'était au moins ça de gagné. Il commençait à se faire tard, Camus n'avait pas avancé d'un pouce. Ca devenait critique pour l'interro du lendemain. De retour dans la chambre, elle se mit bien plus sérieusement à la tâche. Sans aucun doute, ça allait être un lundi étouffant. Deux heures du matin approchaient lorsque les dernières pages furent tournées, sur un sentiment d'épuisement et de forte lassitude. Il y avait au moins la satisfaction d'avoir achevé.

Les débuts de semaine sont en principe de l'ordre du feu rouge, c'est abruptement la vie de tous les jours qui reprend ses droits, ses devoirs, ses obligations, mais aussi quelquefois ses petits morceaux de bonheur : un cheminement connu depuis le fin fond de l'enfance, Gare Centrale flux immense de gens dans tous les sens, place de l'Albertine qui marque la moitié du parcours, et puis enfin le lycée Dachsbeck - échappatoire paisible à un immense tas de rêves qui ne demandent que de la matière pour s'épaissir sous les doigts. Si les matins sont dans le gaz (le train est vraiment tôt), les soirs sont un peu plus palpitants. Les cours ne donnent aucune relâche, c'est d'autant mieux. Le plus souvent, ce trajet du retour c'est toute seule qu'il se déroule au fil des rails ; c'est long, ça compte pour beaucoup dans une petite vie. Lorsque la maison fait enfin son apparition au coin de la rue Clermont-Tonnerre, c'est la fin d'un périple quotidien d'une heure dix. Avant de travailler à nouveau, Adélie s'accorde souvent une petite pause grignotage. C'est le petit pêché du jour, durant dix minutes - surtout pas plus - s'abrutir devant la télévision en ne pensant à rien de bien précis. Ce jour là, elle tenait la pierre machinalement en main, comme un jouet, pensant sérieusement qu'il était temps de s'en servir pour bloquer la porte du garage. Elle en gratouillait les derniers restes de boue, sans même la regarder, tournant et retournant les bords anguleux dans ses doigts. Soudain, elle hurla. La pierre lui était tombée des mains dans un geste brusque, frappant malencontreusement son genou et claquant durement le carrelage. L'accident marqua la dalle d'un petit à-coup discret. Le compas qu'elle utilisait avait volé vers le bout du divan, elle l'avait balancé dans la panique. Elle fut interloquée, incapable de comprendre ce qu'il se passait. Il y avait quelque chose d'anormal, sans qu'elle puisse vraiment en définir clairement les contours. La télévision venait de se figer, vraiment pas longtemps, peut-être l'espace d'une demie seconde, avant de retrouver son cours normal. Tout s'était tut dans le plus parfait silence, l'image bleuâtre figée sur un visage de présentateur. Cette fois-ci, ce n'était pas le lecteur dvd mais la télé qui s'y mettait. Seulement… Seulement… Il y avait Claire, là toute proche, Claire qui était en train de marcher vers la cuisine et qui de manière soudaine, s'était immobilisée elle aussi, comme le dvd : un arrêt sur image, on lui avait coupé le courant. Claire fut tout particulièrement saisie par le hurlement, elle bondit sur le côté sans le faire exprès, se cognant sur la table en bois massif. Un peu de calme retrouvé, elle jeta un regard stupéfait vers une Adélie remplie de terreur, elle qui était habituellement si silencieuse. Mais qu'est-ce qu'il pouvait bien arriver ?
-J'ai des hallucinations. Je ne sais pas ce qu'il se passe. Tout s'arrête et c'est le silence, y'a plus rien qui bouge, toi aussi tu étais immobile. Je commence à douter de mon intégrité mentale. Pourtant, je ne suis pas spécialement fatiguée, juste un peu malade, le nez bouché… Enfin, si ça continue comme ça, je vais aller voir un médecin, un psychologue, un psychiatre, je sais pas quoi. Oh là là, tu imagines… Non non, il n'y a rien, c'est moi qui délire complètement.
La pierre avait roulé jusque sous un meuble, heureusement qu'elle n'avait pas cassé le carrelage, sinon ça aurait été dur à expliquer. Les parents n'étaient pas particulièrement des tortionnaires, mais il était désagréable de se sentir en faute et de devoir détailler de l'irrationnel. La télévision fut coupée sur le champ, de toute façon ce n'était pas intéressant. Adélie retourna dans sa chambre pour réviser, sans plus de commentaire sur l'incident.

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Léna s'était mise dans une colère qu'Ulaan ne lui avait jamais connue. Il la cernait avec acuité maintenant et il savait évaluer la gravité de la situation : ce n'était pas très reluisant. En temps habituel, elle n'était pas volcanique, son existence se trouvait loin de l'excitation perpétuelle et les cris inutiles. En réalité, ses fureurs s'expriment par un silence glacial qui faisait préférer être ailleurs. Elle savait être dure. Son enfance n'avait pas été facile, son père avait disparu une année toute entière, c'est peut-être cela qui l'avait forgée. Ici, le désaccord était brutal. Léna souhaitait passer une semaine de vacances avec Déborah, tandis qu'Ulaan se trouvait relégué à rester seul dans le petit vallon de la Kruikenstraat. En somme, rien de bien grave, si ce n'est que son amour-propre se sentait refoulé dans le fond des égouts - rien de plus que son métier en quelque sorte. Il en avait fait tout un plat, ce qui n'était assurément pas justifié, en tout cas du point de vue de Lena. S'il y avait bien quelque chose qui la détruisait profondément, c'était le manque d'indépendance. Déjà que sa vie n'était qu'un grand ramassis d'obligations, le fait de se faire enfermer dans son amour lui labourait le cœur en de profondes tranchées. C'était la première fois qu'une telle colère arrivait, cela présageait une journée infernale. Sans même finir son café, elle quitta la pièce sur des paroles d'une dureté d'obsidienne, à la fois rigides et coupantes, mais d'un certain côté, fragiles et cassantes. Le café allait refroidir durant des heures sur une table en symbole de désolation. Tout cela était bien triste. Où était-elle partie se réfugier ? Ca ne le regardait pas. Depuis quelques jours, elle était devenue imbuvable. Tout ce qui constituait le petit quotidien agréable de ces deux dernières années s'effondrait dans de l'insupportable, ça faisait penser à une falaise disparaissant par blocs dans la mer, l'effondrement généralisé. Par lassitude, Ulaan sortit dehors, ne sachant que faire d'autre.

Il y avait un petit brin de soleil, comme bien souvent le matin en Brabant, mais la frange de nuage au loin à l'horizon vers le Bakenbos prédisait déjà la morne grisaille de la journée à venir. Où aller ? Il ne fallait surtout pas rejoindre Léna dans sa retraite, même par hasard. Tout semblait hostile. Machinalement, je dirigeais mes pas vers les secteurs les plus isolés, dans l'espoir de ne plus croiser personne. Au tout départ de ma promenade triste et solitaire, je retrouvai la cruche, inévitable dans son gazon tout vert, même en été. Par habitude, je sautai d'un grand bond pour rejoindre la belle bête. C'était devenu un rituel d'aller saluer posément ses toiles d'araignées, presque avec emphase. En débarquant près du goulot, me cœur se serra très fort, je compris soudainement ce qu'il s'était passé avec Léna ces derniers jours. Le silex avait disparu de la cruche. Il n'y avait plus aucune toile, on trouvait quelques vagues traces de pas au rebord (l'herbe était écrasée) et de longs restes de traînées d'eau noire sur la terre cuite. Au vu de la putréfaction de cette eau, ça laissait systématiquement des traces quasiment indélébiles, je le savais parfaitement. Qui avait bien pu accorder la moindre attention à cette pierre sans aucun intérêt dans le fond de cette cruche si difficile d'accès ? Non mais franchement, ils n'ont rien d'autre à foutre ?

Un homme habillé en costume et cravate passait par là, rejoignant le local des camions situé un peu plus loin, avec les grands hangars en tôle. Je le haïssais d'office, cela canalisait ma rage. A remplacer le mot business par Satan, tu verrais que ça fonctionne très bien. J'étais de très méchante humeur. Je savais que la magie avait été rompue d'une main extérieure. La pierre retirée de la cruche, notre amour retrouvait toute son artificialité puisque le sortilège - s'il était possible de l'appeler comme ça - était bel et bien foutu en l'air. Chassez le naturel, il revient au galop, dit le dicton. En l'absence de ce silex anguleux, je savais que j'étais complètement perdu, comme une idée de condamnation. D'ici quelques semaines, voire même quelques jours, Léna allait disjoncter et me rejeter de la manière la plus violente qu'il puisse régner, le caractère bancale de sa vie lui sautant à la figure. Je me souvenais de ces moments qui n'avaient jamais existé, effacés par la pierre ; ces instants nocturnes au bord d'un étang à La Hulpe. Sans cette roche, l'amour n'existait pas, je l'avais éprouvé. La cruche était une prison pour élever les rêves de Lena au delà d'un simple et morne quotidien. Je n'avais pas le choix, il fallait retrouver l'objet, mais comment ? Le temps était compté, et à coup sûr, personne n'avait remarqué quoi que ce soit de suspect autour de la poterie. Ici, il ne se passe jamais rien d'autre que le silence qui s'éternise sans compter ses années d'ancienneté. Je décidai d'abandonner ma promenade inutile et de me jeter corps et âme dans le sauvetage de mon amour. De toute évidence, je me retrouvais devant un défi d'une ampleur insoutenable. Des regards circulaires ne me permirent pas de remettre la main sur l'objet, le gazon était entièrement vide, c'était clair et net. Je n'avais vraiment aucune idée de l'endroit d'où pouvait provenir cette roche. C'était un silex entièrement brun, vitreux, transpercé de gros trous. Je n'en avais jamais vu dans le secteur. Le plus proche de tout ça, c'était les silex noirs des anciennes carrières du Thier des Vignes à Eben-Emaël. Pour autant que je trouve l'une de ces pierres, je ne pouvais pas demander à Léna de remplir le ventre de la cruche, main dans la main, comme nous avions pu le faire deux ans auparavant. Elle allait me massacrer. Et si je faisais ça tout seul, est-ce que j'allais ensorceler un mouton de Lanaye ? Il était d'une évidence parfaite que le sortilège avait étendu ses ramifications juste parce qu'un soir de pluie il y a bien longtemps, le hasard nous avait fait balancer la roche à deux - rien de plus. La seule échappatoire, c'était de ramener la pierre la plus semblable possible et de convaincre ma douce amoureuse de reproduire le prodige. Autrement, c'était le désastre. La situation ne générait plus beaucoup de doutes en mon cœur. Je me trouvais dans une barque équipée d'une seule rame famélique avec le but de tracter un paquebot.

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Adélie dut mettre sa solidité à l'épreuve. C'était un grand mélange en elle. Oui c'est vrai, il y avait leur cœur tout fragile, drapé dans un étau d'introversion, mais quand il s'agissait de résister et de faire preuve d'obstination, elle ne manquait pas le rendez-vous. La découverte a débarqué dans sa vie deux jours plus tard, quasiment dans les mêmes conditions. C'était inévitable, tous ces évènements étaient programmés comme à l'avance, sans que nul ne puisse dire pourquoi. Il était tard. Pas tellement, juste un peu plus de vingt-deux heures. Une discussion animée habitait la cuisine. Les parents parlaient avec Claire de je ne sais quoi, peut-être lui disaient-ils qu'il était temps d'aller se coucher, aucune idée. La télévision crachait ses images distillées tandis que sur le divan, toujours sans écouter, Adélie révisait ses maths relativement distraitement. Elle resta glacée de terreur lorsque c'est arrivé, toujours avec la même brutalité cinglante. Les hauts parleurs ont cessé leur bruit monotone (qu'y a-t-il de plus stéréotypé que le bruit d'une télévision, quelle que soit la langue…), la cuisine est tombée dans le silence absolu. Dans cette absence de mouvement, elle se trouvait fortement crispée, comme figée par l'angoisse, le cœur battant à la chamade. Les acteurs du film américain avaient cessé leur rôle, interrompant brusquement leur discussion complètement nulle. Sa main restait cramponnée à la pierre, celle avec laquelle elle jouait machinalement une seconde auparavant sans y prêter la moindre attention. Cette fois-ci, l'interruption dura longtemps, ça faisait bien quatre ou cinq secondes que plus rien ne bougeait ; en été les mouches auraient cessé leur vol. Affolée, Adélie voulut aller voir dans la cuisine ce qu'il se passait, pourquoi soudainement son esprit délirait à ce point ? Elle lâcha son cours et tout le bazar, les bics et la petite trousse à crayons, elle se préparait à se lever énergiquement du divan, quand tout redevint normal. Un immense doute la pris au creux du ventre, la déchirant de part en part.

Comment dire… J'eus du mal à vérifier, car mes doigts tremblaient frénétiquement, un peu comme si une éruption volcanique s'étirait à l'intérieur de mon corps. Dans la cuisine, tout avait repris son cours, rien ne s'était passé, j'étais la seule à être affectée de toute apparence car la discussion était imperturbable. Mes doigts nerveux recherchaient le silex. J'essayais de reproduire mes gestes de quelques minutes plus tôt. De la pointe du compas, je grattai les trous, dont maintenant il ne restait plus aucune empreinte de terre. Le petit morceau de métal rentrait dans chaque interstice sans aucune peine. Ce fut une confirmation difficile à soutenir. Lorsque le compas toucha le fond d'une minuscule anfractuosité, la vie s'interrompit comme elle l'avait fait à trois reprises auparavant. J'étais sous le choc. Je gardai mes doigts contractés sur les deux objets assemblés. Mes pas me guidaient à reculons vers la cuisine, j'avançais fébrilement, sans oser voir ce que j'allais trouver, plus aucun doute ne m'habitait. J'y découvris tout ce qui m'était familier, la table, mon père, ma mère, ma petite sœur, les assiettes encore remplies de quelques déchets de table, tous figés comme dans une photographie ancienne. Maman était de toute apparence en pleine argumentation, sa bouche était ouverte comme dans un mauvais film, j'avais peur. Papa écoutait, tandis que Claire rêvassait, probablement d'ennui, elle jouait apparemment avec un couteau. Mes doigts ne tinrent pas le choc, la pierre s'échappait de mes mains avec un claquement brusque au sol. Tout le monde sursauta, surtout mon père, qui ne s'y attendait pas.
-Oh ! Désolé, on ne t'avait pas vu arriver…
Je sentais mon sang affluer de parts inconnues de mon corps, une rivière glaciale du congélateur. Mes lèvres tremblaient convulsivement, j'éclatais en sanglot, toujours immobile face à eux. La scène laissait des visages médusés, personne ne comprenait ce qu'il se passait. Je venais de débarquer par miracle dans la cuisine, fondant en larmes sans expliquer un seul mot. Comme poursuivie par une armée de monstres, je quittai la pièce en courant, déchirée d'angoisse. La chambre ne me paraissait pas plus rassurante, aucun refuge à la taille de ma peur. Je savais que j'avais laissé derrière
moi une cuisine entièrement muette, brisée d'incompréhension. Je suis habituellement tellement calme, ici c'était l'effet d'une tornade. Ils vinrent quasiment immédiatement frapper à ma porte, qui n'était pas fermée à clé (elle n'en possédait même pas). Je n'ouvrai pas, priant je ne sais quel dieu d'échapper à la confrontation. Ils n'insistèrent pas, à ma grande chance, car j'étais incapable de dire le moindre mot. J'en aurais mordu la couverture pour taire mes sanglots, jusqu'à éclater mes dents sous la pression. Mes mains ne tenaient plus en place, prises de soubresauts, je sentais tout le bas de mon corps partir, se relâchant complètement sous la tension. Des grandes barres de douleur me traversaient le dos, j'étais actrice de l'impossible, les films de science-fiction, c'était moi. Est-ce que cela n'était que dans ma tête détraquée ? Je n'en doutais pas une seconde, j'étais devenue complètement cinglée, mais pourquoi tout cela paraissait si réel ? Comment était-il possible que la vie devienne folle sans que je me rende compte ? Qu'est-ce que j'avais avalé pour devenir détraquée comme ça ?

Cette pierre possédait un immonde pouvoir, de toute apparence lié au petit interstice. Que fallait-il faire ? Jeter cette pierre au fond du lac de Genval, la ranger dans une armoire et ne plus jamais la regarder ? Elle inspirait un sentiment d'horreur, alors que rien de détestable ne s'était vraiment passé. Elle allait au-delà des conventions et de la rigueur scientifique, dépassant tout l'imaginable : une pointe de compas arrêtait le temps comme si la bête était un engrenage, le morceau de métal venait coincer et caler la machinerie. Quel étrange phénomène... Adélie attendit une demi-heure que tout tumulte cesse dans la cuisine avant d'oser bouger le moindre petit doigt. Impossible de trouver un quelconque repos, elle se leva dans l'obscurité quasi complète pour retrouver l'objet là où il était tombé. La pierre et le compas avaient bien évidemment été ramassés. Ils gisaient bien rangés sur le grand meuble, peut-être en attente d'une explication. Avec répugnance, elle les pris dans ses mains et les emporta dans le bout de sa nuit. La tentation était grande de recommencer, éprouver à nouveau le phénomène, mais c'était trop délétère. Elle cacha les deux objets du mieux qu'elle le put au fond du fond d'une armoire, recouvrit la pierre d'un bazar indescriptible, puis se promit d'étudier ça plus en détail le lendemain. N'en parler à personne, absolument. L'heure était maintenant à essayer de puiser l'assoupissement du creux de la terre, un sommeil rare en provenance d'un sol asséché et craquelé - ça allait être dur. Le noir a envahi les murs de la chambre, mais les yeux restaient grands ouverts sur l'infini du vide.

Le lendemain fut une véritable épreuve. La pieuvre tentaculaire du manque de sommeil tirait ses traits sur le visage d'Adélie. Thi-Tiên l'avait tout de suite remarqué et lui demanda ce qu'il se passait. Elle se refusa à répondre. Sur ses épaules, son sac à dos marron et blanc pesait du petit poids de pierre (la meilleure façon de cacher était encore de ne jamais la quitter). Le silence était pesant. Malgré tout, elle n'aurait jamais dit le moindre mot sur ce sujet de démence. Tiên fut un peu contrariée de ne rien connaître, mais elle savait Adélie discrète, il n'était pas la peine d'insister. Les heures étaient rugueuses, elles s'accrochaient partout. L'esprit se perdait dans les volutes de délires hallucinés. Ca se passait vraiment mal puisque même les cours les plus simples disparaissaient dans le manque de concentration. Fallait-il s'épancher et parler de cette horrible découverte à un adulte ? Certainement pas. Si par quelque miracle complètement insensé, tout cela s'avérait tangible, les adultes n'en feraient que de la charpie. Sincèrement, il valait mieux que ça reste dans les mains d'un enfant. Si le visage d'Adélie avait subi une véritable métamorphose, comme écrasé sous le poids de responsabilités trop lourdes, elle n'en restait pas moins stable. Elle échafaudait toutes les hypothèses possibles et imaginables mettant à l'épreuve sa rigueur scientifique, car de toute évidence, l'astrologie n'était pas vraiment son truc. Elle ne touchait pas la pierre, soigneusement emballée dans un sac plastique, de peur de déclencher de nouvelles catastrophes inattendues, mais l'envie ne manquait pas.

Les cours se turent dans de l'égarement, le même qui vidait mon esprit durant toute la journée. Quelques instants plus tard, je courrai vers la gare, le souffle court, j'étais en retard. Comme bien souvent dans les trains du soir, j'étais seule. Enfin non, loin de là. A considérer le wagon, il y avait systématiquement plein de monde qui m'entourait plus ou moins, mais par là je voulais dire, personne à qui je devais parler de tout et rien. Ça me délivrait au moins de la question du mensonge. Mon esprit cartésien était mis à très rude épreuve. Je me sentais prise dans un délire monomaniaque, je ne me faisais pas confiance, c'était compulsif et impossible autrement. Tout cela ne pouvait rien être d'autre qu'un problème qui émanait de moi. J'avais la peur d'être la seule responsable du massacre, créatrice d'une aliénation complètement tordue. Je ne voulais pas mettre à l'épreuve le phénomène dans le train. Bêtement, je me suis dit : si le train roule à cent kilomètres heure et que la pierre le stoppe d'un grand coup de buttoir, je serais propulsée à la même vitesse, considérant qu'il s'agissait d'un équivalent de freinage d'extrême urgence (puisque son application était immédiate), pour les gens ça ne changeait rien, seule moi devenait l'équivalent d'un obus. Trop timide, de peur de tuer quelqu'un - pitié, que cela ne m'arrive jamais - je décidai de sortir l'objet sur le quai mais pas avant, surtout pas dans le train. Le compas était déjà dans la poche de ma veste marron. Par néologisme, j'appelais cette action compasser la pierre. Le trajet fut monotone, je m'impatientai. Après une attente lourde comme un temps d'orage, je sortis sur le quai. Le crépuscule grisâtre commençait tout juste à gagner les rebords du ciel. Il faisait froid et sec. Je ne voulais pas me retrouver côté gare, il y avait la police aux guichets, une madame criait fort. Je ne sais pas ce qu'il se passait mais ça me faisait peur, le silex était mon secret de polichinelle. J'empruntais le souterrain massacré de tags et je me mettais près de l'abri en tôle bleue foncée, accoudée aux vitres toutes rayées et un peu sales. Quelques pavés remplacés depuis peu brillaient d'un éclat clair par rapport aux autres, minablement grisés par l'usure des hivers. La pierre dans la main ne palpitait d'aucun battement de cœur, elle était parfaitement inerte, comme son état naturel le voulait imperturbablement. Derrière moi, je jetai un œil au faux petit puits, régulièrement rempli de déchets. Il n'y avait même pas la possibilité de s'abandonner dedans pour disparaître à tout jamais. Des navetteurs attendaient à quelques mètres à côté de moi tandis que les derniers du quai vers Ottignies rejoignaient leurs pénates. C'est avec une certaine appréhension que je glissai la pointe dans l'anfractuosité minuscule, je la connaissais bien maintenant.

Ce qui fut le plus surprenant dans tout ça, c'était peut-être de ne plus reconnaître le lieu.

Les merles qui chantaient bruyamment l'arrivée de la nuit s'étaient arrêtés. Les gens qui attendaient en face restaient immobiles. Le bus de la TEC ne faisait plus aucun bruit ni aucune pollution. De ce fait, ils perdaient leur identité. Les navetteurs qui marchaient se figeaient dans une position instable, sans osciller d'un pouce, de véritables figures de cire. Lorsqu'elle retira la pointe, tout recommença comme à l'accoutumée. Plus aucun doute sur la question, la pierre arrêtait le temps, purement et simplement. Les gens ne se rendaient compte de rien, c'était un arrêt sur leur vie, seul le possesseur de la pierre continuait de respirer. Adélie décida de recommencer un peu plus loin. Le moment était suffisamment propice, il n'y avait pas grand monde et l'orée de la nuit garantissait une relative discrétion. D'un geste devenu sûr, ou presque, elle arrêta le temps à nouveau. Elle commença à se déplacer le long du quai, vers le souterrain. Elle voulait mettre à l'épreuve le mouvement dans le figement. Chaque pas qu'elle esquissait était posé comme si le sol était un champ de mines, il ne fallait pas faire de bruit dans le silence assourdissant, il ne fallait pas se faire remarquer auprès des figures inertes. Elle s'approcha d'un merle posé dans le gazon, derrière l'abri en briques blanches. L'oiseau n'avait aucune peur. D'infiniment près, elle constata que sa pupille ne bougeait pas, c'était une bête empaillée, aucune crainte dans son bec, aucun tressaillement dans ses yeux. Quelques mètres plus loin, lorsqu'elle cessa son étreinte sur le temps, le merle s'envola sur un cri d'alerte, allant vivement se poser sur la branche la plus proche. Ca représentait une expérience préoccupante. Si la vérité crue ne pouvait être autre que tout cela était archi-faux, ça avait pourtant l'air sacrément véritable. Ca restait tout bonnement incompréhensible - c'était bien là le problème.

De retour à la maison, la première préoccupation fut de dissimuler cet objet. Il ne fallait pas qu'il tombe dans de mauvaises mains ; ce n'est pas que celles d'Adélie étaient toutes particulièrement meilleures, mais d'une manière certaine, il ne résidait pas de perversion d'adulte dans la façon d'agir au quotidien. Tout cela était peut-être de la folie pure et dure, mais tant que cela ne faisait de mal à personne, quelle importance ? Il y avait une certaine délivrance à penser que c'était vide de risque… Le compas restait irrémédiablement lié au silex, il devait être caché de la même manière. Ce n'était plus un outil de bête géométrie, il devenait un objet de précision au pouvoir immense. Les émotions submergeaient la domination de la conscience, il y avait un sentiment de dépassement. Tant de questions se posaient… Adélie partit se recoiffer dans la salle de bain, le vent avait glissé le désordre dans ses longs cheveux bruns. Un grand sourire éclaira son visage de petite fripouille, un évènement complètement nouveau s'insinuait dans sa vie.

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Il apparaît de loin. Avant tout, près du souterrain, le feu devient vert. Ensuite, si on rejoint le bord du quai et que l'on se penche en regardant vers Profondsart, on voit une lumière ténue qui peu à peu prend la forme de deux phares aveuglants. C'est le train qui arrive, comme tous les matins dans la nuit de l'hiver. Depuis l'aurore, Adélie fait son trajet avec Claire. C'est mieux pour elle. D'un certain côté, ça la protège de tous ces inconnus pas forcément bien intentionnés qui pourraient perturber la quiétude, imagine un satyre se promenant de wagon en wagon avec ses idées lubriques puantes... Ce jour-ci, le trajet fut entièrement paisible. A la Gare Centrale, des groupes se sont formés au milieu de la foule, les chemins commençaient à se séparer. Au lycée, tandis que Jenny montait déjà la garde (car certains venaient tout juste de se battre), Adélie se dirigea vers un espace un peu dégagé du couloir central des locaux rue de la Paille. Les premières gambadaient de partout en hurlant tandis que des groupes de cinquième-sixième discutaient plus posément. Compasser dans ce lieu d'agitation eut un effet phénoménal. L'immense énergie de centaines d'élèves déchaînés se fracassa contre un mur de silence. Ca ressemblait à un tableau du moyen âge où, naïvement, sont représentés des centaines de petits personnages dans un tout petit paysage enneigé. En fait, ce spectacle était risible et comportait en soi quelque chose d'affreux. Certains visages étaient en tension, les bouches ouvertes, les yeux révulsés. Le plus comique, c'était le halo de vapeur qui sortait de la bouche Benjamin, un nuage immobile, comme la photo d'une fumée de cheminée.

Je n'osai tenir la pierre d'une seule main, de peur que l'assemblage ne s'effondre sous mes doigts, me révélant alors en pleine séquence d'espionnage dans la cour. Sans pouvoir toucher la vapeur, guidée par la curiosité, je soufflai dessus pour voir si elle allait bouger ou pas. Elle s'en alla dans un tourbillon. Benjamin avait gardé ses yeux fixes, tandis que je continuais ma promenade dans le dédale de gens à éviter, c'était un vrai bazar. Yaros semblait si inquiétant que je n'osai l'approcher, je frissonnai de peur en passant derrière monsieur Senepart. Je ne me sentais pas à l'aise dans cette ambiance si particulière. Enfin, je touchais à mon but, trouvant une personne que je ne nommerai qu'avec timidité : Jérôme. Il était seul, il attendait que ça se passe et ça perdurait puisque j'avais tout arrêté. Comme à son accoutumée, il ne parlait à personne, reclus dans son coin comme un vrai timide qui se respecte. Assis sur les marches d'un escalier, son regard était parfaitement fixe, peut-être un peu dans le vide, enfin je veux dire que l'arrêt sur le temps lui donnait cette expression là. Comment cela se passe t'il s'il pleut ? Je trace un passage de vide au travers des gouttes d'eau qui viennent toutes se fixer sur ma veste marron, pour ensuite dégouliner le long de la toile ? Je me suis postée devant mon futur immobile. Je savais que je n'aurais jamais dû faire cet acte lamentable, j'y avais pensé toute la soirée d'hier, délaissant complètement monsieur Dathy et son latin. J'ai vérifié mon silex une dernière fois, oui la pointe était vraiment enfoncée comme une lame dans le cœur de la pierre. J'avais le souffle court, le cœur qui battait comme le tambour dans une fanfare de village, mes membres ankylosés et les mains tremblantes. Les hésitations des dernières secondes sont les pires, elles assènent avec violence les doutes dans les moindres fissures, ça s'infiltre dans l'âme. Non, il ne faut pas reculer, je suis quelqu'un de solide, je suis quelqu'un de fort. Je lui déposai un bref et tendre bisou sur le front, avant de me retirer vivement. J'avais la crainte que tout se remette à fonctionner, mais par chance, le sortilège était toujours vivant, peignant les regards d'immobilité. Je rejoignis d'un pas vif mon petit recoin. J'avais le regard dur, le souffle concentré, je ne voulais pas perdre contrôle. Je me sentais fort oppressée. Au fond de mon cœur, il s'opérait un bouleversement aux allures de déménagement. Lorsque enfin, je me sentis prête, je relâchai l'étreinte sur la pierre, qui commençait à me donner des tendinites dans le poignet. Je m'étais surtout cachée de Jérôme, le plus loin possible de lui. Dans la cour, il n'y eut aucun mouvement de panique ni même le moindre geste suspect, la vie repris comme si rien ne s'était passé. Malgré tout le bonheur que je touchais là du bout du doigt, je me ressentais emplie de fragilité, proche d'une rupture intérieure. Ca faisait beaucoup en une seule fois… Je me sentais aussi fortement coupable d'avoir capturé des instants de vie pour opérer ma lâcheté, c'était comme un mensonge à cinq ou six cent élèves, une échappée à l'existence. Les premiers tiraillements venaient m'habiter. Pourquoi est-ce qu'il fallait que ce soit à moi que ça arrive ? Etais-je aveugle pour ne pas comprendre que ça ne pouvait que mal tourner ?

J'avais l'impression d'avoir passé des années en quelques petits instants. Peut-être que j'avais grandi - je ne sais expliquer ce sentiment de plénitude mêlé de tourments. Lorsque la sonnerie hurla sa déferlante et que les groupes se formaient, je rejoignis le mien à contrecoeur. Ce n'était pas que je les détestais tous, bien au contraire, je passais vraiment de supers moments avec eux, mais j'étais assaillie de sourdes angoisses, des remords grignotant ma peau. Dans la file, Jérôme ne semblait pas préoccupé par l'évènement, tout se déroulait merveilleusement bien. C'était incroyable. J'aurais précisément pu compasser tout de suite et recommencer, maintenant et encore, jusqu'à l'épuisement des sens, jusqu'à ce que l'eau bouillante devienne un bloc de glace, personne n'en aurait rien dit. J'étais vraiment stupéfaite. Jusque là, tout cela m'avait semblé être le récit d'une folie un peu décalée, mais rien de réel. Pourtant là, j'avais touché la forme d'un rêve, un vrai rêve je veux dire. Si c'était complètement faux, alors j'étais vraiment partie très loin, car j'étais incapable de faire la distinction. J'étais ébranlée dans mon petit cœur sans dessus-dessous. Je me disais que cette pierre devenait dangereuse, parce que je commençais sérieusement à perdre les pédales. Je suis solide, partout, sauf quand on me parle de tendresse. C'est le talon d'Achille où je m'effondre, perdue et éperdue. Le cours de madame Marsh fut long comme un train de marchandises. Malheureusement, la pierre ne possédait pas la touche " avance rapide ". D'un certain côté, heureusement aussi, parce que sinon, tout cela aurait promptement défilé dans le futur sans plus rien assumer du présent.

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Les collines de Lanaye étaient constellées de silex, il en traînait partout, ça faisait des taches. Aux petites exploitations souterraines du bord de coteau, il y en avait de véritables bancs. Malheureusement, il n'y en avait pas un qui convenait avec exactitude. Ils étaient plutôt ronds, prenant de longues formes étranges. Tous étaient recouverts d'une couche extérieure blanche, tandis que l'intérieur était d'un noir profond. Chimiquement, c'était peut-être fort semblable, mais l'aspect de la roche n'était pas le même. Est-ce que le sortilège ne pouvait fonctionner qu'avec un seul silex, celui qui avait disparu ? Ulaan se sentait un peu démuni face à une immensité de roches inadéquates. Eventuellement, la vraie pierre venait des plaines de Sibérie, ou d'Anatolie, qui sait… Finalement, comme il fallait bien agir, il pris une roche d'une dimension vaguement similaire et la glissa dans son sac à dos. Elle laissait des traces blanches poudreuses sur les parois de toile. Ca faisait longtemps, finalement, qu'il ne s'était rien passé d'aussi grave. Avec Camille qui allait si bien, elle grandissait à vue d'œil et s'épanouissait à l'ACJ, Ulaan avait perdu de sa vigilance. Il ne faut jamais laisser le bonheur filer des doigts, parce qu'après, le rattraper c'est toute une affaire. Il entama le long trajet à pied au fil des routes et des ponts au dessus de la Meuse, jusqu'à retrouver la gare la plus proche, un vrai périple. Le retour se fit comme sur un nuage. Il échafaudait toutes les solutions possibles, mais une seule lui paraissait valable : il fallait demander à Léna de perpétuer le geste, sans mentir sur le moindre détail du contenu de cette affaire. Trop de mensonges s'étaient accumulés dans le passé, notamment sur le destin amputé de Camille. C'était insupportable.

Après des heures et des heures de transport en commun, le quai d'Hoeilaart apparut enfin, hostile comme une pierre coupante. Ulaan se sentait revenir au tout départ, dans ses escapades complètement déjantées avec Thomas Peeters, dans cette ville aux mille serres. C'était un sentiment glauque. Dans un passé à présent effacé, Camille avait terminé sa courte existence sur les rails. Les portes du train se retrouvaient ouvertes à toutes les angoisses du monde. Après avoir poussé la porte d'entrée, il se rendit compte immédiatement que Lena était là, en train de lire. Elle ne bougea pas, elle ne dit même pas bonjour. Aucune idée de ce qu'elle avait pu faire de sa journée, le bol de café du matin était toujours sur la table, comme une offense. Sans un mot, je le pris et le vidai de son noir malodorant dans l'évier. Je saisis un verre d'eau et le remplissais, au cas où il faudrait beaucoup parler.
-Léna, je voudrais te voir quelques instants, si tu le veux bien.
Comme elle ne répondait pas, lançant seulement un regard des mauvais jours, je pris la parole.
-Le silex de la cruche a été volé.
Je m'attendais à ce qu'elle s'anime un peu, parce qu'après tout, il y avait quand même eu une vie au bout de cette pierre, une existence toute entière qui avait échappé aux rails, mais non, rien. Il était trop tard, je devais gravir des montagnes d'exaspération et je ne trouvais pas les chemins qui m'aidaient à monter. Je fus gêné, presque battu d'avance. Comme je cherchais mes mots, je laissais un grand silence.
-Je ne sais pas où il est. Personne ne sait dans le voisinage et tout le monde s'en fout, je n'en suis même pas étonné. Quoi qu'il en soit, je m'attends à des évènements graves. Il y a beaucoup de vies qui sont liées à cette pierre à feu. Alors voilà… J'ai été en rechercher une. Loin. Je voudrais qu'on reproduise les gestes d'antan, quand dans la nuit, nous avions été jeter la pierre dans la cruche. Est-ce que, comme par ce passé lointain, tu voudrais bien recommencer ?
Je posai le silex noir sur la table, une pierre encore toute poudreuse de sa gangue de calcaire. Elle paraissait hideuse, rien de plus que l'autre certainement, mais moche comme une horrible roche morte tout de même. Je me sentais fort inquiet parce que je n'obtenais aucune réponse. Léna se cantonnait dans un silence hostile, presque réprobateur, sans que je sache dire qu'est-ce qu'il pouvait y avoir de mauvais dans mon attitude. Soudainement, elle s'approcha et se saisit de l'objet, qui devait facilement faire son petit kilo. D'un coup sec, elle explosa littéralement le verre d'eau, qui éclata en mille morceaux. De l'eau avait giclé de partout et dans la violence du geste, le silex avait fait un gros à-coup à la nappe. Elle s'était coupée et du sang avait coulé sur les rebords de la table apocalyptique. Elle partit immédiatement se soigner, sans un mot et sans une larme. Je ne savais plus quoi faire. Devant un tel afflux de violence, je n'avais plus qu'à faire ma valise. Autant dire que je me sentais mal. Je laissais tous les éclats de verre sur place, c'en était fini.

Dehors, pour échapper au climat si lourd de tension, je retournai à la cruche. De dépit, j'y jetais la pierre oblongue. Une fois de plus, ça faisait le klonk bien connu et la longue réverbération bizarre. Je n'en attendais plus rien, je me débarrassais d'un objet inutile. Peut-être que cette nuit, j'allais être poursuivi par des troupeaux de moutons transis d'amour ? La maison me semblait d'une répugnance obèse, je n'osais plus y mettre les pieds, me demandant s'il n'était pas mieux que je dorme replié comme un fœtus dans la cruche, une horreur à laquelle je ne me soumettais pas. Je n'arrivais pas à être triste de la perte de Lena. J'en étais brisé intérieurement plutôt, je vivais le déraillement à Groenendaal, la troisième fois de ma vie.

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Si certains ont le visage taillé au couteau, l'artiste d'Adélie avait du se tromper d'outil ; aux arrêtes anguleuses s'opposaient les mains fines et délicates qui portaient cette pierre pleine de trous, à la dureté du roc s'affrontait un cœur tendre rempli de fleuves de tendresse, à la rudesse du silex se confrontait la douceur des traits. Lorsqu'elle se mettait à sourire, prise en flagrant délit de vol de crocodiles dans le sachet de bonbons, on se surprenait à vouloir lui dire hey crapule, rends-moi mon paquet ! Et si attendri, que pouvait-on faire sinon disparaître devant ses yeux malicieux cachés par une frange de cheveux rebelles. D'accord, je te laisse le sachet, mais c'est la dernière fois ! De l'autre côté du miroir, ce n'était pas la même couleur. L'avant-nuit
se teintait d'ambiances désaturées aux contrastes monotones. Il arrivait parfois que, devant son miroir, Adélie soit prise d'une hostilité vis-à-vis de son apparence. Elle restait immobile devant son image renvoyée, puis d'un geste brusque, elle mettait la main sur la glace pour pousser, éjecter, démolir cette face impossible à détruire. Ca laissait des traces de doigts sur la vitre, des traînées qu'il fallait effacer sous peine de se faire tuer. Et là encore, sous la main qui passe l'essuie, le regard attentif qui se reflète. Elle vivait transpercée par mille épines de ronces, à chacune son espace de peau, à chacune sa série de refus. Personne n'avait jamais pris le temps de lui dire des mots câlins. D'un certain côté, on pouvait se moquer de ce manque insignifiant, ça portait quelque chose de dérisoire, mais il taillait pourtant un grand vide au fond du corps. C'est pour ça que certains endroits sonnent creux quand on tape dessus, le médecin qui donne un coup sur le genou pour tester les réflexes, ça rend un bruit de bouteille vide. Le seul être qui avait dit le mot 'adorable' s'était basé sur une photo de nuit au Mont Saint-Michel et justement, il faisait nuit donc on ne voyait qu'une silhouette obscure, il ne connaissait rien d'autre d'elle, pas un gramme de ses interrogations, par un milligramme de ses peurs, pas un nanogramme de ses sentiments. Ces phrases sont parties au compost, sans même salir. Seule Julie a trouvé les mots justes pour décrire le mal qui puise ses racines au fond de son corps : Adélie, tu n'as pas confiance en toi, alors comment peux-tu l'avoir en autrui ? Le mot adorable est différent de beau, il sous entend une tendresse, un attachement, même infime. Au-delà de toute notion de beauté, c'est surtout l'affection qui touche. Une main dans les cheveux, ça fout le bordel, mais qu'est-ce que ça fait du bien de s'enrouler dedans, de coller sa joue tout contre, de s'évader dans ce refuge de douceur. Adélie se sentait l'icône d'un romantisme déchu depuis des décennies, peut-être même un siècle, un peu la représentante d'une ère disparue : une odeur de poésie rêveuse évaporée, ou devenue tellement rare qu'on ne la trouve plus. Elle se sentait redevable de sensations disparues, celle d'un visage pâle qui lance un regard ardent, l'intensité d'un échange dont l'amour traverse toutes les villes et tous les océans en l'espace de quelques secondes, les branches de lierre qui s'enroulent le long des jambes toutes fines, un cri vers la lune, un cri dans le silence. Parfois, ces pieds dans l'eau de la vie généraient une douleur lancinante, presque insupportable. Certaines filles du train changeaient d'amoureux toutes les deux semaines (si tant est que ce n'est pas trop offenser le mot amour à le ramener si bas), pourquoi n'y avait-il rien qui bougeait depuis tant d'années pour elle ? Il n'en fallait qu'un, certainement pas dix, juste un avec de la tendresse autant que dans un sachet de crocodiles. Le romantisme est un salaud. C'est tout.

Je partis de la maison en rangeant machinalement mes cheveux, eux qui n'arrêtaient pas de me tomber dans les yeux. Il était temps d'y aller, j'avais pris du retard. Claire ne venait pas aujourd'hui, j'étais seule pour le long trajet, heureusement que les livres allaient noyer tout ça. Après pas mal de bazar (le train était plein à craquer aujourd'hui), je retrouvais Dachsbeck dans un joli petit matin lumineux. Il se posait une grande question. On était le lendemain de la veille, est-ce que j'allais recommencer le même rituel ? Je décidai sur un coup de tête que oui, car qu'est-ce que ça pouvait faire, de toute apparence ça ne dérangeait personne… Jérôme était comme toujours sur ses marches d'escalier. Je me mis dans le même recoin tranquille et je compassai la pierre. C'était toujours la même stupéfaction, tous les corps se retrouvaient figés dans leur course. A cet instant là, un oiseau en vol se serait retrouvé suspendu au bout d'un fil. J'évitais toutes ces momies sans grandes difficultés jusqu'à retrouver Jérôme, immobile, le regard rêveur, le sac ouvert. J'avais envie de prendre une feuille de papier, de lire un peu tout, voir son écriture, n'importe quoi, mais je m'abstins de le faire. Si j'étais une gentille voleuse de bonbons, non jamais je n'aurais fait quoi que ce soit de manipulateur. J'avais envie de lui dire : je peux te demander un autographe ? Bien entendu, seul le silence m'aurait répondu, ça ne pouvait pas être autrement. Adélie se souvint du matin devant la glace, une fois de plus elle se retrouvait devant l'hésitation. Si ça ne fonctionnait pas comme prévu, ce serait la risée - déjà comme ça c'était bien assez lourd. Après quelques instants d'hésitation, Je me penchai en avant, Jérôme fut honoré comme une statue, tout en gardant la main cramponnée sur la pierre précieuse - un geste pudique, presque effacé, effleuré avec délicatesse. Après un maigre moment de méditation sur la séparation à venir, elle retourna dans son âtre de solitude. C'était comme un rituel un peu triste, un mémorial secret. Elle pouvait se dire pour se tromper elle-même, se justifier en quelque sorte : le meilleur était à venir. Ce n'était pas vrai mais après tout, c'était déjà ça. Plutôt que le matin, Adélie aurait préféré que cet apaisement soit juste quelques instants avant la nuit la pluie, pour trouver un refuge dans lequel se lover toute minuscule. La vie est ainsi faite. Il y a ceux pour qui tout est facile et il y a les autres. Le bruit a repris comme une vague brutale. A chaque fois, elle le savait, ça faisait sursauter.

Cette pierre est une immense ouverture vers de nouveaux horizons et pourtant, elle ne donne pas d'espoirs pour le futur. Elle s'inscrit dans le présent mais n'y laisse aucune trace, en tout cas pour l'instant. Adélie est quelqu'un pour qui tout réussit ou presque, des fois de manière déconcertante. Les résultats scolaires sont excellents (il faut dire que l'ambiance du lycée, et surtout de la bibliothèque Whitlock, est particulièrement agréable), la vie sociale est paisible ; il ne manque qu'une seule chose, qui ne s'achète pas, à aucun prix. Ca mine l'existence, ça creuse des galeries dans l'âme comme le feraient des scolytes.

Le lendemain fut catastrophique. Il fallait bien que ça arrive.

La neige ne cessait de tomber depuis le train de 6h57. Ca faisait des gros paquets tous blancs dans les cheveux. J'avais eu une nuit agitée, mon sommeil avait été entrecoupé de plusieurs réveils en sursaut. Des rêves assez pénibles ne cessaient de revenir, sans que j'arrive à les chasser de mon esprit. C'était peut-être lié à ce que j'avais vu dans la soirée, qui sait… La veille, le chat était venu dans la chambre et ronronnait tout seul, à la recherche de câlins dans le cou. Je m'occupais vaguement de lui, quand il décida d'aller roupiller sur la couverture de mon lit. L'incident a débuté lorsque je sortis le silex de mon sac pour le ranger précieusement dans sa cachette. Le chat manifesta d'abord une inquiétude en me regardant vider et disperser le bazar. J'étais intriguée, lui demandant ce qu'il se passait. Alors que j'approchais, il fit le gros dos et feula en ma direction, une violence que je ne lui connaissais pas. Ses grands yeux d'or me fixaient méchamment Alors qu'il quittait la pièce en courant maladroitement, je me disais qu'il avait dû voir des chauves-souris et puis c'est tout. Toutefois, ma nuit fut agitée par un stress indéfinissable, mon cœur palpitait, je me sentais tendue, comme si j'avais pris bien trop de café avant de dormir. Mes rêves étaient habités de chats aux yeux lampes. Ils éclairaient dans la nuit comme l'auraient fait des voitures. Sous la pluie, leur pelage était tout miteux, ils n'étaient pas beaux à voir. Ils ne cessaient de dire que la pierre portait un maléfice en son cœur, qu'elle vibrait d'un tourment de désolation, qu'il fallait s'en séparer. La seule solution n'était pas de la jeter au feu, car même si elle se fendait en deux, ça n'y changeait rien. Seule l'eau pouvait l'engloutir pour des temps immémoriaux. Ces chats avaient l'air mauvais et ils me tournaient autour, cherchant à s'approprier la pierre. Ca ressemblait à une horrible danse chamanique et systématiquement, je me réveillais lorsque les pelages poisseux commençaient à me toucher.

Là n'était pas la catastrophe, mais je dirais ses prémices. Les signes annonciateurs auraient pu me mettre la puce à l'oreille, mais à vrai dire, j'étais déjà prisonnière d'un cycle inextricable, surtout moralement. Ce petit caillou était une révolution sentimentale pour moi, je ne pouvais pas m'en débarrasser comme le dictait ce stupide rêve. Cette roche ne touchait pas au plus précieux de ce que je pouvais porter en moi, mais je l'approchais tout doucement, comme une main près d'un radiateur. Sur le chemin du lycée, les trottoirs se blanchissaient à vue d'œil, des centaines de cheminements de pas émaillaient le tapis de neige. Je grimaçais légèrement à cause des flocons qui brouillaient ma vue. Avant même d'entrer, je décidai de ne pas répéter le rituel une troisième fois, non pas tellement à cause du rêve, mais plus parce que le climat n'allait pas être vraiment favorable, Jérôme ferait la grimace autant que moi. Je ressentais déjà un manque, une absence de ce tout petit pas-grand-chose, mais soit, ce n'était pas la première fois. De toute façon, lorsque j'entrais dans les locaux Rollebeek, je constatai qu'il était en train d'attendre dans le fond, sous la peinture avec les cheminées. Je n'aurai jamais osé le rencontrer sous un lieu aussi hideux. Alors que la sonnerie hurlait son tintamarre, je me rangeai dans l'une des files, comme tout le monde. Lorsqu'il se mit près de moi, je fus littéralement paralysée. Il n'avait jamais fait ça. J'avais la respiration bloquée, les muscles en tension. Je tentai pour autant que rien n'en transparaisse. Je peux dire que ce n'était franchement pas évident car je tremblai de toutes parts. Il y avait quelque chose d'anormal. Lorsqu'il m'adressa la parole, c'est à peine si j'osai tourner le regard vers lui. Je le devais pourtant. Je me sentais gênée, je pensais que la pierre m'avait trahie. C'était proche de la réalité.
-J'ai rêvé de toi cette nuit.
J'avais envie de lui dire " pardon ? ", de faire semblant d'être étonnée, ou peut-être même d'en être amusée, mais je me sentis bloquée, rien ne sortait. Il ne m'avait jamais parlé et d'une manière générale, il était peu loquace, c'était un personnage discret. De ce fait, je crois bien que je lui lançai juste un regard interrogateur, effacé derrière une certaine crispation. Je ne me souviens plus de cet instant avec exactitude.
-C'était dans cette cour. Tu étais entourée d'une horde de chats, il y en avait des centaines tout autour de toi. Ca faisait comme une grande vague mouvante. Tu m'approchais, je t'ai reconnue à ton sac à dos barré de blanc, j'étais près de l'escalier là-bas. Tu m'as pris la main et tu m'as tiré de là où j'étais assis. Tandis que les chats envahissaient le moindre espace libre, sous moi se libérait un grand trou noir et une multitude de démons obscurs. Ce fut très bref, les ombres s'évaporèrent dans un bruit de vent sifflant et… je me réveillai là-dessus, sans vraiment comprendre le fond de l'histoire. C'est bizarre hein…
Je me sentis mal à l'aise, parce qu'il attendait un commentaire sur ce songe, mais je ne savais pas trop quoi dire, je me doutais bien au fond que la pierre était responsable d'un tel massacre. De plus, j'avais été moi-même habitée par des songes vaguement identiques, ça renforçait la sensation de malaise. Par chance, madame Brouyère entraînait la file vers la salle de classe et c'est avec une relative facilité que j'arrivais à ne lui sortir que quelques paroles insignifiantes.

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S'il y a une chose qui m'est certaine, c'est que je ne m'aveugle pas sur ma condition, c'est justement cette part de lucidité qui me permet d'avancer et de dominer la plupart des choses qui me bloquent. Après mûre réflexion, je choisissais d'en parler à Julie, la seule qui savait quelques bribes sur Jérôme. Je n'allais pas tout lui déballer, juste quelques détails. Peut-être qu'elle arriverait à m'épauler dans cette situation difficile. Sa réaction fut tellement étonnante que j'en restais perplexe. Elle n'avait pas tort dans le fond, si nous appréciions tant de rester ensemble, même dans les épreuves, c'est peut-être à cause de cette approche de rationalité.
-Julie, je voudrais juste te dire que je ne suis pas cinglée, mais il m'arrive quelque chose de fou, je pense que l'aspect irrationnel est extérieur à mon âme. J'ai trouvé par hasard il y a quelques semaines une pierre aux pouvoirs magiques. Oui je sais, c'est n'importe quoi ce mot là et je suis bien d'accord avec toi, mais je te jure que c'est vrai. J'ai la possibilité d'arrêter le temps.
-Pardon ?! Ca n'existe pas ce que tu dis. Le temps est inaltérable et les scientifiques ont déjà planché sur la question. Ce n'est pas toi petite Ade qui va me faire croire ça.
-Je ne te demande pas de me croire. Ca n'a pas beaucoup d'importance. Fais comme si je te racontais une fantasmagorie, et réponds-moi là-dessus… Je ne sais pas si tu arriveras à faire abstraction pour dégager quelque chose de concret de tout ça, car moi-même je n'y arrive pas tant que ça. J'ai tout de même besoin de ton opinion.
-Je vais faire comme si tu me racontes Tolkien, si ça peut te faire plaisir. Je t'arrête si je n'y arrive pas. Mais… Pourquoi ne pas arrêter le temps maintenant ? Si je le voyais, je l'admettrais sans trop de problèmes, et je t'avoue être curieuse, même si pour l'instant je n'y crois pas (je ne peux pas).
-Impossible. Ce serait terrifiant pour toi. Seul le détenteur de la pierre peut arrêter le fleuve. Je ne veux pas la prêter. Je te fais confiance pourtant, mais comme je vais te l'expliquer, l'objet me fait peur. Je pourrais te prouver ce que je dis. Il suffirait que je cesse le temps et que je me déplace. Tu me verrais soudainement derrière toi. Mais… tu ne ferais rien d'autre que de hurler de terreur. Ca n'est pas imaginable autrement.
-Arrête de prendre des pincettes et dis-moi tout…
-J'ai trouvé cette pierre avec ma petite sœur. Elle était isolée, bizarre, dans une cruche. On pensait que c'était le butin d'un jeu de piste stupide. Complètement par hasard, j'ai découvert comment actionner son mécanisme, en la nettoyant. Ca fait une drôle d'impression. Tu peux pas imaginer comme la vie de tous les jours est un capharnaüm perpétuel et comment le silence transforme tout, tu ne reconnais plus des paysages connus par coeur. J'ai profité de ça à deux reprises. Je suis désolée, c'est par faiblesse. J'ai stoppé le temps dans la cour, j'ai interrompu des centaines de vies pour aller voir Jérôme. Ce n'était rien de plus que le contempler, quelques secondes, puis repartir dans mon coin. Jusque là, rien de grave. Le problème, c'est que ce n'est pas sans conséquences. Ca laisse des traces oniriques. Jérôme et moi avons eu des rêves bizarroïdes vaguement communs, j'apparais dans ses songes, c'est complètement torturé, on ne peut pas inventer des trucs pareils. Il est venu m'en parler ce matin, j'ai eu vraiment très peur, je ne veux pas le perdre… J'ai l'impression de nager dans le délire complet.
-Tu ne peux pas le perdre puisque tu n'as rien.
-Oui je sais… Je suis un peu romantique… Ca fausse réellement l'échelle des perceptions.
-Bon Adélie, ça va peut-être te choquer ce que je dis, mais je pense que tu prends tes désirs pour des réalités. Une pierre, ça n'arrête pas la terre de tourner, mais peu importe, même si ça ne se passe que dans ta tête. Donc voilà, je trouve que tu tournes en rond. Ca dégénère dans tes cauchemars. Si tu veux prendre la responsabilité de tes rêves, alors profite d'un arrêt du temps pour déposer une lettre d'amour dans son sac. Au moins, tu auras fait un grand pas.
-Je ne peux pas, j'ai une tête de cul.
-Mais… Adélie, combien de fois vais-je dire que ce n'est pas vrai, combien de fois vais-je devoir te crier dessus que tu me choques quand tu sors des conneries pareilles ? Ecoute, tu crois que tu as besoin de mettre du maquillage pour être jolie ? Et regarde-moi ? Suis-je belle, suis-je moche ? On est beaux dans le regard de ceux qu'on aime. Ce qui est adorable en toi, c'est que tu as un visage pétillant, et y'a pas une seule beauté stéréotypée qui peut surpasser ça. Pas une.

Avant de partir, j'avais dû lui promettre de ne plus jamais dire ce genre de grosse bêtise, autrement j'étais redevable d'un sachet de bonbons. Autant dire que je pouvais prendre un abonnement. Heureusement que je pouvais en avoir pour pas cher à la librairie - mais c'est dire l'état de délabrement dans lequel je pouvais me retrouver à ce moment là. Ce qu'elle me disait de faire me paraissait tout à fait irréalisable. Je ne voulais pas mettre en risque mon amour pour Jérôme. Cet attachement, je préférais encore qu'il reste inutile et relégué dans son coin plutôt que piétiné sans aucun ménagement. Elle m'avait proposé d'aller lui parler directement lorsqu'il était tranquille sur son escalier, mais elle s'était bien rendue compte que cette idée me remplissait de frayeur. On s'était quitté sur ce statu quo, je n'en attendais pas plus. Rien n'avait avancé, c'était compréhensible.

Le sol était constellé de flaques de vieille neige à moitié molle, ça faisait des tas de blanc, mais aussi de jaune et gris. A certains pas, la panade fondue giclait sur les chaussures, parfois même sur le bas du pantalon. C'était déplaisant, un peu le désagrément de l'après neige. Sur le chemin du retour, infiniment répétitif et connu par cœur, il semblait à Adélie que les arbres tordaient leurs branches pour en faire des mains fourchues. La lune dispersait des halos blanchâtres qui se reflétaient dans les flaques, piquetées par les petits ronds de la pluie de fonte, les arbres pleuraient leur neige. A force de dispersion dans les songes, Jérôme était devenu une chimère. Adélie ne savait même plus si elle voulait connaître la vérité, il était désincarné, une image du parfait, le nom d'un rêve et le prétexte à l'évasion. A le voir de plus près, elle l'avait modelé, ses souvenirs se faisaient plus précis sur ses yeux noisette, ses fines mains, son regard de faux dur. Au fond, c'était certainement un cœur tendre. Quelqu'un d'une délicatesse pareille ne pouvait être un rustre, c'était impossible. Dans une maison où il y a un piano, il n'y a pas de vulgarité. Et puis la nuit a fini par bouffer tout l'horizon, les derniers réverbères se sont faits plus lointains, c'était le noir, comme si le jour avait fermé ses volets.

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Ca faisait cinq jours que la lettre était partie par la poste et je n'avais toujours pas eu la moindre nouvelle. Pourtant il avait forcément dû la recevoir. De Rixensart à La Hulpe il y avait si peu, j'aurais presque pu la porter toute, mais je n'avais pas osé, j'étais trop petite. J'aurais eu de toute façon du mal à expliquer l'absence à mes parents, je n'avais même pas quatorze ans. Dans la cour de récréation, nous parlions de tout et de rien je m'en souviens comme d'hier, Julie était déjà là à cette époque éloignée. Soudainement la nouvelle est tombée comme un couperet, Alexandre a bien reçu le courrier. La première chose qu'il a été faire était de le montrer à ses parents. Je me sentais souillée qu'on roule mon amour dans la boue de la sorte, je ne pouvais supporter que cela soit partagé avec quelqu'un d'autre, ses parents surtout, mais ce n'était pas tout. Bien au-delà, il y avait pire. Une rumeur courrait comme quoi ce que j'avais écrit circulait de main en main. Les garçons se marraient et se foutaient de moi, déchirant la lettre en morceau pour mieux pouvoir m'assassiner avec chacune des parts de ma vie sur papier. En cours d'anglais, c'est à peine si j'osais lever le regard tant je me sentais honteuse, mais je résistai. Alexandre était situé à la place juste devant moi, pas une fois il ne se retourna. Il discutait avec son voisin comme si de rien n'était. Je résistai encore lorsque je voyais la lettre déchirée en trois, dont les olibrius du fond recollaient les morceaux pour mieux se marrer, ils écrivaient des choses dessus. Je me sentais de plus en plus brisée, mais il fallait tenir jusqu'au bout - je me demandais ce que j'avais pu faire pour mériter ça. A la sonnerie, j'aurais voulu sortir la première pour m'enfuir en courant, mais je n'avais pas terminé l'exercice, je ne sais pas ce que me retenait comme conscience à ce moment là, c'est dingue au fond… Je rendais ma copie en posant la feuille à l'envers sur le tas, sans lever le regard un seul instant, les yeux rivés au sol et en rasant les murs. En sortant de la classe, je trouvais un morceau du courrier par terre, bêtement gribouillé de bic comme l'aurait fait un enfant de quatre ans. Je venais de perdre ma naïveté. Je la cherchais par terre mais je ne la retrouvais plus. Je ramassai le morceau et le rangeai dans mon sac, c'était mon enfance qui était piétinée au sol.

En rentrant à la maison, je cachais soigneusement tout cela à mes parents. Assurément, ils n'auraient rien compris à l'intensité de ce qu'il se passait en moi. Je me doutais bien qu'ils auraient sous-estimé l'ampleur du champ de guerre. Une fois cachée dans ma chambre, enfin à l'abri des regards, je sortis mon papier à lettre neuf. La page du dessus, absente maintenant, était celle qui avait créé la tornade, j'aurais mieux fait de ne rien écrire. Au moins, je n'aurais pas tant perdu, j'aurais juste rien gagné. Mes mains glissaient sur le papier lisse et de manière soudaine, sans que je sache vraiment pourquoi, je m'effondrai. La tension de résistance lâchait prise et je dérapai en perte de contrôle, mon corps vomissait toutes ses ondées de chagrin. Aussi silencieuse que possible, j'étouffai mon visage sous les couvertures, mordant le tissu au contact désagréable. Je ne m'en sentais pas mieux après, je me demandais bien comment j'allais pouvoir affronter le lendemain, allaient-ils oublier ce massacre ? Ca aurait été de loin le mieux qu'il puisse m'arriver… Malheureusement pour moi, le calvaire n'était pas terminé.

Cela commença quasiment immédiatement dans la cour. Il y en avait un tout particulièrement odieux que je détestais pour parler fort sans arrêt et se foutre de tout le monde. C'était peut-être pour lui un léger problème de puberté on dira, mais mon dieu qu'est-ce que ça pouvait être pénible. Alors que j'étais dans la file comme tout le monde, il avança le long des élèves, sur la gauche, afin de se trouver au devant. Au passage, il glissa violemment sa main dans mes cheveux, de la nuque au sommet, pour que je me prenne toute la chevelure dans les yeux. J'étais complètement décoiffée et ça le faisait rire, je devais avoir un air ébahi, je n'arrivais pas à croire cette cruauté gratuite. Il se moquait de moi et ne cessait de dire : alors la touffue, alors la touffue ! Certains éclataient de rire tandis que je remettais calmement mes cheveux en place, rouge de honte d'être réduite à ce point de misère. Je devenais une machine à avancer, un outil à ravaler la colère, plus rien de moi n'existait. Alexandre ne se moquait pas de moi comme les autres, mais il ne prenait pas ma défense - se rendait-il compte un seul instant qu'il avait été la source de toute ce drame ? Je me sentais mal, j'avais envie que la fin de l'année soit là, que je puisse partir de ce lieu gangrené. On était le 14 novembre. C'était loin d'être gagné.

Plus tard dans la semaine, les brimades avaient repris de plus belle. Sans que je sache pourquoi, j'étais devenue la tête de turc. En anglais, l'affreux était derrière moi, il ne cessait de me donner des coups de bic dans le dos, juste pour que j'aie mal, juste pour que je doive résister. Complètement excédée, je lui hurlais dessus, mais ça ne semblait pourtant pas perturber madame Goose. Dans un accès de rage, j'explosai littéralement un bic sur son cours. L'impact déchira plusieurs pages et le stylo éclatait dans ma main, laissant plusieurs morceaux de plastique déchiquetés. J'en m'en souviendrai probablement toute ma vie, c'était une violence abjecte que je n'avais jamais connue jusque là. L'affreux, dont je ne veux plus jamais prononcer le nom, pris une des petites pointes de plastique transparent du bic défoncé. D'un geste vif et imprévisible, il balafra mon visage, à quelques millimètres à peine de mon œil droit. J'échappai de justesse à ce qu'il m'éborgne. Je portai la main à mon sourcil, mes doigts se trouvaient rougis, tandis que sur la table et la chaise coulait du sang. La classe n'était plus qu'un hurlement, le pauvre professeur tentait vainement de retenir la fureur incompréhensible d'élèves ligués contre moi juste pour le plaisir de faire du mal. Par la suite, ça s'était mal passé pour l'affreux, convoqué en conseil de discipline, mais qu'est-ce que ça pouvait bien me faire ? J'étais blessée en profondeur. La réparation se trouvait bien au-delà d'une sanction disciplinaire.

Lorsque Julie avait prononcé les mots de mettre une lettre ou n'importe quoi de similaire dans le sac de Jérôme, toute cette maladie ancienne de plusieurs années, jamais évacuée, remonta comme un goût de bile dans ma bouche. Non jamais plus jamais ça. Je suis déjà morte une fois et ça fait mal, je n'avais assurément pas besoin d'une seconde dose dans les veines, même sous morphine - ce genre de douleur déchire et ne se répare pas, quoi qu'on puisse en dire ; même à trente ans et même sur le lit de gisant, il restera cette sensation âcre dans la bouche qui s'accroche à la langue, inoubliable brûlure. Personne n'avait rien su de ma chute, certains avaient peut-être vaguement remarqué que j'étais fragilisée mais rien de plus, même les parents n'avaient pas constaté mon effondrement intérieur. Depuis cette horreur, j'avais appris à être forte, à solidifier ma constitution, à arracher les victoires des roches les plus stériles, jusqu'à ce que cette pierre relance des doutes comme des galets qui roulent et filent sous les pas dans la pente. La mer au bout. Pour nager ou se noyer ? Si seulement c'était l'Islande.

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Seize heures quarante neuf, train du retour. Centrale est pleine à craquer de va-et-vient, c'est un bazar monstre. C'est comme ça tous les jours. Il y a des gens partout, c'est une marée humaine. Au quai numéro trois, on ne voit plus le sol, seule une onde de têtes et de cheveux sombres. Les gens sont tous près du bord de la voie, c'est dangereux. Certains baillent, d'autres lisent dans l'indifférence la plus complète. Les trains se succèdent, dans le tintamarre jusqu'à ce que le petit omnibus pointe son nez tout gris - c'est le mien. Quelques personnes se ruent dedans tandis que les autres attendent sur le quai aux dalles usées par des millions de passages. Ce soir, j'ai violon. Je suis complètement épuisée, mais je n'abandonnerai pas cette activité supplémentaire qui me tient tant à cœur… Dans un lycée normal, on me critiquerait comme étant une cinglée d'accumuler autant de travail. Heureusement, Dachsbeck est agréable pour ça, il n'y a pas spécialement de nivellement par le bas comme on peut l'observer dans d'autres endroits. Je n'appellerais pas ça spécialement une émulation, ce n'est pas à ce point là, mais qu'il n'y ait pas de barrière à la réussite, c'est déjà beaucoup, le climat est moins lourd. Dans le train, les gens lisent ou discutent, ils passent le temps comme ils le peuvent. Je n'ai pas le cœur à travailler parce que je suis trop fatiguée. Il n'y a rien à faire, après deux heures de maths, je suis liquidée… Je sors mon petit agenda et ma pochette à fleur, mais je n'arrive pas à me concentrer. Les pétales se mélangent, entre les dates et les jours, je patauge. Mes lignes ondulent sur le papier, mon esprit divague et se perd dans le paysage de Bruxelles qui défile dans la grisaille de ce jour qui se ternit pour laisser place à la nuit. A Etterbeek, le train freine et s'arrête un peu trop loin par rapport aux escaliers, comme tous les jours, c'est la gare qui est ainsi faite. Ma main glisse sur la roche et la modèle délicatement, mes doigts plongent dans les aspérités et se régalent des bords rugueux. Je la sors à peine du sac et de manière brusque, j'enfonce la pointe dans la petite anfractuosité. C'est comique soudainement ce silence. Il y a encore du chemin à faire pour m'y habituer, mais mon corps et mon âme sursautent moins à l'évènement. Personne ne prêtait spécialement attention à ma présence alors j'avais décidé de m'amuser un peu, comme ça, sur un coup de tête. Je me suis levée et me suis promenée dans les allées. Je manquais d'éclater de rire en passant à la hauteur de quelqu'un qui baillait aux corneilles. Ah non vraiment, c'était affreux, un vrai musée des horreurs. En passant de siège en siège, je me permettais de lire quelques lignes des livres. Certains sont franchement minables - comment peuvent-ils perdre leur temps comme ça à parcourir de telles niaiseries ? Le quai ne manquait pas non plus de m'amuser. Certaines messieurs bien habillés étaient en train de descendre, il y en avait un en lévitation, ou presque. J'avais envie de le pousser, le tirer, ou même le chatouiller pour qu'il tombe. En réalité, je ne faisais rien d'autre que de laisser une boule de papier dans sa poche béante, ça lui apprendra à rester immobile comme ça dans une position ridicule. De retour dans le train, je trouvais un groupe d'étudiants que je connaissais de vue. Une fille était en train de se recoiffer. Je lui aurais bien fait une jolie natte, mais je n'avais qu'une seule main, il faut dire quand même que c'était déjà bien assez compliqué comme ça, alors je laissais tomber. Avec eux, il y a aussi le petit gars tout mignon qui descend à Genval. J'aurais pu profiter de son immobilité pour l'embrasser tendrement sur la joue - je pourrais le faire là maintenant - mais ça ne me tente pas… Ce n'est pas de contact physique dont je suis en manque, c'est avant tout de l'affection. Nulle immobilité ne peut combler cette excavation dans le cœur. Ce qui fait défaut à mon existence ne s'attrape pas dans un arrêt du temps, ça ne se fabrique pas avec des silex ou dans les usines. A l'heure grise du jour qui s'affaiblit, je traîne ma solitude dans un wagon pétrifié. L'isolation, ce n'est pas que dans ma tête que ça se passe. L'amour, c'est comme un abaissement, c'est s'oublier au profit de l'autre. Moi je ne me baisse pas. Je suis droite comme un piquet et j'écrase tout de ma force. Je suis une bête en maths, le latin ne me résiste pas, je suis un prodige en musique, j'ai des projets en réserve. C'est peut-être que je n'arrive pas à m'éteindre en moi-même pour m'allumer dans le cœur de quelqu'un d'autre ? Des fois, je cherche dans mon casier s'il ne traîne pas un peu d'amour dans un coin, mais je n'en trouve pas. Mon cadenas se referme sur un claquement sec. Il protège des valeurs, mais rien qui ne me soit précieux. Le cœur gros comme une locomotive, je me dirige vers le fond du train, là où il y a moins de monde. Dans la toilette, je me terre dans un coin, mais sans m'asseoir sur l'horrible cuvette dégueulasse ; personne n'aura rien remarqué de mon passage dans le temps. Lorsque j'enlève la pointe du compas, ça fait étrange. Ce qui me saute à la figure, ce sont les bruits. C'est toujours pareil. Tout d'un coup, ça redevient nocif, acide, c'est la vie qui se remet à courir partout, on ne sait pas après quoi. Lorsque je sors de là, le silex à la main, les gens doivent bien se demander ce qu'une gamine comme moi peut faire avec ça. Je suis un géologue très expérimenté, plus tard je serai prof de microminéralogie. En réalité, personne ne la regarde, même si elle est boursouflée et trouée, tout le monde s'en fout et je n'en suis même pas surprise. Je pourrais tomber morte, cela susciterait l'indifférence. Enfin soit, peut-être que j'exagère un peu… C'est comme ça que je le ressens, c'est probablement ça le pire.

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Julie avançait à grands pas décidés. Jérôme était assis sur ses marches d'escalier, indifférent face à l'écran de pluie légère. L'humidité, malgré sa veste rapportée le plus bas possible, devait lui mouiller les fesses. Il était tôt, elle avait fait exprès d'arriver en avance. La cour n'était pas encore remplie des hurlements et des jeux des premières. Elle se demandait si elle faisait bien, c'était un risque. Après tout, ce n'était pas si grave que ça puisque de toute manière, elle allait s'y prendre avec des pincettes. Hors de question de parler de la pierre. Elle n'allait pas dire beaucoup de choses, c'était cette petite âme silencieuse toute mouillée, repliée timidement sur son escalier, qui allait s'exprimer - c'était une nécessité.
-Bonjour. Désolée de te déranger. Je m'appelle Julie. Je ne viens pas souvent te parler. Je ne sais pas si tu vois qui est Adélie. J'ai quelques questions à te poser…
Jérôme tirait un regard étonné, surtout très intimidé. Il finit par dire paisiblement : oui, je vois bien.
-Et bien voilà… Elle m'a parlé de rêves que vous aviez eu en commun. Est-ce que ça continue pour toi ?
Il semblait très hésitant à répondre. Manifestement, cette question à tout bout de champ le gênait par son caractère abrupt. C'était lancé trop vite, je ne savais plus comment faire pour rattraper, c'était trop tard ; le ballon dévalait les escaliers, j'étais loin derrière.
-Pourquoi donc ? Elle a retrouvé de nouveaux songes, elle aussi ?
Tout en posant une question, il répondait à la mienne et je saisissais la balle au vol. C'était la dernière extrémité à laquelle je pouvais m'accrocher pour le mener à mon but : qu'il s'intéresse à Adélie, pour de vrai. Elle le méritait tant, il ne fallait pas que tout ça soit gâché au vent, jeté en pâture aux orties comme c'était le cas actuellement.
-Et bien voilà, Adélie m'a parlé de ses rêves étranges, elle m'a donné beaucoup de détails. Ca l'inquiète beaucoup parce que ce sont plus des cauchemars qu'autre chose. Dans ses mots, je me souviens qu'elle parlait de démons. C'était horrible parce qu'elle avait l'air traumatisée par ces images… Elle me fait un peu peur à force. J'aimerais bien qu'elle aille mieux. Si jamais il y a aussi des rêves bizarres qui viennent dans tes nuits, tu voudrais bien lui en parler ? Je suis sûr que ça lui ferait plaisir.
-Ca ne dérange pas, bien sûr ! Mais par contre, j'avais l'impression que c'était elle qui était gênée que je vienne la voir…
-Non non ! Ne crois pas ça, c'est bien loin de là. Elle m'en a évoqué quelques mots, je peux te le promettre… mais je ne vais pas rester longtemps pour te détailler tout ça. S'il te plait, ne lui dis pas que je suis venu te rencontrer, elle m'en voudrait…
-Pas de problèmes…
Sur ce, je m'éclipsai avant qu'elle ne me voie en train de lui parler. Elle aurait certainement trouvé ça abominable et je me serais faite tuer.

Le jour levant était d'un pâle laiteux, les dalles carrées des trottoirs gorgés d'eau luisaient sous les pas. A la porte d'entrée du lycée, Adélie n'hésita pas une seule seconde. Elle retrouva son coin isolé à la droite de la cour et sortit sa pierre, soigneusement protégée dans un emballage en tissu. Le silex se fit compasser sans résistance et le même silence rituel grignota l'espace bruyant. Elle fut amusée de constater qu'un gosse était en lévitation, figé dans sa course discontinuée. Il était comique aussi de voir Julie dans un coin et ses jolis cheveux bruns ourlés dans le froid, immobile et indifférente. A cet instant précis, ça ne l'intéressait pas. Elle ne retrouva pas Jérôme à l'endroit habituel, son escalier en quelque sorte. Il n'était pas loin de là, caché sous l'abri à vélos. Il était plus dans une position de prostration que franchement à l'aise. Il avait l'air frêle en fait. Ca donnait envie de ne pas le brutaliser, le laisser tout seul dans sa fragilité pour ne pas le casser. Certes, ça ne dérangeait pas puisque au fond, tout cela n'existait pas. Adélie s'approcha de lui, toujours aussi attachée à la pierre, avec l'idée méticuleuse de ne surtout pas faire de faux pas. Elle lui déposa un baiser rapide dans les cheveux, sauvage et à peine effleuré, infime et doux comme un nuage, avant de s'enfuir comme prise en faute. Elle ne toucha pas ses mains, c'était juste un minuscule don de tendresse, il ne fallait rien prendre, surtout pas. Ce cérémonial était à sens unique, un secret des dieux de la pierre. Prendre aurait été un vol. Cette notion était extrêmement importante pour Adélie.

La journée fut terriblement longue, c'était la fin de la semaine. Lorsqu'il était enfin permis de repartir, la liberté regagnée, la nuit débutait déjà sa course à dévorer le ciel. A la maison, Claire commençait à s'étonner des changements de sa sœur et à le manifester de manière assez crue. En effet, Adélie devenait de plus en plus silencieuse, pensive et confuse. Cela préfigurait qu'il se passait quelque chose, mais personne ne savait dire exactement ce qu'il en était. Elle fuyait les explications dans des excuses vagues peu convaincantes. Ce sentiment d'incompréhension s'aggrava la nuit même lorsque des cauchemars terrifiants vinrent la terrasser, la lune n'avait pas encore quitté le ciel. Après une série de hurlements horribles, tandis que Claire allumait la lumière à tâtons, osant rentrer dans cette chambre interdite - un espace qui ne lui était pas ouvert facilement ou seulement à regret - elle découvrit une Adélie en proie à la frayeur et le visage décomposé par les larmes. Aux mots " qu'est-ce qu'il se passe ", elle n'avait pas voulu répondre. Elle semblait perdue. Elle ordonnait à Claire de fuir de manière péremptoire, mais celle-ci restait pétrifiée par la vue de cette scène incompréhensible. Sa soeur d'habitude si calme et souriante, soudainement en proie aux angoisses proches de la démence, ça jetait un froid. C'était un véritable choc. La réalité état bien au-delà de cette faible description physique. Il y avait une emprise maléfique dans ce petit espace de chambre, ça sentait mauvais le sordide. Le sol était sombre comme s'il avait brûlé.

C'était dans la rue Sainte-Anne, juste à côté de la place du Grand Sablon. Les pavés étaient disjoints. Adélie portait la pierre dans sa main et s'apprêtait à compasser pour aller voir Jérôme, étrangement déformé dans ce rêve là, il portait une veste jaune et avait des gestes brusques, ce qu'elle ne lui connaissait pas. Alors que le compas entrait dans le trou, geste étonnamment répété à de multiples reprises comme quelque chose d'obsessionnel, les interstices des pavés se remplirent de noir, une eau visqueuse qui venaient sourdre à travers les joints. Des démons relativement disgracieux prenaient forme comme des fumées qui s'accumulent dans un espace restreint, jusque représenter des corps assez proches de branches d'arbres. Ils ne possédaient ni yeux ni bouche, rien de bien vraiment anthropomorphique. Ils étaient nombreux et très tournoyants. Peu à peu, ils m'attirèrent vers Jérôme d'un mouvement inéluctable, ils me poussaient ou me tiraient. Je courus à contresens mais rien n'y faisait, ils étaient d'une force physique bien plus grande. Alors que je me retrouvais proche de lui, me retournant pour contempler son visage, il parlait d'une langue que je ne comprenais pas. Ses mots étaient répétitifs, scandés, lancinants. Soudainement, je remarquai sa peau qui se verdissait. Il se faisait peu à peu recouvrir d'algues d'un vert marron hideux, peut-être des cyanobactéries. On aurait dit une mousse poisseuse et compacte, se développant de manière anarchique sur tout son corps. Les démons me retenaient toujours et lui, en face, n'était plus qu'une momie d'algues microbiennes, englobé dans une gangue d'atrocité. Seule sa bouche continuait à bouger, laissant place à un grand trou noir. De terreur, je lâchai la pierre au sol, qui allait s'engloutir dans un marécage de cyanophycées hideuses et je hurlai de toutes mes forces, en proie à une épouvante incontrôlable.

Après que Claire soit partie de cette chambre, je cherchai la pierre pour la jeter dehors et ne plus jamais la revoir, mais de mes mains tremblantes et de mes yeux affolés, je ne la trouvai pas. J'étais pourtant persuadée qu'elle était dans sa cache, bien emballée au fond du sac à dos, un emballage de dimension restreinte, il faut bien le préciser. C'était incompréhensible, peut-être la panique rendait mon attention inefficace. Toute une nuit d'attente, les yeux grands ouverts dans le noir, rien ne put me ramener au sommeil.

//
Lorsque je retrouvai Dachsbeck le lundi suivant, je me trouvai prise d'une sourde angoisse. Je savais bien que tout cela n'était que des rêves décalés et morbides, mais ils me poursuivaient jusque dans la réalité. Ce n'est pas spécialement que je m'imaginais poursuivie par des cohortes de démons, mais je me sentais mal à l'aise rien qu'à l'idée d'aller glander quelques instants avec les autres au Sablon, de peur de voir les pavés. Ce n'était rien que ça. Au lendemain matin de ce cauchemar, j'avais immédiatement localisé la pierre, intacte dans le sac, alors que j'étais certaine de l'avoir fouillé à cet endroit précis. Lorsque j'arrivai dans la cour, je retrouvais tout le petit train-train habituel. Pourtant je me refusais de compasser. C'était de trop pour une si petite vie, et dieu sait que je n'avais pas envie qu'elle devienne trop grande. Pour autant, j'avais la pierre sur moi, elle m'accompagnait en permanence, comme prisonnière de ma découverte. Ju n'était pas encore là, ce qui m'étonnait. Habituellement, elle était plutôt en avance. Les ennuis prirent immédiatement une tournure plus concrète quand spontanément, Jérôme vint à ma rencontre. Il m'aborda difficilement, luttant contre une carcasse de timidité, c'était son armure. Ca rendait ses paroles encore plus rêches, comme tronquées pour en finir au plus vite.
-J'ai eu un rêve ce week-end, un songe tout particulière-ment torturé.
Sur la défensive, parce que je me sentais vraiment très mal, je lui assénais un brutal : pourquoi viens-tu me parler de ça ? Je n'avais pas fait exprès d'être si dure. Dans le fond, j'étais contente qu'il ose me contacter. Ca nous rapprochait, même dans l'adversité, mais je me sentais agonisante, proche d'une sensation d'étouffement. Un peu confus, cherchant ses mots, il me répondit : c'est parce que Julie me l'a demandé.
Ce fut le coup de grâce.
Ses paroles devenaient vaporeuses. Il racontait un rêve bizarroïde dont je prenais part aux instants les plus déformés, mais j'étais déjà ailleurs, ses mots devenaient un vent que je n'arrivais pas à garder, j'étais complètement perdue. Heureusement que j'arrivais à lui dire quelques politesses pour ne pas paraître trop méchante, mais je ne savais m'empêcher d'avoir les larmes aux yeux. Il le vit, je le sais. Il disait qu'il était désolé, il s'excusait sans arrêt, c'était désagréable. Un peu plus tard, alors que les cours défilaient dans les ténèbres, je quittai prématurément la classe à la récréation du matin. Je voulais rentrer à la maison, je n'en pouvais plus. Julie n'était pas là et lorsque je tentais de la joindre sur son GSM, je ne tombais que sur le répondeur.

Julie, je suis une face de cul. Je te le dis mille fois.

J'étais assise sur un siège gris d'un AM75, ces gros trains bruns au nez un peu bizarre. A cette heure là de la journée, il n'y avait pas grand monde, dix heures et demie, ce n'était même pas la moitié de la journée. Je me sentais coupable d'avoir lâché des cours, surtout celui des mathématiques que j'adorais par-dessus tout. En contrepartie, je me sentais incapable de survivre dans toute cette oppression, le passé se répétait dans toute son horreur. Ce n'en était que les prémices, j'avais disparu de la circulation avant l'apocalypse. Nous venions de passer Etterbeek, je regardais les quelques personnes présentes dans le wagon : que des vieux et personne de bien attentif. Mes mains fouillaient compulsivement le bazar de mon sac. Dans le fond, je retrouvai la pierre, emballée dans son tissu mauve. Je déballai à peine l'objet et tirai le compas. Alors que nous passions Groenendaal, où le train ne s'arrêtait pas à cette heure-ci, j'enfonçais la pointe du compas dans l'anfractuosité. Le temps furibond stoppa sa course immédiatement, de manière nette et foudroyante, cela ne pouvait être autrement.
Dans un mouvement d'une brutalité inimaginable, mon corps se retrouva propulsé en avant, mon épaule droite s'encastrait dans une des parois du siège gris, me faisant littéralement tournoyer sur moi-même jusqu'à ce que je me fracasse contre la porte de l'interwagon, dont la vitre vola en éclat sous le choc. Mon sac fut probablement expulsé dans le fond du wagon, le compas devait se retrouver broyé sous la violence, dégagé de l'interstice et brisé en deux pièces pantelantes. Alors que le train redémarrait de façon fulgurante sous l'impact d'un instantané explosif, cent trente kilomètres heures pour cent trente tonnes de furie, je me retrouvais aspirée en arrière sous l'impact de chocs terribles, chaque siège venant se ficher dans mon corps. La puissance des coups était enragée, mes cotes éclataient de partout, je me retrouvais épouvantablement broyée dans une bouillie de démence. Tout fut noir dans le plus pur des dépouillements, la nuit l'absence, plus qu'une douleur farouche au cœur de l'âme, je disparaissais.

Il y a peut-être eu quelqu'un qui a tiré la sonnette d'alarme, le train a éventuellement freiné brutalement. Il y a peut-être eu un contrôleur qui appelait les ambulances alors que le train rejoignait au pas la gare la plus proche, peut-être Hoeilaart, peut-être La Hulpe. Il y a peut-être eu un petit vieux qui racontait l'incompréhensible, comment soudainement je m'étais envolée de mon siège pour aller m'encastrer dans la porte, et comment de manière aussi soudaine, un bras d'une force colossale me tirait en arrière jusqu'à me ficher dans les montants métalliques d'un siège. Il y a peut-être eu des journalistes qui ont photographié ou filmé mon corps sanglant, la perfusion de l'ambulance, qui sait peut-être une assistance respiratoire aux câbles de plastique ressemblant à des mandibules d'un monstre globuleux.
Ou il n'y a rien eu.

//
J'avais mal. Partout. J'étais dans une chambre aux murs clairs, piquetés de petites taches et d'une ligne bleue, dont quelques meubles médicaux ornaient les vides. Pas un seul tableau pour habiller l'espace, juste l'écran noirâtre d'une télévision éteinte. Je comprenais qu'il allait falloir que je trouve des excuses, des explications, des mensonges, parce que le train n'avait pas emporté dans son destin le déraillement de ma vie. Mes yeux s'ouvraient sur un lit d'hôpital aux contours nets. Je me rappelais parfaitement tout ce qu'il s'était passé, l'impact immédiat après le compassement, l'épaule déchirée de douleur, puis après le noir complet - il était inutile de résister. C'était la fin d'une après-midi apparemment parce que le ciel se couvrait de nuages gris foncés. Pour un peu, il aurait presque plu. L'attente était inexorablement longue. Je n'espérais rien, aucune délivrance, puisque j'avais abandonné l'existence dans un dernier geste. Un abandon qui n'était qu'un échec. Les démons allaient-ils envahir les dalles de carrelages piquetées de petits points bruns ? Rien ne se passait ici. Il y avait un vague bruit de quelqu'un travaillant sur un ordinateur, rien de plus. Ce n'est que lorsque le ciel devint entièrement noir que j'obtins la première visite. Une infirmière toute gentille s'occupait de moi, elle vérifiait que tout allait bien. Je ne savais pas exactement ce qui allait mal en réalité. Etait-ce une épaule fracassée (de toute apparence au vu des bandages) ou un cœur rempli de tristesse ? Je pressentais une urgence impérieuse dans sa présence, les petits bobos du coeur n'étaient pas la priorité. Il fallait absolument trouver des justifications à raconter aux parents, parce que je n'assumais pas le suicide. Je l'abominais autant que cela m'était possible. Je l'avais pourtant choisi, ou peut-être subi par faiblesse. D'abattement, je choisissais de ne rien mentir mais de ne pas expliquer non plus. Je ne savais pas évaluer quelle était la meilleure solution. De toute façon, personne n'aurait jamais cru une histoire aussi dingue. A donner tous les détails de cette épouvantable vérité, ils auraient dit que ma tête a frappé les parois, que je suis bonne à enfermer.

A mon grand désarroi, la première à débarquer n'était ni Claire ni mes parents, mais Julie. Cela contrecarrait et compliquait mes très maigres plans. Julie se sentait figée face à Adélie, incapable de dire le moindre mot. Elle se trouvait devant un miroir, elle reconnaissait ses angoisses, mais elles étaient à un stade beaucoup plus avancé. Sans qu'aucun doute ne vienne sourdre, elle avait bien deviné ce qu'il s'était passé dans le train : elle avait tenté de mettre fin à un carnage dont les fondations lui étaient inconnues. Etait-ce lié à ces affreux cauchemars ? Tout cela représentait un reflet informe de sa propre vie. Elle en aurait bien chialé des litres et encore et encore, mais rien ne venait et à vrai dire, c'était bien mieux comme ça. Ne sachant que dire, elle restait pantelante, tandis qu'Adélie baissait les yeux sur sa maigre couverture d'hôpital. Ce fut finalement elle la première qui parla, car après tout, Julie avait fait l'effort de venir.
-Je suis désolée pour ce qu'il s'est passé dans ce train.
-Moi, je voulais juste t'aider tu sais.
-Ca a raté… mais je te dois un sachet de bonbons.
-Mais c'est pas vrai ! Je m'en fous de tous les bonbons du monde. Ce ne sont pas quatre-vingt trois tonnes de crocodiles qui vont te remplacer. Tu crois que tu as mille cœurs dans une boîte pour remplacer celui que tu voulais mourir ? Non… non… je suis désolée, je te fais la morale, je ne dois pas.
Julie dardait Adélie de ses grands yeux noirs. Elle attendait une réponse qui n'arrivait pas, elle se demandait vraiment que faire. Ca ne servait à rien de rester immobile comme une idiote. Elle lança les derniers mots avant de partir, l'entrevue avait duré quatre minutes : je sais que tu n'en as pas besoin, mais si tu ne sais pas faire autrement et que tu te sens complètement dépassée par ta vie, je serai là pour toi. Et au fait, j'ai une lettre de Jérôme. Elle tira un petit papier d'un sac usé jusque la fibre. La toile avait fripé les bords. L'objet précieux avait transité de main en main jusqu'ici dans cette bête chambre d'hôpital. Il y avait quelque chose de beau dans ce voyage, l'objet était caressé d'un esthétisme façonné par l'attention.

Adélie tenait le morceau de papier sans l'ouvrir. Ce n'était pourtant pas l'impatience qui manquait. Elle ne s'en sentait pas capable pour l'instant, la lettre tournait et retournait dans ses doigts. Ce faisant, elle avait remarqué ses mains recouvertes de bleus et de coupures, elle n'osait pas imaginer son visage qui restait douloureux à chaque mouvement. Finalement, après un peu d'hésitation, elle ouvrit l'enveloppe avec précaution, comme si c'était un trésor. A contempler la signature dont elle reconnaissait l'écriture, elle se souvint des derniers mots, l'insupportable " c'est Julie qui me l'a demandé ", c'était juste avant le décrochage. Elle revivait chaque instant de lynchage, quand avec violence, la main lui avait jeté ses cheveux dans les yeux, puis les moqueries incessantes. Elle se souvenait de la lettre piétinée à la sortie de la classe ; ce qu'elle avait de fragile, on sautait dessus à pieds joints. Julie n'avait jamais connu combien cela avait pu détruire Adélie, elle avait gardé ça comme un solide secret. Elle ne s'assumait pas. Elle n'y pouvait rien. C'était une route bien plus loin que l'involontaire, on l'avait fabriquée comme ça quelques années auparavant. Elle avait besoin de quelqu'un pour renforcer ce qu'elle avait de plus fragile, elle ne trouvait pas et ne pouvait même pas chercher. Tous les battements de son cœur se retrouvaient bloqués, incapables de palpiter. Lorsque Jérôme écrivait quelques mots sur ce papier bleu clair, c'était tout le passé qui lui sautait à la gueule, comme les crocs d'un chien hargneux. Elle déchira méticuleusement l'enveloppe. Le silence qui régnait ici laissait ces lignes fondre sous la langue, elles s'échappaient du papier. De manière un peu révoltante, Jérôme se sentait responsable de ce qui avait pu arriver dans le wagon pétrifié. Pourtant, c'était si loin de la vérité. Comment allait-elle pouvoir expliquer sans toucher un seul instant le sujet de cette maudite pierre ? L'avenir était piégé.

Le temps devint aussi lourd qu'un arrosoir rempli d'eau, une pesanteur de menace presque palpable. Il y eut le repas à peine effleuré et le pénible passage des parents. Le rébarbatif n'était certainement pas leur présence - bien au contraire car ils étaient adorables - c'était le sentiment d'être en faute. Adélie savait parfaitement le fonctionnement du silex, elle n'avait aucune excuse valable. Sa maman se doutait que quelque chose ne tournait pas rond, ça se voyait. C'était un accident hors du commun, qui avait des fondements complexes. Adélie comprit que ce n'était pas pour ce soir là les explications difficiles, à cause de la faiblesse certainement, mais la vérité allait tomber comme un couperet de guillotine un jour ou l'autre, ou le mensonge peut-être. L'un et l'autre étaient une agonie, certainement pas une renaissance. Une nuit bien noire avala goulûment la chambre. Il n'y avait pas de fatigue, seulement une boule d'angoisse dans le ventre.

//
L'affliction la plus dure n'était certainement pas la douleur physique, c'est qu'il fallait rester dans l'inactivité la plus profonde - rien ne se passait. Il y eut de nombreux passages des parents durant cette longue semaine d'absence, il y eut aussi Julie et Jérôme qui vinrent dans la chambre à deux reprises, beaucoup plus longuement que la dernière fois. Chacun se terrait dans ses fausses certitudes et ses incompréhensions. Peut-être était-ce un mot d'ordre des parents d'Adélie, surtout ne pas déterrer la hache de guerre, ce serait pour plus tard. Pour passer le temps, Jérôme donna un lecteur mp3 chargé à bloc. Ce fut dur à accepter. Adélie s'était depuis longtemps retranchée dans les derniers bastions. Face à la rudesse de son environnement, son passé d'écorchée, elle ne savait pas faire autrement. Il y avait aussi un sachet de bonbons, des crocodiles, c'était gentil. Et puis le jour de partir pointa enfin son nez. Contusions multiples, bras cassé, moral accidenté, la vie reprenait son cours et pas dans son aspect le plus facile. Elle était tombée, il fallait maintenant remonter la pente. La sortie se fit comme celle d'un sac poubelle. C'est à peine si les médecins et infirmières portaient la moindre attention au grabataire - non rien, le plus parfait mépris. En fait, des fois c'est à se demander, qu'y a-t-il de plus sale qu'un hôpital ? Crasse de maladie, d'indifférence, de mépris…

Il était prévu que Julie et Jérôme viennent m'accompagner pour la sortie, mais seulement Jérôme était présent à mes côtés, Ju s'était excusée. Ça me mettait fort mal à l'aise. Est-ce que c'était encore une manigance mise en scène pour que je lui dise des choses importantes ? Je n'en savais rien, mais je ressentais amèrement les méfaits d'avoir trop parlé s'épandre dans mon sang. Nous avions décidé de parcourir la distance séparant l'hôpital de la gare entièrement à pied, ce n'était pas insurmontable. Comme il ne savait pas trop quoi dire, il me demandait comment tout cela avait pu se passer, je restais fort évasive, comme je l'avais fait avec tout le monde. Je lui disais un peu ironiquement " j'ai perdu le sens de la vie, alors je me suis cognée partout ". Ca ne le satisfaisait pas, bien évidemment, mais c'était tant pis. Je n'avais clairement pas l'intention de faire le moindre effort sur ce sujet. A la gare d'Ottignies, nous trouvâmes un train immédiatement. J'étais étonnée que mes parents ne viennent pas me chercher, mais il fallait reconnaître que c'était en pleine journée. Jérôme me raccompagna jusqu'à la porte de la maison Clermont Tonnerre, où il n'entra pas, par discrétion. Il préférait retourner aussi rapidement que possible vers la gare, pour revenir chez lui. Je ne savais pas à quoi m'attendre en entrant dans ma chambre. Est-ce que ça allait être le désordre comme si une tornade était passée ? Je ne sais pas pourquoi j'angoissais à ce sujet. En réalité, il n'y avait rien d'autre que ce que j'avais laissé en partant, un peu en désordre mais rien d'excessif. Le seul ajout était mon sac sur le bureau, il était vide. A côté, mon petit agenda, ma pochette à fleurs et la pierre. Le compas était parfaitement rangé, ce maudit objet n'avait pas été détruit dans la colère du train. Bien pire que ça, il avait été mis en évidence. On allait me poser la question : qu'est-ce que c'est que ça ? Devant ce caillou, je me posais face à la vérité, dure et gênante : comment allais-je pouvoir recommencer la vie autrement que dans le chaos ? On me dit sans cesse : " la vie est belle ", oui peut-être mais où cela nous mène, à quoi on sert ? Voilà une des questions sans réponse... Parfois, je me dis que se poser ce genre de question ne fait que nous démolir.

C'est depuis les horreurs de la troisième et ma vie piétinée que j'attache systématiquement mes cheveux avec une pince. J'ai gardé cette trace de passage comme un traumatisme, non pas que la torture puisse tout particulièrement recommencer. Au-delà de ça, c'était devenu une des bases de mon existence : offrir le moins possible qui puisse être blessé, ne donner que du solide et du beau. C'était loin d'être gagné, je n'avais qu'une toute petite vie dans les mains. Les jours et les nuits se sont succédés sans que l'apaisement ne revienne me trouver. Bien étrangement et contrairement à tous mes pressentiments, le massacre entre quatre yeux n'arriva pas. Ni les parents ni Claire n'évoquèrent le moindre mot du sac et de son contenu. Là encore, c'était pour plus tard. Enfin c'est ce que je supposais. En était-il possible autrement ? Cette attente rendait la confrontation encore pire, il est plus dur de patienter que d'affronter. Les premiers dégâts ne firent leur apparition qu'un lundi matin de grisaille brouillardeuse à Dachsbeck. C'était de manière assez inattendue. N'est-il pas déstabilisant finalement de constater que… de tout ce qu'on prévoir, rien ne se réalise comme prévu, les plus grands dangers viennent d'ailleurs. Toutes les solutions et tous les problèmes avaient été envisagés, sauf celui de Jérôme. Je pensais qu'il avait eu sa dose avec le train d'Ottignies et le retour taiseux depuis l'hôpital. Loin de là. Il est à croire que mon bras dans le plâtre n'avait fait que le renforcer. Il m'a trouvée à la porte d'entrée, sans même me laisser le temps de respirer. Il était aussi rayonnant que j'étais dans l'obscurité, il parlait avec volubilité et je me sentais mal - moi pour qui chaque mot était une douleur. Ses phrases ressemblaient au crépitement d'une pluie. Ses paroles étaient un long monologue.
Ce matin, j'ai rêvé de toi - à 6h13 pour être exact. Ce n'était pas ton visage, mais c'était dans le train. Je t'expliquais le sens de la vie. J'avais une feuille de papier avec une grosse flèche dessus. Je l'orientais à droite et à gauche en disant : tu vois, ça te donne le sens de ta vie. Tu m'as foutu le papier dans la figure. Disons que si c'était la réalité, tu aurais eu bien raison. Je me suis réveillé en sursaut et j'ai donné un coup de pied au chat, sans le faire exprès. Il n'était pas content.
Il est revenu et nous avons discuté.
Il m'a dit : le sens de la vie, c'est d'essayer de réaliser ses rêves et de partager la joie qui s'en dégage.
Ca veut dire que j'ai pas grand chose à te donner, parce que c'est un peu la déprime en ce moment (mais je n'en parle pas plus en détail), mais ce que j'ai de joie, je te la donne. J'en ai encore suffisamment en réserve pour que ça représente quelque chose. Le chat lui il en a plein. Il passe sa journée à roupiller sur le radiateur au chaud. Il m'a dit qu'il faut que tu lui donnes ton numéro de compte en coeur. Il t'enverra des câlins pleins de ronronnements. Je lui ai expliqué qu'on pouvait venir jusque chez toi, mais il n'a pas voulu. C'est un fainéant.
Je ne sais pas quelle force je pourrais bien te donner. C'est peut-être mieux que je n'en parle plus. Au moins, ça sera moins lourd pour toi, mais si tu n'arrives pas à traverser la rivière, je te tiens la main et je ne te lâche pas. Je sais je sais je sais, c'est bien pauvre, ça n'a pas beaucoup de valeur. Je ne sais pas à quoi tu sers, c'est pas moi qui te connais si peu qui vais le dire, mais je pense qu'il y a un certain nombre d'entre nous qui savons à quoi tu 'nous' sert, tu vis en nos cœurs, tout simplement, même juste un peu. Honnêtement, ça me ferait chier de devoir te rendre ce que tu es en moi, ça ferait un vide, mais je le peux - c'est quitter l'égoïsme de te vouloir pour nous… J'espère que tu ne m'en voudras pas de te dire tout ça. Je voudrais terminer sur une dernière impression, je le redis, je te tiens la main même si le courant est fort - si c'est trop étouffant, alors promis je te laisserai tranquille…

Tout cela me tombait dessus comme une bombe atomique. Il babillait cette lettre corrosive comme s'il l'avait apprise par cœur, peut-être avait-il répété son texte toute la durée de son trajet en tram jusqu'ici. Si c'était censé me donner des forces, et bien c'était raté. Je n'avais jamais réussi à parler des choses importantes autrement que la tête baissée, toute repliée sur moi-même. Et encore. Etait-il seulement arrivé une fois que j'évoque ce qui me tenait vraiment à cœur ? Peut-être par allusion, très vaguement, ou quelques phrases discrètes par écrit ? Jamais je n'avais envisagé une telle déferlante de mots sur la vie, sur ma vie. Si j'avais effectivement un sens, j'étais bien loin de savoir lequel, et c'était assurément pas maintenant qu'il fallait me le demander. Je quittai Jérôme sur des paroles de politesse, suffisamment pour qu'il ne se sente pas vexé, mais je n'avais qu'une seule envie, me retrouver dans un coin pour trouver de l'isolation. Lorsqu'on a mal à son cœur, chaque petite partie du corps devient tellement sensible, le moindre effleurement est une douleur. Il m'était dur d'être sortie de l'hôpital. Au moins là-bas, je n'étais rien qu'un dossier, un numéro, en fin de compte une insignifiance. Malgré le plâtre et les brisures de mon corps, je retrouvais mon être et ma place, un rôle tout entier taillé dans le roc et resté intact depuis l'accident. Rien n'avait changé.

Dans la cour de récréation (quel nom gamin, on se croirait en primaire à dire ça), alors que j'étais avec Julie en train de discuter de tout et de rien, je remarquai que Jérôme restait dans son coin là-bas sur son escalier, mais il gardait un œil sur nous deux. Je craignais le pire une nouvelle fois. Comme par évidence, un mauvais pressentiment, ça ne manquait pas. A peine je quittai Julie, il venait vers moi, certainement avec une idée derrière la tête. Je me sentais furieusement mal à l'aise. Il m'aborda toujours aussi timidement, mais on sentait en lui la force d'une résolution, il faisait de grands efforts sur lui-même.
-En fait, je suis désolé de revenir te voir, j'ai encore une chose à te dire. Je sais, ça fait beaucoup pour une seule journée. J'espère que tu ne m'en voudras pas trop.
-C'est pas vraiment le moment je crois, on part en cours. Et arrête de t'excuser sans arrêt s'il te plaît, j'ai l'impression d'être un bourreau.
-Je n'en ai pas pour longtemps. La seule chose que j'ai à dire, c'est qu'il faut te séparer de cette pierre. C'est elle qui pourrit ta vie.
-Pardon ? Qui t'a parlé de ce caillou ? Qui t'a dit ça ? C'est Julie ?
-Non. Pas du tout. Tu n'as pas à douter d'elle. On a beaucoup discuté. Elle est bien, beaucoup plus que tu ne le crois. J'ai discuté avec tes parents. Ils ont peur pour toi.
-Mais… Comment as-tu pu ? Je t'interdis de faire ça… C'est ma vie, ça ne t'appartient pas.
-Oui je sais, mais ils m'ont posé des questions, ils sont à l'affût, tu as beaucoup changé en l'espace de quelques semaines et ils cherchent à comprendre. Ils ne se voilent pas la face, tu as essayé de te suicider, et pour eux c'est incompatible avec ta personnalité. Ca ne peut pas exister en toi, ou bien ils ne te connaissent pas assez… Enfin, je suis plutôt d'accord avec eux… C'est pour ça qu'ils ne te posent pas de questions, ils ne veulent pas faire d'impair. Ils ne comprennent plus rien à ce qu'il se passe. Je ne leur ai rien dit, je voulais d'abord t'en parler.
-Ecoute écoute écoute, tu peux pas me balancer tout ça dans la figure et repartir comme ça sans rien, c'est de la lâcheté. Tu me voles une part de ma vie, il va falloir me rendre tout ça. Je voudrais qu'on se voie après le cours, pas longtemps, mais je veux tout savoir sur mes parents.

Ce fut un latin interminable. Alors que d'habitude, je m'éclate avec cette langue ancienne, devenue terrain de jeu de mon imagination, le cours était laborieux et j'en perdais le fil à chaque instant ; rari nantes in gurgite vasto, pauvre monsieur Dathy. J'imaginais tout ce qui avait pu se dire dans mon dos alors que j'étais dans mon lit de grabataire. C'était pour cela que maman n'avait pas cherché à savoir plus précisément ce qu'il s'était passé, en fin de compte elle avait obtenu toutes ces informations par ailleurs. Je ne pouvais m'empêcher de frissonner à l'idée de discuter à nouveau avec Jérôme. Je n'osais pas tourner la tête, je restais rivée à mes papiers de cours. Je rêvais de lui comme d'un amour inaccessible, mais certainement pas d'une réalité tangible. Il n'était pour moi qu'un travail sur l'imagination, une rivière d'espérance, un long fleuve tortueux, mais je ne voulais pas voir la mer. Par-dessus tout, il y avait cette confiance en moi que je n'avais pas, c'était insurmontable. Je ne voulais même pas que ça change, c'était de toute façon ainsi fait, personne ne s'était jamais intéressé à moi, mis à part pour me martyriser, ce n'est pas aujourd'hui que ça allait changer, même avec un bras cassé et un drôle d'objet dans le sac.

Jérôme m'attendait à la sortie du cours, près de la porte. Dans le flot d'élèves qui sortaient, je m'insérais à mon tour et après quelques bousculades, nous primes les couloirs vers la sortie.
-Tu veux bien m'accompagner jusqu'à la gare ? Dis-moi tout ce que tu sais à propos de la pierre…
-A condition que toi aussi tu me dises ce que tu sais. Tu sembles y tenir et j'aimerais bien savoir pourquoi.
-Jérôme, n'essaie pas de me prendre en otage, tu n'y arriveras pas, j'en ai rien à foutre de la vie, les menaces me passent par-dessus la tête.
-Mais… Il n'y a aucune menace ! Range ton agressivité, je ne te connais pas comme ça, je n'arrive même pas à imaginer que ça puisse être toi, là maintenant. Je ne te reconnais plus en fait. Je vais te raconter ce qui a été dit. Comme ça, je pense que ça t'apaisera un peu. Lorsque nous quittions l'hôpital, tes parents ont reconnu Julie et ils lui ont posé des questions. Ils ont demandé si on avait des détails sur ce qu'il s'était passé. Je pense que Julie en sait long, parce qu'elle semblait très gênée et franchement, elle était au bord des larmes, alors que je ne pense pas que ce soit particulièrement son style. Ca ne leur a pas échappé, j'en suis sûr. Ils ne sont pas du genre à laisser filer des petits indices, même si ça parait insignifiant. Ils ont insisté sur la pierre présente dans ton sac. Il semblerait que Claire ait lâché pas mal d'informations. Il parait que depuis que vous avez trouvé cette pierre, tu pètes les plombs. Tu te mets à crier comme prise de terreur, tu laisses tomber le caillou sur le carrelage, tu pleures sans que rien ne soit explicable. Je ne te connais pas assez, mais disons que d'après eux, ce n'est pas normal, tu ne les avais pas habitué à ce genre de cinéma problématique. Moi j'ai pas pu dire grand-chose, tu t'en doutes… Il n'y a qu'un seul petit détail qui me trouble dans tout ça, et… c'est bien antérieur… C'est…
-C'est quoi ? Pourquoi tu t'interromps ?
-Je, j'ai déjà vu cette pierre. Tu la portais dans ta main, je l'ai vue en rêve. C'est une grosse pierre un peu boursouflée.
-Tu mens ! Ce sont mes parents qui t'en ont parlé, ils l'ont vue, ils l'ont ramassée, ils te l'ont montrée.
-Crois ce que tu veux, je n'ai rien à te prouver. De toute façon, qu'est-ce que tu veux que je te dise de plus sur un songe, c'est complètement vaporeux, je ne peux rien affirmer. Il faut que tu te sépares de cette pierre. Elle est maléfique. Ne me dis rien sur ton attachement à la garder, je ne veux même pas savoir ce qu'elle peut représenter, je sais juste qu'elle pourrit ta vie de l'intérieur, sur ce qu'il y a de plus fragile : ton moral.
Alors que le train arrivait en crissant des freins, dans le boucan omniprésent de la Gare Centrale, Adélie lançait les derniers mots : Je la ramène demain, on en reparle… Elle s'engouffra dans la cohue du wagon déjà rempli, elle faisait attention à ce que personne ne cogne son bras accidenté. La nuit mangea de noir les vitres, c'en était fini de la confrontation. C'était encore bien pire que tout ce qu'elle avait pu imaginer le soir avant de s'endormir sous la couette.

//
Voilà l'objet.
Elle sortait de son sac une pierre brune assez massive, irisée de reflets mats. Elle était percée de trous, comme si elle s'était remplie de bulles de gaz alors qu'elle était encore en fusion, dans des temps tellement éloignés qu'on ne pouvait même pas l'imaginer. Non s'il te plait. Tu peux la regarder, mais je te demande de ne pas la toucher. Le caillou reposait dans la petite paume de main toute douce, elle semblait coupante et brutale dans cet écrin de délicatesse. Cette opposition était si frappante qu'Adélie se décida à la poser sur la table de la salle de cour, désertée à cette heure là. L'objet en question était parfaitement inerte, quasiment banal, jamais on aurait imaginé coller le mot " maléfique " pour le décrire, ça paraissait aussi inadapté que fantaisiste. En quoi un bête caillou de la sorte pouvait pourrir le cœur d'une existence ? Etait-ce comme la pechblende, un danger invisible, celui de la radioactivité ?
-Tu sais Adélie, si tu ne me dis rien, je m'arrêterai à cette pierre. Je ne pourrai pas t'aider au-delà de ce que je sais déjà, c'est-à-dire quasiment rien.
Elle restait dans le silence, méditant stérilement sur ses contradictions. Elle était visiblement gênée d'avoir levé toute cette boue dans l'eau de la rivière.
-Je suis désolée, je ne peux rien te dire. C'est vraiment impossible. Même les personnes au cœur le plus solide ne pourraient résister à tout ce que ce caillou possède d'histoire. Il possède et change la vie des gens ; si on l'utilise mal, il peut disséminer des malheurs. C'est en ça que je ne tolère plus son poids. Avec, j'approfondis une vie de rêve aux contours entièrement fantasmatiques, mais je n'avance pas d'un gramme dans la réalité. Si tu veux, c'est comme un jeu de rôle. Une autre vie t'est offerte, mais il n'y a rien de vrai. Tu finis par délaisser ce que tu es vraiment au profit de rêves pas encore réalisés, mais rien ne bouge et rien ne change, si ce n'est qu'en mal. Tout cela doit te sembler extrêmement confus. N'y prête pas trop d'attention...
-Et qu'est-ce que je peux faire pour t'aider ?
-Rien.
-Tu penses que les cauchemars sont liés à ce caillou ?
-Disons que ça ne m'étonnerait pas. La vie n'est pas spécialement devenue un cauchemar. C'est juste qu'ils prennent trop de place et que mes rêves n'arrivent plus à s'épanouir.
-Alors je reviens toujours à la même chose, sépare toi de cette pierre. Qu'est-ce que ça va changer dans ta vie ? Rien… Ce n'est pas un objet magique, la magie ne réside que dans ce que tu crois, tu ne vas pas mourir au moment où elle tombera dans le puits. La magie n'est pas dans une pierre mais dans ce que tu fais de ta vie. On n'est pas dans un film de science-fiction, lâche le caillou dans une eau profonde. Je peux même venir avec toi si tu le souhaites, ça ne me dérange pas.
Un intense combat se livrait au cœur d'Adélie, tiraillant sa pensée, c'était un tunnel dont on ne voyait pas le bout. Quitter la pierre signifiait tirer un trait sur des rêves faciles d'accès mais dont le contenu n'existait pas, puisque, en quelque sorte, la terre s'arrêtait de tourner pour tout le monde sauf elle. En attendant, cette roche n'avait rien apporté de bon non plus. Elle se souvenait avec horreur des visions étranges de la place du Sablon. Est-ce que tout ce mal prenait le dessus sur le bien-fondé de la pierre ? Après tout, ce qu'elle tenait de rêve le plus précieux était là, juste devant elle : un idéal peut-être pas gagné, mais loin d'être perdu… Elle glaçait ses mots de froideur pour que la vérité ne transparaisse pas, mais son cœur tremblait bien fort.
-D'accord, je veux bien, mais, il faut que tu me promettes de ne jamais retourner la voir.
-Promis. On peut y aller quand tu veux. C'est où ?
Il frétillait d'impatience, ça n'était pas agréable à voir. Avec le silex, tout s'était établi avec tant de lenteur, décider de cette manière donnait une impression de précipitation.

Lorsque le train quitte la gare de Hoeilaart, on a l'impression de voir partir un taxi. Le véhicule s'éloigne graduellement le long de la voie ferrée rectiligne, jusqu'à n'être plus qu'un petit point lumineux. Il y a toujours cet étrange sentiment de vouloir rattraper la clarté les phares rouges - on est rien d'autre ici qu'un étranger. Les rues sont repoussantes (au sens de l'aimantation), elles vous incitent au départ, courir loin de long de l'Ijzerstraat et rejoindre la forêt pour y disparaître dans le noir. Pourtant, il n'y a rien, vraiment rien qu'un quartier résidentiel bien entretenu, des jolies maisons, des arbustes et parfois des fleurs dans les parterres. En remontant la Kruikenstraat, Adélie fut surprise de ne pas apercevoir la cruche énorme. L'étonnement ne dura que quelques secondes, elle était juste un peu cachée derrière les arbres. Ils longèrent Dixmudestraat, puis, au bord du petit talus rempli de plantes vivaces, ils firent chacun à leur tour le bond dans le gazon humide. Sans aucune surprise, le saut se termina par un shplof, le sol était gorgé d'eau. Une fois devant le goulot, Adélie se figea sèchement. Une fois de plus, il y avait quelque chose qui clochait sérieusement dans cette histoire alambiquée. On n'y voyait pas grand-chose à l'intérieur, mais clairement, il y avait une nouvelle pierre dans la cruche. C'était aussi un silex, un peu plus noir et franchement moins joli. Qu'est-ce que cet objet pouvait faire là ? Il n'était certainement pas arrivé là-dedans par magie, en tout cas Adélie refusait obstinément de le croire. Est-ce que le fait d'enlever cette maudite pierre boursouflée avait semé la pagaille quelque part ? Au plus ça allait, au plus Adélie se sentait mal vis-à-vis de cette situation, il y avait un sentiment de dépassement. Jérôme se rendait bien compte que quelque chose n'allait pas du tout. Adélie était pâle comme un linceul, pétrifiée, presque tétanisée de peur.
-Qu'est-ce qu'il se passe ? Réponds-moi ! Faut pas que tu croies que je me fous de toi. Si je suis ici, c'est que j'accorde beaucoup de crédit à ce que tu dis… Mais réponds-moi !
Avec un regard fatigué, presque comme poli par l'usure, Adélie répondit tout simplement et à voix basse : la pierre a déjà été remise, bien avant qu'on arrive. Voilà, tu n'as qu'à regarder par toi-même.
-Oui, je vois… Ecoute, ça ne change rien. Tu l'as prise de là sans le faire exprès et ça n'a pas plu à quelqu'un, on ne sait pas qui, tu viens la rendre maintenant, c'est bien là l'essentiel. On va vite la balancer avant que les voisins nous tirent dessus. Sors-là maintenant, que ce soit fait une bonne fois pour toutes…
La pierre émergea du sac marron à rayures blanches. Depuis sa sortie de la cruche, elle avait été lustrée par des mains attentionnées, nettoyée de tout son noir de pourriture. Elle allait y retourner en quelques tous petits instants, éclaboussant les parois de terre cuite. Allez, c'est pas que ce soit lourd, mais je vais t'aider ! Jérôme redoublait d'impatience. Il saisit un petit bout de la pierre tandis qu'Adélie tenait encore le roc de ses deux mains. A trois on y va… Un, deux, trois.
Et le silex fit un bonk sonore, accompagné d'une résonance étrange et de bruits d'éclaboussures. La pierre revint à la pierre.

//
Pour revenir, il était plus avantageux de prendre le train immédiatement vers Groenendaal, et de là, en attraper un autre vers Ottignies. C'était un transit un peu stressant parce que les temps de correspondance étaient très courts. Il aurait fallu compasser pour faire tout cela paisiblement. C'en était fini de tout ça. L'habitude ne s'était pas encore formée mais de manière certaine, ça n'était pas oublié. Courir dans le souterrain de la gare avec le plâtre contre la veste, ce n'était pas spécialement agréable. De plus, ça semblait un peu déraisonnable. C'est toute essoufflée qu'Adélie retrouva les gros pavés de cet ancien quai. Il ne fallait pas beaucoup pour y imaginer des chevaux et le bruit des sabots. Peut-être était-ce à cause du centre équestre juste à côté ? La nuit commençait doucement à gagner le bout du ciel, un IC impressionnant ravagea le lieu dans un bref instant de vacarme assourdissant. Le sol en tremblait à chaque boggie. Ses phares rouges disparaissaient dans le fond du paysage, là-bas vers Hoeilaart. Un feu de circulation clignotait dans l'obscurité. Le regard était happé par ce signal vide de sens. Les quelques bribes de vent caressant la gare abandonnée tournaient et retournaient une vieille affiche de la SNCB. On s'attendait à chaque instant que les deux morceaux de papier collant s'arrachent, mais non, ici tout se retrouvait pétrifié par l'oubli. La voix des annonces automatiques présenta l'arrivée du train, alors qu'au loin, sur le pont au dessus du ring, la lumière des phares puissants précédait l'AM75. Il accosta le quai dans des bruits de freinage et de chuintement. Ce n'était pas le train habituel. Celui-ci était archi-comble, il fallait attendre dans l'interwagon. Ce n'était vraiment pas agréable, se faire le plus petit possible était une nécessité de survie. Les gens se retrouvaient tellement tassés que c'en était de l'indécence. Malheureusement, il n'y avait pas le choix. C'était l'heure de pointe des adultes.

Au gril de La Hulpe, le train se lança avec vigueur sur la voie une, ça a secoué bien fort. Le conducteur avait certainement pris l'aiguillage de manière un peu trop rapide. Dans l'espace confiné, plusieurs personnes ont perdu l'équilibre, s'entassant sur les vitres. Sans le faire exprès, quelqu'un bouscula Adélie, notamment son bras accidenté. Cette pauvre dame était confuse, mais qu'est-ce que ça pouvait changer ? Le mal était fait. Adélie grimaçait de douleur ; à l'intérieur du plâtre, ça tirait fort. Indiscutablement, il s'était passé quelque chose de mauvais, la cassure s'était peut-être déplacée, choquant encore un peu plus des muscles qui n'en demandaient pas tant. Ce n'était vraiment pas de chance. Jérôme se sentait gêné, il était tout paumé face à la situation critique, un peu impuissant en quelque sorte. Alors que les gens descendaient du train, il se faisait aussi mince que possible, collé contre la paroi, attendant la fin du bazar. Une dame parlait fort à une autre personne qui était à présent sur le quai. C'était un peu assourdissant. Alors que le train reprenait doucement sa course, Jérôme pu enfin s'approcher d'Adélie.
-Ca va ? (question stupide, il savait parfaitement que non). Tu veux qu'on aille à l'hôpital ? Il m'est possible de venir avec toi.
-Non ça ira.
Adélie restait avare de paroles. Elle se concentrait sur la douleur pour la saisir, la pétrir et l'évacuer. C'était un effort de volonté pour purger le mal qui s'insinuait du bras jusque tout partout dans le corps. Elle refusait à nouveau les médecins. Il était bien évident pourtant qu'un retour à la case départ s'avérait nécessaire, on ne pouvait pas laisser la blessure comme ça. Jérôme insista lourdement, dans le fond, il avait raison. L'impérieux de la situation écrasait toute son inhibition, il était pris dans un flux qui le guidait : aider, comme il l'aurait fait avec n'importe qui. Là, ça prenait une force bien plus grande encore, il touchait à son essentiel. Toutefois, il n'en disait pas un seul mot par discrétion.
-Ecoute Adélie, on va y aller quand même si tu veux bien. Je vais appeler tes parents, donne-moi ton GSM, le mien est à plat…
Le sac quittait le dos avec difficulté, le moindre mouvement restait fort douloureux. A l'intérieur, tout était bien ordonné, le téléphone sortait de là en un tout petit instant - pas la peine de fouiller. Malheureusement, personne ne répondait, il était encore trop tôt, ils n'étaient pas encore rentrés à la maison et la gare de Rixensart allait passer… Tant pis, c'était parti pour Ottignies et une nouvelle part de calvaire. Cette pierre aller porter la malédiction jusqu'au bout.

Il se faisait tard à force de faire des trucs bizarres à droite et à gauche. Adélie se sentait coupable d'entraîner Jérôme dans un tel bazar. Pour lui qui habitait Bruxelles, c'en était pas loin d'être un bout du monde de se retrouver là à Ottignies, le retour jusque Schaerbeek (presque Evere) promettait d'être compliqué. Dans le souterrain de la gare, Adélie se lança à l'eau, le cœur battant, les tempes sous pression, tant la peur de décevoir lui tenaillait le moindre mot. Regard fatigué, sourire qu'on essaie d'arracher du fond de l'âme, ça reste accroché, elle tourna son visage vers Jérôme et lui dit :
-S'il te plait, rentre chez toi, tu habites loin, je vais y aller seule. Je connais le chemin.
-Il n'en est pas question ! Tu le sais bien, je refuserai jusqu'au bout ! Tu ne veux pas que je te laisse au bord de l'autoroute non plus ?
-C'est moi qui te le demande. Je vais appeler mes parents, ça ira comme ça…
-Si tu les as, c'est d'accord, mais pas autrement. Je me sentirais coupable d'abandon. Viens, on va monter là-haut, il y a trop de monde et trop de bruit ici.

C'était tout au bout du souterrain, un escalier un peu déglingué et des barrières en fer forgé. En haut, il n'y avait personne ou presque, juste deux gamins un peu observateurs, sur un banc, en train d'attendre un train improbable. Les dalles disjointes manquaient de faire chuter, il fallait faire attention.
-Oui maman, oui c'est moi… Je dois aller à l'hôpital, j'ai eu un choc au bras, dans le train. Oui je sais, c'est vraiment pas de chance. Ca fait mal oui… Tu peux venir me chercher ? Je suis à Ottignies là. D'accord… Devant la gare dans un quart d'heure. Merci, à tout de suite…
La grosse pendule blanche indiquait sept heures sept, il était temps pour Jérôme d'aller retrouver la voie une et le rapide qui l'emmènerait illico presto jusque Bruxelles. Dans l'adversité pourtant, il n'arrivait pas à partir. Ils avaient échafaudé un plan pour se séparer du silex, un truc minuscule qui aurait dû être réglé en quelques petits instants, et voilà que ça devenait n'importe quoi. Sur le quai, le regard de Jérôme se perdait vers la 159 stationnée juste à côté, puis sur le gros panneau onze, tout moche sous sa lumière crue. Quai onze, une vasque en plastique était posée sur un pneu peint en blanc. Côté décoration, on avait déjà vu mieux. Une salve d'annonces au micro l'empêchait de parler, c'était assourdissant. Le train de Bruxelles était annoncé de manière imminente, il fallait absolument y aller, sous peine de le rater. Jérôme serait bien resté là encore quelques minutes, mais Adélie se serait peut-être mise en colère, ou bien mal à l'aise, qui sait… Il se décida donc à partir. Avant de quitter le quai, à présent redevenu silencieux, il saisit rapidement la main d'Adélie, celle qui n'avait pas mal, et il lui dit dans des mots à peine audibles : prends bien soin de toi...
Quelques secondes plus tard, il était happé par l'escalier, peut-être était-il en train de courir pour rejoindre son quai à lui, celui de son départ. Adélie restait immobile, écoutant le temps passer, n'osant pas retourner dans le souterrain, même si elle le savait rempli de tous les gens, sauf lui. Elle sentait encore la chaleur de ses doigts, c'en était pas loin non plus d'avoir les larmes aux yeux. En plus d'avoir le bras tordu de douleur, c'était maintenant le ventre qui s'y mettait. Pour ne pas souffrir, le mieux est encore de ne pas aimer. Il fallait bien se décider à bouger, marcher mécaniquement, descendre les marches une par une. Une télévision d'horaires annonçait sur son fond bleu un train pour vingt-deux. Elle aurait pu partir n'importe où au hasard, pour s'oublier quelque part, sous un pont, le long d'un périphérique peut-être, mais plus rien de ce destin ne la touchait. Dans le grand jeu de carte des trains qui passent, la lune dépassait vaguement de la silhouette des arbres, une aube colorée pointait son nez au cœur d'Adélie. Elle s'efforçait de tout noircir à grands coups de pinceau, mais la lumière se faufilait partout, rose rouge et jaune dans son sang. Le bras s'était oublié, tout seul dans son plâtre dérisoire. Devant la gare, il y avait des bus de la TEC qui rugissaient dans des bouffées d'odeurs apocalyptiques. Au loin, un appel de phares la rappela à ce bas monde, que son bras était cassé pour de bon et qu'il réclamait un peu de câlins d'un médecin.

//
C'était un soir de grande pluie lorsque c'est arrivé. Je n'avais aucun mauvais pressentiment. Ca m'est tombé dessus comme tout le reste, c'était la poursuite de la malédiction. Même séparée de la pierre, je continuais à en subir les maléfices, aussi infime que cela puisse être. Nous avions été déposer ce maudit caillou depuis une semaine et un jour. Après ces évènements, j'avais revu Jérôme à de multiples reprises, il ne s'était rien passé de spécial, il n'avait surtout rien évoqué de la gare d'Ottignies. Il avait juste demandé comment ça s'était passé à l'hôpital, c'était gentil de sa part. C'était un soir de grande pluie et je me souviens parfaitement des trombes d'eau qui s'abattaient sur la vitre, je me demandais si ce n'était pas de la grêle. L'intensité des évènements m'a permis de garder une parfaite acuité sur tout ce qu'il s'est déroulé, à la minute près. C'est d'ailleurs à partir de ce moment là que je commençais à inscrire dans mon petit agenda l'intégralité des catastrophes. Il était fort tard. Je révisais mon latin, j'avais accumulé beaucoup de lacunes et il fallait absolument que je sois prête pour le lendemain. L'examen promettait d'être fort difficile. Quelques minutes avant minuit, je décidai de couper la lumière et de dormir. C'était symbolique. Je ne voulais pas passer dans le jour suivant. La nuit aurait été trop courte.

Quelques minutes après m'être lovée sous les couvertures, j'entendis des bruits bizarres. Ca ne pouvait pas être la pluie. Ca ressemblait à des petits glissements, comme si un objet en frottait un autre. Ces sons étaient secs et précis, j'écoutais et je les localisais distinctement, sans pour autant m'en inquiéter. En réalité, je ne comprenais pas ce que ça pouvait être, un mulot près de la fenêtre ? Les bruits se stoppèrent comme ils étaient apparus, de manière inexpliquée, puis soudainement ça se compliqua. Il y eut des bruits de bricolage, exactement comme si quelqu'un était en train de travailler juste à côté de la chambre. Ca venait de dehors, or ici il n'y a pas de voisin tout proche, qu'était-ce donc ? Ca devait faire dix ou quinze secondes en tout et pour tout que ça durait. Je me sentais très tendue, presque paralysée, je me demandais une fois de plus qu'est-ce qu'il pouvait bien se passer. Lorsque j'entendis très clairement ma fenêtre s'ouvrir, je fus prise d'une terreur irrépressible. Jje me sentis littéralement partir. D'un geste brusque, j'allumai la lampe de chevet. Avant même que j'aie pu hurler le moindre son, un individu plongeait sur moi. D'un geste très violent, il m'empoigna et me souleva comme si j'étais un brin de paille. Sa main gantée se plaqua avec force contre ma bouche, appliquant une telle pression que ma tête se retrouvait vers l'arrière ; tétanisée, j'avais l'impression qu'il allait tout arracher. Mes couvertures tombèrent par terre. Je me retrouvais en chemise de nuit, les jambes battant le vide de manière désespérée. Ca ne servait à rien. La brute qui me coffrait n'hésitait pas dans ses gestes. Il me propulsa au sol avec une brusquerie proche de la cruauté. Je m'écrasai sur la couverture éparse en étouffant, tellement il y allait sans ménagement. Mes yeux étaient bouffis, mon visage se couvrait de larmes. J'étais sur le ventre, dans une position plutôt inconfortable. Sa main sur ma bouche me tirait le visage en arrière, j'avais le dos cambré, de l'autre main il empoignait fermement mon bras cassé. Il faisait tout pour que je ne puisse pas crier. Il s'installa sur mes fesses, c'était lourd et j'avais mal. Ses grosses rangers étaient à quelques centimètres de mon visage. Je pouvais en distinguer avec détail les traces de boue du jardin, il allait dégueulasser toute la chambre. On est tellement paumé dans ces situations là, on pense à n'importe quoi...
-Si tu bouges d'un demi centimètre, je t'éclate.
Il approcha une lame de rasoir de mes yeux. J'étais épouvantée. Ma petite vie prenait un aspect tragique. J'avais peine à la voir cette lame tant j'avais des larmes qui me brouillaient la vue. J'aurais voulu être partout sauf là, même morte à vrai dire. La vie c'est un peu un suicide des fois.
-Adélie, je veux être clair avec toi, je ne te ferai aucun mal si tu coopères. Tu gardes le silence ou bien je te découpe en morceaux. C'est compris ?
Je n'arrivais pas à répondre tandis que peu à peu, sa main gantée relâchait son étreinte sur ma bouche. Je me mettais à pleurer sans relâche, essayant de rester la plus silencieuse possible, surtout dans le but de ne pas me faire trucider. Mon corps était agité de soubresauts, j'avais mal partout. Alors que je n'étais plus qu'un pantin désarticulé dans ses mains, il s'enleva de mes fesses et me poussa contre le lit. Il gardait en permanence le rasoir effilé proche de mon visage. J'étais prise en otage. De toute façon, je n'arrivai pas à résister, il était maître de ma situation. Mon bras me faisait horriblement mal. En me mettant contre le chambranle du lit, il l'avait malmené.
-Adélie, maintenant tu me réponds, où est la pierre ?
-Je sais pas…
Le personnage qui m'interrogeait était habillé tout de noir et portait une cagoule, je ne pouvais voir rien d'autre que ses yeux, qui dénonçaient un asiatique. Ses vêtements étaient moulants, comme ceux d'un ninja. Je pensais que ça n'existait que dans les films de James Bond, je m'étais trompée. Je voyais bien qu'il se mettait en colère, ma réponse ne le satisfaisait pas. J'essayais de lui expliquer, mais les mots ne sortaient pas. Tout était emmêlé de sanglots, ma gorge était trop serrée pour que je puisse parler normalement.
-On l'a remise là où on l'a trouvée.
Ces mots me semblaient si surhumains à prononcer que je cachais mon visage dans mes mains. Je crevais de peur et de tristesse. Ce monstre venait violer mon intimité et tout ce que j'avais de fragile. Je me retrouvais quasiment nue, torturée, à devoir raconter ces merdes que je voulais évacuer à tout prix de ma vie. Sa réponse, toujours aussi calme (ce que, assurément, je n'arrivais pas à comprendre), me glaça encore un peu plus.
-Ce n'est pas vrai. Je le sais, j'en viens.
-Mais si... mais si... je le jure, j'y peux rien... elle est là-bas à Hoeilaart...
-Ecoute idiote, je te dis que j'en viens. Dans la cruche y'en a qu'une pierre, noire, et ce n'est pas la bonne. C'est quoi ce que tu veux exactement ? Tu as envie que je te découpe ? Je peux commencer maintenant.
-J'y peux rien......
-OK... D'accord. Si c'est comme ça, on y va.
-Mais je peux pas...
-Habille-toi, et fait vite.
J'essayais tant bien que mal de saisir mes vêtements, mais mes mains tremblaient et je me retrouvai tant sous le choc que je n'y arrivais pas. De manière complètement étonnante, il m'aida, je ne m'y attendais pas. Lorsque je mettais mon gros pull au dessus de ma chemise de nuit, ses mains accompagnaient le tissu, notamment au niveau du plâtre, parce que ça glissait fort mal. Toute cette histoire de pierre devait vraiment le perturber. J'avais à peine mis mes chaussettes qu'il ouvrait déjà la porte. Je lui chuchotai : je n'ai pas mes chaussures. Je pense que je ne devais pas être belle à voir, c'est à peine si j'arrivais à articuler tant mes muscles étaient tendus. Sans aucun scrupule, il partit les chercher à l'autre bout de la maison. Durant son absence, j'aurais pu faire n'importe quoi, m'enfuir, hurler. Je m'abstenais de tout ça, j'avais trop peur que ce soit un véritable massacre, qu'il aille ravager la vie de ma petite soeur et tout ce qu'il s'ensuit. Il revint dans la chambre à pas de loup, je ne l'avais même pas entendu. Ce sont ses coups de lampe torche qui me renseignèrent à l'avance de son arrivée. Il m'asséna un "dépêche-toi" cassant, je n'avais assurément pas à discuter... Il ne s'était pas trompé de chaussures, c'était effectivement les noires et blanches - il était tout bonnement hallucinant.

Dehors, il faisait froid, je ne me sentais pas bien. La pluie dégoulinante trempa immédiatement mes vêtements. Après une petite centaine de mètres, nous retrouvâmes une voiture garée sous un lampadaire, tout proche du gymnase noir. Je me disais que c'était un imbécile, parce que j'avais retenu sa plaque d'immatriculation (RTV-145). Allait-il à ce point faire une pression psychologique pour que je ne puisse pas porter plainte ? Il me poussa à m'asseoir sur le siège côté passager tandis qu'il s'installait en conducteur. Il démarra en trombe, je quittais ma rue Clermont Tonnerre avec de l'angoisse dans le ventre. Je pense que je n'avais jamais parcouru l'Avenue Albert Premier à une telle vitesse. Le feu rouge de Maubroux n'existait pas, le carrefour de la Mazerine fut traversé à une allure dingue, c'était vraiment n'importe quoi. Je voyais à chaque instant ma vie se déglinguer contre un mur, bêtement partie en éclat à cause d'un stupide silex. Après avoir passé La Hulpe, nous nous sommes engagés dans des rues que je ne connaissais plus. Au lieu de continuer sur la route provinciale comme j'avais pu en avoir l'habitude, il tourna à droite, dans une petite ruelle de quartier isolée au milieu de bois sombres. Les essuie-glaces balayaient la vitre à toute vitesse, la voiture était un bolide sous le déluge. Sans aucune hésitation, il s'arrêta dans un endroit que je reconnaissais bien à présent, nous étions aux abords du terre-plein de la cruche, à la Kruikenstraat. Pour conduire, il avait enlevé sa cagoule, peut-être de peur d'être repéré par la police, qui l'aurait reconnu comme un voleur. J'osai enfin contempler mon ravisseur. Il avait le visage très rond et les yeux fins. Ses joues toutes rouges lui donnaient un air d'enfant. Ses cheveux raides et noirs brillaient sous l'humidité. Avant de sortir, il regarda tout autour de lui, comme s'il était traqué. Il vérifiait que personne dans le voisinage ne l'espionne (sous une pluie battante, quelques instants avant minuit quarante, faut pas chercher la logique...)
-On y va maintenant !
Dans la gadoue et sous les trombes de pluie, nous nous dirigions à grands pas maladroits vers la poterie. J'étais glacée. Je sentais l'eau couler dans mon cou. Je m'attendais franchement à recevoir un coup de couteau et à finir assassinée pour de bon, jetée au fond de la cruche - bon débarras. Je ne comprenais vraiment pas ce que j'avais pu faire pour récolter ça. Pourquoi moi, pourquoi moi ? Y avait-il franchement quelqu'un qui pouvait avoir une vie plus minuscule que la mienne ? Lorsque nous nous sommes retrouvés devant le goulot noir d'obscurité, je ne distinguais que l'eau en train de couler devant, autrement, rien d'autre que le noir. Il donna un coup de torche à l'intérieur, scrutant avec attention ce qu'il refusait de croire. Moi, j'avais compris tout de suite. J'étais morte. Rien d'autre à dire. Le rai de lumière balayait l'intérieur de la cruche, la petite flaque d'eau toute moche, le gros morceau de métal qui servait à stabiliser la poterie. Il y avait bien la pierre noirâtre et informe, mais pas celle que j'avais déposée avec Jérôme une semaine auparavant. Quelqu'un l'avait volée, ça se trouve même, c'était le bandit à côté de moi qui l'avait fait. Ca n'aurait rien eu d'étonnant. Il se dirigea d'un pas rapide vers la voiture. Je ne savais pas quoi faire d'autre, je pensais bêtement à m'enfuir, mais il m'aurait foncé dessus en voiture, j'en étais certaine. Transie, je retournais à mon tour à ma place de passager, à mon siège de prisonnier. Je n'existais plus. Mes vêtements poisseux collaient contre ma peau, mes cheveux que je n'avais pas attachés pendaient misérablement sur mes épaules, mon plâtre dégoulinait de flotte dégueulasse, les écritures au feutre de mes amis et amies laissaient de grandes balafres diluées, elles devenaient immondes. Sans un mot et sans que je comprenne pourquoi, il prit le chemin du retour vers Rixensart. Je me demande si, à ce moment là, je n'aurais pas préféré qu'il me jette par terre et qu'il s'en aille à tout jamais. Nous dévorions les routes, toujours avec la même vitesse de cinglé. Je comptais les minutes qu'il me restait à vivre. Je me disais : à ce rythme là, dans deux minutes on est à Genval et il me flinguera, chaque centaine de mètres était un décompte vers la mort. Lorsqu'il se garait au même endroit qu'une demi-heure auparavant, tout près de la maison, je me trouvais étonnée d'avoir un coeur qui bat encore. J'avais les mains glacées et le visage ravagé. Ma conscience m'évoquait l'examen de latin de Monsieur Dathy, j'étais complètement larguée, y'a pas à dire... Il me raccompagna jusque ma chambre, ouvrant la porte dont il avait conservé la clé. Il me fit passer devant avec brutalité.

Ne sachant que faire, je m'asseyais au bord du lit, ça mouillait le matelas, il y avait des gouttes d'eau qui tombaient de partout et qui maculaient le sol. Je n'avais plus envie de pleurer, je me sentais tout bonnement misérable. Il s'accroupit devant moi. Il n'avait pas perdu le nord, parce que je constatais que sa lame de rasoir était toujours présente, bien ancrée dans sa main. Maintenant, il allait me violer, puis il allait me défigurer à vie, balafrant ma bouche puis mon visage. L'angoisse était tellement palpable au fond de mon corps, je pense qu'elle devait en être devenue solide, une véritable pierre de tourment. D'une voix très calme, c'est lui qui parla en premier, moi je ne savais rien dire.
-Je veux cette pierre. Je la veux à tout prix. A cause de sa disparition, j'ai perdu mon amoureuse et je ne peux le pardonner à personne. Tu le sais très bien, j'ai eu mes renseignements : ce n'est pas une pierre normale. Alors toi et tes petits amis, vous allez vous débrouiller, vous allez me la retrouver. Tu me fais ton enquête, tu fais ce que tu veux, je m'en moque, je la veux.
-Mais... Comment je vais expliquer ça à mes parents... La fenêtre est massacrée, c'est tout découpé...
-Je m'en fous ! Débrouille-toi. Je reviendrai.
Il avait haussé le ton et je craignais qu'il réveille ma petite soeur. Heureusement, il partait comme un voleur sur ces derniers mots et sans un au revoir, me laissant seule assise sur mon lit, trempée et tremblante. Je sentais des sanglots monter dans ma gorge, mais je les retenais comme je le pouvais ; au plus fort de moi, je ne voulais pas m'effondrer, même si je n'en étais franchement pas loin. Mon corps s'ébranlait sous l'impact, ça faisait des grands coups dans mes côtes, mais je tenais bon. Je choisissais de ne pas aller réveiller les parents pour tout leur révéler maintenant, c'était beaucoup trop de chaos pour une seule nuit. J'allais attendre jusqu'au lendemain matin pour tout déballer le désastre. J'aurais tant aimé pouvoir téléphoner à Julie, à Tiên, à Jérôme ; au vu de l'heure tardive je ne l'osais pas. Ce n'est pas pour autant que j'allais retrouver du sommeil. J'étais complètement déchiquetée. Au vu de la collision, ce n'était pas possible autrement.

//
-Madame Huysmans ? Oui bonjour, je vous appelle pour vous signaler qu'Adélie ne viendra pas en cours aujourd'hui.
-Pardon ? Vous aussi ?
-Euh... Je suis désolé, je ne saisis pas encore très bien ce que vous voulez dire.
-Et bien c'est pareil pour Thi-Tiên, pareil pour la petite Julie, c'est une hécatombe chez les sixièmes latines. D'ailleurs, l'examen de latin a été reporté.
-Ah ? Etrange... Enfin, quoi qu'il en soit, on a l'intention de porter plainte, nous avons subi une agression, il y a des dégâts matériels, Adélie est choquée, donc on vous tiendra au courant...
Après avoir appris que le carnage avait été copié-collé, Adélie téléphona immédiatement à Julie dans le but d'en savoir plus. Tout le monde écoutait ce qu'elle disait, les yeux étaient rivés à ses paroles. De toute apparence, le bandit avait fait une véritable boucherie. Les informations qu'elle récolta la laissèrent abasourdie. C'était encore bien pire que tout ce qu'on pouvait s'imaginer. Peu après avoir visité la chambre d'Adélie, le dingue s'était dirigé droit chez Julie. Un coup de téléphone pour la prévenir aurait pu tout éviter, c'était raté pour ce coup là. Elle habitait au deuxième étage d'un immeuble sur avenue, c'était loin d'être facile d'y aller, quelle histoire... L'inconnu avait grimpé le long de la façade et découpé la vitre de la même façon. En plus de l'interrogatoire lancinant, Julie avait subi certaines tortures. Pourquoi donc Adélie avait-elle échappé à ça ? Bonne question... Le voleur avait lancé exactement les mêmes agressions : où est la pierre ? Julie n'en savait rien puisque tout cela s'était réglé entre Adélie et Jérôme sans que cela soit expliqué plus en détail, c'était resté un secret entre eux deux. Par contre, elle avait mentionné un détail insignifiant sur lequel il demanda beaucoup de précisions : en effet Adélie avait été à l'hôpital. De manière inexpliquée, elle avait eu un accident dans le train et ça s'était terminé avec les ambulances et les secours d'urgence. Est-ce que la pierre avait été ramassée par quelqu'un d'extérieur ? Aucune idée. Est-ce que le silex avait été placé dans une structure circulaire clairement identifiée ? Pardon ? Est-ce que la pierre avait été rendue à Adélie ? De toute apparence oui puisqu'elle s'en était séparée juste après... L'intrus avait été détestable, tirant les cheveux à tel point que ça en frôlait l'arrachement, il avait proféré des insultes à tout va et les mêmes menaces : il allait revenir. Ca laissait place à de grands paysages d'angoisses. Le papa d'Adélie restait songeur.

Adélie, il faut bien te dire que sur un témoignage aussi tordu, il n'y a personne de la police qui voudra te croire, donc on va aller porter plainte en édulcorant un peu cette affaire. De toute façon, je vais t'avouer que moi non plus je ne te crois pas, surtout que tu as bien insisté par toi-même ton entourage ne t'a pas vu pratiquer ce que tu décris. Ce n'est pas important si personne n'admets ce que tu dis. En réalité, je vois bien que ma fille est mise en danger pour une raison que j'ignore, je me sens obligé de réagir fortement. La seule chose que je te demande, et il faut nous le promettre, c'est que tu ne nous cache plus rien de cette affaire. Tu as fait une grave erreur en ne nous disant rien, même si tout cela ne se passe que dans ta tête.
-Je le promets.
-Une dernière question... Est-ce que tu penses pouvoir retrouver ce caillou ? parce que si tu lui donnes, l'affaire est réglée. Enfin, je veux dire que c'est un peu l'impression que ça me donne.
-Non, je ne sais pas. On a été s'en débarrasser avec Jérôme il y a dix jours. Avec l'intrus, je la menais pas large, j'ai été la plus franche possible. Il s'est bien rendu compte par lui-même que la pierre avait été volée par quelqu'un d'autre et que nous n'y étions pour rien. Peut-être qu'il ne reviendra pas.
-Je ne sais pas quoi te dire. S'il te dit d'enquêter, je ne vois pas ce que tu peux faire d'autre, tout en sachant très bien que tu ne peux rien faire, le mot enquête est inconvenant. Vois tes amis, demande leur à qui ils ont pu en parler, ce sera déjà ça. S'il n'y a rien de rien de ton côté, alors nous ne pourrons pas réaliser grand-chose de plus. Ca ne m'empêchera pas de poser une alarme sur ta fenêtre et sur les autres. Je t'ai dit que j'allais faire le maximum.

La journée se retrouvait anormalement vide. Libérée des cours et de l'examen, Adélie se sentait coupable. Tout ce bazar venait d'elle toute seule, même si elle était loin de l'avoir fait exprès. Elle décida de prendre le train et d'aller à Bruxelles voir les autres, partager toute cette horreur et essayer de se soutenir mutuellement. Durant tout le trajet, elle jetait des regards inquiets à droite à gauche, elle avait peur de recroiser le même regard, surtout lorsque le train passait à la hauteur de Hoeilaart. Il n'y avait que quelques maisons de trop pour qu'on puisse voir la cruche. Elle se devinait, juste derrière les murs et les arbres. A Bruxelles Central, elle était attendue de pied ferme. Elle eut du mal à sourire, mais elle était heureuse de tous les retrouver. Julie semblait très éprouvée tandis que Tiên arborait un joli cocard jaune, le bandit n'avait pas fait dans le détail. Jérôme était un peu en retrait, apparemment le plus gêné. Il tirait une tête d'enterrement. A vrai dire, il devait probablement être l'un de ceux qui en savait le plus sur cette étrange affaire. Adélie allait devoir passer à table et tout raconter (ou presque). Ca promettait d'être une rude épreuve.

C'était chez Tiên. C'est ce qui arrangeait tout le monde, la situation en plein centre-ville était pratique. Ca faisait un peu le gros débarquement au milieu de la petite pièce joliment aménagée, des chaussures et des sacs partout, il n'y avait pas le choix. Il restait tant de choses à dire, personne ne savait par où commencer. Après quelques hésitations, c'est Adélie qui commença.
-Je propose qu'on fasse par ordre chronologique. C'est chez moi qu'il est venu en premier, donc je commence. Le brouhaha semblait marquer une approbation. Vers minuit, il a découpé la vitre de ma chambre, il a fait un rond dans chaque épaisseur du double vitrage. Il a passé le bras dans le trou, pour ouvrir la fenêtre. C'est à partir de là que j'ai compris ce qu'il se passait. Je n'ai pas eu le temps de réagir, il me séquestrait et me faisait fort mal. Après quelques questions, les mêmes que tout le monde, nous avons été jusque Hoeilaart en voiture, là où avec Jérôme, j'avais laissé la pierre. Bien malheureusement pour nous, elle avait disparu. Tout le reste, vous le savez déjà, puisque je vous l'ai raconté en venant jusqu'ici...
-Il est venu chez moi juste après. Je pourrais décrire exactement la même chose pour la fenêtre, il a fait un travail de professionnel, une découpe nette. Mes parents étaient sidérés et ils vivent dans la crainte à présent. Il m'a dit Julie, il m'a appelée par mon prénom, je suis incapable de dire comment c'est possible, je ne le connais pas. Il m'a empoignée par les cheveux, j'ai cru que j'allais mourir tellement j'avais mal. Il a agi comme un guerrier. Je lui en veux beaucoup, mais bon, ce n'est pas là une question essentielle. Pour faire avancer les choses, voilà ce qu'il m'a demandé... Il n'a pas insisté sur la question 'où se trouve la pierre', enfin si, mais je n'en savais rien et ça l'a calmé direct. Ce qui l'intéressait, c'était à qui j'en avais parlé. Le problème fut réglé rapidement aussi, parce que je n'en avais quasiment rien évoqué, juste quelques mots à Jérôme. Je n'avais certainement pas l'envie de trahir Adélie, je voulais juste bien faire... D'ailleurs, je m'étais dit le matin même : je ne vais surtout pas parler du silex, c'est trop dangereux, ça va dégénérer. Il m'a interrogé de manière brutale, c'était abominable. En gros, il n'a rien obtenu de moi sauf le nom de Jérôme, c'était vraiment nul, il a perdu son temps, ne faisant rien d'autre que de semer un traumatisme. Il est parti en laissant tout en plan, j'étais gisante par terre, il s'en foutait manifestement.

Dans tout ce massacre, Tiên arrivait encore à sourire. C'était incroyable. Elle était décorée d'un cocard à l'oeil gauche. Où allait-elle puiser la force de cette joie ? Elle évoqua le carnage rapidement et clairement, avec sa voix décidée. Il a crocheté la serrure de la porte d'entrée. Il n'y a aucune trace de cela, mais mes parents sont sûrs d'avoir fermé derrière eux hier soir. Il ne m'a pas parlé de cette pierre et où elle se trouvait, je ne la connaissais pas il y a encore quelques heures, il le savait parfaitement. Cet idiot me cernait bien, il m'a prise en otage là où je suis la plus faible, mon amitié. J'ai retenu par coeur ses mots tant ils me sont une violence. Il a sorti un rasoir avec un manche en ivoire, une belle bête qui me terrorisait autant que je la trouvais esthétique. Il a haché ses phrases : tu diras à tes amis que je veux la pierre. Il faut qu'ils la retrouvent, quel qu'en soit le moyen. Si dans quinze jours je n'ai pas de nouvelles, je découpe Caroline, tu vois certainement qui, n'est-ce pas ? Si quinze jours après toujours rien, ce sera au tour de Julie, puis Jérôme, puis Adélie, puis toi. Retiens la liste. Agis ! Il n'y a que toi qui ait la puissance de les faire bouger. La pierre ne peut pas être ailleurs que dans une structure ronde. Au revoir, bonne nuit. Il a encore eu le culot de me souhaiter une bonne nuit, c'était quand même fort, vous vous rendez compte ?!

La question de vie ou de mort était donc posée, et chacun se sentait pâlir face à une telle menace. Pourquoi Caroline en premier, comment la connaissait-il ? C'était peut-être ici la première piste à creuser. Le gars avait l'air décidé et complètement fou furieux. Que faire ?
-Adélie, il n'y a que toi qui l'as vu, penses-tu pouvoir faire une déclaration à la police ?
-Oui clairement. J'ai sa plaque d'immatriculation. C'est un vrai idiot. En plus, je suis musicienne. Je joue du violon. J'ai repéré quelque chose à l'arrière de la voiture, une morin khuur. C'est une vièle mongole, j'ai dû étudier ça à l'académie, c'est proche du violon. T'en as pas trois comme ça en Belgique. Donc on va le coincer.
-Oui mais... s'il sait qu'on a été le dénoncer, il va tous nous tuer dans la même nuit.
-On a qu'à habiter ailleurs pendant l'arrestation.
-Et où ? Tu as une idée ? Dans le coffre d'une banque peut-être... Il a l'air renseigné.
Jérôme se lança dans la mêlée et parla d'une voix faiblarde, presque gêné d'interrompre. Chacun se tût, quasiment étonné qu'il dise quelque chose, c'était un être si silencieux... Je pense que la police, c'est la dernière extrémité. On peut prévoir ça deux jours avant la fin de l'ultimatum, parce que vous savez, ils sont complètement nuls. S'il leur échappe, on va tous y passer. Vous ne pensez pas qu'on peut lui retrouver, sa pierre à la noix ? Allez, ça se trouve, c'est super facile... Allons interroger les voisins, allons demander conseil à nos parents... S'il veut arrêter le temps pour aller voler la banque nationale, on s'en fout après tout, nous on veut juste vivre...
-Il m'a dit qu'il avait perdu son amoureuse à cause de la disparition de la pierre. Ca n'a rien à voir avec une histoire de fric.
-Pardon ?
-Oui je sais, c'est complètement dingue, mais je l'ai expérimenté dans mes mains, cette pierre est magique, je déteste ce mot parce que je n'y crois pas. Je continue de douter sur la question, je ne peux rien vous assurer, mais je pense que s'il y a un tel acharnement sur cet objet, ce n'est pas pour rien. Le gars est marteau. Je pense que Jérôme a raison, allons demander conseil à nos parents, nous ne sommes que des fétus de paille là-dedans. Si dans treize jours on a rien, on partira se réfugier quelque part...
-T'es comique Adélie, mais tu veux qu'on la retrouve comment ? Tu as une piste ? On a rien rien rien...
-Il a donné un indice à Tiên et on sait où elle a été volée. Partons de là. Si ça ne mène a rien, on aura toujours le temps de disparaître de la circulation...

Les parents d'Adélie restaient stupéfaits face à cette décision, ils écoutaient le discours avec difficulté. Lorsqu'ils apprirent la volonté du petit groupe d'aller investiguer en profondeur, ils marquèrent une assez forte désapprobation. Ce n'est pas à une petite Adélie de dix-sept ans d'aller fouiller dans les bas-fonds d'une histoire sordide de la sorte, c'est le boulot d'un officier de police. Si le bandit apprenait que la recherche tournait mal, ça allait chauffer très fort. Bien entendu, la fenêtre de la chambre était à présent équipée d'un contacteur, mais ça ne changeait rien. C'était de toute apparence un tueur déterminé, il était hors de question qu'Adélie se fasse assassiner dans la nuit sur son chemin du retour, ou n'importe où d'ailleurs. Le papa d'Adélie semblait fort concentré sur la situation, il cherchait des solutions, autant pour contenter sa fille que pour la protéger dans les moindres fondements. Il sentait couler en lui un certain flot de contrariété.
-Je suis d'accord pour que tu ailles dans le voisinage de la cruche. Je ne pense pas que ça t'apportera quelque chose, mais je n'y vois pas d'objection, je ne crois pas qu'il y ait une part de danger dans cette démarche. Par contre, je suis complètement contre le fait que tu repousses le passage à la police, il en est entièrement hors de question. Si ce tueur t'as donné quinze jours pour réagir, moi je ne t'en donne aucun. Nous irons à la police. Je peux tout à fait comprendre que tu veuilles t'en sortir par toi-même, c'est assez naturel, mais on ne plaisante pas. Il s'agit de ta vie, peut-être celle de ta soeur aussi je le rappelle, on est tous concernés. Je propose qu'on le fasse maintenant, ce dépôt de plainte ne prendra pas plus d'une heure.
-D'accord, je ne proteste pas, je te fais confiance. Je ne sais pas ce qu'aura décidé le reste du groupe, mais je ne te cacherai rien, comme promis.

//
Le groupe avait décidé de se retrouver sur les quais d'Hoeilaart. Pour un certain nombre, ce lieu était totalement nouveau, pour deux autres c'était un triste souvenir qui faisait mal au coeur. Dans cette équipée, seul le nombre pouvait rassurer, à cinq ils ne risquaient pas grand chose. Pourtant, Jérôme semblait carrément indisposé. A la réunion chez Thi-Tiên, on ne lui avait pas laissé le temps de s'exprimer sur sa nuit d'enfer, il ne s'était pas imposé. Il aurait eu beaucoup eu à raconter sur les sévices que le bandit avait pu lui infliger en quelques toutes petites minutes. Pour lui, Hoeilaart était indiscutablement lié à l'échec d'Adélie dans le train - ce qu'on peut appeler clairement s'être cassé la gueule. Il était venu ici pour l'aider à remonter la pente, exorciser tout le mal qu'il y avait en elle, pour l'évacuer dans cette cruche. Aujourd'hui, ils revenaient au même endroit. Ca n'avait pas marché. Bien pire, ça s'était enfoncé dans un désordre encore plus désastreux. Il voulait monter Adélie au plus haut du bonheur en quelques pichenettes de doigt, l'effort à produire était malheureusement bien plus conséquent. Il suivait le groupe en restant silencieux. Il n'y avait rien de surhumain à aller interroger des gens en édulcorant un peu l'affaire, mais il craignait plus que tout d'affronter un échec cuisant. Il ne voulait pas perdre Adélie, ni les autres. Il en était obsédé, c'était une idée fixe.
Le groupe avait décidé de ne pas se séparer, pour des raisons de sécurité. Julie avait pré-enregistré le numéro de la police sur son GSM, elle était prête à les sonner au moindre mouvement louche. A chaque porte ouverte, le groupe tremblait de tomber nez à nez avec le bandit. C'était Tiên qui parlait systématiquement. Les autres se sentaient trop mal à l'aise à devoir démarcher comme ça, c'était une attente interminable et une gêne permanente. Un grand nombre de maisons n'ouvrirent pas. Les gens n'étaient pas là. Ca laissait de longues minutes pour contempler bêtement les répétitives affiches oranges Graag Laag. Par chance, le truand n'est pas apparu à une seule porte. Des rares gens présents, il apparaissait que personne ne savait vraiment ce qu'étaient ces cruches disséminées dans les jardins. Ils n'étaient pas au
courant - c'était une évidence, il fallait s'y attendre - tout le monde s'en foutait royalement. Les évènements prirent une autre tournure quasiment à la fin de la prospection. Ils avaient traversé le petit chemin dans les bois jusqu'à trouver la première maison sur la gauche, juste après la Steenovenstraat. Comme ça commençait à faire loin de l'épicentre (la cruche), c'était la dernière requête pour ce coin là. Comme quoi il ne faut jamais lâcher prise au désespoir, jamais...
Une dame leur ouvrit, elle semblait amusée de ce groupe d'ados. Elle était attendrissante, sans que rien de son attitude puisse en expliquer la raison. Je ne sais pas ce qu'il se passa à cet instant là, mais il y eut peut-être une expression dramatique qui lui fit comprendre qu'il ne s'agissait pas de scouts déchaînés en train de s'amuser. Tiên sortit son scénario habituel. Avec le cocard, il est certain que ça devait en jeter.
-Nous cherchons quelqu'un qui a volé un objet important dans une cruche à une centaine de mètres par là. Est-ce que vous auriez vu des gens faire quelque chose d'inhabituel ? On ne sait jamais...
-Je suis désolée mais... C'est un peu spécial ce que vous demandez...
-Oui on sait. On est gêné avec cette histoire. Il y a eu un vol, la semaine dernière apparemment...
-Je ne sais pas trop quoi vous dire, mais ça me rappelle une vieille histoire. Je ne sais pas si je peux vraiment en parler...Mais dites-moi au juste, quel est votre objet ?
-Vous allez vous moquer de nous, c'est une pierre... mais je vous jure qu'elle est précieuse.
-Hum... C'est donc bien ça... Je ne connais pas exactement ce qui vous amène là, je ne veux pas le savoir, mais je sais où je vais vous amener. Laissez-moi une minute, je préviens les enfants et j'arrive.
Le petit groupe frémissait. Ainsi, cette pierre n'était pas aussi secrète qu'elle voulait le faire paraître. Après de longues minutes d'attente (le temps est infini dans ces situations d'impatience), ils prirent le petit chemin boueux à contresens et ils s'engagèrent tout de suite sur la gauche, une maison qui n'avait pas été prospectée jusqu'ici. Elle était trop éloignée, personne n'avait osé rentrer dans le jardin. Après un petit coup de sonnette, la porte s'ouvrit.
-Salut c'est Sylvie. Dis, est-ce que Léna est là ? Ces jeunes gens auraient quelque chose à lui demander...
Elle apparut sur le seuil de la maison, relativement gênée d'être assaillie de front par cinq personnes inconnues, son regard noir était sur la défensive. Elle rangeait ses longs cheveux bruns qui lui tombaient dans les yeux. L'ambiance se détendit juste un peu lorsqu'elle se rendit compte que les interlocuteurs n'étaient pas des adultes mais bel et bien des gens du même âge qu'elle. Comme prévu, c'est Tiên qui se lança. Bonjour, nous sommes désolés de vous déranger. Nous cherchons quelqu'un qui a volé une pierre dans une cruche, celle qui est juste là au coin de la rue. Il parait que...
Elle s'interrompit, parce qu'elle se rendait compte que visiblement, ses paroles faisaient du grabuge. Elle se demanda si elle n'allait pas se récolter une grande claque dans la figure, mais rien n'arrivait. C'était peut-être le cocard qui l'intimidait, il ne fallait pas en ajouter une couche...
-Qu'est-ce que vous voulez ?
-La pierre... Rien d'autre...
-Mais, pourquoi ? Qu'est ce que ça peut vous faire ? Ce n'est qu'un silex...
Par ces mots, elle venait de révéler qu'elle connaissait parfaitement l'objet, il ne pouvait plus y avoir de place pour le mensonge. De toute apparence, elle n'en avait de toute façon pas l'intention. Il semblait qu'elle allait tomber par terre tellement ces quelques mots prenaient l'aspect d'une bombe, elle semblait perdue. Elle murmura encore :
-Mais qu'est ce que vous voulez faire avec ça...
-Nous avons été agressés il y a deux jour par un homme fou-furieux. Il y a quelqu'un d'entre nous qui avait embarqué la pierre par mégarde il y a un peu plus d'un mois. Elle a été redéposée dans sa cruche initiale dix jours auparavant parce que c'est une pierre maudite, elle porte malheur. Seulement maintenant, elle a disparu à nouveau, on ne sait pas pourquoi. L'homme veut absolument la récupérer. Il est très violent et nous sommes tous menacés de mort.
Adélie se sentit très gênée alors que Lena fondait en larmes de manière imprévisible, il y avait une part de honte dans tout ça, chacun voulait se détourner mais personne ne le pouvait, happé par ce méchant spectacle. Adélie venait de comprendre que le sortilège de l'amour brisé, il ne fallait pas le chercher plus loin, c'était là qu'il s'était rompu. Elle se sentit coupable du geste d'avoir retiré cette pierre, mais qu'y pouvait-elle ? Rien, vraiment rien... Les quelques mots qui s'ensuivirent furent fort douloureux pour l'entièreté du groupe. Il était éprouvant de toucher une vérité remplie d'une telle souffrance.

Il s'appelle Ulaan Arghun. Papa, je te jure que c'est vrai, on a réussi à trouver qui c'est parce qu'il habitait dans le voisinage immédiat de la cruche. Il faut qu'on fasse attention, parce qu'il est, parait-il, extrêmement dangereux. Personne ne sait où il est actuellement, il kotait à Hoeilaart chez Léna, et puis il est parti. Il faut qu'on aille porter plainte contre lui, c'est vraiment urgent. Les informations se recoupent bien. En fait voilà, je suis confuse, désolée, je vais t'expliquer ce qu'il s'est passé. Je te préviens, c'est une histoire de dingue. Ecoute moi bien. Si tu veux, la pierre était un symbole. Je vais m'en arrêter là et occulter tout l'aspect de sorcellerie auquel nous avons du mal à adhérer tous les deux. Cette pierre était le témoignage de l'union de Lena et Ulaan. Quand je l'ai enlevée, j'ai brisé leur couple. Oui je sais, c'est n'importe quoi, il faut faire quelques efforts sur la rationalité pour réussir à suivre... Léna s'est séparée de lui à la suite de cet acte, quelques jours après apparemment. Depuis il est devenu complètement dingue. Déjà avant, ce n'était pas très reluisant, enfin soit... S'il veut retrouver cette pierre, c'est pour rebâtir son couple. C'est absurde qu'il base son amour sur ce morceau de roche, je l'admets, mais je n'en sais pas plus. Tout le reste est un mystère. La pierre a disparu de la cruche et plus personne ne sait ce que ça a pu devenir. Aucun indice sur les structures rondes dont il a parlé dans ses allusions architecturales. Là, on nage dans la science-fiction. Ce qui compte actuellement, c'est le témoignage de Lena. Elle ne veut pas nous aider, elle essaie de rompre avec ce passé, mais en cas de besoin primordial, elle viendra. En contrepartie, elle dit qu'il est d'un acharnement compulsif, c'est un véritable cinglé. Il faut qu'on fasse quelque chose... On a son nom et quelqu'un pour corroborer les faits, c'est l'essentiel.

La discussion battait bon train dans la cuisine. Julie qui était venue jusque Rixensart pour épauler Adélie n'était pas aussi positive. Avoir l'identité d'un fugitif, ça n'avançait pas à grand chose. Il aurait fallu pouvoir discuter avec lui, apporter des cartes maîtresses sur la table dans le but d'une négociation. Adélie n'y était pour rien si tout cela avait créé un crash, elle n'avait pas à payer le prix, et surtout pas par le biais d'une épreuve aussi dure. Ce n'était pas au petit groupe de se dépatouiller avec une histoire sentimentale ruinée, surtout que l'éventuel retour de la pierre n'y aurait rien changé. Pour la forme, il fut décidé d'aller porter plainte une seconde fois à la police, avec cet afflux de détails supplémentaires. Tout un chacun se doutait bien que ça n'allait pas apporter une grande vague de solutions.

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Jérôme devant le bureau de madame Vanhalme, le spectacle était purement anachronique. Il était si effacé, il faisait partie du paysage sans que personne ne s'aperçoive véritablement de sa présence. Cette professeur n'était peut-être pas la personne la plus indiquée pour la question qui allait s'ensuivre, elle représentait en fait l'une des rares que Jérôme osait contacter directement, les autres étant trop intimidants à son goût. Voilà madame, je viens vous voir parce que nous, les 6LM, on a un problème à gérer rapidement. Je vous demande de me prendre au sérieux dans mes explications, c'est bien pire qu'une épine dans le doigt. On nous a posé une énigme. Il faudrait que nous retrouvions un objet (une pierre) dans une structure ronde. Il semblerait d'après l'intensité du problème que ce soit une particularité architecturale. Qu'est-ce que vous connaîtriez dans les proches environs qui soit rond ou circulaire ? Je dirais cinquante kilomètres, pour mettre une limite...
Madame Vanhalme tirait une tête pas possible, au milieu de ses grands cheveux blonds platine, elle ouvrait des yeux grands comme des soucoupes. On lui parlait d'extra-terrestres. Bon écoute Jérôme, je veux bien te venir en aide, mais il va falloir être plus clair dans ce que tu veux savoir. Qu'est-ce qu'il se passe exactement, quel est ce jeu de piste ?
-Ce n'est pas un jeu. Nous sommes sur une liste. Un tueur veut nous éliminer si nous ne ramenons pas ce que nous lui avons volé. Ce n'était pas fait exprès. C'est Adélie, elle a embarqué un caillou qu'il aimait bien, c'est tout. Elle n'y est pour rien, elle est juste une victime d'un problème atroce, elle a tiré une pierre et y'a tout un château qui est en train de s'effondrer sur son dos. L'assassin a dit qu'il fallait la chercher dans une architecture ronde, parce que ça ne pouvait pas être autrement.
-Un assassin ? Il y a eu des morts ? Je ne comprends pas votre délire. Au lieu de jouer dans sa toile d'araignée, allez prévenir la police, ils sont là pour ça, ce sera certainement mieux que moi...
-C'est déjà fait, ils sont sur le dossier. Il n'y a pas eu de meurtre mais on a peur. Il a menacé. C'est pour ça que Tiên a un oeil au beurre noir. Elle s'est pris un coup de poing.
-Bon... bon, ce n'est pas si facile que ça. Je vois le Lion de Waterloo, c'est parfaitement circulaire. Mais... tu cherches une structure creuse, n'est-ce pas ? Une sphère en quelque sorte... Donc ça ne va pas. Je vois l'atomium, les serres du palais royal... Quoi d'autre encore ? Le clocher de Koekelberg, celui de Sainte-Marie à Schaerbeek, le bâtiment Glaverbel à Boitsfort, l'observatoire d'Uccle et celui du Solbosch. Euh... Je cale. Ah oui, le dôme du palais de justice aussi. Et puis j'oubliais, c'est peut-être dans le corps d'un escargot mutant géant.
Elle avait sorti cette bêtise pour essayer de le faire sourire, mais son visage était si tourmenté, elle se rendit bien compte qu'elle avait fait une gaffe. Je vais tout faire pour t'aider, je te dirai si je pense à d'autres endroits. Tiens-moi au courant de tes investigations.

Durant l'énumération, Jérôme avait tout noté dans son petit carnet d'écolier. Il ne voulait pas oublier un seul gramme d'une information qui pouvait se révéler capitale. Ce soir par mail, Adélie ferait le dispatching, chacun se rendrait dans un lieu à éplucher de fond en comble. Ce n'était pas quinze jours qu'il fallait mais trois mois minimum, malheureusement sans compter tout ce qui était oublié, probablement des tonnes. Après les remerciements, Jérôme sortit de la classe, il tomba nez à nez avec Adélie. Elle avait écouté toute la conversation. Elle portait un regard rempli de tant de mélancolie, on aurait voulu la serrer tout contre soi pour la protéger. Dans un accès de désespoir, elle avait failli quitter cette vie, voilà maintenant que tout le monde s'y mettait pour tenter de la conserver. C'était une absurdité dont elle se sentait responsable. Ca lui pesait sur les épaules comme un sac rempli de cailloux. La nuit était tombée. C'était un soir d'éclipse totale de lune. Les nuages avaient de toute façon déjà commencé depuis longtemps l'occultation. C'était une nuit d'encre seulement marquée par l'orange des lampadaires vapeur de sodium et les reflets de la pluie. Elle raccompagna Jérôme jusque le métro le plus proche (Central). La rame orange arriva à quai dans un beau raffut. A cette heure-ci de la soirée, il n'y avait pas grand monde, seules quelques personnes trempées. Dans la rame, alors que les portes s'étaient refermées sur un claquement sec, il mis sa main contre la vitre, laissant glisser ses doigts vers le bas sur le verre. Ca laissait des traces d'humidité, il avait un regard triste. Le vacarme l'emporta loin dans le noir.

Adélie restait immobile dans la nuit, pétrifiée de tristesse. Elle n'avait pas envie de retourner là-haut aux quais de la Gare Centrale pour ce long retour vers Rixensart. Il y avait cette absence qui creusait dans le ventre autre chose que la faim, il y avait aussi ce métro qui refusait de faire marche arrière, qu'est-ce qu'elle aurait donné pour qu'il tombe en panne, qu'il ne quitte jamais ce lieu. On ne lui avait pas dit que l'amour ça fait souffrir. Ca n'était pas écrit dans le mode d'emploi. Le quai se fit balayer d'un grand vent provenant des galeries souterraines. Peut-être était-ce la fatigue accumulée qui la faisait bailler trop fort, elle ne se rendit pas compte que ce souffle obscur entra en elle. C'était la peine qui se frayait un passage dans son sang. Elle se propagea dans ses veines jusqu'à la moindre ramification, ça faisait froid, les mains étaient glaciales. Un nouveau métro arriva, au quai d'en face. La voie était équipée de ses rails rectilignes, le métal brillait sous l'éclairage blafard des néons. Cette voie n'était pas assez profonde pour qu'un fleuve puisse y couler. Autrement, Adélie s'y serait jetée dans un dernier au revoir. Elle aurait senti la boue gagner son sang, son âme s'éteindre dans l'obscurité comme on coupe une lampe de chevet avant de s'endormir. Mais non, il ne faut pas faire ce coup là, il faut tenir bon, tous les amis seraient orphelins - pas ça maintenant non jamais - respirer inspirer un grand coup, être vivant. La mocheté de la station la gagnait, il était temps de rentrer à la maison, retrouver sa solitude déraillée, les ténèbres de la forêt, le béton des rues. Il y avait de la désolation dans ces couloirs. Les larmes aux yeux elle avançait mécaniquement, sentant la déchirure de la séparation dans son cœur, on lui arrachait son être à chaque pas d'éloignement. La douceur n'avait plus aucun sens dans cette détresse. Le train arriva et l'emporta à son tour dans le flot. Sur le quai, il y avait des gens qui parlaient fort et qui se marraient, il ne leur manquait que la bière pour être parfaitement détestables. Plus loin au bout du quai, un paumé jouait du flamenco, il torturait les cordes de sa guitare, c'était hideux. Lorsque le train avança enfin pour s'engloutir dans les tunnels de la jonction, il fit disparaître tous ces gens heureux. Est-ce que c'était ça de ressentir de l'amour ? Est-ce que c'était ce chagrin là ? Est-ce qu'on peut en mourir de trop en manquer ?

A la maison, il ne s'agissait pas de rêver, il fallait dispatcher les informations, c'était urgent puisque la menace se faisait plus palpable jour après jour. Le trajet de train avait donné suffisamment d'occupation pour oublier l'accablement de la station de métro. Les serres du palais royal n'étaient pas assez rondes pour que ce soit satisfaisant, il fut donc décidé de les éliminer. Un bon vieux Google le confirmait. Il revenait à Adélie de faire le choix et c'était difficile. Qu'est-ce qui pouvait plus justifier une visite qu'une autre ? Le hasard ou presque guida ses lignes. Julie à l'atomium, Tiên à Sainte-Marie, Caroline à Koekelberg, le plus dur pour elle-même et Jérôme : le palais de justice. Les autres bâtiments étaient ignorés pour le moment, sauf si Mokhliss et Benjamin voulaient bien aider. Ca ne faisait quasiment aucun doute, dans un cas aussi grave, ils allaient être les premiers à réagir positivement. Qui ne l'aurait pas fait ?

Adélie avait bien préparé sa liste. Elle s'apprêtait à la faire parvenir par MSN à chacun des contacts concernés, c'était la méthode la plus rapide et la plus sûre pour tout dispatcher. Lorsqu'elle alluma son messenger, elle fut notifiée d'un nouveau contact. Ce n'était pas fréquent. Qui était-ce donc ? Peut-être un spam ? Ou une erreur ? Elle accepta l'invitation à regret et tomba immédiatement sur une personne en ligne. Son nickname ne lui disait rien du tout, c'était mystérieux. Elle reçut ces quelques mots d'introduction plutôt sibyllins :
-Alors, comment avancent les recherches ?
-Bonsoir d'abord. Je ne comprends pas, qui êtes-vous ?
-Nous nous sommes rencontrés il y a peu de temps, vous ne vous souvenez pas ?
Adélie resta le regard fixe devant l'écran. Elle commençait à saisir. Enfin, pour être clair, c'est surtout qu'elle avait peur de comprendre la vérité qui se trouvait derrière ces quelques lignes. Avec son plâtre, elle n'arrivait pas à taper vite. Angoissée, elle écrivit ces quelques mots, qui reçurent une réponse positive : vous êtes le monsieur de Hoeilaart ? Un horrible oui, trois lettres d'accablement.
Ainsi c'était vrai… Toute cette histoire n'était pas qu'un mauvais cauchemar… Il n'avait pas abandonné. Cette intrusion sur l'écran de l'ordinateur la minait complètement, elle se sentait traquée, quasiment comme s'il s'agissait de caméras dans son jardin. Le siège a roulette valsa en arrière, se cognant avec violence contre le mur. Elle dévala l'escalier en hurlant, ce qu'elle ne faisait habituellement jamais : papa, papa ! Elle déboula dans la cuisine essoufflée et remplie d'un vent de panique. Il y a le tueur sur MSN, il m'a parlé, au secours, je sais pas quoi faire… C'était ridicule de perdre les pédales comme ça, c'était complètement débile, mais Adélie se sentait de plus en plus paumée dans cette vie qui se refusait à ces évènements. Le père d'Adélie se jeta à son tour dans les escaliers, grimpant les marches à tout bout de champ, un raffut qui laissait Claire stupéfaite, elle n'avait pas entendu le contenu de la discussion mais seulement des cris, ce qui la fit venir. Il s'installa à l'ordinateur et tapa avec une vitesse fulgurante :
-Que voulez-vous exactement ? Laissez-nous tranquille.
-Tu le sais très bien, je veux la pierre.
Ade, comment il s'appelle, dis-moi son nom, vite ! Un murmure renseigna les deux mots essentiels, chacun était rivé à l'écran. Claire venait d'arriver dans la pièce, essayant de comprendre ce qu'il se passait.
-Ulaan Arghun, nous avons porté plainte contre vous à la police. Cessez donc tout ça.
Un silence s'installa derrière l'écran. L'assassin devait être en train de cogiter son étonnement, peut-être allait-il battre en retraite, mais sa réponse ne manqua pas de surprendre :
-Faites une rétractation de cette plainte.
-Mais oui bien sûr… Vous voulez peut-être que nous nous offrions en anathème ? Vous êtes fou à lier Ulaan.
-Ok. Cette nuit je vous prouverai que vous devez vous rétracter. Et n'oubliez pas la pierre. Vite.
Sur ces derniers mots et sans aucune politesse, il se déconnecta. Ca laissa planer une détresse dans la pièce, lourde de menace obscure. De manière soudaine et injuste, le père d'Adélie se mit en colère, tapant d'un grand coup sur la table en sortant des jurons, ce qui lui était complètement inhabituel. Pourquoi as-tu accepté ce gars ? Bannis-le, écrase-moi ça…

Tandis qu'ils redescendaient, Adélie fit ce que son père lui demanda, elle le mit en liste noire. Elle entendait Claire poser des questions, le malaise devenait insupportable. Qu'est-ce qui allait encore se passer cette nuit ? Avant de couper ce fichu ordinateur, elle envoya à toute vitesse la liste des répartitions. Elle n'attendit pas d'obtenir des confirmations de ses amis, il fallait aller manger. Enfin, c'était un grand mot, elle était suffisamment retournée pour ne plus jamais avoir faim de toute sa vie.

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Le quartier était désertique à cette heure avancée de la nuit. Etait-ce étonnant ? Assurément pas. Cela arrangeait considérablement les plans, il ne fallait laisser aucune trace de passage et surtout pas d'effraction clairement identifiable. Depuis la dernière venue, cette maison avait probablement été alarmisée, le père n'avait franchement pas l'air commode. Devant le danger qui se profilait jour après jour, ces gens allaient prendre peur à mourir. Avec ce qui se passerait cette nuit en surcouche de cauchemar, ça ne s'arrangerait pas. Quoi qu'il en soit, c'était la seule manière pour retrouver la pierre. Une semaine de prospection sans relâche n'avait rien apporté. Les congés aux égouts n'étaient pas éternels, il n'y avait donc plus beaucoup de possibilités. Après tout, les petits malins qui avaient bien réussi à retrouver son identité allaient aussi être capables de remettre la main sur le silex, non ? De toute façon, quels étaient les risques à rentrer chez eux ? Presque rien. L'amour de Lena était bien au-delà de tout ça. Il s'engagea dans l'obscurité du jardin. C'était la première fois qu'il allait faire une infiltration aussi compliquée. D'habitude, la seule découpe d'une fenêtre était amplement suffisante. Dans cet endroit-ci, comme ça avait été opéré de manière similaire peu de temps auparavant, il fallait s'attendre à ce qu'il y ait du contacteur. Un boîtier tout neuf et brillant apposé sous la toiture l'informa immédiatement. L'alarme avait été posée, on aurait presque pu trouver des poussières de béton ou de sciure par terre. Ca se trouve, ça datait d'aujourd'hui. Le fait de les avoir prévenus il y a quelques heures sur MSN ajoutait de la valeur à l'intrusion. Au moins, ça allait prouver l'invincibilité.
Il fit un quart de tour de la maison. La chambre d'Adélie était juste là devant, il reconnaissait l'embrasure de la fenêtre. Cette nuit là, les volets étaient fermés. Bien évidemment, ils s'étaient barricadés. La chambre de Claire devait probablement être en face de celle de sa soeur. Il s'équipa de sa night vision pour y voir plus clair dans ce grand jardin. Si le père était embusqué dans les fourrés, prêt à tirer, il fallait se méfier. Oh, ce n'était pas trop à craindre. Peu de gens avaient le cran d'en arriver là. Allumer la night vision colora le paysage de vert fluo, il n'y avait rien d'autre que les arbres, pas même le passage d'un chat. Sans trop tarder, car c'était une mission délicate, il prépara la première étape. Il s'équipa de gros gants de chantier et grimpa la façade arrière de la maison. En un tour de main, il se retrouvait en équilibre précaire sur la toiture inclinée. Certes, la gouttière s'en était pris un sacré coup, elle était tordue, mais ce n'était pas important. Il y avait bien plus crucial à gérer. De manière très lente, il commença à disloquer la toiture. La première tuile était la plus difficile, après le reste était un jeu d'enfant, ça venait tout seul. Le plus dur, c'était peut-être justement l'inverse, que tout ne s'en aille pas d'un coup dans un gros vacarme terrible. Ca aurait prévenu tout le monde, ils auraient sorti les armes.

L'intérieur était un grenier surchauffé. Un petit coup de binoculaire renseigna sur la structure de la pièce, c'était relativement peu chargé de bazars, il n'y avait que des poutres et de la laine de verre : idéal. Ce n'était pas un comble habitable, ça illustrait le gage d'une certaine tranquillité. En contrepartie, ça compliquait sérieusement l'intrusion. Par où descendre dans la maison ? La trappe allait probablement être assez difficile, peut-être même un traquenard. En vérité, c'était à voir par la suite. Les mots " peu importe pour l'instant " firent leur place dans un tout relatif manque de souffle. Il rentra dans local délicatement, en ne marchant que sur les poutres. Sur la laine de verre, ça aurait probablement signifié passer au travers ; une véritable catastrophe qui se dessinait clairement comme une question de vie ou de mort. Seules deux solutions existaient, soit taillader les plaques de plâtre, soit utiliser la trappe. De toute évidence, le découpage aurait été bruyant et problématique, ça pouvait donner dans n'importe quelle pièce - la chambre des parents par exemple. Il fallut donc se glisser discrètement jusqu'à cette planche, la petite trappe de passage. La lever ne fut pas du plus évident parce que ça soulevait des montagnes de poussière. De plus, dans cette obscurité quasi-totale, la night vision arrivait à ses limites. Elle fut déposée sur le côté avec d'infimes précautions. Ca donnait dans une salle de bain. Une petite fenêtre baignait la pièce de lumière. Là-dedans, toujours aucun bruit, aucun mouvement. Il se laissa descendre à bout de bras. C'était haut. Il dû se laisser tomber. Ses ballerines amortirent autant que possible le bruit de l'impact, ce n'était pas magnifique mais déjà pas mal. La dernière étape approchait, elle allait franchement être dangereuse. De toute façon, à quoi bon vivre sans Léna ? La pierre ou rien. Si c'était pour se faire shooter, et bien tant pis…

Le couloir révéla immédiatement des escaliers. C'est ce qu'il fallait utiliser. Ca le mena rapidement à un rez-de-chaussée très sombre. Il était difficile de voir clair, le paysage ressemblait à une bouillie de vert fluo. Ca devenait franchement inconfortable. Au bout de quelques mètres, il trouva la porte de la chambre d'Adélie. Il se fit le plus silencieux possible. Ce n'était pas le but de cette nuit là (de terroriser toujours les mêmes). C'était la pièce d'en face qui l'intéressait, enfin, probablement. Une grande inspiration, comme si c'était la dernière, puis le plus délicatement possible, il ouvrit la porte. La night vision devait vraiment lui donner une apparence de sniper, un visage inquiétant digne des pires thrillers américains. Il trouva ce qu'il voulait, Claire endormie dans son lit, c'était le grand luxe. Il pris même la peine de refermer la porte derrière lui. Dans l'obscurité la plus complète, il s'approcha d'elle. Seule la binoculaire faisait un vague halo verdoyant. Elle dormait sur le côté, repliée en chien de fusil. Il n'allait pas être facile de la saisir.

Il s'approcha doucement d'elle, plaçant méticuleusement ses mains à des endroits stratégiques. Il gardait ses gants, au cas où la petite allait s'exciter et mordre. D'un geste brusque, il plaqua sa main contre sa bouche, l'autre main derrière la tête pour appliquer une forte pression. Dans le même instant, il se laissa tomber pour s'asseoir sur elle, ce qui l'immobilisait quasi totalement. Lorsque cela arriva, elle fit un grand bond et tenta de gesticuler dans tous les sens, mais manifestement, elle ne comprenait pas ce qu'il se passait - c'était un atroce cauchemar. Il se laissa tomber sur le côté, puis il l'attira brutalement contre lui, afin de pouvoir la maintenir fermement immobilisée avec une seule main, utilisant son bras comme un levier. De l'autre main, après quelques cafouillages, il allumait la lampe de chevet. Lorsqu'elle se rendit compte du visage de la personne qui la séquestrait, elle voulut hurler mais elle n'y arrivait pas, elle était sévèrement bâillonnée. Ses jambes toutes fines battaient frénétiquement de manière complètement vaine, il n'y avait rien à faire. La tête d'Ulaan était couronnée de lunettes assez épaisses ressemblant à des jumelles. Elles donnaient à sa présence une allure de robot, c'était tout à fait horrible. Comme la luminosité de la lampe de chevet l'aveuglait complètement, il ne voyait plus qu'un vert uniforme et flou dans la night vision, il se sépara violemment de l'objet, qui vint glisser autour de son cou. Claire était terrorisée. Elle roulait des yeux, ne sachant quel dieu implorer pour s'en sortir. Ulaan lui murmura tout doucement : mourir à quatorze ans, c'est vrai que c'est pas gai…

De sa main gauche, la moins forte, il se saisit de sa lame de rasoir, elle était rangée dans une poche de torse, facilement accessible. Lorsqu'il l'ouvrit dans un claquement sec, la lame brilla dans la lumière. Il l'approcha doucement du visage de sa proie, elle crevait de peur. Elle était tellement épouvantée qu'elle se pissa dessus. C'était irrépressible, le corps se lâchait tellement l'angoisse tenaillait les entrailles. Cela signifiait que ça avait dépassé tout ce qui était soutenable, il avait atteint ce qu'il voulait : l'inacceptable. Leur désir de vengeance allait être au paroxysme. Il passa la lame glaciale dans ses cheveux et coupa une minuscule mèche, qui tomba mollement sur sa robe de chambre. Il s'en arrêta à ce geste pour ce soir là. Alors qu'il rangeait la lame dans sa poche à fermeture éclair et qu'il enfournait les cheveux dans une seconde poche, plus près du genou, il murmura calmement à quelques millimètres de son oreille : tu diras à tes parents que je suis passé. Moi, je garde un petit souvenir pour prouver que je suis venu ici. Passe une bonne nuit. Sur ce, il la lâchait et la projetait au sol, elle alla s'écraser mollement contre la descente de lit, pleurant à grands flots. Elle était brisée. Lorsqu'il ouvrit la fenêtre, l'alarme se déclencha et ça se mit à hurler à tout bout de champ. Il le savait parfaitement, le contacteur était blanc, on ne voyait que ça. Il ouvrit les volets aussi rapidement que possible et sauta dehors. Comme c'était côté rue, il fallait absolument se dépêcher de filer vers l'arrière du jardin. S'enfuir dans la ville aurait été suicidaire, c'était par les habitations voisines qu'il fallait déguerpir à toutes jambes, en espérant qu'il n'y ait pas de chien. Au fur et à mesure, les clôtures furent enjambées à la barbare, il fallait foncer dessus et s'affaler brutalement sur le grillage pour qu'il s'affaisse sous le poids. Comme c'était un quartier résidentiel calme, ça ne fit aucun problème de disparaître. De la petite rue Clermont Tonnerre jusque celle du Cyclone, il y avait si peu, c'était un jeu d'enfant. Dernière précaution, il ne reprit pas la voiture immédiatement. Son signalement devait être donné, peut-être qu'il allait y avoir des barrages filtrants. Quelques heures de sommeil bien planqué sous une couverture sur le siège arrière ne ferait aucun mal. Il était trois heures cinquante lorsque le verrouillage centralisé fit son grognement.

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Personne n'avait vraiment réussi à retrouver le sommeil. Les visages portaient l'empreinte de la catastrophe. Lorsque Adélie avait entendu l'alarme se déclencher, elle s'était raidie sous les couvertures, ça signifiait le début de l'horreur. Elle se levai en trombe, sans se douter un instant que c'était déjà la fin, voire même trop tard. La fenêtre béait grande ouverte, balayant la chambre d'un courant d'air gelé. Claire était par terre, repliée en boule, agonisant sous les kilotonnes de peur. Il n'y avait pas de traces de sang, pas de massacre - apparemment, il n'avait fait que prévenir. C'était déjà énorme, beaucoup trop pour cette petite Claire qui n'y était pour rien, otage d'une machination ignoble, mais elle était vivante. Alors que tout le monde déboulait dans la chambre en courant, Adélie fut prise d'un sentiment de culpabilité immense. Elle revoyait cet instant où sa main plongeait dans l'eau saumâtre pour en tirer le caillou, elle se sentait perdre l'équilibre lorsqu'elle tendait le bras en arrière pour que Claire récupère l'objet dans l'interstice du goulot. Toute cette misère était de sa faute. C'était toute sa vie qui prenait la couleur d'un échec cuisant, un goût d'insupportable. Comment ce type infâme avait-il pu retrouver l'information que c'était elle qui avait pris cette pierre ? Quel avait été ce mot de trop qui s'était propagé jusque là ? Claire pleurait au sol. Il y eut immédiatement les mains sur elle pour la réconforter, c'était inefficace. Au lieu d'une blessure physique, pas besoin de pansement, elle portait une balafre psychologique. L'assassin avait bien choisi, il avait tapé dans le pire, certainement sans remord. Il s'était attaqué sans aucun scrupule dans la nuit à une personne incapable de se défendre. Que pouvait faire cette petite Claire endormie, toute fragile, face à ce fumier ? La réponse était facile à deviner… Sur les insistances : que s'est-il passé, elle finit par répondre, plutôt contrainte que de bonne volonté… Mais avant de parler, il fallait couper l'alarme. C'était un bordel pas possible, tellement assourdissant que ça en cassait les oreilles…
-Il est arrivé dans le noir, je dormais, je ne l'avais pas entendu arriver. Je pensais que l'alarme allait marcher, alors j'avais pas de craintes, je me croyais protégée…
-Mais comment est-il rentré ? Je n'arrive pas à le croire, il va falloir qu'on trouve.
-Il m'a serrée très fort, j'arrivais plus à respirer, il m'empêchait de crier, j'en ai encore mal au cou. Il a sorti une lame de rasoir et il l'a mise près de mes yeux.
-Oui c'est bien lui, il a fait ça aussi avec moi, c'est bien lui… Aucun doute là dessus.
-Il a dit que j'allais crever, que c'était vraiment bête de mourir si jeune. Il m'a coupé des cheveux pour emporter une preuve, et puis il m'a jetée par terre comme une vieille merde. C'est en ouvrant ici, en partant, qu'il a tout fait sonner. L'alarme n'a pas marché…
Son visage était tendu, elle parlait avec de grandes difficultés de tous ces évènements. Son esprit évoluait dans le chaos, tout allait très vite et pourtant, elle se retrouvait prisonnière des mêmes images qui tournaient en boucle toujours. Elle tremblait de toute part, nerveusement peut-être. La présence d'Adélie et des parents n'étaient plus suffisants pour la rassurer. Elle se sentait traquée, la première sur la liste, bien que ça n'avait jamais été évoqué. Etait-ce parce qu'elle représentait la proie la plus facile pour un snipper ? Etait-ce parce que sa disparition deviendrait le symbole le plus évident de la douleur ? Elle au cimetière, personne ne le supporterait. Le pyjama de Claire était tout entortillé et remonté. Adélie le redescendit jusqu'à la cheville. Dans ce geste, il y avait un symbole de réparation. Il fallait absolument que cette horreur cesse, il fallait qu'elle arrive à enrayer tout ça. Claire cassée en deux par terre, c'était la goutte qui faisait déborder le vase. L'intolérable avait dépassé toutes les bornes.
-Bon, vous ne resterez pas ici toutes les deux. Demain matin, je vais appeler dans la famille. Claire tu iras chez ta tante et toi Adélie, je vais voir si tu peux dormir chez ta grand-mère. Je ne veux plus voir personne ici. Vous allez tenter de retrouver un peu de repos, de toute façon il ne reviendra pas, enfin pas cette nuit. Demain matin on lève le pied de guerre. Et Adélie, soyons bien clairs, je ne veux plus te voir sur MSN. On ne sait pas de quoi est capable ce type. Demain matin, on fera les choix ensemble. On mettra sur la table toutes les possibilités.
Personne n'avait remarqué que la maman d'Adélie était ravagée dans le fond de la chambre, la colère lui plissait le visage d'un mauvais rictus. On lui volait ce qu'elle avait de plus précieux, tout ça pour une bête pierre sans aucun intérêt et des croyances dépassées. C'était honteux. La rage et la violence bouillonnaient dans son corps.

Adélie eut du mal à retrouver ses amis ce matin là. Dans un effort surhumain, au-delà de la fatigue, elle avait décidé de se rendre à Dachsbeck. C'était peut-être pour ne pas perdre trop de temps, mais aussi pour ne pas rester dans l'inactivité et ressasser sans cesse les mêmes horreurs. Lorsque Julie vit la tête que tirait Adélie, elle comprit immédiatement que la nuit avait été une abjection. Elle qui voulait apporter de l'optimisme, dire que c'était déjà en cours pour l'atomium, elle fut devancée par les mauvaises nouvelles. Claire la petite sœur avait été brutalement attaquée durant la nuit. Le petit groupe était à présent réuni, les visages graves. Chacun voulait s'enfuir de là, ne plus faire partie de cette histoire sordide. Il y a quelques semaines à peine, il n'y avait rien, tout était paisible et Dachsbeck était un lieu accueillant. Aujourd'hui, c'était un affreux QG de guerre dont les protagonistes se ressentaient perdants d'avance. Tiên, habituellement si souriante, se sentait mal. Elle avait envie de hurler qu'elle n'était pas concernée par ce massacre, mais elle savait bien que ce n'était pas vrai. Quand bien même, elle n'aurait jamais lâché ses amis dans un tel charnier… Il fut décidé d'accélérer le mouvement, il fallait absolument localiser cette pierre, sinon le tueur allait devenir un chien dans un jeu de quilles. Personne ne savait s'il allait vraiment mettre ses menaces en application, mais le doute se transformait de plus en plus en certitude.
-Jérôme, je suis trop fatiguée pour le dôme, je ne tiens plus debout, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Dès que les cours sont finis à seize heures trente, fonce au palais de justice et demande à rencontrer monsieur Vandesand. D'après mes informations, c'est lui qui pourrait nous aider. Il faut absolument que tu y arrives, tu te rends bien compte par toi-même quelle tournure ça prend tout ça...

Heureusement, la distance était faible. Il n'y avait que la longue rue des Minimes à courir comme un dératé. Dans les gaz de la circulation, ça promettait vraiment un bon coup pour la santé ! En plus, c'était le bazar devant Catteau. Avant de rentrer dans l'immense palais, Jérôme se posa quelques instants sur les marches monumentales pour retrouver son calme. Ca allait faire désordre de se présenter essoufflé à la réception. De toute apparence, le lieu fermait à dix-sept heures, il était encore temps, il y avait quelques minutes de répit. La course avait à peine duré cinq minutes, le Sablon était tout près. Très intimidé par cette situation, il se décida à rentrer. Aborder des gens inconnus comme ça lui était difficile, surtout pour une histoire aussi démentielle. Il ne savait pas mentir, il avait le cœur qui palpitait. Ce fut d'une voix peu assurée qu'il demanda à voir monsieur Vandesand. Il espérait qu'Adélie ne se soit pas trompée dans le nom, par pitié, sinon ce serait inexplicable.
-Pour quelle raison voulez-vous voir le conservateur ?
-Nous devons monter dans le dôme du palais de justice. Il parait que c'est lui qui a le pouvoir d'autoriser ceci.
-Oui c'est exact… Mais vous savez, c'est en travaux là-haut, nous ne pouvons pas vous faire monter pour l'instant.
-Madame, c'est vraiment impératif et urgent. Nous devons retrouver un objet qui a été caché là-haut.
La réceptionniste leva un sourcil pour manifester une certaine incompréhension relevée d'une petite touche de mépris. Quand elle lui répondit " un objet ? ", il y avait du dédain dans les mots.
-Oui, il y a quelqu'un qui a été cacher une pierre précieuse là-haut. On ne sait pas pourquoi, mais il faut absolument qu'on la retrouve, parce qu'on nous menace…
-Hum, je vois… Et bien, ce que je vous conseille de faire, envoyez un courrier au conservateur à l'adresse que je vais vous donner. Il se chargera de retrouver cet objet dont vous avez besoin. Nous ne pouvons pas vous faire monter sans raison valable, je suis désolée...
Jérôme aurait voulu encore insister auprès de cette dame, lui expliquer combien ça pouvait être important. Malheureusement, il se sentait bloqué, sa timidité l'empêchait d'aller plus en avant. En rougissant, il s'excusa du dérangement, puis il partit sans même demander l'adresse pour envoyer la fichue lettre. C'était de toute façon inutile, les délais étaient trop courts. Dehors, il se sentait piteux. Il allait falloir expliquer à sa douce Adélie que c'était un échec. S'il y avait quelqu'un pour qui il avait envie d'y arriver, c'était bien elle. Ce n'était malgré tout pas complètement éliminé d'office. Il y avait une dernière solution, bien plus dure, mais il s'en sentait capable. Le palais en travaux était complètement recouvert d'échafaudages. Il y avait la solution de grimper et d'y aller par soi-même. C'était complètement dingue, mais toute cette histoire ne l'était-elle pas ?

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Adélie, il n'y a pas le choix, je me suis fait refouler comme un malpropre. Jérôme n'était pas à l'aise au téléphone à devoir expliquer l'échec. Malgré tout, il se sentait redevable de donner ces informations là. On doit le faire, il n'y a pas le choix.
-Ecoute Jérôme, tu imagines ? Tu as peut-être de jolis projets, mais c'est aussi beau qu'une pissotière repeinte. C'est toi qui va t'expliquer avec le gardien là-haut ?
-On a un dossier à la police. Si on se fait coincer, on pourra expliquer. On n'est pas des voleurs, c'est une évidence. T'as vu quel âge on a ? Franchement…
-Je trouve ça pas sérieux du tout. Le dôme est sûrement sous alarme, qu'est-ce que tu crois ? Et puis si mon père sait que je vais monter là-haut avec mon plâtre, il va me décalquer. D'accord ? Tu as bien compris ? Je ne peux pas. C'est mon dernier mot. De toute façon, c'est déjà perdu. On a rien trouvé à Sainte-Marie, tu crois que ça va être mieux ailleurs. On a perdu la bataille, maintenant on doit chercher des solutions pour s'enfuir de ce merdier…
-Et bien Adélie, t'as perdu si tu veux. Tu fais comme tu le souhaites. Faudra pas venir pleurer quand tu trouveras Claire lacérée à coups de lame de rasoir, faudra pas venir chialer quand je serai découpé en plusieurs morceaux par ce gars. Tu n'es pas capable de prendre trois grammes de risques pour Claire ? Ok, tu fais ce que tu veux, je le ferai. Au revoir Adélie, passe une bonne nuit.
-Attends !
-Bein, quoi ?
Un silence s'installa, seulement ponctué par les crachottis de la ligne et les bruits environnants, Jérôme était encore sur le parvis du palais. Ce n'était plus Adélie qui donnait ses instructions mais lui-même, ça n'était jamais arrivé. Dans le désordre de la circulation, il entendit distinctement ces mots :
-Tu me prends en otage sentimentalement, tu sais bien que je peux pas lâcher Claire, c'est de ma faute si tout ça est arrivé.
-Alors viens…
-Je viens parce que je n'ai pas le choix. Je ne veux pas te laisser tout ce sale boulot, je ne veux pas que tu te tapes ça tout seul, mais faut que tu saches que je suis dégoûtée… complètement.
-On se retrouve à Centrale, comme d'habitude. Sonne-moi quand tu es là…

La grande salle éclairée de jaune paraissait hideuse dans son défilé nocturne. Assis sur les marches du grand escalier de la gare, Jérôme attendait anxieusement que le temps passe. Il était assis, reposant contre la vitre du fleuriste, fermé à cette heure là. L'ambiance n'était pas spécialement à acheter des fleurs. Durant une demi-heure, il avait fait des repérages autour du palais, il n'y avait qu'un seul passage possible, une grimpette au dessus d'une palissade blanche et un interminable échafaudage. Ca promettait de ne pas être facile. Dans l'indolence, des italiens se sont installés près de lui, discutant assez fort de je-ne-sais-quoi. Il ne comprenait pas un mot de leurs paroles rapides. Chaque minute défilait comme s'il s'agissait d'une heure toute entière. C'était lourd à porter. Vendredi soir, l'ambiance était à la fête un peu partout. Ici, à la Gare Centrale, c'était le rendez-vous de la galère aux portes d'un fleuriste qui s'en foutait totalement. Adélie arriva aux alentours de vingt-deux heures, elle n'avait pas téléphoné. Comme il n'y avait pas spécialement la foule dans la gare, il fut facile de se retrouver. Elle avait l'air épouvantablement fatiguée, ses cernes noirs trahissaient de bien mauvaises nuits. Elle avait l'air si fragile, ballottée par les évènements, elle inspirait de la pitié. Avant même de dire bonsoir, complètement étourdie par l'intensité du drame qui se jouait en elle, elle dit tout de suite : Caroline est à Koekelberg. Elle m'a sonnée. Y'a des spéléos qui s'entraînent, ils l'aident à fouiller le dôme.
-J'espère qu'elle trouvera quelque chose avant nous, parce que je peux te dire que ça promet…
Ils disparurent dans le flot de circulation et dans la nuit jaune et bleue. Tandis qu'ils grimpaient le Mont des Arts, Adélie se rendit compte qu'elle tremblait. Ce n'était pas le froid, c'était la nervosité. Elle avait un vertige de dingue, elle n'osait pas le dire.

A la place Poelaert, le palais si connu paraissait encore plus démesuré que d'habitude, un véritable colosse de pierre. La recherche dans le dôme, si elle se faisait, allait être cauchemardesque. Jérôme se lança dans les dernières recommandations. Cette fois-ci, la décision était prise, plus aucune hésitation, la montée était imminente. Il tentait de paraître assuré en donnant ses explications. Une fois que nous commencerons à monter sur les échafaudages, il faudra faire vite. D'après ce que j'ai pu regarder tout à l'heure, ce sera le seul lieu où nous serons vraiment visibles, et encore, ça ne sera pas si terrible que ça. Il y a cet arbre qui nous cache assez honnêtement de la vue, surtout qu'il fait nuit. Dans tes gestes, fais toujours attention de ne rien faire tomber. Ce bruit pourrait nous trahir. Si tu es en difficultés, surtout tu ne dois pas faire n'importe quoi. Tu me le dis et je viendrai t'aider. Adélie faisait la moue. Malgré tout ce qui se disait et l'impérieux de la situation, elle ne le sentait pas. Ils s'assirent sur des marches en retrait, attendant le meilleur moment. Tout était rythmé par le feu rouge de la Place Royale, loin de là. Ca faisait des va-et-vient réguliers. Alors que Jérôme demandait " tu es prête ? " et qu'Adélie répondait positivement à contrecœur, il attendit quelques secondes qui parurent une infinité, puis enfin lança : c'est maintenant !
Comme convenu, Adélie passa devant, Jérôme se trouvait derrière pour l'assurer dans ses gestes, ça ressemblait au geocaching, mais en pire. La palissade se grimpait avec une facilité déconcertante. Il y avait des barres d'acier partout et les murs faisaient des rebords pour poser le bout des pieds. En quelques courts instants, ils se retrouvèrent derrière, en bas de l'échafaudage, cachés par la palissade. Personne ne pouvait les voir, ils auraient pu y passer la nuit sans aucun stress. Cependant, il ne fallait pas traîner, ils le savaient l'un comme l'autre. Ils s'engagèrent dans le dédale d'échelles, certains barreaux grinçaient bruyamment sous leur poids (et pourtant, ce n'était pas grand-chose). A partir de là, ils étaient repérables. De manière étrange, pas un seul passant ne s'intéressa à leur escalade. C'est à croire que l'obscurité les enveloppait suffisamment. A vrai dire, l'arbre devait bien y être pour quelque chose. A un peu plus de la moitié de la montée, une voiture de police passa en bas, elle faisait le tour de la place Poelaert. Jérôme murmura merde merde merde… mais le véhicule continua sa ronde comme si de rien n'était. A cette hauteur là, c'en était déjà fini des passants. Seuls les gardiens du palais pouvaient les coincer. Après un nombre incalculable d'échelles, ils arrivèrent à une première plate-forme, toute en bois ; c'était encore du temporaire, ce n'était pas la pierre du palais. Jérôme ne se préoccupait plus d'Adélie. Dans la folie du geste d'accéder à la toiture de ce monstre, il l'avait oubliée. Elle grimpait tout doucement, mais elle avait de grandes difficultés. Ses mains étaient moites et ses jambes fragiles. Elle ne se sentait pas à la hauteur de cette montée, elle n'avait plus de force dans les jambes tant le vide lui accaparait l'esprit. Ce fut avec une certaine délivrance qu'elle posait le pied sur la dernière barre d'échelle, enfin arrivée à destination, la première étape dans l'édifice d'une architecture de folie. Ce palais ressemblait à un gros cube sur lequel, en plein milieu, se trouvait planté un gigantesque dôme de cathédrale. Tout était monumental dans cet endroit, jusqu'aux bureaux. Les fenêtres dénonçaient des hauteurs pharaoniques. Adélie, il ne faut pas perdre de vue notre but, au plus vite on ira, au mieux ce sera.
-Je sais ! Je ne traîne pas, mais j'ai du mal... Tu crois que je suis habituée à faire des conneries pareilles ? Mets-toi ça dans le crâne, à l'école je n'ai jamais été collée de ma vie... Alors ici, tu te rends compte de ce que tu me demandes ?

Ils commencèrent à avancer dans un véritable dédale, les pans de zinc formaient des dizaines et des dizaines de recoins. Si l'on s'imaginait une toiture entièrement plate, et bien c'était raté. Rien n'était fait pour être parcouru, il fallait se faufiler sur des plans inclinés, tous bordés de trous vertigineux, il y avait de nombreuses cours intérieures. Quelquefois, les tôles de zinc s'imbriquaient les unes aux autres de manière complètement anarchique. Il était difficile d'avancer et de garder une orientation correcte. A tout moment, des obstacles apparaissaient, ça pouvait aussi bien être une plongée vers les abysses qu'un mur infranchissable. Etait-ce suffisant de dire qu'un seul côté de ce bâtiment faisait 200 mètres de longueur ? C'était un endroit impressionnant. Après pas mal de bagarre sur les inclinaisons, ils arrivèrent enfin au pied du dôme. Toutes les portes étaient fermées à clé, bien évidemment. Il fallut chercher un peu et tourner autour de l'architecture. Ce n'était pas évident, parce que dans le bâtiment de l'ONSS juste en face, il y avait des gardiens qui faisaient leur ronde, on voyait des coups de maglite partir dans tous les sens. Au bout d'un moment enfin, une porte s'ouvrit, elle était partiellement cassée. En fin de compte, tout était si délabré ici, ça n'avait rien de bien étonnant. Ils arrivèrent dans une salle très haute, éclairée de néons. Au sol, des immenses rangées d'archives bien alignées attendaient que des rats viennent les dévorer. Ces vastes tas de papier et de cartons étaient inquiétants. Malgré que ce soit par terre, tout était si bien classé, on se serait attendu à voir débarquer quelqu'un maintenant, un archiviste moustachu condamné depuis des années à travailler la nuit. Certains papiers dataient de 2000, c'est dire combien c'était récent. Un rapide coup d'œil appris à Jérôme qu'il n'y avait pas de détecteur de présence. C'était déjà ça… Un panneau Dôme / Koepel lui donna aussi un riche enseignement, le chemin à suivre pour monter tout là haut. Sans indication, il n'aurait jamais trouvé. C'était un épouvantable labyrinthe d'escaliers en fonte, tous magnifiquement ajourés de petites décorations. Des portes donnaient sur partout, droite gauche, tout droit, etc. Pas une ne fut ouverte. Il ne fallait surtout pas jouer au gros curieux et se promener à tout bout de champ. Ce qui comptait, c'était de monter.

Adélie avait envie de dire " plus jamais ça ", tant elle tremblait de toute part, mais ce n'était pas le moment de se plaindre. L'illégalité de telles escapades, ce n'était franchement pas son truc. Après une ascension interminable, l'aspect des lieux changea. Le couloir s'était réduit à un tout petit escalier où une seule personne pouvait marcher de front. Il n'y avait plus d'éclairage, il fallait utiliser une lampe-torche. Les murs étaient poussiéreux, les marches habituellement marron n'avaient plus de peinture. C'était une partie non rénovée. La montée se stoppa sur des couloirs étranges, semblant faire le tour du dôme. Ils venaient d'être repeints et arboraient une hideuse couleur vert-mousse. Ce choix était vraiment discutable mais soit, ça importait peu. Au vu de l'exiguïté des passages, l'arrivée devait franchement être proche, on se sentait en hauteur et il surnageait un sentiment de claustrophobie. Adélie était essoufflée. Dans certains recoins, il y avait des vrais toilettes, bien éclairés et entretenus, ça n'avait rien de bien rassurant encore une fois - c'était très loin d'être abandonné. Alors qu'ils pensaient toucher au but, ils tombèrent sur le drame : une porte à badge. Etre coincé si près de l'arrivée, c'était rageant. La porte comportait un lecteur de carte magnétique, seul un possesseur de pass pouvait l'ouvrir. Bien entendu, hors de question de la démolir la protection, ça aurait fait un raffut de tous les diables.
Adélie était confuse, ça la mettait dans un sale état de rater l'expédition maintenant. Jérôme essayait tant bien que mal de tirer sur la poignée, mais ça n'avait bien évidemment aucun effet.
-Adélie, je pense que j'ai une idée… Là dedans, c'est qu'un simple loquet oblique qui vient se coincer. Je sais comment faire mais tu vas m'en vouloir… Tant pis. Tu ne me juges pas hein s'il te plait. Il me faudrait ton soutien-gorge…
-Pardon ???
-Avec les baleines, je peux insérer le petit morceau métallique dans l'interstice et claclac, ça sera réglé… Je tire et ça s'ouvre.
-Tu dis ça tu dis ça, mais ça marchera jamais…
Elle en avait la gorge toute serrée de se trouver bloquée là devant la porte, c'était vraiment dégueulasse. Par dessus le marché, devoir s'affronter sur ces questions aussi intimes, c'était ignoble. Quitte ou double, elle accepta, il n'avait pas complètement tort, l'absurdité de la situation lui donnait raison, il fallait se décider vite. Je vais à la toilette et je reviens. Je t'apporte ça… Elle était rouge de honte. Elle se rendait bien compte qu'il n'y avait pas des masses de solutions. Elle toute seule ici, elle aurait dû abandonner.
Au bout de quelques instants, elle revint avec l'objet de tissu en main. Jérôme l'empoigna sans aucun scrupule, comme s'il s'agissait d'un sac plastique. De ses petites mains d'artiste faite pour tout sauf ça, il se mit à le déchirer, s'aidant des dents. Ce qui l'intéressait, c'était la minuscule pièce métallique arrondie. Après un certain acharnement, il rendit le reste à Adélie.
-Reprends-le et fais le disparaître, surtout pas ici. Mets-le dans ton sac, on s'en débarrassera après. Jérôme se mit au travail sur la porte. Il y allait avec douceur, on entendait des cloc-cloc à l'intérieur. A chaque fois qu'il tirait, ça résistait. Il n'avait pas encore bien compris le fonctionnement. Soudainement, ça fit un gros bonk bruyant. Elle s'était ouverte d'un coup sec. S'il y avait un gardien à proximité, c'en était fini. Le bruit s'était répercuté sourdement loin dans le bâtiment. Adélie ne tenait plus en place. Elle était si heureuse qu'il ait réussi, ça lui paraissait miraculeux, pas un seul instant elle n'y avait cru. Elle avait envie de courir comme un lièvre jusqu'au sommet, mais la peur la terrassait bien trop pour que ça soit possible.

Les escaliers avaient à nouveau un aspect parfait, fraîchement repeints de marron foncé. Les murs étaient en lattes de bois, turquoises. Avec toutes les armatures métalliques rouges et les hublots ronds, ça donnait une impression de bateau. C'était beau à en couper le souffle. Une dernière volée d'escaliers les amena directement à un étage situé sous la plateforme du dôme. La structure était ingénieuse et magnifique. Soudainement, ce fut l'illumination, ils y étaient. Le dôme était bien plus large que ce qu'ils pouvaient imaginer. Toute la toiture était bâtie sur une armature métallique rouge vif qui s'entrecroisait dans tous les sens, les lattes de bois bleues étaient neuves. Il ne fallait pas perdre de vue l'objectif de retrouver le silex, c'était difficile. Dans un lieu rempli de tant de magnificence, on avait envie de faire du tourisme. En ce qui concernait directement la pierre, l'endroit était décevant. Contrairement à ce qu'avait pu dire cette réceptionniste cent trente deux mètres plus bas, il n'y avait pas de travaux. Le sol était en parquet flottant tout à fait propre, même nickel. Pas une seule pierre ne pouvait traîner là sans que ça soit remarqué. Par acquis de conscience, ils firent le tour du dôme, mais c'était peine perdue, il n'y avait pas de petit trou. Tous ces efforts pour rien. C'était rageant. Il fallait s'y attendre, mais se le prendre en pleine face pour de vrai, ça avait quelque chose de blessant. Regarde bien au centre. Il est tant axé sur cette question de cercle, ça ne peut être qu'au milieu... Bien évidemment, cette courte recherche n'amena pas de nouveauté. Il n'y avait rien d'autre que du parquet. Il fallait continuer à évoluer.

Le dôme possédait encore en son axe central un escalier en spirale. Il devait mener au petit local rond surplombant la totalité de l'édifice, cet endroit qu'on voit de si loin lorsqu'on est en bas, éclairé en bleu outremer. Ils se mirent à grimper la structure circulaire jusqu'à trouver ce minuscule réduit, l'escalier les étourdissaient. La pièce ne devait pas excéder deux mètres cinquante de large. Le tour en fut vite fait. Il n'y avait qu'un seul spot par terre, rien d'autre. Les murs en bois ne possédaient aucune cache, aucune armoire. C'était clair comme de l'eau de roche. Quelle déception, c'était perdu pour de bon. La toiture comportait une étoile en bois, peinte en doré. Si c'était la bonne étoile, et bien elle était peu influente, tout comme le dieu des nuages ou le dieu des crocodiles. Désoeuvrés et déçus, ils se préparaient à partir. En faisant un dernier tour, Jérôme remarqua la petite échelle accolée au mur. Une des plaques de bois du plafond se soulevait légèrement, ça se voyait. Cela devait probablement donner accès à un minuscule grenier. Dans un dernier acquis de conscience, il décida de monter, même si c'était malaisé. Après tout, puisqu'aucun gardien n'était arrivé pour les jeter en prison, il était encore temps de fouiller. La plaque se leva avec difficulté. Elle était engoncée dans son armature. Elle craqua un peu, puis libéra un espace poussiéreux. Là-haut, c'était ridiculement inconfortable et glacial, vraiment pas un lieu accueillant. Les armatures de ce dernier pan de toiture étaient en bois, on voyait vraiment qu'elles avaient souffert des dizaines et des dizaines d'hivers habillés de blizzard. C'est que ça soufflait fort à cette hauteur. Il se fit un petit instant de silence. Adélie qui restait quelques mètres plus bas se demandait ce qu'il se passait. Il devait être en train de fouiller chaque recoin. Etait-ce vraiment nécessaire ? Soudainement, une main fit son apparition dans le trou, tenant un petit rocher informe et bulbeux.
-Dis c'est ça hein ? C'est ça ?
Adélie dû se retenir pour ne pas hurler. Elle se sentait littéralement exploser à l'intérieur, ses veines se gonflaient sous l'impact, ses pupilles se dilataient comme devant une scène de crime. Oui c'était bien ça. Ses jambes ne lui permettaient plus de tenir debout, elle se sentait partir vers le sol, mais elle s'agrippa à la rambarde pour ne pas tomber sur le plancher bien nettoyé. Oui Claire, c'était bien ta vie que Jérôme portait au bout de la main, les nôtres aussi. Dans la confusion, Adélie n'avait pas encore répondu, son cerveau buttait sur un bug, elle devait rebooter. Là-haut, alors qu'il passait sa tête dans le trou pour voir ce qu'il se passait, il compris au visage tout rouge que c'était le bon objet. Il n'avait pas de poche pour ranger le silex et il ne voulait pas le faire tomber par terre, c'était trop bruyant, alors il chuchota :
-Adélie, prends-le, je ne peux pas…
Elle s'en saisit vivement, montant sur les premiers barreaux de l'échelle pour se surélever. Jérôme profita d'être libéré pour refermer aussi bien que possible la plaque en bois, toujours aussi poussiéreuse, une calamité pour les allergies. C'était vraiment chouette d'avoir réussi. C'était presque à croire que ce foutu tortureur savait que l'objet était là, il ne voulait pas prendre les risques d'y aller. C'était complètement tiré par les cheveux, il y avait pourtant une certaine cohérence à le croire. Il se doutait bien que ce genre d'énigme ne recevrait jamais de réponse.

A présent, il était nécessaire de filer de là au plus vite. Malgré le butin, ce n'était pas encore gagné. Il fallait échapper au gardien s'il y en avait un, redescendre les échafaudages sans tomber, ne pas se faire coincer par les flics. Disons que le plus dur était fait. Ils reprirent les escaliers à contresens, dévalant les marches à toute vitesse. Ils ne voulaient plus traîner dans cet endroit un instant de plus, maintenant qu'ils avaient le si précieux auprès d'eux. Après avoir passé le local des archives, à pas de loup parce qu'il communiquait avec la grande salle des pas perdus, ils ouvrirent la porte en métal sur l'au-dehors. Ils reçurent une grande bourrasque dans la figure. Il pleuvait. Quelle horreur… Toutes les plaques de zinc étaient devenues luisantes, des vraies patinoires. Avec le bordel que ça avait été pour venir jusqu'ici à l'aller, le retour promettait de ne pas être triste. Malgré le déluge, un regard équivoque marqua l'approbation : on n'attend pas que ça se passe. Ils se lancèrent sur les plaques avec d'infinies précautions. Il ne s'agissait pas de mourir maintenant, il fallait au moins ramener la pierre à bon port pour que les autres s'en tirent. A plusieurs reprises, il y eut des glissades assez dangereuses, mais à chaque fois les rebords gondolés permettaient de s'agripper. L'astuce était de les empoigner par-dessous. C'est Adélie qui comprit le système, c'était ingénieux. Après un quart d'heure bien peu sympathique, ils arrivèrent enfin à la plateforme de l'échafaudage. Adélie était trempée de la tête aux pieds. Ses cheveux collaient à son visage. Avec la bouche entrouverte, essoufflée par les efforts, elle était méconnaissable. Son pull pendouillait misérablement et dégoulinait de partout. Ca collait à sa peau, elle devait être glacée. Sa robe bleu pétrole avait une apparence de chien mouillé, la pluie donnait une impression pathétique. Jérôme avait de l'eau qui ruisselait sur son visage tout fin. Des gouttes perlaient à son nez. C'était une fichue mission, mais au moins avec la tempête, on pouvait espérer être moins visible dans la redescente. Ils s'engagèrent dans le dédale d'échelles des échafaudages. Adélie se sentait encore plus mal qu'à l'aller. A chaque pas qu'elle faisait, elle était obligée de regarder vers le bas pour trouver les barreaux et la fin des échelles. C'était horrible. Plus jamais ça... Elle était fort inquiète parce que, presque arrivée en bas, des passants étaient en train de marcher rapidement le long des palissades. De manière incompréhensible, ils ne la remarquèrent pas. C'est à croire qu'ils étaient plus affairés à éviter les flaques plutôt que de regarder en l'air. Une fois le pied à terre, elle respira un grand coup, c'était presque fini. Elle s'engagea au dessus de la palissade en premier, laissant Jérôme assurer derrière. Sans le faire exprès, son pied accrocha le métal et fit un grand claquement sonore. Dans le silence de la nuit, ça avait fait un sacré vacarme.
-File, file, saute, faut pas rester là…
Il passa à son tour au dessus de la palissade, il la poussait. En un saut il était par terre, avec la dextérité d'un chat.
-Allez, on dégage… Tout a l'air de bien se passer…

Ils traversèrent la place Poelaert d'un pas rapide, le vent fouettait leur visage. Alors qu'ils s'engageaient dans la rue de la Régence, la pluie commença à se faire plus rare. Il était deux heures et demi du matin. A cette heure là dans la rue, il n'y a que des taxis, la circulation normale n'existait pratiquement plus.
-Ne restons pas sur la grande avenue. On est que des gosses. Si y'a les flics qui passent, on pourrait être cuits.
-On est pas des gosses, non vraiment pas. On l'a, tu te rends compte… On l'a !
Adélie ne tenait plus en place. Ils quittèrent la grande avenue et par instinct, ils descendirent jusque la rue de la Paille. Ca faisait bizarre de voir Dachsbeck à cette heure-ci de la nuit. C'était fermé, tout était noir, tout était mort. Adélie grelottait, ses vêtements ne la protégeaient plus du froid. Son collant s'était déchiré sur le rebord de la palissade, laissant une grande balafre un peu ensanglantée. Qu'est-ce qu'on pouvait bien faire maintenant ? Il y avait des kilomètres pour aller chez Jérôme au nord de Schaerbeek, plus aucun tram pour se déplacer jusque là, il n'y avait pas de train pour retourner jusque Rixensart, pas assez d'argent pour un taxi…
-Ecoute, je vais appeler Julie. Elle va nous en vouloir, mais je crois qu'on peut, au vu de la situation, et surtout que mon sac n'est plus vide…
Adélie recherchait déjà le numéro dans son GSM. Lorsqu'elle sonna, elle ne fut pas étonnée que personne ne décroche. Après quelques sonneries, elle tomba sur la messagerie. Julie c'est Adélie. On a la pierre. On voulait dormir chez toi, mais tu roupilles… Bonne nuit...

Le GSM d'Adélie sonna quelques petites minutes plus tard. Julie rappelait, elle chuchotait dans la nuit pour ne pas réveiller toute la maisonnée, mais elle était surexcitée. Passe à la maison, viens vite. Tu mettras tout le monde hors du lit mais ce n'est pas grave… Ca fait des nuits qu'on a peur pour vous, alors une bonne nouvelle comme ça…

Je rêvais de pouvoir prévenir mon père, lui donner des paroles douces d'apaisement et lui communiquer ma joie, mais il aurait fallu tout expliquer, le palais et la montée aux enfers, les échafaudages et la pluie torrentielle. Il serait certainement devenu furieux. J'aurais aimé le rassurer, lui dire que tout ça était fini, mais il était deux heures quarante du matin, à moitié paumée au milieu de Bruxelles, à grands pas vers Ma Campagne à Uccle. Après une telle épreuve, j'avais tout sauf envie de me faire tuer, surtout que je n'avais pas tenu une promesse vis-à-vis de lui. Certes, le palais de justice était une vraie passoire, mais ce n'était pas une raison pour se vanter de l'exploit. Jusque chez Julie, il restait peu de rues à parcourir. Il avait été convenu par téléphone de ne pas sonner à la porte. Elle attendrait en bas, peut-être que ça allait éviter de réveiller toute la famille. Par chance, ça a marché. Bien au-delà de la fatigue, Julie sauta au cou d'Adélie, ce qu'elle ne s'était jamais permise jusqu'alors. Ade tint mal le choc, elle faillit tomber. Elle ne s'était pas encore rendue compte de son visage d'épuisement : elle était liquidée par le palais et les derniers évènements. Un sourire émaillait son visage, elle était heureuse d'avoir surpassé cette épreuve, mais on voyait bien que ça cachait un monticule de mélancolie. Allez, il est temps de monter et d'aller dormir… Je pourrai la voir avant de dormir ? Juste la voir une fois cette pierre ?

déraillement

# un long-long dimanche qui n'en finit pas de s'étirer tandis que se meurt ma vie / jusqu'à ce que le train arrive les dalles grisâtres de la gare / chaque jour la même interrogation où est le puits si seulement je pouvais disparaître dedans me rouler en boule / au loin l'église m'informe de l'heure les cloches sonnent dix fois / sur tes pas je peux sentir ta respiration derrière toi le chemin serpente on se demande s'il ne serait pas mieux de ne pas aimer / tout court / ça n'ouvrirait pas le cœur en entaille / ça ne fermerait pas les portes du jardin / on ne resterait pas derrière les grilles à se demander comment entrer / les espaces fleuris le gazon verdoyant il n'y a pas ce crépuscule permanent il n'y a pas ces quatre kilomètres de nuage au dessus de la tête / je prends le chemin qui me mène jusqu'à chez toi / à la moitié je fais demi-tour je ne sais pas aller au delà / même avec les meilleures chaussures du monde mes pieds restent accrochés au goudron / alors je m'assois / je regarde mes mains ce qu'elles ont à dire / elles m'hurlent le manque de toi / est-ce que ça se voit si je suis amoureuse / pour de vrai je veux dire / est-ce que ça se verrait / est-ce que ça se verrait / le soleil dans tes yeux la lumière dans tes cheveux / les rues ne seraient pas si gelées / aujourd'hui je ne sais rien j'ai de la neige jusqu'aux genoux et tout est long / faut-il que je détruise tout dans mon corps comme le feraient des bulldozers affairés / des bulldozers dans les veines comme ceux de la forêt de soignes les arbres qui s'effondrent parce qu'on a coupé leurs racines / faut-il que je quitte rixensart les dalles grises / que je remplisse le puits de terre un peu plus chaque jour qui passe un peu plus ça chasse les nuages gris / j'étais ton amoureuse le sourire sur les lèvres mais l'âme déchirée / j'ai essayé la route jusque chez toi je sentais ton souffle / mais mes pas se sont accrochés dans des fils les racines des arbres / il y a des jours il vaudrait mieux ne pas avoir un cœur qui
bat / la plupart de mes désirs sont décédés je tourne en rond parce que ça passe le temps cmd exit enter

voie onze

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Paris quinzième. Le sac est par terre, contre le mur.
Par rapport à cette vie en spirale, le poids des choses est minime. Il n'y a que quelques vêtements tassés dans le fond, une brosse à dent, un carnet dont la couverture est déchirée ; l'inutile reste ici. Je pourrais avoir le souffle coupé, la pensée errante, et pourtant il n'en est rien. L'âme est vide. Tout ce qui est derrière n'est plus qu'un carton rempli d'objets périmés et dérisoires, une ambiance pétrifiée : le repli dans l'évasion.
Il est quatre heures du matin. C'est l'heure la plus déserte de la nuit. Les gens dorment pour la plupart. Certains vont au travail tandis que quelques rares autres en reviennent. Sur la table en formica blanc, un courrier laconique explique ma partance, puis surtout mon non retour. Il ne faut pas m'attendre. A chaque instant, je veille au silence le plus parfait. Surtout, ne pas réveiller, il me serait impossible d'expliquer ma présence suspecte étant donné que je ne suis pas vraiment du genre à me lever tôt.
Hier soir, j'ai commandé un taxi pour quatre heures quarante. Je l'attends avec impatience et inquiétude. Passera t'il si tôt ? Tiendra t'il la promesse ? Du premier étage, je vois une grande partie de la rue, sous l'éclairage blafard des réverbères. Il y a des dizaines de voitures parquées comme des jouets, mais rien ne bouge. Seuls deux jeunes au loin semblent s'amuser à escalader les barrières du parc. Ils enjambent les pointes en riant fort - je ne les entends pas mais j'imagine leurs jeux de fin de nuit. Ils ne paraissent pas ivres, si ce n'est de leur propre bonheur. Soudainement, au loin, derrière les toits des anciens abattoirs, je vois des phares se profiler. Intuitivement, je sais que c'est pour moi. Effectivement, la voiture hésite, puis se stoppe au pas de la porte. Je ressens une forte tension. Bien que tout cela soit décidé depuis longtemps, c'est maintenant que le rêve se concrétise - un rêve tout empli de vide et aride de la moindre espérance. Je marche mécaniquement jusqu'au sac à dos et je l'empoigne nerveusement. Le plus grand danger vient de l'intérieur, de la chambre dont la porte n'est pas vraiment fermée parce que le câble de l'ordinateur traverse la pièce, pourtant, je jette un regard rapide par l'œil de bœuf, monde extérieur. Dans le couloir livide, il n'y a rien. J'entrouvre silencieusement la porte et disparais dans un claquement feutré, presque insonore. La lumière m'aveugle. Je ne prends pas l'ascenseur, je ne veux pas que l'on m'entende partir, qu'on me regarde par la fenêtre du premier étage derrière un rideau, peut-être même des larmes aux yeux, une hypocrisie révoltante - non il n'y a plus d'amour, ça fait des années.
Le chauffeur de taxi m'a vu et il me fait signe de la main. Je ne monte pas à côté de lui mais à l'arrière. Nous ne nous connaissons pas, nous n'avons rien en commun que cette minuscule part d'histoire sans goût. Les sièges sont en cuir et ça sent la voiture neuve. Je n'aime pas cette odeur, je n'apprécie pas les lieux sans âme - cette voiture n'a pas transporté assez de destins pour me toucher.
-Vous êtes un lève-tôt Monsieur, ce n'est pas tous les jours que j'emporte des clients à cette heure là.
-Oui.
-Alors, où est-ce que je vous amène ?
-Je ne sais pas. Voici l'argent que je peux vous consacrer. Emmenez-moi aussi loin que cela le permet. Autrement, je ne sais pas.
-Pardon ?
-Allez vers le nord s'il vous plait.
Dans un geste probablement habituel, l'homme saisit l'argent que je propose en tendant son bras vers l'arrière. Les billets partent dans un portefeuille en cuir gonflé de papiers divers, dont les bords sont hachés par l'usure. Enfin, le moteur ronronne, les phares sont allumés, le paysage commence à défiler. J'imagine le couloir vide, l'éclairage automatique éteint depuis quelques minutes, le silence pesant de l'appartement dans la nuit. Je n'imagine pas la découverte du courrier, cela ne m'intéresse pas, j'expulse cette idée de mon esprit. Nous n'avons pas pu parler de choses importantes durant toutes ces années, maintenant il est trop tard, c'est le prix à payer, le coût d'une vie sous la dévastation.
Le long des grands boulevards seulement rythmés par les imperturbables feux rouges, les noms des villes Saint-Denis et Bobigny me montrent que nous faisons route vers le nord, nous passons même l'aéroport de Roissy à toute vitesse. Les lampadaires glissent le long des fenêtres en halos réguliers, mettant en exergue les traces de pluie dégoulinantes sur la vitre. C'est d'une grande tristesse mais je suis vide, les sentiments n'ont plus de prise sur moi.
-Puisque vous voulez aller loin, je vous propose un arrêt à la gare des patates, enfin je veux dire la station tgv Haute-Picardie, à moins que vous ne préfériez Péronne ? Ce n'est pas très éloigné d'ici, c'est même en deçà de la somme d'argent, mais vous pourrez partir. Il y a un train qui passe tôt le matin et qui va à Bruxelles. Je le sais mais je ne connais pas les horaires. Est-ce que ça vous intéresserait, plutôt que de vous lâcher en pleine campagne ?
Le silence est peu à peu devenu pesant, je ne savais pas quoi répondre. J'avais imaginé le départ, mais jamais la suite. Pour couper court à la situation désagréable, je répondais que oui, ça ne me dérangeait pas. La ville m'irait très bien.
La voiture a ralenti et a amorcé un virage vers la sortie de l'autoroute. Les éclairages sodium sont devenus plus fréquents et irréguliers. Les directions indiquent Péronne à quatorze kilomètres. En dessous des panneaux, il y a des publicités rongées par l'humidité. Par automatisme, je regarde l'heure sur la pendule aux chiffres rouges. Cela fait maintenant une heure vingt que nous roulons. Il y a une vague lueur lumineuse dans les champs, le jour ne tardera pas à se lever. Les premières zones industrielles ont finalement fait leur apparition. Péronne m'a parue froide et sans âme. Je ne pense pas que cela aurait pu être autrement, même pour la plus belle ville du monde. Aux grands boulevards se sont succédées les petites rues, puis enfin la gare, immense bloc de béton dont certaines plaques de parement manquent, tombées et enlevées du sol depuis longtemps.
-Voilà, nous sommes arrivés.
Je ne voyais pas le visage du conducteur, si ce n'est que subrepticement dans le rétroviseur. En sortant, je me rendais compte avec plus de précision de son crâne dégarni, son air bovin et grand buveur. A peine descendu du véhicule, il m'a dit au revoir, tout aussi froidement que l'ensemble du trajet, puis il est parti. La voiture a tourné à droite, elle s'est enfoncée au loin dans la ville - j'ai longuement suivi la disparition des feux rouges dans la fin de la nuit. Je me retrouvais seul dans un lieu inconnu, le passé effacé, un peu comme un grand tas de feuilles de papier hétéroclites, pétries d'écritures, se tordant sous la lumière des flammes, noircissant peu à peu jusqu'à devenir cendres.
Je me suis dirigé vers la gare. Le grand hall éclairé de lumières jaunes trop puissantes était désert ; personne aux guichets dont les rideaux étaient baissés, rien qui ne puisse renseigner si ce n'est ce grand panneau noir aux lettres oranges, donnant des horaires puis les destinations des trains. Une ligne indiquait Bruxelles puis Amsterdam, ne proposant que l'heure de départ mais aucune heure d'arrivée. Je devinais qu'il s'agissait du train évoqué par le chauffeur de taxi, sans en être sûr. Comme la porte arrière de la gare était fermée à clé, je suis sorti pour faire le tour et rejoindre le quai. Le tunnel sous les quais était lui aussi beaucoup trop éclairé.
Dans l'escalier constellé de graffitis, on aurait pu deviner des traces de pisse. Par réflexe, on retient sa respiration, on se dépêche de retrouver l'air libre. C'est la fuite des souterrains de gare. Sur le quai, il y a beaucoup de monde. Au contraire de la ville de Péronne encore vide à cette heure là, la présence de toutes ces silhouettes m'étonne. Il n'y a personne qui parle, les gens attendent. Seuls quelques individus murmurent entre eux, mais je ne comprends pas leurs paroles. La plupart ont des sacs de supermarché, aucun n'a un sac à dos propre comme le mien. Je me suis réfugié dans un abri dont les plaques de plastique étaient cassées, gisant par terre. A certains endroits, le revêtement de quai faisait des bourrelets, peut-être les vestiges d'étés bien trop chauds.
Soudainement, le train est arrivé. Je l'ai entendu au bruit métallique sur le pont enjambant le canal de la Somme. Ses phares m'ont aveuglé. Je n'ai pas compté le nombre de wagons, je me suis juste rendu compte que c'était un très long train. Ignorant le temps d'arrêt, je me suis dépêché de sortir de l'abri, contournant un poteau dont le béton était fissuré. Un dernier regard pour le quai courbe et le train penché, je remarquais avec un peu de stupéfaction que tous les gens avaient disparu. Sur le quai lessivé par la pluie, pas une empreinte de pied, pas un seul proche pour dire au revoir. Cela donnait une étrange impression de désolation. Lorsque j'ai mis le premier pas sur le marchepied, je me suis demandé où me portais le hasard, car je descendrais avant Bruxelles. Dans le fond, cela n'avait pas grande importance.

C'est un omnibus comme il n'en existe plus depuis des années. Entre Maubeuge et Charleroi, je suis descendu au hasard, je n'en pouvais plus. La ville s'appelle Lobbes. Le ciel est chargé de gros nuages gris, il fait quasiment nuit tellement le ciel est une gangrène. Je marche sans but précis. Les voitures défilent sur la route nationale, elles déchirent l'air de leur vacarme sinistre. Un chemin boueux s'enfonce dans le noir entre les arbres. Il est large. Au bord, des flaques de la récente pluie dessinent des ombres sombres, les feuilles mortes qui gisent au fond donnent une étrange impression d'immobilité. Un pneu dans une flaque, un camion blanc-sale est garé de travers, la porte arrière vers la forêt. A l'avant, une femme attend, elle est seule. Elle fume une cigarette. Dans la faible lumière dispensée par le lumignon du plafond, la fumée forme des volutes grises. Au loin derrière les arbres, on voit quelques lueurs de poteaux, je sais que c'est la gare toute proche, accessible par quelques rues désertes.

En me voyant passer dans cet endroit lunaire, seulement traversé par des voitures qui ne ralentissent pas, les phares aveuglants qui disparaissent dans le fond du jour obscur, la femme sort de la camionnette. Une chaussure à haut talon se plante dans la boue. Elle est très mal habillée, tout particulièrement une minijupe en cuir qui lui donne une apparence de profonde vulgarité. En plus, il fait froid. Je comprends bien rapidement quel est son triste métier. Je n'en ai pas de mépris, je pense simplement que c'est un malheureux destin de quelqu'un qui n'a pas eu le choix.

Elle m'aborde, d'une voix rocailleuse, ravagée par des années de tabac.
-Allez, mon chou, viens te réchauffer à l'intérieur…
Ses paroles transpirent un accent slave ivre de tristesse renfermée.
-Je ne viendrai pas chercher cette chaleur. Mon corps est glacé par une immense mélancolie. Quand on a froid au cœur, on ne peut pas se réchauffer ailleurs. Donc voilà, je ne monterai pas à l'arrière du camion.
-Il n'y aurait pas besoin de prostituées si les hommes n'avaient rien à confier, grimpe donc à l'intérieur, tu vois bien qu'il n'y aura personne de toute la journée, la nuit même ça se trouve.
-La blessure a découpé une tranchée dans mon cœur, la vie a coulé sans que mes mains puissent retenir le liquide, fuyant bien trop vite pour avoir le temps de réagir. La vie se joue parfois sur des instants incontrôlables. Mon existence a mouillé par terre le carrelage, quelqu'un est venu passer l'éponge. Aujourd'hui, je suis en partance, je déplace une âme vide, une carcasse de machine, une enveloppe qui ne retient plus rien.
L'intérieur de la camionnette était surprenant. Outre l'obligatoire lit, seul mobilier, un poêle à charbon brûlait l'atmosphère de sa chaleur sèche. Une petite madone en pierre pendait au dessus du lit, probable seul reliquat d'humanité dans ce Sahel sentimental. D'un recoin sous le lit, elle tire un thermos d'eau bouillante et remplit deux tasses. Là-dessous, ce sont des planches brisées et pourries, des clous dépassent. Les lieux sont d'une canicule jaune. Elle fait infuser un thé noir très odorant. Ca me fait supposer qu'elle est russe. En fait, cela n'a aucune importance, nous provenons de la même misère, quel que soit le nom de nos naissances. Le thé respire le lointain et on se demande si les cultivateurs se doutaient que ces quelques feuilles enroulées arriveraient là. L'atmosphère n'est parcourue que par les irréguliers passages de voitures sur la route nationale, la chaleur remplit tout le reste. Je n'ose pas poser mon dos sur les oreillers, je reste planté comme un arbuste sur une terre craquelée par la soif. Mes yeux errent sur chaque détail du camion éclairé par une brutale lampe jaunissante.
Elle a deux longues nattes noires qui courent le long de ses épaules, ses mains sont rythmées par l'attente de la nuit. Peut-être qu'elle ne sait pas lire, le temps doit lui paraître long - si seulement la radio d'ici savait lui débiter des rêves éloignés de ces mornes plaines balayées par les vents et les rapides flocons de neige. Sans la regarder, le visage errant sur les braises du poêle, je lui lâche un rêche :
-Tu n'as pas pu t'échapper de ta vie toi, si je comprends bien ?
Il s'est ensuivi un long silence, bien évidemment, comment peut-on expliquer en quelques mots limpides l'aridité d'une vie captive de sa propre absurdité…
-Je suis habituée au mépris. Ce qu'ils préfèrent, c'est de faire la file dehors. Lorsqu'une voiture se parque, je sais qu'il en viendra rapidement d'autres et ils attendront leur tour. Oui, c'est une sorte de prison. Ca ne me dérange pas, ça ne me dérange plus. Lorsque je prends le volant et que je rejoins les éclairs de la nationale, je pars retrouver une richesse intérieure, une autre chaleur que celle trop sèche de ce charbon ardent. Toi aussi tu pars, mais tu n'as rien à retrouver après. Tu pars sans savoir où ton cœur a été exporté. Dans ce bordel de monde foireux, tu peux chercher longtemps, tu le sais bien.
-Je ne cherche plus rien, je vais me perdre.
-Comment t'appelles-tu, voyageur anonyme ?
-Ivan. Je suis le père d'une petite Léna. Je viens de quitter ma famille. Je ne les ai pas prévenus.

Les feuilles d'automne s'amassent le long des chemins, ça fait des gros tas boueux gonflés de l'eau de l'hiver encore tout proche. Le camion a une petite fenêtre en plastique. La femme dont je ne connais pas le prénom tend la main pour l'entrouvrir. J'imagine le camion osciller sous les coups de buttoir de ces hommes bien trop indélicats. Il est temps de sortir de l'espace calciné, avant d'être pris par la nausée, incontrôlable. Dehors, les bourrasques font trembler les troncs d'arbres. La lune se promène au milieu des branches. Il y a ces étoiles qui mangent tout l'espace, il y a le linéaire dont les voitures ponctuent le déroulement ; violent passage dans le désert de la nationale furieuse. Les bords de la route sont des limites à la vie. La forêt respire sa nuit, le bitume écrase le reste. Au loin, la lueur des quais, les lumières des lampadaires souvent bouffés par les branches oscillantes, ça fait du jaune au loin, un vague but, un objectif. Je sais que les vitres du train seront recouvertes de gouttelettes qui feront des rivières obliques. Mon visage se reflètera triste dans cette humidité. Au moins, la pluie tracera des ruisseaux de larmes le long de mes joues - ce que mon cœur gelé ne sait plus donner depuis longtemps. Il y aura le claquement des portes, le long quai de Lobbes, le souterrain glauque ; il y aura l'absence dans le regard vide d'une femme un peu paumée, le long de la nationale que je parcours d'ennui, réminiscence de mémoire - derrière, un camion blanc dans la forêt qui oscille sous les coups de bien trop de brutalité.

Le train était à quai, immobile comme un grand animal mort. Des ouvriers de Lobbes juraient sur des plaques de tôle. Une seule clé à laine pour quatre, l'un deux enlevait des panneaux rivetés sur les parois du train. Le crachin détestable ne m'encourageait pas à rester sur le quai, je suis rentré dans la canicule du wagon. L'étuve poussait à l'immobilité. Ces gros sièges molletonnés me faisaient immanquablement penser à l'Orient Express ou le Transsibérien. Pourtant, je savais pertinemment que ces rails ne portaient aucun prestige. Le compartiment est rempli de gens immobiles et pour la plupart silencieux. Un vieux respire bruyamment et cela m'étouffe, je souhaite le voir descendre au prochain arrêt. En face de moi, une femme aux cheveux de jais, lisses comme une rivière calme, on y voit les lumières de la nuit dans les reflets. Sa peau se fait l'écho du rouge d'un feu - bientôt vert ; quand elle le sera, les vitres s'ébranleront et la locomotive prendra les rails. Les halos font des miroitements dans les gouttes de pluie qui roulent doucement, parfois bercées par le vent. La femme écrit sur des papiers délavés d'un carnet minuscule, son écriture irrégulière m'est illisible à l'envers. Je ne peux deviner son prénom, je ne sais quels sont les regrets qui s'arrachent au feuilles, égrainées une par une à une vitesse étonnante. Elle a levé le regard et je me suis retrouvé captif de ses yeux noirs, mon visage prisonnier de son écriture, une trahison. J'ai détourné le regard, gêné. Ses mains sont devenues vertes et j'ai fermé les yeux. Des images me sont revenues, elles étaient brûlantes comme un poêle.
Je m'appelle Agnessa. Ivan aussi c'est russe, même si ton accent me montre bien que tu ne l'es pas. Pars les rejoindre. Retrouve ta petite Lena, retrouve ta femme, sinon tu finiras aussi malheureux que moi. Fais attention, la tristesse c'est collant, c'est dur de s'en débarrasser. Déménage, quitte la France, change de vie, change de cœur, mais protège ta fille - tu lui dois. Si tu ne le fais pas, il y aura une femme paumée dans un camion blanc-sale qui t'en voudra tout le reste de sa vie maigrichonne. Vois-tu cette pierre sous la madone. C'est un silex qui me vient d'un voyageur, comme toi, un type étrange qui m'a marquée. Il m'a dit : tant que tu restes inutile, tu la garderas comme un poids, tu ne pourras pas t'en séparer. Prends-là !
Mets-la dans ton sac maculé de boue.
Si un jour à ton tour tu deviens inutile, tu sauras où la rapporter. Ici sous la madone. Pour l'instant Ivan, tu ne peux pas fuir comme ça.

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Adélie avait donné des instructions claires : tout mettre en oeuvre pour éplucher le moindre petit coin de la basilique de Koekelberg. Le délai est simple, c'est à faire au plus vite. Caroline, tu es officiellement la première sur la liste. Tu comprendras donc aisément que c'est à réaliser sans défaut, de manière scrupuleuse. Ne lésine sur aucun moyen. C'est terriblement impérieux. Mets la priorité sur tout ce qui peut te paraître rond ou sphérique là-dedans. Caroline en perdait un peu son latin de cette histoire de cinglé - étrange expression à vrai dire, ça prenait toute sa valeur car latin ou grec elle en connaissait un rayon. Si c'était une plaisanterie, c'était vraiment de mauvais goût. Comment se faisait-il qu'un inconnu la prenne pour cible ? Quelle pouvait être sa valeur dans ce dédale obscur ? Elle n'avait jamais entendu parler une seule fois de cette pierre, elle n'était liée en rien à sa disparition ; il était étrange d'être parvenu au statut de personnage clé sans maîtriser ces évènements récents. C'était un mystère épais qui faisait douter de la véracité des faits. En attendant, au vu de la tête d'Adélie en ce moment, c'était une évidence qu'il fallait agir, ne serait-ce que par pur dévouement. Sur la longue route jusque Koekelberg, bordée de quartiers fort délabrés et d'une circulation assourdissante, Caroline marchait d'un pas rapide, des regards anxieux dans les rues connexes. Qui allait-elle trouver ? Il était probable qu'il n'y avait aucun responsable de permanence dans la basilique. Avec certitude, ça allait être une affaire compliquée. Après avoir enjambé des colonnes de déchets jonchant les trottoirs, elle arriva enfin au grand parc rempli de jeux d'enfants. Il était temps. L'ambiance du quartier Simonis était épouvantable. A l'entrée de l'église, de manière absurde, elle s'imaginait face à face avec le tueur. Il l'attendait. Il était venu rien que pour la découper au rasoir. Adélie était sous un envoûtement et cette prétendue mission était un piège. N'importe quoi ! De manière floue, elle repensait au Québec, la neige, tout ce bonheur si éloigné. Personne ne se doutait de ce qui se tramait ici en Belgique. Elle n'avait pas même osé raconter le délire complet de ce drame alambiqué à ses parents. Qui aurait pu la croire...

L'entrée se trouvait flanquée sur le côté de la basilique, c'était discret. Il n'y avait pas grand monde là-dedans, le transept restait plutôt silencieux. Dans cette église jaune aux murs monumentaux ; tout y resplendissait, neuf et astiqué. Nombreux sont les bruxellois qui la connaissent bien de loin, très peu y sont rentrés ne serait-ce qu'une seule fois. C'est la part de contradiction que porte ce colosse de pierre. A première vue, la situation s'avérait loin d'être évidente. Dans la nef, tout était nickel, il aurait été difficile d'y cacher un caillou, même ridiculement petit. Le sol en dessous du dôme n'était pas vraiment accessible. Il y avait des petites barrières pour en interdire l'accès. Lorsqu'elle s'approcha d'un peu plus près, elle constata que des spéléologues étaient pendus là-haut, ils faisaient un entraînement. C'était inespéré, il ne pouvait pas y avoir mieux. Ca évitait le curé et tout le bazar administratif. Elle se dirigea vers eux d'un pas alerte. Quelques personnes étaient en train de bricoler sur du matériel compliqué. Ca ressemblait à une véritable quincaillerie.
-Bonsoir, excusez-moi de vous déranger. J'ai une requête un peu loufoque à vous faire. On me demande de rechercher un objet précieux qui a été caché dans une structure ronde, il est fort possible que ce soit ici. Je voudrais monter dans la coursive qu'on peut voir d'ici, est-ce que c'est possible ?
-Oh oh, on peut dire que vous faites dans l'original... Mais, dites, vous connaissez un peu le matériel spéléo ?
-Non, pas du tout, je suis désolée...
-Hum... Faut quand même vous dire que ce n'est pas si facile que ça... Et puis, il y a la question des assurances.
-Je ferai tout ce qu'on me dit de faire, je vous le jure ! C'est vraiment super important. En plus, cet objet est si petit, je ne suis pas sûre que vous pourriez le localiser par vous même...
Ils se mirent à discuter entre eux. Dans la résonance de cet endroit et les gens sur corde qui criaient là-haut, il était difficile d'entendre leurs paroles. Je comprenais qu'il n'y avait pas de fractionnement et que c'était du plein pot, l'un d'eux disait que ce n'était pas compliqué. En plus, comme il y avait beaucoup de cordes, ce n'était pas un problème de mettre un enseignant à côté. Ca s'est réglé comme ça en quelques petits instants. J'étais contente que ça se solutionne aussi facilement. Adélie allait être heureuse. Avant de m'équiper, enfin je veux dire de me faire équiper, car je n'y comprenais rien à leur trucs, je m'éclipsai quelques secondes dehors.
Adélie ? Oui c'est Caro. Dis, ça va aller pour monter Koekelberg, y'a des spéléos qui s'entraînent, je vais au dôme à la corde. Ouais tu parles d'une expérience, je vais m'en souvenir longtemps de ton truc... Toi t'es au palais de justice ? Ok, et bien bon courage. Je te tiens au courant si j'ai quelque chose... Salut...
De retour sous le dôme, le moment critique était venu. Plus moyen de se défiler, il fallait grimper. Caro n'avait pas le vertige, c'était pratique, mais elle se sentait mal à l'aise avec tout ce matériel biscornu. Il ne fallait pas que ça transparaisse. Ses mains étaient moites de transpiration. Le baudrier et les sangles lui resserraient un étau autour du corps. Certes, les mains des spéléos semblaient expertes dans la mise en place du matériel, ça n'empêchait pas pour autant l'appréhension de l'épreuve.
-Voilà, ça c'est ton bloqueur, ça c'est ton pantin. Tu vas pomper là dessus pour monter, tout doucement. Y'a pas besoin de forcer quoi que ce soit. Voilà... Tu te mets en tension sur la corde. Tu vois, si tu foires, et bien tu ne bouges plus, tu ne peux pas descendre. C'est infaillible, y'a pas de panique. Je vais me mettre à côté de toi. Si ça ne va pas, je t'aiderai.

Caroline passa ses mains dans ses cheveux rouges dorés. Tout cela lui semblait si compliqué... Pas le choix, il fallait y arriver. Elle commença à pomper sur la pédale, le remonteur dévora la corde d'un petit mètre, le tour était joué, il n'en fallait pas plus. Elle n'arrêtait pas de tournoyer, le mouvement était perpétuel. Les autres avaient beau dire que ce n'était pas grave, ça lui donnait le tournis. Après quelques efforts, le principe était compris. Mis à part que c'était fort fatiguant, ça se passait plutôt bien. Elle se cramponnait bêtement à la corde, comme si le bloqueur n'existait pas - c'était juste une question de manque de confiance en soi et accessoirement, en la corde ; c'était inévitable pour un débutant. Au bout de dix minutes épuisantes, le but se fit tout proche. Les spéléos tout en bas étaient si petits, c'en était inquiétant. Tout ça sur une corde de rien du tout, peut-être mal attachée là-haut...
-Et comment je fais pour rejoindre la coursive ?
-C'est simple, tu fais balancier. Je vais te pousser.
Le spéléo d'à côté, qui s'appelait Benoît et qui était fort sympathique, la poussa d'un grand coup dans le dos. Elle oscilla comme un pendule. Elle manqua la rambarde au premier coup, le second fut le bon.
-Surtout, tu ne retires pas ton matériel ! Tu attends que je te le dise.
Caroline se retrouvait maintenant debout - sauvée - dans un petit couloir circulaire en béton, très poussiéreux. Ca n'avait rien à voir avec l'aspect lustré des dalles cirées d'en bas. On sentait bien qu'il n'y avait pas du passage tous les jours en cet endroit peu accessible. Selon les conseils de Benoît, elle se désarnacha. Ce n'était pas si facile que ça, les longes s'emmêlaient de partout. Elle commença le tour de la structure à petits pas. Bien que ce fut complètement circulaire et parfaitement conforme aux descriptions d'Adélie, ça ne révélait pas de silex. Malheureusement, le bandit ne l'avait pas caché là. Au passage, elle avait repéré une petite porte dérobée. Elle refit la moitié d'un tour pour y arriver. Dans tout ce bazar, elle allait en ressortir complètement couverte de poussière. Tant pis, il n'y avait pas vraiment le choix.

Cette petite ouverture donnait dans un espace brut de décoffrage. Les parois étaient grises du béton banché, ce n'était pas joli. Au vu de la beauté jaune des lieux en bas, cela faisait étrange de se retrouver dans cet endroit froid et sans charme, un vide technique en quelque sorte. Des escaliers massifs permettaient de continuer l'ascension. Les rambardes faites de planches de bois grossières donnaient l'impression d'évoluer dans un chantier de construction. C'était vraiment surprenant. Les fenêtres triangulaires tamisaient une lumière douce qui caressait les volumes abrupts. Là encore, la moindre pierre aurait été localisée en quelques secondes. Les efforts étaient vains, il n'y avait rien. Les escaliers surmontaient la rondeur monumentale du dôme, le sommet se faisait proche. Soudainement, les marches devinrent beaucoup plus petites, suivant le parcours d'une hélice. Ca menait à un minuscule local, seulement quelques mètres de large. C'était un belvédère, avec une vue de toute beauté sur Molenbeek. Malheureusement, la question du tourisme n'était pas d'actualité. Là encore, le tour d'horizon ne dura que quelques secondes. Où cacher une roche dans un espace aussi réduit ? Il n'y avait rien qu'une austérité de béton, pas un seul silex en vue, c'était perdu. C'est sur ces dernières recherches qu'elle se décida à redescendre. Elle avait promis dix minutes maximum à Benoît, elle les avait largement consommées. En quelques petits pas de souris, elle retrouva la coursive et la corde, tout était intact. Elle écouta avec attention les consignes pour redescendre. Il ne fallait pas faire d'erreurs parce qu'il n'y avait pas de sécurité, (d'après les explications, tout allait être sur le descendeur). Comme elle n'arrivait pas à faire sa double clé, Benoît se décida à faire pendule et à la rejoindre aussi rapidement que possible. Il n'était pas pressé, mais attendre comme ça sur une corde, c'était fort douloureux pour le bassin. Il lui expliqua en détail la clé et le blocage à faire avec la main. En fin de compte, c'était enfantin.
-Tu verras, c'est beaucoup plus facile de descendre que de monter. Le tout, c'est de ne pas rejoindre le sol trop vite !
Son appréhension des difficultés techniques n'avait pas disparu. C'était à peu près supportable parce qu'elle se sentait bien aidée. N'empêche que ce fut un grand soulagement de retrouver la terre ferme. Les autres plaisantaient sur elle. Ils disaient que ce n'était pas tous les jours qu'ils formaient quelqu'un aux cheveux rouges vifs. Ca la fit sourire. C'était une symbolique du pétillant de sa vie - de la couleur et du sourire. Tous ces gens furent remerciés avec beaucoup d'effusion. Ca ne rendait pas le silex, mais il y avait un semblant de progression. Ca faisait au moins un endroit qui se rayait de la liste.

De retour vers la rue du Marché aux Herbes, une longue marche pénible au travers Bruxelles, une sourde inquiétude s'installa dans le coeur de Caroline : et si Adélie disait vrai ? Jusqu'ici, il lui avait paru évident que cette histoire complètement bancale était une fantasmagorie étrange et injustifiée. Après cet échec, y aurait-il un assassin dans la nuit ? C'était perturbant, d'autant plus que personne ne voulait donner du détail, malgré les insistances. Le cocard de Tiên lui revenait en mémoire. Fallait-il leur faire confiance dans leurs paroles effrayantes ? Décidément, tout cela faisait beaucoup de questions. Alors qu'elle arrivait à destination, il était à présent un peu plus de vingt-deux heures. La nuit habillait la Grand-Place d'une impression cafardeuse. Des fêtards et des touristes beuglaient en titubant sur les pavés. Caroline n'avait pas l'esprit à la fête, il se dégageait plutôt une étrange impression de solitude qui ne lui était pas familière. Elle grimpa les escaliers de son appartement avec un fardeau sur les épaules. Dans la salle de bain, devant le miroir, elle vit son visage noirci de poussière, c'était le béton du grenier glacial qui avait terni son visage souriant. En se lavant, elle allait se reconnaître à nouveau, retrouver son identité. La crainte devenait peu à peu un spectre s'insinuant dans les traits tirés. Adélie ne répondait pas au téléphone. Elle devait être là-haut, dans les méandres du palais. Devant le miroir, les yeux baissés, elle lui envoya un flot d'ondes positives. C'est bien là tout ce qu'elle pouvait faire...

Adélie avait fort mal à la tête. Les vêtements tous mouillés de la nuit reposaient sur une chaise, ils n'avaient pas beaucoup séché. C'était un peu normal, seules quelques heures s'étaient écoulées depuis le retour du palais de justice. Elle était quasiment nue sous la couverture que Julie lui avait prêtée. Elle se dépêcha de s'habiller avant que Jérôme ne se réveille, autrement ça aurait été franchement gênant. La nuit avait été si agitée, il ne bougeait pas d'un centimètre. C'était un soulagement de pouvoir remettre ces fringues humides, c'était au moins un problème de réglé. Dans les froufroutements des vêtements, Julie se réveilla et jeta de petits yeux sur Adélie. Le matin était dur-dur, pourtant il était déjà neuf heures. Les parents allaient s'inquiéter de son absence, il devenait urgent de les appeler. Elle s'isola dans la petite cuisine pour le faire. Au moins elle ne dérangerait personne. A chaque pas, ses chaussettes laissaient des traces par terre, ses pieds étaient encore trempés. C'était vraiment désagréable. A la maison à Rixensart, tout le monde était déjà levé. Contrairement à son souhait de la nuit passée, elle ne donnait aucune indication sur son escapade et le trésor retrouvé. Comme sa sortie nocturne ne générait pas spécialement de questions, elle réserva ça pour un peu plus tard. Tout se passait à merveille. De retour dans la chambre de Julie, elle trouva tout le monde debout. Jérôme tirait une tête des mauvais jours, il devait se taper une migraine de tous les diables. Après tout, puisque c'était une matinée de bonne humeur, elle se permit de se foutre gentiment de lui. Il le prit mal, c'était juste de la simulation. Au fond, il trouvait ça attendrissant. Elle voulait déjà les quitter, pressée de retrouver sa famille, mais elle fut retenue.
-Adélie, tu nous as dit que tu allais nous la montrer...
Jérôme ne paraissait pas très intrigué, il l'avait tenue en main quelques heures auparavant, c'est surtout Julie qui voulait connaître la forme de l'objet de tant de tracas. Adélie n'en était pas vraiment gênée, ceci allait être réglé en quelques minutes. Ca lui faisait bizarre de retrouver cet ustensile sur lequel elle avait fait une croix une dizaine de jours auparavant, mais soit, elle savait bien comment ça fonctionnait : compasser une fois de plus ne la stressait pas particulièrement.
-As-tu un compas ?
-Quoi ? Tu plaisantes ? Tu demandes ça à une latin-maths ?! Peuh, voilà très chère. Mais je ne pensais pas que tu voulais faire de la géométrie maintenant. Je te voyais plutôt rentrer à la maison...
-Je vais vérifier si ça marche encore. On ne sait jamais. Ce que je vous demande, c'est de ne pas hurler. Si ça fonctionne, je vais arrêter le temps, mais juste pour moi. Faites donc un effort d'abstraction. Ca signifie que lorsque je vais bouger, ça aura un effet normal pour moi, mais pas pour vous. Vous ne percevrez pas mon mouvement mais juste mon déplacement. Par exemple, je vais aller m'asseoir sur le lit de Julie. Mon transport sera instantané. Ne criez pas, même si c'est surprenant.
Les regards étaient captivés par les gestes d'Adélie. Elle ouvrit le compas et tourna la pierre, jusqu'à localiser un petit trou, dans lequel elle enfonça la pointe. Elle se retrouva immédiatement sur le lit, en train de désenclencher le compas.
-Voilà, c'est tout...
Elle disait ça avec un ton tellement blasé, les deux autres n'en revenaient pas. C'est tout ? C'est quand même un truc de dingue !
-Dis Adélie, on peut le faire chacun notre tour, juste pour voir ? Après, on te laissera tranquille, c'est promis. Ca génère tellement de curiosité ton tour de magie...
-Pour moi ce qui compte, c'est que personne n'en abuse. Je te fais confiance. Regarde bien l'objet, c'est ce petit trou ci. Tu glisses la pointe dans cette anfractuosité. Tant que tu gardes ça bien imbriqué, ça ne bougera pas.

//
Julie se lança dans l'expérimentation. Elle frétillait d'impatience.
J'ai rentré la pointe sans aucune hésitation. Au premier abord, je ne ressentais pas le changement. Ce n'est qu'au bout de quelques secondes que je remarquai les regards fixes d'Adélie et de Jérôme. Lorsque je me levai et que je me déplaçai, ils ne me suivaient pas du regard. C'était franchement grisant de posséder une telle puissance dans les mains. A cet instant même, j'aurais pu assassiner Guy Verhofstadt, personne ne s'en serait rendu compte. Bien évidemment, ce n'était pas mon intention. Poussée par une envie irrésistible, je suis descendue jusque dans la rue. Je n'avais qu'une seule occasion pour compasser, je voulais voir ça pour de vrai. Ce n'était pas grave puisque ça ne prenait même pas le quart d'une seconde. En bas, les trottoirs étaient comme un dimanche matin. Il ne se passait rien. Ce qui m'a le plus troublée, c'est le mutisme écrasant. Habituellement, il y a toujours un pigeon pour roucouler, un avion dans le ciel, le bourdonnement d'une abeille. Dans l'immobilité, le vraiment-rien-du-tout me faisait penser à la spéléo que j'avais faite en Ardèche, c'était un silence de grotte. Ici bien évidemment, c'était aussi anachronique que perturbant. Une petite vieille toute frisée jouait à la statue de cire sur le trottoir. Elle figurait au musée Tussaud's. Ne voulant pas tirer sur la ficelle, je suis remontée. Mes deux amis n'avaient pas bougé d'un pouce. Je n'arrivais toujours pas à croire que ça pouvait être vrai, je sautillais dans tous les sens. Quel dommage que Sophie n'était pas là, ça lui aurait certainement bien plu. Lorsque j'ai retiré la pointe, j'étais en équilibre sur mon lit, faisant semblant d'être la victoire de Samothrace. J'avais un grand sourire aux lèvres. Certes, je comprenais pourquoi Adélie disait qu'il ne fallait pas que ça tombe aux mains des adultes.

Jérôme se lança à son tour à l'expérimentation. Pour lui, ce n'était pas une obligation mais presque. Cette pierre portait en son sein tant de malheur, il n'y avait pas de plaisir à jouer avec. Par curiosité intellectuelle, il tenta tout de même une seule fois. Il avait envie de connaître ce que c'était de compasser, de voir par lui même quelle était la source des tourments. Le temps se roula en boule sur lui-même, on aurait presque pu dire : comme d'habitude. Jérôme fil le tour de ses deux amies, elles étaient des statues de sel. C'était impressionnant. Voilà, c'était tout vu, il n'y avait pas eu de mensonge, ça existait bel et bien. Il relâcha son étreinte sur la roche, puis rendit la pierre à Adélie.
-Alors, c'est chouette hein ?! Tu as été te promener ?
-Non. J'ai juste fait le tour de la pièce pour voir que c'était vrai. C'est tout. Ce silex me dégoûte. Il a porté beaucoup trop de malheur pour que je puisse l'estimer positivement.
-Soit... De toute façon, nous n'allons pas le garder. Jérôme, je vais aller le montrer à mes parents pour voir ce qu'ils en disent, mais je pense personnellement qu'il serait idéal que tu prennes en charge le rendu de l'objet à son possesseur. Est-ce que ça te pèserait de le faire ? Je pense à toi parce qu'il ne t'as pas mis sur une liste, tandis que nous...
-Oh tu sais Adélie, ça ne me gène pas spécialement, mais ne serait-il pas mieux d'aller déposer la pierre quelque part et lui dire que c'est caché là ?
-Non ! Il en est hors de question. Imagine un instant le cran de la personne qui a été mettre ça en haut du palais de justice... Il ne faut pas qu'elle disparaisse à nouveau. Il y a des vies au bout de la roche.
-Je le ferai, c'est sans problème. De toute façon, nous avons gagné.

//
Adélie portait les marques de l'exténuation. Dans le petit train omnibus du retour, plein à craquer de scouts, elle avait du mal à tenir debout. Son visage se perdait dans le paysage, ses jambes ne la portaient plus. Tout cet harassement s'écrasait lamentablement dans une lassitude exagérément gluante, il y avait une envie d'en finir qui devenait intarissable. Tant de retard s'était accumulé dans les cours, le manque de bonheur se faisait ressentir comme l'absence prolongée de soleil. Lorsque le train passait Hoeilaart, elle changea de côté. Revoir la Kruikenstraat la répugnait. Si la pierre avait la possibilité de faire disparaître le temps, Adélie effaçait la rue toute entière, c'était sa part de refus qui s'affichait. Depuis le début - la main dans la cruche - cela n'avait été qu'une catastrophe. Demain au plus tard, tout allait être terminé. Elle avait du mal à ouvrir les yeux. Ça lui piquait comme si l'air était chargé de chlore. Enfin à Rixensart, elle ressentit l'apaisement, même si tout le paysage était dans l'ouate, flouté par la fatigue. Elle aurait pu compasser pour rentrer plus vite à la maison, mais ça ne l'intéressait plus. L'enseignement avait été dur : si on joue trop avec sa vie, on sent venir l'odeur de la mort. Elle avait crainte de ce qu'elle allait trouver dans la maison, peut-être une certaine part de fureur, elle n'avait pas tenu promesse. Elle s'en sentait brutalement coupable.
Lorsqu'elle arriva, personne ne porta une attention particulière à son apparente éreintée. Il faut dire que c'était devenu un peu habituel. En contrepartie, lorsqu'elle demanda à tout le monde de venir dans la cuisine, sans expliquer pourquoi, les regards suspicieux commencèrent à pointer leur nez. Qu'est-ce qu'il se passait encore ? Pour rassurer, elle leur dit à deux reprises : ne vous inquiétez pas, c'est une bonne nouvelle. A présent autour de la table, chacun regardait Adélie comme si elle était un maître de conférence. Elle ne fit pas durer le suspens, surtout que son père avait une mine renfrognée, c'était à supposer qu'il en avait franchement marre de toute cette histoire à moitié cinglée. Elle portait toujours sa veste, elle n'avait pas pris le temps de la retirer. Elle enleva le sac de son dos en grimaçant de douleur, puis en tira la fermeture éclair. Il se fit entendre quelques petits bruits de sac plastique, celui que Julie lui avait donné. Sa main plongea puis en sortit le silex. Sur la table, il cogna le bois d'un bruit lourd, un 'konk' qui fit sursauter chaque personne. Sans que rien ne soit confirmé car ils l'avaient très peu vue, ils comprenaient bien qu'il s'agissait de l'objet tant convoité : la pierre du temps. Ca y ressemblait furieusement, Claire en était sûre.
-Comment as-tu donc pu retrouver ça ?
-L'assassin nous avait donné des indices et les profs de Dachsbeck nous ont aidé à le retrouver. C'était à croire que le bandit savait où c'était et qu'il nous guidait jusqu'à elle. La pierre se trouvait au sommet du palais de justice. Nous l'avons ramenée de là.
-Tu veux dire que les profs sont au courant de cette histoire abracadabrante ? Ca va faire bonne impression...
-Un peu oui. Nous n'avons pas tout dit. Ce qui compte, c'est que cette folie soit clôturée.
-Et... Dis, si ton collant est déchiré, c'est à cause de ça ? Tu n'as quand même pas été faire tout ça en stoemelings ? Je n'y crois pas !
-Jérôme a été à la réception du palais de justice, et puis voilà... Peu importe les vêtements et tout ça maintenant. Je veux rendre cette pierre et ne plus jamais la revoir. Papa, est-ce que tu serais d'accord que ce soit lui qui aille rendre l'objet ?
-Que veux-tu que je te réponde ? Je ne le connais pas, j'ai dû le voir dix secondes tout au plus... Fais ce qui te semble raisonnable. Tu as bien été capable de la retrouver, tu sauras donc mener ton affaire jusqu'au bout. Tu es une adulte, à toi de finir cette histoire correctement. En tout cas, je suis admiratif.
-Je ne suis pas une adulte. Je n'aime pas ce mot. Je vais lui donner rendez-vous, on verra ce que ça donne, et je vous tiendrai au courant.
Claire, qui était toujours aussi marquée par la visite nocturne, réussissait à sourire. Ca faisait du bien de voir un peu de vie revenir sur son visage. Franchement, elle faisait mal au coeur depuis l'accident. Son coeur s'était arrêté de battre. Là maintenant, il reprenait tout doucement son rythme, puisant sa force dans la pierre sur la table. Allez, la fin des tourments est proche.

Adélie se rendit sur l'ordinateur, la chaise à roulettes couina comme à son habitude - cette vieille carne était complètement usée. Dans la liste des personnes bloquées, elle retrouva l'adresse d'Ulaan et lui envoya un e-mail pour l'informer de la découverte toute récente. Elle se refusait de l'appeler par son prénom. De ce fait, elle tapa " monsieur ". Nous avons retrouvé l'objet. Il est en sécurité dans une maison que vous ne connaissez pas. Nous vous proposons de vous le rendre demain soir dimanche, à dix-neuf heures trente, à Hoeilaart. Devant la cruche me semble le lieu le plus approprié. Ce rendez-vous est indéfectible. Si vous répondez, je ne lirai pas ce que vous écrivez. Au revoir. Adélie.
Juste ensuite, elle pris son GSM et appela Jérôme, dont elle avait le numéro depuis peu, le matin même en fait.
-Oui, désolée de te déranger... Ca va, tu dormais pas ? Hum, je suis bien défoncée aussi. Dis, je t'appelle parce qu'on va rendre la pierre demain soir à Hoeilaart. Il y a un train qui arrive à vingt-trois. Ca ira ? Oui, je préfère venir si ça ne te dérange pas. Je t'attendrai je ne sais pas où, je vais me cacher. Vaut mieux qu'il ne me revoie pas. Ok ça marche, à demain, repose toi bien...

Durant tout le temps de l'attente infinie, la tension ne redescendit pas d'un cran. La confrontation du lendemain laissait Adélie fort nerveuse. Malgré tout, le sommeil l'enveloppa, il n'était même pas vingt-et-une heures vingt-et-une, l'heure des chats. Le lendemain sans appétit se leva avec le jour. C'était un dimanche cafardeux aux amoureux suicidaires et aux grands espoirs avortés. Pour passer un temps désespérément trop long, elle se noya dans la masse de travail en retard. Il y en avait des tonnes, les dernières semaines s'étaient écoulées au détriment de Dachsbeck. Bien en avance sur l'heure fatidique, elle laissa les papiers épars sur le bureau, mais parfaitement classés, tout comme si ce rendez-vous était le dernier de sa vie. Une dernière fois avant de quitter la maison, elle vérifiai que la pierre était dans le sac. Son père insista lourdement pour la conduire en voiture jusque là, l'épauler dans l'épreuve, mais elle refusa. L'objet était parti de la cruche par sa faute, c'était à elle de réparer : étrange sentiment de justice, ça ne rimait pas à grand chose. Le trajet depuis Rixensart la faisait arriver sur place bien avant l'heure. Elle avait optimisé le rendez-vous pour Jérôme, c'était mieux comme ça, même si c'était à son détriment. Elle ne voulut surtout pas se diriger vers la Kruikenstraat, ce lieu était rayé de la carte. Il y avait quarante minutes à tuer, elle alla se promener mélancoliquement du côté de Leenweg. C'était suffisamment désert pour s'asseoir sur une borne en béton et attendre que ça se passe. A force d'avoir mal au ventre - c'était assurément la mode en ce moment - elle allait bien finir par en faire un ulcère... Ce n'était pas de l'ennui, c'était bien pire : une envie d'en finir au plus vite, quitter la Kruikenstraat pour ne plus jamais y revenir. Alors que les nuages s'accumulaient au dessus de sa tête, formant des gros bourrelets noirâtres, elle se rendit à nouveau sur le quai. Le train de Jérôme était visible de loin, peut-être même depuis Groenendaal. Ses phares blancs étaient éblouissants. Elle n'en fut pas surprise, il était le seul à descendre.
-Merci d'avoir trouvé le courage de venir.
-Oh tu sais ça va... C'est pas une épreuve. Je lui donne le truc et puis c'est fini.
Dans la lumière crue et blanche des lampadaires, son visage n'était pas beau. Il avait l'air inquiétant.
-Il ne faut pas traîner, l'heure approche. Voilà l'objet. Je l'ai emballé dans une petite pochette en tissu mauve, c'est parce que je ne veux plus le toucher de mes mains. Il peut l'ouvrir, il peut vérifier, il peut faire ce qu'il veut. Ce qui compte pour moi, c'est que tu reviennes. On se retrouve au quai pour Bruxelles. Fais vite, tu as un train à trente-six. Fais attention à toi s'il te plait.

Il s'engagea à grands pas dans la pente gravillonnée complètement défoncée. Le temps lui était compté. En cas d'échec, cela signifiait quasiment une heure d'attente dans l'ambiance sinistre de l'arrêt. En grimpant la Kruikenstraat, il ressentait une curieuse appréhension, il allait faire l'un des actes les plus graves de sa vie ; pourtant ce n'était rien du tout. Lorsqu'il arriva devant le terre-plein engazonné, le gars était déjà là. Il attendait dans la voiture. Il le reconnut immédiatement aux descriptions qu'on lui en avait données. Et dire qu'Adélie avait été passagère de ce véhicule de folie... Il sortit de là-dedans sans un bonjour et sans un sourire. Il semblait stressé et pressé.
-Bonsoir, voilà l'objet que vous voulez.
-Merci. Hô-ho, attends attends avant de filer toi, il faut que je vérifie. Deux secondes, je ne suis pas un grand spécialiste en noeuds.
Il jeta un regard à l'intérieur de la petite pochette en tissu, il sortit l'objet pour le regarder de plus près. Il faisait nuit, on ne voyait pas grand chose, cependant ça avait l'air de lui convenir. Il bougonna un " ok, merci ", puis il partit vers la voiture, toujours sans un seul mot de politesse. Jérôme pris ceci comme un congé. Il aurait volontiers fait le trajet du retour en courant, pour s'échapper au plus vite de cette rue, mais il avait peur que le bandit s'arrête à sa hauteur pour lui proposer un covoiturage. Lorsqu'il arrivait à la hauteur de la bulle à verre, il entendit l'omnibus arriver là-haut. Il se permit tout de même de se carapater pour rejoindre le quai. Adélie était là, devant les portes ouvertes, en train d'espérer qu'il y arrive à temps. Ils sont montés tous les deux au même moment, in extremis.
-Tu prends le train pour Bruxelles ?
-J'ai de toute façon quarante minutes d'attente, je vais aller jusqu'à Luxembourg et je changerai ensuite, comme ça je ferai une partie du trajet avec toi, et puis je ne resterai pas à Hoeilaart. Alors, comment ça s'est passé ? Tu n'as plus le sachet ?
Jérôme tentait de récupérer de sa course, il était essoufflé, ses mots étaient entrecoupés. Bah rien, il a pris son truc, il a dit deux mots, puis il s'est barré. C'était ce qu'il voulait, c'est tout ce que je peux dire. J'aurais aimé compasser pour arrêter le temps et l'assassiner... mais je n'en avais pas la force. J'avais pris mon compas, tu vois il est là dans ma poche. Je suis désolé, j'ai pas pu...
-Mais tant mieux ! Franchement, c'est combien meilleur que ça se termine sans violence ? Heureusement que tu n'as pas fait ça.
Un malaise s'étira comme un serpent alors que le train quittait la gare de Boitsfort. C'était une absence qu'aucun des deux ne savait briser. Le roman déglingué de ce silex prenait fin en queue de poisson, il n'y avait plus rien à en dire. C'était une part de mélancolie aussi. Malgré tout ce que ça comportait d'infiniment mauvais, la pierre avait apporté de l'exceptionnel. Là maintenant, il allait falloir rattraper le retard dans les cours, un effort conséquent. Adélie, qui jusqu'ici ne rêvait que de ça (d'une vie qui prenne de la vraie valeur) se sentait toute petite à retrouver une existence normale, une odeur de routine qui revenait en force. Sans trop savoir pourquoi, elle murmura à Jérôme les paroles mièvres : allez, tout est bien qui finit bien... Alors qu'elle se préparait à descendre, elle dit au revoir un peu confusément. Jérôme lui répondit doucement et l'embrassa dans les cheveux, juste à côté du front. Ce n'était peut-être pas fait exprès, c'était dur à dire. Ce qui est certain, c'est qu'elle rougit. Elle se dépêcha de fuir le long du quai.
Tous ces trajets en train lui pesaient, c'était se débarrasser d'une corvée. Pour passer le temps, elle sortit le lecteur mp3 qui lui avait été donné à l'hôpital. Elle mis U2, ça la ramenait à de beaux souvenirs. Elle restait songeuse. La chaleur de l'au revoir vitaminait son cœur. Elle n'aimait pas ce genre d'accident, elle avait peur que ce ne soit pas spontané. Pourtant elle en rêvait. Fort. Le plâtre avait l'air miteux. Il avait traversé ouragans et tsunamis. Les médecins allaient bien rire en voyant ce qu'il pouvait en rester.

//
Je pensais sincèrement que c'en était fini. Mes parents m'avaient demandé comment ça s'était passé. J'avais envie d'être évasive, mais pour eux je me suis abstenue et j'ai donné tous les détails. D'un certain côté, ça allait les rassurer, Claire aussi, et l'atmosphère de la maison allait devenir un peu moins irrespirable. Je m'attendais à ce que l'assassin m'écrive un mail pour clôturer ce sujet. Il avait l'adresse, il savait parfaitement le faire. Je l'attends toujours son courrier. Dans une inhumanité parfaite, il nous ignora tous. Ce qu'il voulait lui était revenu, c'en était fini-terminé-clôturé. Lorsque j'allais dans la salle de bain pour me recoiffer, je voyais bien que j'avais changé de visage. Comme les parents l'avaient dit, j'étais devenue une adulte, une vraie. Je portais les marques de l'épreuve, j'avais l'air dure. C'était l'impression d'avoir perdu quelque chose, peut-être une part d'innocence qui s'illustrait par ce que Julie appelait affectueusement " un regard de fripouille ". Ca me faisait mal d'être arrivée à cette charnière de la vie. Je n'en avais pas envie, il fallait trouver un moyen de faire marche arrière, absolument. Alors que j'attachais distraitement mes cheveux avec une pince, un geste devenu habituel. Je regardais mon front, là où Jérôme s'était penché, je ressentais comme une blessure. Je passais la main sur la tempe et je cherchais l'endroit précis où ça avait pu être, je ne le trouvais pas. En fermant les yeux, je le voyais dans l'interwagon, une image précise, loin d'être désastreuse, mais je n'arrivais pas à m'y habituer. Il était à mes côtés. Je sentis sa main glisser dans mon cou et d'un coup brusque, remonter dans mes cheveux, arracher la pince et me balancer la chevelure dans les yeux. J'entendis aussi son rire sarcastique, brûlant de moquerie, les autres gens du train épiaient d'un regard interrogatif, la pince gisait par terre, devenue un objet mort. Alors que j'avais les larmes aux yeux, il restait là devant moi, en m'insultant de tous les noms pour l'avoir traîné dans une histoire aussi sordide. Lorsque j'ai rouvert les yeux, les meubles familiers de ma chambre, je me suis trouvée misérable. Nous avions gagné un grand pari contre la mort, ce que peu de gens auraient réussi à faire, pourtant je n'avais toujours pas réussi à le gagner contre moi-même. Il n'y avait pas grand chose à faire, ça se résumait à emmener un souvenir douloureux au cimetière, je n'y arrivais pas. Ca restait accroché au fond de mon ventre.

C'était au Boulevard de l'Empereur (la première fois où c'est arrivé). Je rentrais du lycée Dachsbeck, je marchais seule ce soir là. Honnêtement, il fallait considérer ça comme de la chance. J'étais juste avant le grand boulevard, au niveau des escaliers. De manière extrêmement brutale, je fus interrompue dans mes pensées par une image d'une horreur absolue. Je pourrais tracer une croix à l'endroit où c'est arrivé. Là encore, mon petit carnet à fleur retrace les évènements avec grande précision. Ce n'est que maintenant que je sais les relire et parfaitement les interpréter. J'étais en train de penser au cours de maths, en analyse. C'était assez rare, il y avait des choses que je ne comprenais pas et ça avait le don de m'énerver. Je reconstruisais bêtement les équations sans arriver à en faire avancer le sujet. C'est arrivé en plein milieu de tout cela sans que je ne puisse rien maîtriser. Des images d'une extrême violence se sont imposées à mon esprit, tout d'abord pendant un peu moins d'une seconde, ensuite une deuxième fois durant trois ou quatre secondes. Ces images mentales prenaient le dessus sur tout l'environnement de la rue de Ruysbroeck et du boulevard de l'Empereur. Il s'agissait d'une vision onirique, le visage d'une femme sous un plastique transparent. Je ne la connaissais pas, je n'avais jamais eu l'impression d'avoir une quelconque familiarité avec son regard. Elle était par terre, le sol était de carrelage blanc, c'était clinique. Je ne sais dire où c'était, peut-être une salle de bain. La première vision s'achevait sur ce visage qui me regardait au travers de la bâche en plastique. J'étais particulièrement déstabilisée par l'impact de la vision. C'était tout comme si quelqu'un prenait le contrôle de mon imagination et y envoyait une saleté de purée d'imagerie atroce. La deuxième vision apparut quelques instants plus tard, c'était tellement rapproché, j'aurais pu dire que ce n'était qu'une seule fois. J'étais en train de ralentir le pas, cherchant à comprendre ce qu'il se passait, lorsque cette deuxième salve d'images arriva en furie. Elle débarqua dans mon esprit par flashs agressifs. Cette série était plus longue, elle permettait de saisir la scène avec plus d'acuité. Le même regard toujours sous la bâche, et soudainement soudainement avec un déchirement de violence exacerbée, quelqu'un donnait un grand coup de pied dedans. C'était horrible, c'était atroce, c'était atroce. Alors que ces images extrêmes me quittaient brutalement, je me repliai sur moi même en pleine rue, je gémissais, mes mains cachaient mon visage, je pleurai. Je me sentais si mal que c'est à peine si j'osais regarder ce qu'il pouvait se passer autour de moi. Personne ne s'était arrêté, de toute apparence tout le monde s'en foutait. Je m'accoudai contre le mur, complètement sous le choc. J'avais les mains qui tremblaient, les côtes qui s'agitaient par soubresauts. C'était bizarre, j'avais l'impression que c'était un sentiment prémonitoire, pourtant je ne croyais pas à ce genre de chose là. Comme l'affaire de la pierre l'avait prouvée, je cherchais systématiquement à rattacher ça à une réalité scientifique. Une bonne minute s'écoula sans que je sache me relever, une paralysie due à l'angoisse. Il fallait bien bouger, partir de là. Je reprenais donc ma marche, oubliant autant que se peut le film d'horreur qui s'était déroulé dans ma tête, mais j'en étais profondément affectée. Ces flashs avaient un tel condensé de réalité, je les ressentais comme du vécu, un instant de vie véritable.
On ne peut pas dire que je me doutais spécialement de ce qui allait arriver ensuite. Je ne vois vraiment pas comment je l'aurais pu de toute manière. Alors que j'arrivais à la Gare Centrale, je reçus un appel sur mon GSM. Lui qui sonnait habituellement une fois par mois, ces temps-ci il chauffait dur. C'était Julie. Elle me parlait et je ne comprenais rien, il y avait tant de bruit... Dans cette salle jaune aux résonances épouvantables, je n'arrivais pas à saisir la moitié de ses paroles. Elle criait des mots saccadés, elle avait l'air très perturbée, ce qui me motivait à sortir dans la rue, au risque de rater mon train. Alors que je passais dans le petit tunnel avec la ventilation chaude, j'avais l'impression de perdre le contact avec elle. Mon souhait était d'en finir rapidement pour attraper ce train à la noix à temps, les minutes étaient comptées. Mon visage se crispait, entièrement concentré sur la conversation.
-Attends attends, répète-moi ça, j'ai rien compris avec le boucan...
-J'ai eu une vision de dingue Adélie, je suis mal là, je sais pas si tu imagines.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? Tu me fais vraiment peur...
-J'ai rêvé des images d'une violence inouïe. C'est arrivé comme ça je sais pas pourquoi. Je veux pas en parler en détail. Je suis complètement à la masse. C'était une scène...
Mais Adélie ne savait pas en écouter plus long. Le téléphone quittait son oreille, son bras n'arrivait plus à le porter. Une fois de plus, une fois de trop, elle se retenait pour ne pas éclater. Elle s'appuyait contre le mur, sous la sculpture avec des formes carrées. Quand est-ce que tout cela allait s'arrêter pour de bon ? Est-ce que le massacre allait prendre fin un jour ? C'était la goutte qui faisait déborder le vase. Si elle avait eu le courage d'abattre le silex, elle ne se sentait plus la force d'affronter à nouveau des problèmes tarabiscotés. Les mains tremblantes, un peu paumée, elle se dépêcha de rejoindre la voie trois et son train. Il était grand temps. Une fois dans l'interwagon et à l'abri des autres gens, elle rappela immédiatement Julie. Elle l'avait laissée en plan sans le faire exprès, il fallait bien lui expliquer pourquoi.
-Je suis désolée. Je ne voulais pas te raccrocher au nez. Ce qu'il s'est passé, c'est que j'ai eu le même problème que toi, j'ai eu une courte vision de meurtre, c'était quelqu'un que je ne connaissais pas. Je ne serais même pas étonnée que ces flashs soient arrivés au même moment.
-On est à nouveau dans le délire complet alors ?
-Faudra qu'on interroge Jérôme, mais franchement s'il est dans le même bateau que nous deux, moi je perds le contrôle. Je suis incapable de repartir pour un tour.
-Parce que tu crois qu'on a le choix ? Attends, on est stoppées toutes les deux en plein milieu d'autre chose avec un film d'atrocité... C'est impensable un truc pareil. Ce que je peux te dire, c'est qu'on est cuites, on est bonnes pour l'asile.
-Bon tu sais quoi, laisse moi le temps de rentrer. A la maison, calmement - enfin je vais essayer - je vais appeler Jérôme. On verra bien ce que ça va donner. Je peux te dire que je ne suis pas confiante.
-Je vais prier le dieu des nuages pour que ça aille bien.
-Oui et bien on a vu ce que ça donne, je me demande s'il ne faudrait pas mieux s'abstenir.

Sur le chemin du retour, Adélie lança un regard noir au buste en plâtre derrière la fenêtre des voisins. Dans cette maison, on ne voit que ça, la blancheur de la statue encadrée par une grande vitre aux montants bleus. On devine vaguement que c'est un vieux barbu, mais son visage reste en permanence invisible. A chaque pas, elle craignait d'être saisie à nouveau par des visions abominables. Heureusement pour elle, il n'y avait rien d'autre que la triste réalité d'un soir brumeux. Elle se demandait si ça faisait partie du gage d'honnêteté de décrire ça aux parents, elle choisissait de ne pas le raconter tout de suite par discrétion, un peu aussi pour que Claire puisse rattraper son manque d'affection, elle avait besoin d'être choyée. De plus, pour rien au monde elle avait envie de se taper un psychologue. Une fois dans la chambre, elle décrocha ses cheveux et se recoiffa méticuleusement. Ce trop-plein d'émotion lui donnait l'impression de couler. Elle savait parfaitement ce qu'elle allait entendre au téléphone, le hasard avait disparu depuis quelques semaines ; tout était calculé, mais les tenants et aboutissants restaient incompréhensibles. Comme pour en finir, elle prit son GSM et composa le numéro. Elle avait envie de fuir les paroles qui allaient crépiter dans l'écouteur, elle n'en eut pas le temps. Jérôme décrochait avec sa petite voix, on sentait malgré tout que c'était d'une humeur assez maussade.
-Excuse-moi de te déranger. Je t'appelle pour un tout petit renseignement. Est-ce qu'il se serait passé un évènement anormal dans ta vie il y a quelque chose comme une heure et demie ?
Un silence s'installa au bout de la ligne. Le téléphone avait ça de pénible qu'on ne pouvait pas lire sur les visages, beaucoup de choses s'expriment sans les mots. Peut-être qu'il se demandait ce qui pouvait amener Adélie à lui demander ça. Après une attente assez longue, il finit par dire " où veux-tu en venir Adélie ? " Tout ça pour ça…
-Et bien c'est simple, est-ce qu'il s'est passé un évènement horrible ? C'est tout, c'est pas compliqué à ce que je sache…
A nouveau, il n'y eut plus que la friture d'une ligne assez mauvaise. De l'autre côté, tout là-bas au nord de Schaerbeek, il y avait un petit bonhomme dans un petit coin qui s'obstinait à ne rien dire et c'était suspect. Plus loin que ça, c'était douloureux. Ici à Rixensart, en train de tourner en rond dans une chambre minuscule, c'était une véritable souffrance, noire d'angoisse. Adélie craqua comme une branche sèche, c'était la rupture. Ses mots étaient cinglants. Elle lui cria dessus. Elle se croyait indéboulonnable, ce n'était pas vrai.
-Alors, c'est tout ce que tu as à dire ?
-(…)
-Mais merde je sais pas quoi, dis quelque chose ou raccroche…
-D'accord ? Tu veux savoir ? Et bien tu vas te le ramasser. Oui j'ai eu un truc anormal. J'ai eu une hallucination. Durant quelques secondes, mes yeux m'ont propulsé devant une scène de guerre, les maisons se faisaient bombarder et les gens étaient charcutés. C'était barbare, c'était effroyable, tu veux que je te dise quoi de plus ? Je sais ce que tu vas me raconter. Toi aussi. Le seul truc que je peux te dire, c'est qu'on est maudits. On s'est ramassé quelque chose, je ne sais pas quoi et ce n'est pas la peine de me demander le nom du docteur qui va nous aider. Je ne connais pas.
-Je suis désolée, je suis agressive, je perds le contrôle, je ne sais plus quoi faire…
-Attends la suite, parce que sincèrement, je crois pas que ça va aller en s'arrangeant…
-Merci pour ton optimisme, ça m'aide beaucoup… Passe une bonne soirée, si je peux encore dire ça. Je te tiendrai au courant s'il y a des nouveautés.
Le téléphone reposé sur le petit meuble à côté du lit, elle regardait ses mains délicates. Elle avait envie de se prendre les ongles coupés courts et de se les arracher. Sans que ce soit explicable, sa pensée remontait le long de l'avenue de la Paix. Elle revoyait les croix gammées taguées en bleu clair sur les panneaux et les boîtiers électriques. Ses dernières semaines lui faisaient penser à une voiture perdant le contrôle sur une route verglacée. Où allait se situer l'accident ? Dans la pente près de la maison de l'avocat ? Dans le rond-point avec les cerisiers ? Il fallait s'efforcer de retrouver le sourire. Ce n'était pas facile, franchement. Allez, il faut y arriver... Adélie se sentait coupable de baisser les bras.

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Julie, je sais tout ce qu'il s'est passé hier, les cauchemars d'Adélie et les tiens, ce n'est pas la peine de me les raconter. Dans ce petit matin bien trop chaud pour la saison, Jérôme était fort embarrassé de se retrouver à nouveau sur le devant de la scène, il le faisait pour Adélie, il ressentait qu'il n'en avait pas le choix, c'était le mieux qu'il pouvait construire pour la protéger. Voilà, j'ai l'impression qu'elle perd complètement le contrôle. Jusqu'ici, elle tenait le coup pour je ne sais quelle raison. Aujourd'hui, le fait que ça recommence de plus belle la détruit à petit feu. Je suppose qu'elle avait l'impression que c'en était terminé. On se rend bien compte que non. Il va falloir qu'on se soutienne mutuellement, parce que je crois que la fatigue commence à nous dépasser, je ne sais pas ce que tu en penses…
Julie faisait la moue. Elle non plus ne s'était pas remise de l'épreuve de la veille. On lui avait asséné des images mentales d'une horreur abjecte, comme si quelqu'un la connaissait bien et qu'il s'amusait à tirer les fils de son cerveau, devenu un pauvre pantin désarticulé. Il n'y avait rien de logique dans cette histoire et ça commençait à bien faire. Ca ressemblait à un mensonge, sans qu'aucun ne puisse soupçonner où pouvait se trouver la vérité, même infime.
-Ecoute Jérôme, je prends quand même ce bazar assez au sérieux, parce que je n'arrive plus à dormir correctement et j'ai du mal à travailler. Ce que je propose, c'est que nous allions voir l'assassin, ou au moins qu'on lui téléphone. C'est peut-être lui qui nous envoie des rayons tortureurs. Enfin… J'invente complètement n'importe quoi, mais c'est pour te faire comprendre. Ca parait quand même relativement lié tout ça, peut-être qu'il saurait nous renseigner. Je sais pas, je constate juste qu'on est trois à l'avoir touchée cette pierre et que ce sont les mêmes qui se tapent des cauchemars effroyables en pleine rue. Y'a de quoi frémir, non ?
-Nous allons voir ça avec Ade, je vais lui demander dès qu'elle arrive.
-Oh, je crois que ça ne va pas être bien difficile, elle est juste là-bas, on a qu'à aller la voir tout de suite…

Adélie essayait que son visage soit le plus impassible possible, elle n'aimait pas qu'on puisse lire ses émotions, ça faisait partie d'un intime qu'elle ne voulait pas partager. Lorsqu'elle les vit venir tous les deux, elle se doutait bien que ça signifiait du ciel de traîne. Elle n'avait pas une idée précise de qui allait lui tomber dessus, mais c'était déjà de trop. Ca pointait comme une évidence, c'était en rapport aux flashs. Au vu de leurs visages soucieux, elle se prépara au pire, c'était comme la mise en place d'une carapace.
-Adélie, nous avons pris une décision que nous aimerions te proposer. On pense qu'il serait bien qu'on aille voir Ulaan, peut-être qu'il pourrait nous renseigner sur ce qu'il nous arrive.
-Vous êtes complètement cinglés ?
-Il n'y a que lui qui puisse nous décrire tout ça. Adélie c'est bien simple, on est trois à l'avoir touchée cette pierre et on se retrouve avec une maladie pas croyable. Qu'est-ce que tu souhaites, que ça recommence, que ça continue ?
-Ecoutez, je vais être claire, vous faites l'enquête que vous voulez, vous y engloutissez le temps qu'il vous semble intéressant d'y sacrifier, moi j'ai une existence et des projets, les examens d'entrée à l'ULB se rapprochent jour après jour. Ca ne m'intéresse pas de retrouver celui qui a bousillé une partie de ma vie. Si pour vous c'était insignifiant, je vais peut-être vous apprendre que ce n'était pas le cas pour moi. J'ai protégé ma sœur du mieux que je le pouvais parce que c'était de ma faute, j'arrête les dégâts maintenant. C'est d'accord ?
-Mais Ade… Y'a que toi qui sait le contacter… Nous, on ne sait pas le retrouver…
-Je vous donne l'adresse et vous prenez les risques que vous voulez, je ne pleurerai pas votre mort. Enfin si. C'est bien ça le pire. Je ne peux pas vous empêcher de faire ce que vous voulez, même si c'est risqué. Si ça ne marche pas, vous n'avez qu'à retourner à Hoeilaart, vous voyez très bien ce que je veux dire. Il y a une cruche qui n'attend que vous. Dormez dedans, ça exhausse les souhaits.

Jérôme repartait visiblement déçu. Pour une ambiance qui devait normalement être à la fête (savourer la victoire de la tranquillité regagnée), quelques secondes d'un film-désastre avaient considérablement dégradé les relations entre chacun. Il y avait une tension assez détestable. Julie restait perplexe et ne disait rien. C'était une autre personne qui habitait 'son' Adélie. Elle n'avait jamais été aussi agressive, à la limite du vindicatif. Ca faisait mal à voir. Visiblement, elle recherchait plus d'isolement que de soutien, ça allait être une période acide à vivre. Elle se mit à parler à voix basse, ce n'était pas pour elle, même si ça en avait l'apparence. Ecoute Jérôme, je vais prendre en charge ce nouveau bazar, toute seule. Toi, tu as déjà assez soupé. Je vais demander l'avis de Tiên, mais je pense que c'est gérable. Si je vous dis bien en détail tout ce qu'il se passe et que vous me conseillez, il doit bien y avoir moyen. On ne va pas utiliser son adresse mail à ce gars, il saurait que ça vient d'Adélie et ça pourrait se retourner contre elle, on va faire tout ça comme des grands…
-Julie, tu te poses en héros, tu crois que c'est vraiment la bonne idée ? Tu pars au massacre en première ligne, mais on est tous dans le même bateau.
-Tu sais, tu ne me connais pas, tu ne sais pas d'où je viens. La vie, ce n'est qu'une plaisanterie de mauvais goût. Je pars au front. Je n'y comprends rien et c'est le cas pour nous tous, donc je ne suis pas pire qu'une autre. S'il ne s'agit que de trouver une personne qui va nous aider, j'y arriverai. C'est l'heure Jérôme, nous sommes attendus, on en reparlera…
Pour Julie, cette journée de cours fut un enfer. Il n'y avait rien qui avançait comme elle le voulait. Elle se dit que pour les autres, beaucoup plus intensément plongés dans le marasme, ça devait être comme ça depuis quasiment trois semaines. L'exaspération et les mots de rejet étaient compréhensibles. Alors que la sonnerie de seize heures trente marquait la fin des cours, elle se dépêcha de rentrer chez elle. Durant des heures, elle avait échafaudé des plans d'action, sans que rien ne tienne vraiment la route. La première mission était de retrouver le numéro de téléphone de la personne rencontrée à Hoeilaart : Léna. Ce n'était pas gagné, principalement parce qu'elle n'avait pas son nom de famille, mais elle avait gardé l'adresse complète dans son agenda. C'était peut-être suffisant. Lorsqu'elle interrogea l'annuaire, ce fut un échec. Malheureusement, les divers sites internet lui demandaient impérativement un nom de famille. Elle se dit pour elle-même : plus qu'une seule solution, lancer l'adresse dans un Google. Bien que cela paraisse étonnant, le Kruikenstraat 26 lui donna la clé manquante de l'énigme. Elle n'était pas pire qu'une autre et elle le ressentait fort en son cœur, elle allait pulvériser ces problèmes. Au téléphone, on ne peut pas dire que ce fut tout particulièrement aimable, mais elle savait bien quelle était l'intensité des ennuis, c'était de l'ordre du sentimental, il ne pouvait pas y avoir grand-chose de plus moche. De ce fait, elle pardonnait d'office la froideur rencontrée dans ce court échange. On lui apprit qu'Ulaan était passé à Hoeilaart deux jours auparavant. Il n'y eut aucun détail sur le contenu de son passage, mais il ne reviendrait pas, il fallait le chercher ailleurs. Léna ne possédait pas son adresse (sincèrement) parce qu'elle n'en voulait pas. Pour en savoir plus, il fallait contacter un certain Thomas, situé à Hoeilaart aussi, Mousinstraat. Pas de numéro de téléphone à sonner bien malheureusement, il fallait débarquer à l'improviste, avec les risques que ça pouvait comporter.

Sans même avoir mangé, Julie prépara son petit sac et se prépara à descendre l'escalier. Elle comptait y aller immédiatement, elle désirait expédier cette affaire dans la fulgurance. Au plus vite c'était classé, au moins elle allait perdre Adélie. Alors qu'elle dévalait l'escalier, elle fut prise d'assaut par un flash d'images confuses très rapides. C'était extrêmement condensé. Ces tableaux prenaient le dessus sur toute la réalité, on lui collait un masque sur les yeux. Comme une succession stroboscopique, il y avait un avion en feu, des chairs déchirées, de la fumée noire et beaucoup de malheur. Les gyrophares des ambulances lançaient des éclairs bleus, l'agitation des hommes tordaient les visages, les arbres étaient arrachés - tout cela était très moche. L'afflux d'images fut tellement violent qu'elle perdait l'équilibre dans sa course, s'écrasant lamentablement dans les marches. Elle termina la descente en roulés-boulés. L'un de ses chaussons vola en l'air tandis qu'elle se tordait la cheville de l'autre jambe. Incapable de prévoir les coups, elle tentait d'amortir la chute comme elle le pouvait, il n'y avait rien à faire ; c'était perdu. Dans un boucan de tous les diables, elle se retrouva sur le carrelage du rez-de-chaussée, l'impression d'être en mille morceaux. Ses cheveux masquaient son visage, elle n'y comprenait plus rien. Dans ce chaos, elle ne savait même plus si elle était dans l'accident d'avion ou dans son escalier. Les images avaient une persistance insoutenable. Il n'y avait encore personne pour l'aider, les parents n'étaient pas rentrés du boulot. Elle se releva comme elle le pu et alluma la lumière. Ce n'était que la réalité, une pièce nue : pas d'incendie, pas de branches d'arbres déchiquetées. C'était dur à accepter, mais il n'y avait pas eu de crash d'avion - rien rien rien. Au prix d'un effort considérable, elle évacua toutes ces visions de son esprit. Ce n'était que de la chimère, il ne fallait pas y donner du crédit, en tout cas certainement pas maintenant. Sa cheville était endolorie, ça allait promettre pour la suite. La masser n'y changeait pas grand-chose. Elle avait retenté le même coup de l'adresse dans google pour obtenir le numéro de téléphone de l'individu intitulé Thomas, ça n'avait pas fonctionné cette fois-ci. Fidèle à son obstination (elle devait bien y arriver), elle se leva, en grimaçant de douleur. Chaque pas la tenaillait, c'était piquant. Elle avait envie de se crier dessus, pourquoi avait-elle laisser cette fichue imagination prendre le dessus ? Elle se tançait des mots les plus durs. Malgré tout, la clé rentra dans la serrure, elle ferma derrière elle et partit tant bien que mal…

C'était une petite maison dans un quartier résidentiel sans âme, une route en impasse, un lampadaire penché délivrant une lumière blafarde, une triste ambiance. Heureusement pour elle, ce n'était pas trop éloigné de l'arrêt d'Hoeilaart. Chaque pas portait sa petite part de torture. Elle eut du mal à trouver. En réalité, l'entrée n'était pas au rez-de-chaussée, la bonne porte était celle située au sommet d'un petit escalier en caillebotis. Franchement, il fallait le savoir… Lorsqu'elle donna un coup de sonnette bref, une sourde appréhension vint gémir en elle. Qu'allait-il se passer encore une fois ? Il fallut attendre un petit bout de temps avant que ça s'ouvre, pourtant l'appartement sous les combles n'était visiblement pas très grand. Peut-être que la personne était en train de s'apprêter. Enfin, la porte s'ouvrit. C'était une fille de mon âge, peut-être un peu plus jeune. Elle avait le visage pâle et émacié. Ses mains étaient osseuses. Quand elle regardait, on avait l'impression qu'elle s'excusait de vivre. Je ne sais pas pourquoi il se dégageait d'elle tant l'impression d'inquiétude, elle était visiblement mal à l'aise. Pour écourter cette rencontre gênante, j'allai droit au but :
-Bonsoir, excusez-moi de vous déranger, je cherche à rencontrer Thomas. Est-ce bien ici ?
La personne en face de moi ne savait pas quoi répondre. Elle ne savait plus où se mettre. Elle se mit à ahaner quelques syllabes rauques que je ne comprenais pas. J'osais encore lui demander " pardon ? " lorsque dans mon idiotie, je prenais conscience que cette personne ne savait tout simplement pas parler. Elle me fut immédiatement sympathique et je lui montrai par un grand sourire que j'avais compris. Elle me fit signe de patienter un instant avec ses mains. Elle revint avec un téléphone. Ah, il n'était pas là mais j'allais pouvoir le joindre, sauvée !
-Bonsoir, excusez-moi de vous déranger, vous êtes bien Thomas ? Oui, je vous téléphone de chez vous, je suis désolée, je pensais vous rencontrer mais j'ai dû passer à l'improviste. Je venais sur le conseil de Lena, que vous semblez connaître. Je cherche à joindre de toute urgence une personne qui s'appelle Ulaan. Est-ce que vous sauriez m'aider ?
-Déjà, vous ne dérangez pas du tout, il n'y a pas de problèmes. Ulaan, vous allez avoir du mal à le trouver en ce moment, il est en train de déménager. Je pense qu'il est à Rixensart mais je n'ai pas l'adresse sur moi. Vous savez quoi, demandez à Audrey de regarder dans mon carnet de téléphone, il faut chercher à A. Il y a une adresse rayée et une correction juste à côté. Il y a beaucoup de noms mais vous le trouverez, il y a de grandes chances qu'il soit indisponible mais essayez quand même.
-Un tout grand merci, vous m'aidez beaucoup…
-Pas de problèmes, bonne chance.
Je me dirigeai vers Audrey avec une gêne certaine, je me décidai à affronter ma peur. C'est crapuleux d'être à ce point mal à l'aise avec les personnes handicapées. Je faisais de mon mieux pour lui demander l'information avec le plus de naturel possible. Il ne fallait surtout pas la stigmatiser.
-Thomas m'a dit de chercher dans son carnet d'adresses à la lettre A, pouvez-vous m'aider ?
Bien entendu, je n'obtins pas de réponse, mais elle chercha avec empressement un petit carnet rouge aux bords élimés. Je tenais enfin en main ce que j'avais besoin. Adélie pouvait être fière de moi…

Afin de ne pas perdre de temps, j'appelais immédiatement après être sortie de la maison. Je savais bien que c'était de l'empressement et qu'il y avait de grandes chances que ce soit vain, mais je voulais tenter tout de même ; ici ou ailleurs, c'était la même chose. A chaque sonnerie, je me sentais un peu plus oppressée. J'avais peur qu'il décroche, c'était pourtant ce que je voulais. C'était un étau pour ma gorge, j'avais l'impression que je n'arriverais jamais à parler. J'entendis un " allo " net et incisif. En quelques secondes, je mettais en jeu toutes mes recherches.
-Bonsoir, c'est bien Ulaan Arghun ?
-Oui oui, c'est bien moi…
-Je suis Julie, une amie d'Adélie. Je vous appelle parce qu'on a de gros problèmes avec le silex. Est-ce que vous accepteriez de me renseigner ?
-Oui bien sûr Julie, je vois bien qui tu es. Passe à la maison quand tu le souhaites, je suis à Rixensart. Bon, je sais pas où tu as eu mon numéro, cette personne a certainement dû te dire que je suis en plein dans les affres du déménagement, c'est pas joli à voir, mais je suppose de toute façon que ce n'est pas l'esthétisme de la maison qui t'intéresse…
-Je ne veux pas venir !
-Pourquoi donc ? Tu as peur ? Honnêtement, tu ne le devrais pas. Adélie a foutu en l'air ma vie avec ce qu'elle a accompli, mais j'ai bien conscience qu'elle ne l'a pas fait exprès. Tu sais, c'est réglé maintenant. Elle a payé le prix, elle a rendu cet objet. Je n'ai plus aucune raison de vous en vouloir, mon cœur est apaisé.
-Mais… Comment une fille si douce peut-elle ruiner une vie ? Adélie, c'est la définition du mot gentillesse dans le dictionnaire…
-Viens un de ces jours et je te raconterai.
-Je… J'hésite, nos problèmes sont vraiment très urgents, mais… C'est bête, je n'ai pas mangé et je meurs de faim. Est-ce qu'on peut reporter ça à demain soir ?
-J'ai de la quiche lorraine si tu veux, elle est quasiment prête. Allez, je t'attends !
-Je ne devrais pas… Vous savez que je vais mourir de peur devant une crapule comme vous ? Je suis quand même quelqu'un de timide moi… Est-ce que vous me promettez de ne me faire aucun mal, mais promettre vraiment ?
-Oui bien sûr Julie, je te le promets, je n'ai plus aucune raison d'agir dans le mal. Je suis situé rue du Patch à Rixensart. Je t'attends. Ne te presse pas, fais à ton aise…

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J'étais devant une toute petite maison. C'était comique parce qu'elle était entourée de deux colosses de pierre, les voisins n'avaient pas lésiné sur la dimension des constructions. Plus d'une fois sur la bruyante route d'accès, j'eus des hésitations. Est-ce que c'était vraiment sérieux d'aller chez un tueur en série qui avait menacé Adélie en son plus fragile ? Cette dernière aurait hurlé au scandale, que je n'étais qu'une foutue têtue et que j'avais fait prendre des risques inconsidérés au groupe tout entier. En plus, j'étais dans sa ville, j'aurais presque pu dire " son territoire ". Rixensart c'est quasiment un village. Décidément cette soirée infernale me faisait bien peur. J'hésitais à prévenir Adélie de ma présence ici. Je me disais qu'elle allait vouloir venir in extremis, or j'avais des plans très précis. Je choisissais d'appeler Jérôme pour l'avertir de la rencontre et lui donner la localisation exacte du bazar. Il se rendit bien compte que la situation était très tendue, toutefois il ne fit aucune remarque désobligeante. Lorsque je sonnai brièvement, à la porte de cette petite maison, je me dis qu'il était trop tard, la marche arrière était impossible. Il prétendait me connaître, on ne s'était pourtant vu que trois minutes aux confins de la nuit. Il aurait voulu me trucider, il l'aurait fait depuis longtemps. La porte s'ouvrit et révéla un petit monsieur aux allures sveltes. Il devait être sacrément musclé, il était large et fort. Ses yeux n'étaient que des fentes, ses joues étaient rouges, c'était comique, il ne ressemblait pas au personnage cagoulé. Adélie m'avait dit qu'il était très probablement d'ethnie mongole. Ses cheveux noirs étaient tellement lisses qu'ils faisaient des reflets avec la lumière du lampadaire. Dans un grand sourire (dont je me méfiai), il m'invita à rentrer. C'était loin d'être le gros bazar comme il avait pu le décrire, on voyait juste que ce n'était pas fini mais c'était déjà agréable.
-Installe-toi à table Julie, je ramène le plat…
Ca sentait bon et affamée comme elle l'était, ça donnait envie. Elle était à des kilomètres d'imaginer qu'elle allait se retrouver un jour à cette table dans cette situation là. Ca lui faisait penser à un mauvais film.
-Alors... Raconte-moi tout, dis-moi ce qui te fait venir jusqu'ici.
-La pierre influe sur nous. Avant de vous la rendre, nous avons compassé chacun notre tour, juste pour voir quelle impression ça pouvait donner, c'était innocent, ce n'était que de la curiosité.
-Compasser ? Qu'est-ce donc ?
-Vous ne connaissez pas ? En entrant la pointe d'un compas dans un trou, ça permet d'arrêter le temps.
Soudainement, Julie se ravisa. Elle en avait trop dit. En plus, elle parlait de ça comme si c'était quelque chose d'aussi banal que l'épluchure d'un oignon. Si Ulaan ne connaissait pas, à quoi bon lui décrire ? Il ressemblait parfaitement à quelqu'un qui pouvait en abuser. Elle se mordit les lèvres, elle voulait rattraper les paroles, mais il était évidemment bien trop tard. Le ballon dévalait les escaliers, elle était loin derrière.
-Cette pierre ne cessera jamais de m'étonner... Mais revenons donc au sujet, pourquoi venir ici ?
-C'est très simple. Comme je l'ai dit, nous avons utilisé le silex, nous étions trois. C'était le jour même où nous vous l'avons rendu. Depuis, nous sommes aux prises de très violentes hallucinations. Des images terribles et fugaces prennent le dessus sur la vie réelle, ça dure quelques secondes. Comme par hasard, nous sommes trois à être concernés et ces horribles visions arrivent en même temps. Est-ce que ceci serait lié à la pierre, du genre quelqu'un qui l'actionne ? Est-ce que nous sommes guidés comme par une télécommande ?
-Honnêtement, je n'en sais rien. Je me doute que c'est une réponse qui va te décevoir, mais je ne peux rien dire d'autre. Cette pierre est bien étrange. Si tu veux mon avis, je pense que ces visions s'alimentent de tes plus grandes peurs, il faut creuser à partir de là.
-Pourquoi ? Je ne comprends pas.
-C'est très simple, tu as surpassé ton angoisse de venir ici, c'est donc que ces peurs sont plus fortes. C'est une simple déduction, tu es devant moi. Je te conseille de ne pas tant te focaliser sur cette pierre mais plutôt de chercher en toi les réponses à ces questions. Elle est inerte cette roche, toi tu ne l'es pas.
-Inerte peut-être, mais elle a des pouvoirs énormes, dont certains que vous ne soupçonnez même pas.
-Oui c'est vrai, elle a sauvé une vie. Je dirais, pour que tu n'aies pas trop l'impression d'avoir perdu ton temps, cherche plutôt à savoir qui a été mettre la roche en haut du palais. Je pense que ça t'avancera beaucoup plus dans tes recherches. Je ne pense pas que la résolution soit dans la mise à plat d'un grand secret. Je dirais plutôt que ça se trouve dans ton entourage. A qui en as-tu parlé ? Qui aurait pu être intéressé ? Qui aurait les connaissances suffisantes pour la manipuler ? A mon avis, ce sont déjà de bien grandes questions et tu auras des difficultés à trouver un aboutissement. La solution ne se trouve pas dans une magie à laquelle nous ne croyons pas. Elle est en nous.
-Ce sont de bien belles paroles, mais effectivement, ça ne me fait pas avancer. S'il n'y a aucune magie, alors pourquoi avoir mis en œuvre un tel acharnement et une telle violence pour la récupérer ? Je touche peut-être à quelque chose de sensible, il ne faut pas vous sentir obligé de me répondre…
Il semblait assez gêné, en effet. C'était étrange, je n'arrivais pas à me l'imaginer humain. Pour moi, ce n'était qu'un monstre. Il me semblait si excessif dans ses descriptions, Adélie n'avait rien pu faire sur sa vie, ce n'était pas vrai. Il alluma une bougie, puis il s'engagea dans une longue explication. Je n'arrivais pas à croire que ça pouvait être véritable, je ne l'intégrais pas, je ne faisais qu'enregistrer chaque parole comme un évangile.
Cette pierre provient d'un endroit inconnu. Le père de Lena l'a récupérée par hasard dans le camion d'une prostituée. C'était il y a très longtemps, ils ont partagé un thé noir et sympathisé sur leurs détresses communes. Cette roche pourrait aussi bien provenir des steppes de Russie que d'un simple village de Belgique - on ne le sait pas. Elle traînait dans le jardin chez Léna, sur un parapet, c'était ainsi depuis que j'habitais la Kruikenstraat. L'objet était abandonné là, tout le monde s'en moquait. Un soir il y a deux ans, j'ai pris cette pierre et je l'ai déposée dans la cruche. C'était un symbole si tu veux, je faisais ça pour lui prouver mon amour, marquer ce concept de quelque chose de physique. Cet acte eut bien plus de conséquences que prévu, des actions sur le temps que je ne décrirai pas parce que ce serait trop long et compliqué. Quoi qu'il en soit, la présence de la pierre avait comme effet secondaire un sortilège sur Léna. C'est un bien grand mot pour ce que ça pouvait représenter. Disons que ça influait positivement sur la solidité de notre amour - nous avions déposé le silex à deux, les mains jointes sur la pierre, ça a symbolisé une union impérissable. Ne me demande pas pourquoi cette magie, je ne le sais pas. Lorsque ton amie Adélie a emporté la pierre, toute cette relation s'est effondrée. C'est pour ça que je suis là aujourd'hui. Nous ne sommes plus ensemble. Je pensais pouvoir recréer le sortilège en possédant la pierre. Ca a échoué. Il était trop tard. La réalité et le dégoût avaient déjà repris possession de la vie de Lena, elle a refusé la cruche. Nous avons été jeter cette roche dans un étang à La Hulpe il y a quelques jours. Ce lieu est le cimetière de mon amour. C'est le seul endroit possible. Historiquement ça ne pouvait pas se trouver ailleurs. Là encore, je n'expliquerai pas pourquoi. Tu peux considérer que la roche n'existe plus. Sauf en cas de besoin extrêmement impérieux, seulement basé sur une question de vie ou de mort, ce silex sera définitivement gisant dans la vase. La récupérer des mains d'Adélie a été une manière de tuer tout espoir. Il est moins douloureux de vivre une rupture que de souffrir dans une éternelle expectative insatisfaite. Est-ce que cela répond à ta question ?
-Oui effectivement, un peu, même si ça reste confus et compliqué… Je ne sais pas ce que réserve l'avenir, mais quoi qu'il en soit - on ne sait jamais ce qu'il peut arriver dans ces périodes troublées - il ne faut pas en parler à Adélie. Vous vous êtes attaqué à quelqu'un de fragile, vous auriez pu éviter toute cette violence. N'était-il pas plus simple d'aller en discuter de manière pacifique, tout simplement ?
-Ne jugeons pas ce passé, c'est fait c'est fait. De ce que je vois, c'est surtout votre futur à vous tous dont il faut s'occuper et malheureusement, je ne peux pas faire grand-chose.
-Je pensais chercher des pistes pour progresser, finalement je me rends compte que les portes se ferment. Je vais sortir de là sans savoir que faire. A la limite, je dirais presque que je recule.
-Je ne sais rien, je te l'ai dit. Je vais tout de même partager mon expérience, c'est-à-dire ce que je ferais dans ta situation. Je pense que ce que tu dis est vrai. Il se passe quelque chose, probablement grave, je ne sous-estime pas les complications que le silex peut tisser dans les vies. La panique ne te mènera à rien. Analyse la situation froidement. Tes visions sont elles vraies ? Non. Détruis-les, ne leur donne aucun crédit. Elles n'auront plus une si grande prise sur toi. Ensuite, cherche d'où vient ton problème. C'est une énigme. Ce n'est pas grave. Il ne faut pas chercher la solution au Pérou, elle est sous ton nez. Fouille à Dachsbeck, c'est un point de départ. Examine, étudie, épluche, scrute, dissèque. Qu'est-ce qui a pu amener cette pierre là-haut au palais ? Si ce n'est pas la réponse, ça en sera au moins de bons points de départ.
-D'accord Ulaan, merci…
-Tu peux couper ton enregistreur dans ta poche droite maintenant. Je n'ai plus rien d'intéressant à dire.

//
Julie sortit de là complètement usée. Malgré un aspect proche de l'amitié, elle se doutait bien que ça avait été une entrevue piégée. Sans rien dire, elle avait pourtant beaucoup révélé - ça ne pouvait être autrement, Ulaan la menait là où il le voulait, elle s'était joliment fait berner car elle avait décrit sans ambages dans quel état dramatique se trouvait le petit groupe. De toute façon, au point où l'affaire se situait, il n'y avait plus grand-chose à perdre. Elle hésitait à aller voir Adélie maintenant ou à rentrer chez elle. Au vu du faible contenu de révélations et de l'heure tardive, elle choisit de rentrer et même au-delà, de ne rien révéler le lendemain. Il fallait encore que ça avance. Jérôme devait la soutenir, elle se sentait faible et un peu perdue. Ca n'allait pas être une paire de manche de démêler tout ça. Dans le train, lorsqu'elle consulta son GSM qu'elle avait laissé sur silencieux, elle constata qu'Adélie avait tenté de la joindre deux fois et Jérôme une fois. Ce n'était même plus un étonnement.
Ce fut une nuit d'encre.

Au petit matin, elle se débrouilla pour arriver en avance. Elle voulait mettre Jérôme au courant. Elle avait l'angoisse de ne pas y arriver, que tout ressorte confus. Dans le métro, elle avait recommencé les mêmes tirades sans arrêt, mais à chaque fois ça s'embrouillait jusqu'à n'être plus rien du tout qu'un gros cafouillage. Alors qu'elle passait la petite porte de Dachsbeck sous l'égide d'un Saint-Michel doré franchement pas très protecteur, elle finit par se décider à faire chronologique. Lorsqu'elle le vit, il n'arborait franchement pas un grand sourire mais plutôt le visage de l'affliction. Alors qu'il embrayait directement sur le rêve de la veille, elle l'interrompit, il y avait plus important à régler immédiatement : trouver des pistes à creuser. Elle lui expliqua l'entrevue et l'enregistrement qu'elle avait fait en stoem (passablement raté parce qu'elle s'était faite remarquer par le très léger bourdonnement de la machine), elle lui donna rapidement les grandes lignes - c'était faible et tarabiscoté, difficile à comprendre, toutefois l'heure de pause à midi allait aider à amorcer l'engrenage décisif de l'enquête. Jérôme, pour l'instant ce qui est important, c'est que tu me dises si tu as parlé de cette pierre et de ses effets à quelqu'un.
-Personne ! Comment veux-tu que je parle d'un objet pareil, je serais pris pour un fou.
-Oui je veux bien te croire, pourtant il s'est passé quelque chose. Je vais demander à Adélie et Tiên, on verra ce qu'elles en diront. Il faudra peut-être que je leur révèle ce qu'il s'est passé hier soir. Je n'en ai pas envie mais je ne mentirai pas. On verra si j'en suis contrainte. Il faudra aussi voir avec Benjamin, Caroline, Yaroslav, Mokhliss, tout le monde en fait. La ligne de conduite, c'est qu'on explique le moins possible. Il faut prendre un air dramatique et les pousser à répondre sans que toi-même tu craques. Ca ira, tu t'en sens capable ?
Ils étaient dans à l'étage, sous la pendule qui n'était pas à l'heure, elle était collée sur un tableau, ça faisait bizarre. Adélie était avec Soukaïna, elle les regardait de loin. Elle devinait toutes les messes basses, ça paraissait certain. Ca gênait Julie d'avoir si peu de temps et d'agir sous fortes contraintes. Elle descendit les escaliers verts à toute vitesse, son cœur s'agitait sous sa veste noire. Les pensées s'entrechoquaient dans une certaine confusion.
-Adélie, as-tu parlé du silex à quelqu'un ?
-Bonjour Julie.
Adélie la toisait durement. Ce n'était pas tant le manque de politesse qui la brusquait, c'était aussi le ton péremptoire. Ce qui se justifiait pour Julie en pleine urgence ne l'était pas pour Adélie, qui s'était volontairement mise hors-jeu. Elle s'excusa rapidement, puis implora rapidement une réponse, il fallait agir sans perdre une seule seconde. Ce n'était pas de gaîté de cœur qu'une réponse fit son apparition aux lèvres d'Adélie.
-Oui j'en ai parlé. Mes parents sont au courant de tout. J'en ai aussi parlé en détail à toi et à Caroline. Elle était sur la liste, c'est donc normal que je lui en aie évoqué les grandes lignes. Ma petite sœur est au courant de quasiment tout. Je vous interdis de lui parler de tout ça, elle est fragilisée depuis l'attaque qu'elle a subie.
Alors que la sonnerie dispersait son tintamarre, Julie arrivait à placer ses derniers mots tant bien que mal :
-Nous devons retrouver la personne qui a placé la pierre dans le palais.
Adélie haussa ses épaules. Tout cela l'indifférait. Au-delà même, c'était une perte de temps.
-Si vous n'avez que ça à faire…
Souki jetait un regard interrogatif. Elle ne comprenait rien à cette discussion tendue, on ne lui en avait jamais rien dit. Ca lui semblait bien étrange.

Durant les cours, des petits papiers circulaient. Julie posait les mêmes questions à chaque personne concernée, elle suivait à la lettre les instructions d'Ulaan. Ca n'apportait que de la stérilité, tout le monde répondait non, y compris Caroline. Pourtant, elle était franchement susceptible d'avoir diffusé de l'information. Elle se reconnaissait volontiers comme la plus extravertie du groupe (sans compter Sophie, mais cette dernière n'était au courant de rien, si ce n'est que Tiên endurait une période difficile). Caro avait touché trois mots à son copain, mais cela ne concernait que l'expérience spéléo de Koekelberg - bref, rien de bien confidentiel.

A la récréation, Julie profita d'une brève absence d'Adélie pour foncer rue de la Paille et aller y voir Claire, c'était gravement braver l'interdiction, elle se disait qu'elle risquait de solides ennuis. Pour son amitié, c'était un tremblement de terre. Claire était tranquillement en train de discuter avec quelques amies de seconde, elle se cachait derrière l'alignement d'arbres. Dans cette deuxième cour, il était peu probable qu'Adélie débarque, sauf pour faire de la surveillance, autant dire que ça restait extrêmement improbable. Julie se tordait nerveusement les mains. Elle n'avait jamais fait un coup pareil à son amie de toujours. Même si c'était pour son bien, elle se sentait cruellement en faute vis-à-vis d'elle.
-Bonjour, je suis une amie d'Adélie. On s'est déjà vu en allant à la Gare Centrale. Je ne sais pas si tu te souviens.
Petite Claire se cachait derrière une certaine timidité, on lisait aussi sur son visage qu'elle était épouvantablement contrariée d'être interpellée de cette manière, ce n'était jamais arrivé. Ca présageait quelque chose de parfaitement anormal.
-Claire, je n'ai qu'une question et je te laisse tranquille : as-tu parlé du silex à quelqu'un, mis à part tes parents ?
Il fallut un certain temps pour qu'elle accepte de répondre, elle était gênée et ne savait pas quels mots utiliser pour formuler correctement ses phrases. Elle finit par dire oui. J'en ai parlé à monsieur Dathy. J'ai eu un zéro en latin. Au regard noir, on aurait dit qu'elle tenait Julie pour responsable de cet échec. Elle en voulait autant au zéro pointé qu'au rocambolesque macabre de cette histoire. Cette réponse était suffisante, c'était une première clé. En partant, Julie lui demanda de ne surtout pas en parler autour d'elle, mais elle savait parfaitement que dès le train du soir, c'en était foutu. Il fallait trouver une résolution avant seize heures. Mission impossible. Julie avait envie de courir pour défier le manque de temps. Elle se remémorait les paroles d'Ulaan. Après tout, il avait raison, ce n'était que de la précipitation de gesticuler sans aucune pensée précise. Alors que la récréation n'était pas loin de toucher à sa fin, elle se décida tout de même à affronter la dure réalité, il fallait aller dans la salle des professeurs. Elle grimpa l'escalier de fer forgé à toute vitesse, certaines personnes obstruaient le passage, ce n'était pas facile.

C'était un lieu où les élèves n'osaient pas rentrer, ou seulement en demandant à Jenny. On ne dérange pas innocemment un professeur durant sa pause. Elle trouva monsieur Dathy dans le fond de la salle, assis à la grande table en bois, en train de discuter. Elle se sentait de trop dans cette petite salle bruyante, fixant tour à tour la cafetière et le vieux papier imprimé racontant qu'il est interdit de cracher par terre. De nombreux autres professeurs allaient l'écouter, c'était intenable. Ce n'était pas qu'elle soit timide au-delà du raisonnable, mais là c'était de trop, assurément. Pour défigurer le malaise mais palier à l'urgence tout de même, elle se proposa de postposer cette entrevue.
-Bonjour monsieur Dathy, excusez-moi de vous déranger, j'ai des choses importantes à vous demander, est-ce que nous pourrions nous voir ce midi ?
Il la toisait d'un regard dur. Ce n'était pas du mépris. Au contraire de nombreux autres établissements, les élèves d'ici étaient plutôt agréables. Ca générait de l'estime, mais ce maître de conférence à l'ULB n'avait franchement pas de temps à perdre. Entre le grec et le latin, la philologie et tout ce qui s'y rapportait plus ou moins directement, les journées étaient bien chargées.
-Voyons ça tout de suite…
-Je suis désolée, mais il faudrait du calme, c'est un peu long et compliqué.
-Bon, alors présentez-vous juste après la fin du cours, à midi, je serai en 204. Nous essaierons de régler votre petit problème rapidement.
Julie sortit de là soulagée. Elle savait bien que les heures à venir allaient être ravagées par de multiples pensées confuses, mais il y avait déjà quelque chose de gagné, pour de vrai : ça avait avancé d'un grand pas. De retour dans son entourage habituel, elle s'assit essoufflée. Adélie avait bien remarqué son absence, ce n'était pas si fréquent de ça (surtout au vu de l'aspect de précipitation, qui malgré tout se faisait ressentir), toutefois elle ne fit pas de remarque désobligeante.

A midi, elle pris la fuite quelques secondes à peine après le son aigre de la sonnerie. Elle dévalait les escaliers à toute vitesse, ça lui déchirait la cheville de douleur. Ce n'était pas le bon moment et ça ne s'arrangeait pas, loin de là, c'était une épreuve supplémentaire. Dans la salle de cours qu'on lui avait indiqué, le professeur était toujours là, mais il discutait avec certains de ces élèves, des cinquièmes. Elle se mit un peu en retrait, en attendant que ça se termine. Intérieurement, elle se disait : vite, vite, vite… Quand ce fut enfin son tour, la salle s'était vidée des derniers étudiants studieux. C'était le moment idéal, elle se félicitait intérieurement d'avoir pu arriver jusque là en si peu de temps.
-Monsieur Dathy, je viens vous voir pour un problème grave. Je vous demande de garder une entière confidentialité s'il vous plait.
-Pardon ? Je ne comprends pas. En quoi suis-je concerné par un sujet confidentiel ? Expliquez-vous.
-Il y a une semaine, une de vos élèves est venue vous parler d'une pierre, un silex, apparemment pour se justifier de mauvais résultats d'un devoir de latin. Est-ce que cela s'est réellement passé ?
Visiblement, cette question ne lui plaisait pas, il ne comprenait pas qu'est-ce qu'il pouvait y avoir de si catastrophique là-dedans, (car effectivement, Julie avait une figure d'effarement).
-Oui en effet, une élève est venue me voir.
-Qu'est-ce qu'elle vous a raconté à propos de cette roche ? En fait, c'est surtout la seconde partie qui m'intéresse : est-ce que en auriez parlé à quelqu'un de votre entourage, ou est-ce que cela vous a intéressé plus ou moins directement ?
-Je suis désolé, mais je ne comprends pas où vous voulez en venir. C'est une enquête ? En quoi dois-je vous répondre ? Expliquez-moi d'abord ce qui vous amène auprès de moi. Vous traitez cela comme un sujet brûlant et j'avoue en être étonné. Qu'est-ce qui est si important ?
-Je ne peux pas tout raconter. C'est trop long et trop complexe. Considérez que c'est une pierre précieuse. Elle a été " volée " par mégarde, puis rendue à son propriétaire à la suite de péripéties et d'évènements difficiles. Cette affaire nous a mis en contact avec la roche. Depuis, nous sommes trois élèves à avoir de très graves problèmes. Là encore, je ne peux pas donner la description de ce qu'il se passe dans tous les détails. Dire que la pierre est radioactive et qu'elle a laissé une empreinte sur nous, ça approcherait globalement l'idée de ce qu'il se passe, même si ce n'est pas réellement ça. Je réitère ma question, en avez-vous parlé, ou avez-vous fait quelque chose ?
-Oui oui, j'ai agi suite à ça, mais franchement, il n'y a rien de grave, ça ne justifie pas votre panique. J'en ai touché quelques mots à un géologue de l'ULB. Je vais aller le voir ces jours-ci, je vais aller lui poser quelques questions par rapport à une éventuelle 'contamination', mais honnêtement, je ne vois pas…
-Je veux y aller ! Dès que possible, cette après-midi même ! C'est très urgent.
-Je suis désolé, c'est injustifiable, il est très occupé, et…
-Monsieur Dathy, nous sommes trois à avoir posé la main sur cette pierre, nous sommes les trois mêmes à être gravement malades. Il serait criminel de votre part de faire de la rétention d'information dans le cadre d'un problème de cette intensité. Ne nous sous-estimez pas, je ne suis pas venue vous voir pour faire l'intéressante. On a bien plus urgent et dramatique à régler aussi vite que possible. Laissez-moi le contacter…
-Bon, vous me dérangez avec votre empressement, mais soit… Je vais l'appeler, revenez à treize heures trente, je vous donnerai ses possibilités, s'il en a.

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Lorsque Julie entra dans l'enceinte du Solbosch, elle se sentit comme élevée. Si tout se passait bien, c'était là qu'elle allait continuer sa scolarité : l'université et l'émulation d'un univers de grands. Elle avait envie que le temps passe vite pour y être déjà, tout semblait si intéressant, c'était un monde touffu aux couleurs chatoyantes. Cette charnière de vie n'allait pas être évidente à vivre, il s'imposait Dachsbeck à quitter, un évènement redouté. Tout cela était de toute façon de la prospective. A vrai dire, elle n'était même plus sûre d'être encore vivante plus loin que ce soir même. Selon les indications précises qu'on lui avait données, il s'avérait relativement aisé de s'orienter dans le labyrinthe de l'université. C'était au quatrième étage. Plutôt que de prendre l'ascenseur, qui n'avait franchement pas l'air rassurant, elle se lança dans les escaliers et dans le dédale de couloirs. Ca la fit sourire de voir un panneau dans un coin de mur : rue de la Chimie. Ca lui rappelait ses infortunés amis qui avaient tenté de voler le panneau de la rue de la Fraternité. Bien évidemment, cette crapulerie avait majestueusement loupé, ça s'était terminé au poste. De manière soudaine, les coursives furent encombrées d'armoires poussiéreuses, toutes remplies à craquer d'échantillons minéraux et de mémoires usés par le temps. Bien qu'elle se moquât éperdument de la géologie, cette ambiance de vieux musée lui plaisait énormément. Dans le choix de l'université, il n'était pas impossible que cette petite visite improvisée influence ses désirs. Elle jeta un œil à son téléphone, toujours pas d'appel furieux d'Adélie, elle avait voie libre pour agir. Elle ressentit de l'appréhension juste avant de frapper à la porte. A vrai dire, c'était devenu une habitude, elle ne s'en préoccupait même plus. Sans que personne ne réponde, elle ouvrit. Après tout, elle n'allait pas rester comme une idiote dans le couloir en attendant que quelqu'un passe, le temps était compté. La pièce était un magnifique capharnaüm d'assistant, il y avait des papiers, des boîtes et des roches de partout. En naviguant un peu au hasard, elle finit par trouver quelqu'un, cette personne était devant un ordinateur vieillot, il était probable qu'elle n'avait rien entendu.
-Bonjour, excusez-moi de vous déranger, surtout qu'il est tard, je cherche monsieur Mauer…
-Bonsoir, c'est moi-même. Vous êtes l'élève de Philippe Dathy ?
-Oui… Je désolée de m'imposer, on m'a dit que vous n'aviez pas beaucoup de temps, je vais être assez brève. Monsieur Dathy vous a parlé d'une pierre à ce qu'il parait. Cet objet nous pose de gros problèmes actuellement. Etant donné que vous êtes minéralogiste, peut-être que vous sauriez nous aider ?
Il se leva de son siège. Il était immense. Il me faisait penser à la tribu des Urubus dans les cités d'or, je m'abstenais surtout de lui sortir une aussi grosse connerie. Il devait facilement avoir soixante ans, il possédait un fort ascendant sur moi. Lorsqu'il réajusta ses lunettes pas lavées depuis des semaines et des semaines, il me sembla qu'il était gêné par ma demande. La suite et la volubilité de ses paroles allaient pourtant prouver le contraire.
-Je suis au courant de ce que vous recherchez. Ce n'est pas un sujet facile. Sauf si je ne m'abuse, vous n'avez pas de connaissance solide en minéralogie.
-Je suis désolée de vous interrompre, mais en fait la constitution spécifique de cette pierre m'indiffère. Ce qui compte pour moi, le plus pur essentiel, c'est de stopper nos problèmes. En fait, considérez que nous avons été contaminés par le caillou, mais une irradiation propre aux qualités de cette roche. Ce que je cherche, ce n'est pas de comprendre le phénomène, c'est de trouver le médicament.
-Hum… Dites-moi ce qu'il se passe.
-Nous sommes trois à l'avoir touchée de nos mains, sans protection, nous sommes trois à avoir des hallucinations d'une extrême violence. Elles sont provoquées par un facteur extérieur que nous ne connaissons pas, elles arrivent aux mêmes heures pour tout le monde.
-Oh-oh, ça ne va pas être facile. Je vais vous expliquer ce que je sais. Vous ferez le cheminement avec moi et avec vos connaissances, vous complèterez… Vous verrez que ce n'est pas grand-chose, vous perdez votre temps ici. Donc voilà, le silex est une roche de la famille des silices. Dans la même famille, vous trouvez le quartz. Je ne sais pas si ça vous dit quelque chose, c'est utilisé dans beaucoup d'applications industrielles, dont une qui vous sera facile à comprendre : les montres. Lorsque l'on soumet la roche à un faible courant électrique, celle-ci répond par une vibration qu'on appelle fréquence. Pour simplifier, je dirais que cette vibration a toujours le même rythme. C'est ce qui permet d'étalonner les montres, de leur donner l'impulsion de la seconde. Votre silex est donc animé d'un petit cœur. Il se met en route si on lui donne les conditions nécessaires. C'est un battement en quelque sorte. Bien entendu, vous ne l'entendez pas. La fréquence est imperceptible par un humain. Cependant, cette pierre n'est pas 'complètement morte'. C'est une image, bien entendu. Je ne voudrais pas que vous considériez ces propos imagés comme de la mièvrerie, c'est juste pour faire comprendre. On va continuer, mais ça va se compliquer… Cette vibration est utilisable pour des applications très diverses. L'ordinateur qu'il y a ici, il contient des condensateurs bourrés de silice. Je ne peux pas dire à quoi ça servait dans la cruche mais…
-Comment connaissez-vous cette cruche ? Je n'en ai jamais parlé…
Il fit un clin d'œil qui me déplut profondément. Je n'avais ni envie de plaisanter ni le souhait de perdurer dans des cachotteries.
-C'est vous qui l'avez monté au dôme du palais de justice !
-Raté Julie, ce n'est pas moi… Je suis parfaitement au courant, mais ni moi ni mon entourage ont fait cela. Laissez-moi continuer, les explications viendront… Je reprends cette histoire de vibration. La pierre a été mise dans une cruche ronde. La déduction que je fais est très simple, ça a servi d'amplificateur. La personne qui a fait ça a souhaité que l'objet serve de caisse de résonance. Vous savez comment fonctionne une guitare, et bien là c'est exactement pareil. Je vous le promets, il y a une ouverture quelque part dans votre roche. Dedans, vous y trouverez une bête pile bouton. C'est elle qui donne l'impulsion électrique nécessaire pour que la fréquence soit activée.
-Il n'y avait rien, j'en suis sûre.
-C'était peut être dans un trou, une anfractuosité, je n'en sais rien. En tout cas, sans impulsion électrique, sans impact, la pierre est morte. Je peux donc jurer qu'il y avait quelque chose.
-Mais… Ulaan m'a dit que la pierre avait déjà fait un séjour dans l'eau d'un lac, c'est impossible !
-Je ne jure de rien, je n'ai pas l'objet en main, apportez-le moi !
Là encore, il arborait un sourire qui m'était détestable. Je me sentais manipulée, c'était lui l'escroc du palais de justice.
-Nous n'avons plus cette pierre. Elle est au cimetière. (Par cette évocation imagée de la réalité, elle espérait le tromper, qu'il aille perdre son temps dans les 589 cimetières de Belgique). De toute façon, cela n'explique absolument pas le mal dont nous souffrons.
-J'y viens. Gardez patience.
Le vieux professeur avait le don d'exaspérer Julie, surtout pour ce tic de faire traîner ses histoires et de contourner les révélations, mais elle se retint d'éclater. Il apportait beaucoup trop d'informations intéressantes, elle ne pouvait pas se permettre de claquer les talons (enfin, les baskets).
-Je viens de vous montrer que dans certains cas précis, on pouvait considérer la pierre comme vivante. Le terme exact est qu'elle possède une réactivité. Bon, je vais passer du coq à l'âne, mais vous comprendrez ensuite. Vous avez certainement entendu parler des antennes GSM et des lignes à haute tension. Elles produisent des champs électromagnétiques. Je ne vais pas rentrer en détail sur ce gros monstre, vous pourrez vous documenter par vous-même. Ces charges peuvent avoir une influence sur l'homme, notamment sur la santé et sur le sommeil. Il a été prouvé que les plus faibles peuvent en pâtir, les bébés par exemple. Dans des cas de champs d'intensités trop fortes, les cycles de sommeil peuvent être perturbés, notamment avec des terreurs nocturnes en exutoire. On en revient directement à la pierre et à vos cauchemars. Je ne dis absolument pas qu'elle émet des charges électrostatiques ou quoi que ce soit dans le genre, ça n'existe pas. J'ai l'impression que vous avez été perturbé par la vibration de cette pierre. Le seul élément incohérent, c'est que vous n'êtes plus en contact avec, donc ça devrait être stoppé définitivement.
-Ca ne l'est pas ! Et l'évènement arrive à la même heure pour nous tous, alors que nous sommes séparés de plusieurs kilomètres.
-Je n'ai qu'une chose à vous dire, vous êtes devenus des récepteurs. Je ne vois pas comment, je ne vois pas pourquoi, allez creuser de ce côté-là.
-Mais comment ? C'est impossible ! A chaque fois, on nous promène ailleurs, personne n'y comprend rien. On ne veut pas grand-chose, juste avoir la paix…
-Je ne peux rien vous dire de plus.
Comme ça commençait sérieusement à s'étioler, Julie se concentra, elle se focalisa sur son obstination, le front plissé : comment connaissez-vous la cruche, pourquoi avez-vous fait monter cette pierre au palais ?
-La personne qui a fait ça voulait utiliser le dôme comme amplificateur de la fréquence. Je n'y vois pas d'autre explication.
-Mais… pourquoi ? On nage dans le complet irrationnel !
-Je ne pense pas que le surnaturel ait sa place ici, tout est bien calculé je pense. Allez demander à Ulaan pourquoi il l'a montée, vous aurez avancé d'un grand pas.
-Hum… C'est surtout de la noyade que j'approche…

//
L'archet, c'est comme le couteau dans le pot de nutella. Quand tu changes de corde, il ne faut pas que tu sortes de la pâte à tartiner, ça doit rester un seul mouvement fluide. Carine tentait d'expliquer le grupetto, il est vrai que ce n'était pas évident à mettre en œuvre. Le coup du nut', ça fit bien rire tout le monde. Adélie profita que les autres ne la regardaient pas pour tenter à nouveau la prouesse. Elle n'aimait pas qu'on la regarde jouer. C'était quelque chose de si personnel… En même temps, ça faisait partie du jeu, un peu le but final : partager une expressivité. Alors que l'archet glissait rapidement sur le violon, à la quête de ce foutu grupetto, il y eut un bruit terrible. Chacun se figea à la recherche de ce que ça pouvait être. Carine hurla : Adélie ?!
Le violon était tombé par terre dans un bruit douloureux ; en tout cas pour tout musicien c'était affreux. L'archet avait volé plus loin dans le choc, il gisait deux mètres au-delà de la chaise. Adélie tenait son visage dans les mains, elle se cachait les yeux. Lentement, elle perdit prise sur la réalité, ses jambes ne la portaient plus. Elle s'écroula, à genoux. Sous ses mains, elle haletait, elle murmurait avec agitation non non non. Rapidement, Monique vint auprès d'elle pour lui mettre une main dans le dos, la tirer de ce malaise. Ca va ? Adélie, réponds… Comme la situation était très inquiétante, elle lui pris les mains et tenta de les lui retirer du visage. Il n'y avait aucune résistance, c'était mou. Adélie était en train de pleurer. Elle se détourna vivement, tournant son regard vers l'épaule droite et se le dissimulant dans le coude. Elle était honteuse de ce qui venait d'arriver, humiliée et brisée. Avec les dernières parcelles de courage qu'il lui restait, elle essuya ses yeux et ramassa le violon. Par chance, il n'avait rien eu, pas même un petit impact, plus de peur que de mal. Comme tout le monde essayait de comprendre ce qu'il s'était passé, elle bredouilla quelques vagues mots d'explication : j'ai des hallucinations soudaines et violentes en ce moment, ça fait quelques jours que ça dure. Je vais aller voir un médecin… Elle se trouvait affaiblie, elle n'arrivait plus à lever le visage et regarder en face, elle était penaude, elle se sentait en faute.
Son cœur murmurait tout bas, si seulement il existait un docteur pour désamorcer les silex…
Monique lui proposa de la raccompagner jusque la gare de La Hulpe. Si vraiment ça ne va pas, je peux t'amener jusque Rixensart aussi.
-Merci, La Hulpe ça ira, merci…

Le quai était quasiment désert, il était tard. Des lampadaires puissants disséminaient une lumière bien trop blanche. Elle pris son carnet et nota vingt heures dix huit. C'était l'heure où c'était arrivé. Hier c'était dix-huit heures seize. Elle commençait à comprendre. Elle n'aurait pas été étonnée que l'avant-veille ait été seize heures quatorze ; malheureusement ça elle ne l'avait pas noté dans son carnet, elle n'avait inscrit que le lieu et le contenu du flash. Au loin dans les nuages orageux, il y avait quelqu'un qui s'amusait. Son compas sortait du nutella et selon un rythme précis, il compassait le pot. Ca générait des hallucinations effroyables, c'était le prix à payer pour le choco-noisettes. Cette fois-ci, ça avait suivi le fil de l'abomination imperturbable : le même visage épouvantablement torturé, à moitié caché sous un plastique transparent, en noyade dans une piscine. Elle avait clairement discerné le dernier appel, celui du regard en inspiration d'eau, elle avait senti tout ce liquide s'infiltrer dans ses poumons. A y repenser, elle inspirait un grand coup. Ca faisait du bien d'être vivante sur le quai trois, même seule, même dans le froid. Pour un peu, elle aurait elle aussi claqué un grand coup de poing sur la vitre de l'abri SNCB, vociférant des jurons épouvantables. C'était il y a bien longtemps, elle se rappelait ce jour là avec une acuité relativement bonne. Il y avait piscine. Elle avait une sainte horreur de cette activité avec le reste de la classe. Elle rêvait d'être dispensée mais elle n'avait jamais osé le demander. De toute façon, il n'y avait aucune raison pour que ce soit accepté. Son maillot de bain noir une pièce lui moulait bien trop toutes ses formes, elle se sentait mal. Ce n'était pas une question de beauté ou de mocheté, elle n'avait tout simplement aucune envie de partager ça avec les olibrius de la classe. Alors que certaines se dandinaient à l'aise, Adélie se dépêchait de rentrer dans l'eau. Au moins, les petites vaguelettes déformaient et masquaient quelque peu. Les garçons s'amusaient à sauter comme des fous depuis le bord, ils faisaient des bombes (c'est comme ça qu'ils appelaient le saut de la mort, le but étant d'éclabousser le plus possible). Pour l'un d'eux, la piscine était un champ de guerre. Il ne cessait de jeter de l'eau partout, ça l'amusait follement. Il arriva en apnée jusqu'Adélie. Lorsqu'il sortit de là, ses mains se plaquèrent sur sa tête et hop, il la coula. Follement amusant… Seulement là-dessous, c'était la panique la plus complète. Pour s'en sortir, elle donna un grand coup de griffe rageur sur le corps juste en face, elle était à la limite de lâcher. L'effet voulu fut obtenu, elle sortit la tête de l'eau immédiatement. Elle s'éloignait prestement, essoufflée et apeurée - elle avait peur que ça recommence. Elle avait beau se faire insulter, elle s'en moquait. Au-delà de ces mots sales, elle gardait cet évènement comme un traumatisme. Le cauchemar du violon était revenu à cet instant là, elle le savait, c'était remonté à la source de la piscine. Elle ne connaissait pas ce visage derrière la bâche en plastique, c'était une adulte. Pourtant, au-delà de tout symbole, elle savait que c'était elle. Ca la transperça d'anxiété. La seule (minuscule) chose qui la rassurait, c'était le délai supposé avant le prochain cauchemar, quatorze heures et deux minutes de latence. Elle n'en avait toujours rien dit à ses parents. C'était une promesse non tenue. Elle se résolut à palier ceci dès le lendemain au petit déjeuner. Ils n'auraient pas de solution miracle, mais ils seraient soutien - c'est déjà beaucoup.

Avec ce cours de musique, elle n'avait pas eu le temps de revoir Claire. Il ne se passait peu de temps sans qu'elle se préoccupe d'elle, surtout en cette période extrêmement troublée. Avant d'aller se coucher, elle lui rendit une petite visite, juste pour voir si tout allait bien. Quelques minutes plus tard, elle sortait de la chambre remplie de colère. Elle venait d'apprendre pour Julie. Elle se décida à ne pas appeler immédiatement, les paroles auraient été trop sèches. L'irritation était sauvage. Ah mais pourtant, elle l'avait bien dit… Elle se sentait doublée, bafouée, c'en était vraiment trop.

Tout cela lui avait mis les nerfs en boule. Franchement, il ne fallait pas la chatouiller. Pour échapper à cet énervement, elle se força à penser à des moments apaisants. Ca lui permettrait peut-être de retrouver du sommeil. C'était une matinée sereine, un dimanche d'avril. Il était encore tôt, mais le soleil tapait sur ses yeux. Elle se cacha le visage dans les couvertures, c'était un petit nid douillet qu'elle n'avait certainement pas envie de quitter si vite. Jérôme quant à lui était debout depuis des heures, c'était un lève-tôt. Adélie n'avait rien entendu, il était sorti chercher les couques, il avait préparé le jus d'orange et le café. La confiture de figues était certainement dans un petit coin du plateau. Elle s'étira sous la couette, ses pieds dépassèrent du bout de la couverture - ouh quelle horreur, vite se remettre en boule… Jérôme se glissa à son tour sous les draps, il était encore habillé. Adélie se lova tout contre lui, son visage se cachait dans les replis du t-shirt, ses mains s'accrochaient tendrement au tissu. Il passa sa main dans son dos, son visage était mêlé aux longs cheveux. Elle écoutait sa respiration, c'était agréable de se faire bercer par cette mélodie. Sa main glissa jusque dans la nuque, elle alla se perdre délicatement dans les derniers cheveux, ceux qui crollent légèrement, puis resta là comme un câlin, sans remonter brutalement et sans sarcasme de passage. A ce rythme là, elle n'allait certainement pas se décider à se lever. J'ai touché ma vie avec mes deux mains pour voir s'il était bien là auprès de moi. Je voulais me prouver que c'était vrai, que ça pouvait l'être. Aimer est sans doute le plus grand des possibles. Il y avait l'absence, les draps, la nuit. Adélie souhaitait de tout coeur toucher ce rêve du bout des doigts, un peu plus peut-être.

Et puis, il fallut bien se lever. Le réveil avait sonné sa petite musique aigrelette, le ciel était noir, il fallait se dépêcher. La course au train, la course à Dachsbeck, tout cela commençait âprement pour une journée éprouvante au possible. Décompte lancé, seize heures et quatre minutes avant le crash. Lorsqu'elle passa le porche du lycée, elle n'eut pas besoin de feindre la colère, ça coulait dans ses veines comme un acide brûlant. C'est distraitement qu'elle dit bonjour à Tiên, lui passant devant quasiment en ignorance. Lorsqu'elle trouva Julie, elle se rendit compte immédiatement que tout était déjà compris, elle attendait la fureur, elle s'y était préparée. Ca affaiblissait la férocité.
-Tu as été voir ma petite sœur. Je t'avais interdit de le faire. Je suppose que tu as des explications solides ?
-Adélie, c'était indispensable. Pardonne-moi pour ça, mais depuis, ça a beaucoup avancé.
Julie plissait ses yeux en amande. Elle n'était pas bien réveillée, un peu épuisée ; il lui était difficile d'être sur la défensive au petit matin.
-Et ce qu'il s'est passé hier soir, hein, le beau cauchemar ? Tu as avancé peut-être ? Ecoute, je vais être claire, lâche-moi avec ces sornettes, je ne veux plus en entendre parler. Pour les hallucinations, je me débrouillerai toute seule, OK ?
-Ulaan m'a renseignée. Dathy semble manifestement louche et son ami Mauer est carrément crapuleux. Je commence à cerner ce qu'il s'est passé, ce n'est pas surnaturel, c'est une question de champs magnétiques. Laisse-moi encore un tout petit peu de temps…
-Ulaan ? Qu'est-ce que tu racontes ?
-J'ai été souper chez lui, on a beaucoup discuté. Maintenant, je connais une bonne part des fondements de cette histoire.
-Tu as été chez lui ? Je suis désolée Julie, tu me fais de la peine. Je ne pourrai jamais te pardonner. Je ne sais pas si tu imagines le mal qu'il a pu faire à ma petite sœur. Je suis en train de te perdre. Tu passes dans un autre camp. Je ne peux pas m'en aller cinq minutes sans que ça devienne n'importe quoi. Au revoir Julie, laisse-moi tranquille s'il te plait.
Adélie partit prestement dans la file qui était en train de se former. D'ici quelques secondes, elle allait être inaccessible, emportée dans le flux de cours d'une journée bien chargée. Julie se sentait désarçonnée. Qu'est-ce qu'elle pouvait faire face à un tel condensé de rage ? Les mots avaient été froids et secs, le désert. Fallait-il laisser les cauchemars s'épanouir, fallait-il baisser les bras ? Honnêtement, ce n'était pas possible. Elle allait perdre Adélie pour quelques jours, ça paraissait certain. Ca faisait déjà un vide. N'empêche, ce serait par la victoire qu'elle allait la regagner, elle y comptait bien. Une course contre la montre s'installa en son cœur, elle entendait le battement de l'aiguille des secondes toquer régulièrement, c'était la fréquence d'une montre à quartz. Dès midi, elle allait passer à l'étape suivante. Ce n'était pas une mince affaire. Elle en tremblait déjà d'avance, mais là aussi, c'était devenu une habitude.

//
Nous étions jeudi après-midi. Adélie trouva étrange que Ju ne traîne pas dans le grand hall. Habituellement, elle squattait les bancs de la salle de sports, en train de réviser ou de discuter avec Yaros. Avait-elle mal pris l'altercation matinale ? Elle ne regrettait pas ses mots, c'était justifié, on ne touche pas à sa petite sœur. De ce fait, elle se décida à aller travailler les cours de néerlandais sans plus se préoccuper de l'absence. Il y avait un certain retard et donc, cette heure de fourche tombait à point. Elle traversa les quelques petites rues qui séparaient les deux entités du lycée, puis s'isola avec Soukaïna. Adélie savait que l'échéance de la vision morbide se rapprochait, elle fit tout son possible pour ne pas y penser. De toute façon, comme c'était prévu quasiment à la minute près, elle allait s'isoler, se replier en boule, et résister de toutes ses forces. Elle savait que c'était une illusion, le contenu de ces images était complètement faux. Elle n'en avait toujours rien dit à ses parents. Ce n'était pas évident d'en parler, il manquait une conviction, que tout cela touchait au réel et l'altérait. A deux et au calme, elles avancèrent positivement dans les syllabus, à tel point qu'elles en oublièrent presque le cours de français à venir. Julie était absente et c'était injustifié. Ade se sentit lassée de tout ça. Elle devait certainement être en train de fouiller la cave de monsieur Ulaan, à la recherche de je ne sais quelle roche magique. Plus que fatiguée par cette histoire, elle coupa son GSM, elle ne voulait pas être dérangée.

Il était seize heures trente, la sonnerie lança son tintamarre dans le dédale de couloirs. Il était temps de partir à la maison. A la Gare Centrale, c'était un vrai bazar, les retards s'accumulaient de toutes parts. Une fois de plus, ça allait être un retour compliqué. Le compte à rebours avançait mélancoliquement, l'angoisse commençait tout doucement à prendre le dessus. Pour ne pas y penser, elle se noya dans les cours, c'était la seule manière d'avoir l'impression de perdre du temps utilement. Elle aurait voulu que ça arrive tout de suite, pour en être débarrassée, ça lui donnait un semblant d'impression de contrôle. Malheureusement, c'était impossible. Qu'allaient être les visions cette fois-ci ? Un massacre dans une baignoire ? Il était bien pire d'attendre que de le vivre, elle s'impatientait. Par-dessus tout, elle avait la crainte de craquer, de crier, et que cela génère à nouveau des questions. Il y avait tant cette envie que ce soit fini tout ça… Elle pensa tout d'abord à se mettre sur le lit, mais ce n'était pas tant que ça une bonne idée, il se pouvait qu'elle tombe. Elle se décida donc pour la moquette. Après tout, c'était là le lieu le plus sûr. Elle se recroquevilla du mieux qu'elle le pu pour que ce soit confortable, puis pour dévier les images morbides, elle choisit de penser à Jérôme, du plus fort qu'elle le pouvait. C'était une manière d'encenser le bonheur - le pernicieux n'allait plus faire sa place. Alors qu'elle était ridiculement petite, roulée comme un tapis de moquette, elle jeta un regard sur la montre : le verdict était clair, deux minutes. Elle s'enfonça la tête dans les jambes, elle n'offrait plus aucune prise, ils pouvaient venir pour lui shooter dedans. La main de Jérôme vint dans son dos. Elle frémit. Durant un cours instant, elle eut craint que ses doigts remontent dans son cou puis dans ses cheveux, il n'en fut rien. Sa main était posée, apaisante, ses jambes touchaient son ventre. A chaque respiration, elle sentait les oscillations. Il est resté comme ça un bon bout de temps, au moins six ou sept minutes. Il ne bougeait pas, seule sa main caressait très doucement les épaules, il se faisait proche. Soudainement, Adélie sursauta. Elle regarda la montre. Elle avait gardé les yeux fermés durant toute la présence de Jérôme, maintenant elle se retrouvait éblouie. L'heure était passée, et pas que d'un peu. Que s'était-il donc passé ? Encore une fois, c'était déconcertant. Sa main protectrice avait été utile, il avait fait du bon travail. En même temps, elle était sûre qu'il suffisait qu'elle se lève pour que ça arrive. Elle prit une grande inspiration.
Silence.
Rien.

Faut pas chercher à comprendre. Soit les déductions étaient fausses, soit c'en est fini.
Il commençait à se faire tard. Dépitée, elle prépara ses affaires pour le lendemain. Sous ton étoile Jérôme, la chambre s'habille de lumière. C'est une étoile bleue, c'est une étoile dorée, tu l'as prise au palais de justice et elle nous protège. Pourquoi habites-tu si loin ? Ce n'est pas le rêve de toi dont le besoin se fait ressentir, c'est tout toi. La lampe de chevet fut coupée sur ces derniers mots. Dans le noir complet, les images venaient en réminiscences. Elle se demandait quel était l'intérêt de mettre cette alarme sur les fenêtres, ça n'avait pas fonctionné et tout cela était fini depuis un bout de temps, mais soit, elle le faisait pour son papa. Elle remonta la couette jusque ses yeux. Elle était quasiment en train d'étouffer, elle sentait la chaleur de sa respiration. Elle était vivante, ça faisait du bien de se le dire. Ses yeux grands ouverts dans l'obscurité se fermèrent. Elle était sur le quai de Rixensart, c'était un samedi matin brumeux mais ensoleillé. Elle attendait le train de vingt-neuf pour Schaerbeek. Il arriva à l'heure, les portes s'ouvrirent. Dans le wagon, des gens riaient fort. L'automotrice l'emporta dans son sommeil. Le trajet fut long (ou pas), elle ne s'en souvient plus.

Le lendemain matin fut de l'ordre du lancement inopiné de la pire catastrophe qu'il ne nous était jamais arrivé. Si j'en parle avec sérénité aujourd'hui, c'est parce qu'elle marqua l'aboutissement et la résolution de ces problèmes. Cependant, ce fut un coup très dur pour nous tous sur le moment même. Alors que je rentrais dans le grand hall de manière relativement apaisée, Thi-Tiên vint immédiatement à ma rencontre, elle avait le visage complètement décomposé, à tel point que je ne la reconnaissais qu'à peine. Il n'était plus possible de dire que ce n'était pas habituel, car ça l'était devenu. Disons que c'était au-delà de toute commune mesure.
-Adélie, j'ai eu des SMS de Julie, ça va très mal… Je t'attendais, faut qu'on fasse quelque chose.
-Hum, désolée Tiên, je ne suis pas très réveillée. Qu'est-ce qu'il se passe ?
-Elle est enfermée dans l'ULB. Elle est coincée dans un souterrain. Elle a essayé de m'appeler hier soir à plusieurs reprises, mais mon téléphone était coupé, j'avais oublié de le rallumer après les cours. J'ai vu tout ce bazar ce matin. Les SMS disent là où elle est, faut qu'on aille la chercher… Elle est là-dedans depuis hier midi…
-Oh là là, elle se fait dépasser par ses propres recherches… Moi j'avais coupé mon GSM parce que je ne voulais pas être dérangée… On va se poser sur le banc. Je vais voir ce que j'ai reçu… Mais, pourquoi n'a-t-elle pas appelé ses parents ?
Je marchais doucement vers le banc contre le bureau du proviseur. J'étais encore dans les brumes matinales du train de Schaerbeek, je n'arrivais pas à me détacher de ces images. Alors que je fouillais dans mon sac, Yaros vint nous dire bonjour. Comme nous tirions à présent toutes les deux une tête pas possible, il demanda ce qu'il se passait. Personne ne répondit. Alors que j'allumais le téléphone, il se mit à vibrer, les messages s'accumulaient les uns après les autres. Je me mis à les lire méticuleusement, chaque information allait être capitale. Tout était très clair, elle donnait la localisation exacte de l'endroit, Bâtiment U, entrée C, à gauche, première porte bleue. Comment s'était-elle débrouillée pour se coincer là-dedans. Tiên se lança, tandis que Yaros regardait de manière interrogative.
-Essaye de l'appeler ! Moi ça marche pas… Je tombe sur la boîte vocale tout de suite.
Bien évidemment, ça ne donna rien du tout. J'avais le téléphone en main, j'étais pantelante et dubitative. Jérôme arrivait à son tour, il allait falloir tout expliquer.
Alors que je prenais la parole, ma vue se brouilla de manière soudaine, avec la violence à laquelle je m'étais habituée. Dans le hall, la lumière se coupa, tout devint aussi sombre qu'un tunnel de métro. C'était une salle de bain très sale, elle était toute droit tirée d'une nouvelle de Charles Bukowski. Une femme gisait dans la baignoire, elle avait le cou brisé tant sa position était inhabituelle, incompatible avec la morphologie humaine. Le rideau de douche avait été arraché, il recouvrait le corps meurtri. Le pommeau quant à lui avait dû servir de marteau ou quoi que ce soit de similaire. Je m'approchais du cadavre involontairement, tout ça très rapidement. Il y avait quelque chose qui m'attirait, je dirais même qui me tirait. Pourtant, il n'y avait pas de démons sortant du trou d'évacuation de la baignoire ou quoi que ce soit. Soudainement, quelqu'un me saisit violemment par l'arrière, m'immobilisant avec ses bras, mes jambes étaient en l'air, je ne touchais plus le sol. Je mordis mon cri pour qu'il ne sorte pas, je retins ma frayeur pour qu'elle reste enfermée à la cave, tout cela n'existait pas, ce n'était que de la vision. Tandis que dans le grand hall, on rallumait déjà les lumières (la salle de bain dont le miroir était cassé, est-ce que ça avait duré une seconde et demi, ou deux ? Certainement pas plus), Tiên me sautait dessus en m'entourant de ses bras : ça va ? Ca va Adélie ? Réponds…
J'avais peine à retrouver mes esprits, c'était normal. En ouvrant les yeux, je constatais que Jérôme était tombé à genoux, Yaroslav était près de lui, en train de lui poser les mêmes questions. Il ne comprenait rien à ce qu'il se passait. Ca l'étonnait tant qu'il ne savait même plus quoi dire. Des gens qui ont l'air perturbés et qui au même moment, font un malaise. Il y avait de quoi se sentir mal à l'aise… Adélie essayait de revenir sur terre. Elle s'était préparée hier soir et ça n'avait pas fonctionné. Tout était exactement comme si ce matin, ce n'était rien d'autre qu'une vengeance. Ca paraissait aussi peu crédible qu'improbable, en tout cas, ça laissait un fort sentiment de colère.

D'une voix toute pâle, Adélie tenta de revenir au défi qui lui était posé.
-Tiên, elle doit avoir soif, ça fait depuis hier midi. Faut qu'on aille voir Sophie et les autres, on va y aller tout de suite. Jérôme, en attendant, va chercher Mokhliss et rejoins-nous à l'entrée de la Paille. S'il veut bien venir, il sera d'une grande aide.
Adélie se leva comme une éclopée. A chaque fois c'était la même chose, il n'y avait pas de blessure physique, mais dans son petit intérieur, tout était chamboulé. On dessinait de la déchirure dans ses muscles. Heureusement que Tiên était là pour la soutenir. Jérôme, qui n'était pas en fort meilleur état, suivait sans rien dire. C'était bien la première fois qu'on pouvait observer la simultanéité du phénomène. Au secrétariat, ils trouvèrent Sophie, qui était en train de discuter avec madame Decastiau. Elle se rendit compte immédiatement que quelque chose n'allait pas. Elle interrompit sa discussion de manière à les laisser parler. Tiên, qui était habituée à ce que ce soit toujours pour sa pomme, demanda à madame Decastiau de partir quelques instants, c'était confidentiel. Bien entendu, ça ne dérangeait pas.
-Sophie, nous devons nous absenter ce matin. Julie est en danger, elle est coincée dans un souterrain de l'ULB. On sait à peu près où c'est.
-Mais qu'est-ce qu'il se passe en ce moment, vous avez tous l'air si fatigués. Dans un souterrain ? Et quoi, vous n'avez pas pire ? On dirait que vous avez de gros problèmes, on ne peut rien faire pour aider ?
-La préfète est au courant. Ce serait tellement bien que tu puisses faire quelque chose… Malheureusement, il n'y a quasiment rien à faire. Nous sommes victimes d'une sacrée poisse. La seule chose qu'on peut réaliser, c'est maintenant, c'est pour Julie et il faut aller vite…
-Bon, et bien allez-y… Mais dites, je vous laisse mon numéro de téléphone, c'est le mien, n'hésitez pas à m'appeler si vous avez besoin de quoi que ce soit…

Devant le porche, Jérôme était avec Mokhliss. Ce dernier n'était quasiment au courant de rien, il avait seulement eu vent, comme tout le monde, des absences répétées. Adélie le savait parfaitement, c'était la confusion la plus complète. Tout allait bien se passer, donc elle retrouvait quelques forces, même si la lassitude traçait des courbatures dans ses jambes. Avant que Thi-Tiên ne le fasse, elle lui expliqua l'essentiel, c'est-à-dire qu'il n'allait pas savoir grand-chose.
-Mokhliss, Julie est coincée dans un souterrain de l'ULB. On sait où c'est, elle nous a envoyé des SMS. On part la tirer de là.
-Oui, mais c'est quoi vos histoires ? Ca vous arrive souvent de vous perdre dans des immensités souterraines ?
-Mok, ne pose pas trop de questions. Tu en serais victime. Dans le pétrin dans lequel nous sommes, moins on en sait, mieux on s'en porte…
-Bein, je veux bien, mais pourquoi dois-je venir ? Enfin non, ça ne me dérange pas de faire quelque chose pour Julie, bien au contraire, je me demande juste : pourquoi moi ?
-C'est moi qui y ait pensé. Depuis le début, on est face à des problèmes plutôt tordus. Je t'ai toujours connu ingénieux et débrouillard, alors voilà… On ne sait pas ce qui nous attend, ça peut être franchement retors.
Alors qu'ils discutaient avec une certaine agitation, ils arrivaient au tram. Jusque là-bas, le trajet allait être long, surtout fourbu d'impatience. Ce fut Jérôme qui eut l'idée de lui envoyer un message pour lui dire qu'ils arrivaient, ça allait la rassurer, peut-être même que ça allait être un semblant de délivrance.

Après un certain nombre de changements, ils arrivèrent au Solbosch. Elle n'avait pas précisé, c'était peut-être la Plaine ou encore ailleurs. Cependant, des bâtiments U, il n'y en a franchement pas des tonnes. Ils entrèrent sur le campus avec une appréhension certaine. Il n'y avait aucune effervescence, l'activité d'un jour normal, pourtant il s'était passé quelque chose de dramatique. En toute évidence, chacun ignorait ce qu'il se passait sous les pas, à quelques mètres sous le béton de l'université. Ils eurent du mal à trouver l'entrée décrite par Julie, ce lieu était un véritable labyrinthe. Une fois sur place, ils constataient avec dépit qu'il y avait deux entrées C, l'une en face de l'autre. Ca allait compliquer l'affaire. Mokhliss pris enfin son rôle à cœur.
-Elle a décrit des portes bleues, y'en a pas cinquante, on va les ouvrir.
-Attends ! Mais il y a plein de monde ! Faudrait peut-être attendre un peu, non ?
-Tu penses qu'on a du temps à perdre ? Qu'est-ce que tu crois, tout le monde s'en fout. De toute façon, je te dis que c'est celle là, les autres, ce sont des salles de cours, ça se voit à trois kilomètres.
Sur ce, il se dirigea d'un pas décidé et tira la porte, prêt à lancer des excuses : oh désolé… Elle claqua, c'était un modèle bruyant. Immédiatement, il fit signe aux autres de venir. Il avait un grand sourire, un visage de fripouille. Ils se retrouvèrent à quatre dans un local à poubelle aux dimensions restreintes, la taille de la pièce ne devait pas excéder deux mètres carrés. C'était le noir complet, dans la précipitation, personne n'avait pensé que la porte allait se refermer sur l'obscurité.
-Quelqu'un a un briquet ?
-Non, y'a personne qui fume…
-Faites pas les abrutis, il suffit d'allumer la lampe.
Tandis que le néon clignotait, Adélie étouffait un cri. Elle chuchota à Jérôme : regarde, y'a une caméra là-haut… Mokhliss finit par dire : mouais, de toute façon, faut que quelqu'un regarde, et là ils sont à l'heure du café… Ce qui nous intéresse, c'est certainement cette porte là.
En effet, le local comportait une seconde porte, identique à la première. Il était persuadé que la solution au problème était derrière, ça convenait parfaitement aux descriptions. Lorsqu'il tenta de faire bouger la clinche, la porte resta immobile, c'était fermé à clé. Ca allait sérieusement compliquer l'affaire.
-Ecoute, tant pis, on défonce la porte…
-Mais t'es fou ? On va aller demander à quelqu'un pour qu'on nous ouvre… On peut pas faire ça, on va se retrouver en prison…
-Et quoi, pour qu'on nous jette là-dedans et qu'on se retrouve dans la même situation qu'elle ? Non merci. De toute façon, je ne vais pas y aller à la tronçonneuse hein, je vais la démonter. J'ai mon buck ! Il sortait alors de l'intérieur de sa veste un petit étui en cuir qui contenait un couteau de chasse modèle tueur en série. Tiên resta fascinée par la lame effilée.
-Wow, tu nous avais caché ça !
Adélie avait pâlit un sacré coup. Une fois de plus, c'était contraire à son éthique. Elle se remémorait sa sœur sur la moquette, les mains sur son dos pour essayer de la rassurer alors qu'elle était rompue sous le poids de la peur. D'une voix toute faible, presque éteinte, elle s'adressa à Mokhliss :
-Je te remercie pour ce que tu fais pour nous. Je ne sais rien dire d'autre que tu es un ange d'être si dévoué. Le problème, c'est que je voudrais faire polytech ici. Ils ont déjà mon dossier. Je ne peux pas faire ça… Mais je te comprends… Est-ce que tu m'en veux si je m'en vais ?
-Mais non, pas de problèmes, je vais rester avec Jérôme. Vous, vous restez dehors, du côté cour.
La porte claqua de la même manière, les deux filles s'esquivaient sans que rien de louche ne se passe. Par sécurité, ils attendirent tout de même que quelques minutes se passent, au cas où quelqu'un débarquait. Par chance, il ne se passa rien. Jérôme conseilla à Mok de toquer à la porte, histoire de voir si elle était derrière. Seul le silence répondit. Le contraire aurait étonné. Puisque rien ne semblait s'y opposer, il commença à démonter la serrure. C'était un modèle de porte intérieure, un peu comme une serrure de chambre, c'était donc enfantin. Les vis partaient assez rapidement. Il grognait tout de même, parce que cette aventure allait fortement abîmer la lame. Ce n'était pas un couteau donné, il venait d'Alaska, c'est avec ça que les pêcheurs travaillent. Il l'avait fait venir à la coutellerie du passage du nord exprès. Après tout, la vie de Julie valait bien ça, donc il rangea ses derniers remords. Alors que la protection était soigneusement déposée par terre, le pêne était maintenant visible dans sa quasi-entièreté, toutefois, le cylindre le bloquait toujours. Ce n'était pas gagné. Bien entendu, il était possible de donner un coup de scie circulaire, mais était-ce vraiment le but ?
-Ecoute, on va pas s'embêter, on peut accéder à la têtière, donc on va foutre en l'air la gâche.
-Quoi ??
-Allez, cherche pas, écoute le maître !
-Mok, t'es un vrai bandit ! Tu nous avais vraiment caché beaucoup de choses…
-Chut… Tu me rediras ça quand Ju sera dehors, d'accord…
La gâche commençait à franchement se détacher de son dormant, quand enfin les dernières vis tombèrent. La porte venait toute seule, avec l'entièreté de sa serrure. Elle était branlante, elle manquait de tomber par terre. Derrière, ça révélait un vide technique tout à fait conforme aux prévisions. Sans aucun doute, c'était là. Il n'y avait aucune lumière, ce n'était pas une bonne chose.
-Ecoute, un truc comme ça ne peut pas rester dans le noir, cherche un interrupteur.
-Attends, si Ju est là dedans, elle l'aurait fait, non ?
-Alors c'est que ton interrupteur est dehors, c'est tout…
-Il n'y a rien du tout ! Et évidemment, personne n'avait de lampe. Eclairer avec le GSM, ça allait quand même faire juste. Mokhliss se dirigea vers le tableau électrique, puis il dit, sûr de lui : alors c'est là.
-Aïe, on ne sait pas ce qu'on va faire…
-C'est simple, on prend ceux qui sont morts, et puis on lance. On verra bien…
Clac clac clac. Comme espéré, une armée toute entière de néons se sont allumés en clignotant.
-Je t'avais dit que ça ne pouvait pas être dans le noir. Y'a certainement des gars qui viennent bosser là-dedans.

Ils s'engagèrent immédiatement dans la galerie. Le temps était compté. Si quelqu'un débarquait derrière, c'en était foutu. Ca devait faire déjà dix minutes qu'ils travaillaient la serrure. C'est long, dans de tels cas. En tout cas, Jérôme glissa une remarque qui ne manquait pas de pertinence : regarde, la porte n'a pas de clinche à l'intérieur. C'est ça qu'il s'est passé. Elle s'est retrouvée coincée là-dedans parce que ça s'est refermé sur elle.
C'était un ensemble de galeries grises, très obstruée par les canalisations. Il y en avait de partout et bien souvent, il fallait les enjamber. Après une centaine de mètres rectilignes, seulement marquée par deux carrefours à angle droit, ils arrivèrent enfin à ce qu'ils voulaient : Julie était devant eux. Elle était vivante et comble du luxe, elle souriait, même si elle avait franchement l'air très faible.
-Julie… Ca va ? Viens, on va te sortir de là.
C'était un propos d'une bêtise affligeante, mais il faut dire qu'on ne cherche pas spécialement à faire de la philosophie dans un moment d'urgence. Julie ne savait pas se lever, elle était fort mal en point. Les deux garçons la soulevèrent avec délicatesse, presque avec tendresse. Ce petit fétu de paille allait retrouver la vie, et pas qu'un peu… Ils s'engagèrent dans les corridors, évitant comme c'était possible les tuyaux, surtout les câbles de haute tension, qui franchement n'inspiraient pas confiance. Lorsque était enfin arrivé le moment de passer la dernière porte, Mokhliss lança rapidement à Jérôme : maintiens-là, je vais vérifier que la voie est libre.
La porte claqua, tout se passait pour le mieux.
Vite, approche, on file de là.
Jérôme maintenait Julie comme il le pouvait, elle avait grande peine à tenir debout par elle-même. On la sort côté rue, on va appeler une ambulance. Dès qu'elle est posée et tranquille, tu cherches les autres dans la cour de l'autre côté.

Je me rongeais les sangs. Chaque minute qui passait m'était une étendue. Je scrutais l'herbe malingre, je n'osais surtout pas partager le regard de Tiên, nous étions dans les mêmes angoisses, et tout cela était de ma faute. Les portes s'ouvraient et se refermaient sur des étudiants affairés, aucun d'eux ne ramenaient l'amie aimée. Je me sentais surtout responsable de l'avoir délaissée. Je la savais entière, elle avait été jusqu'au bout de son enquête, au mépris des règles de sécurité les plus élémentaires. Elle était belle et forte dans cet acte, mais c'était la perdre. Là encore, c'était intolérable. J'essayais de penser à autre chose pour faire défiler ce temps d'enclume. Je me souvenais de madame Vanhalme et son Sénèque, de brevitate vitæ et la fuite inexorable du temps. Ca lui faisait songer à l'Andalousie, une parfaite occasion pour se disperser, ne plus penser à rien d'important. La porte s'ouvrit à nouveau, c'était Jérôme et il était sale, il avait une balafre de cambouis sur le visage. Il était seul, c'était surtout ça le plus déchirant.
-Elle est derrière, tout va bien, venez…
Je me mis à courir. Ce n'était d'aucune utilité, pourtant je ne pouvais retenir mes pas, j'étais emportée par un souffle de bonheur. Je passai en trombe devant deux étudiants, manquant de les renverser, quand enfin les deux portes vitrées s'ouvrirent sur elle, Julie. Je ne pleurai pas, absolument pas, mais j'étais fort émue. Ca faisait une grande bouffée de bonheur. Toute ma rancune des jours et des heures passés s'effaçait.
-Julie, qu'est-ce qu'il t'es arrivé ?
-J'ai soif…
-Jérôme, va lui chercher une bouteille d'eau dans un distributeur, je sais qu'il y en a un au restaurant universitaire juste là-bas. Tiens, j'ai deux euros, fais vite s'il te plait…
Je lui tenais les mains, sa chaleur me redonnait une prise sur la vie. Je me disais que franchement, à force qu'il arrive des calamités, ça allait mal finir, on allait perdre quelqu'un. Ce n'était pas pour cette fois, fort heureusement. Je commençais à dispatcher les ordres, je me voyais revenir à la grande époque des structures rondes. Ca paraissait si loin alors que ce n'était éloigné que de quelques petites semaines, c'était étrange ; ma vie avait changé de contenu, je me sentais étrangère à moi-même. Jérôme revenait en courant, il était essoufflé et tout rouge. Mokhliss, appelle Sophie pour lui dire qu'on l'a retrouvée. Ju, tu humectes d'abord tes lèvres, il faut y aller tout doucement, après tu bois un peu. Voilà, pas beaucoup. Il faut y aller avec parcimonie. Pourquoi tu n'as pas appelé tes parents ? Ils sont morts d'inquiétude…
-Je te dirai après. Appelle-les.
Je m'exécutai immédiatement. C'était une euphorie de leur déposer une bonne nouvelle comme ça. Comme je ne connaissais pas leur numéro, je me permettais de fouiller son sac. Alors que je pianotais sur le petit clavier dans le méandre du carnet d'adresse, elle me dicta le numéro d'une voix faible. C'était manifestement plus simple. Lorsque sa mère décrocha, elle lançait un Julie interrogatif. Pour couper court, Je me présentai immédiatement et lui dit que tout allait bien, elle était hors des flots, sortie du labyrinthe clôt. C'était difficile de lui dire qu'elle allait rappeler plus tard, que pour le moment elle avait du mal à parler à cause de la déshydratation d'une part, mais aussi et surtout à cause de l'angoisse qui venait de trouver un exutoire. Chacun était aux petits soins, elle retrouva un beau sourire, ses fossettes des beaux jours et ses yeux en amande : allons encore grignoter quelques petites parcelles de vie.
Le jour émergeait avec peine de la brume. C'était une journée de bruine, mais un beau jour tout de même.

//
Jérôme n'arrivait pas à se sentir ému de tout ce qui était arrivé. L'adversité s'était tellement banalisée, on finissait par ne plus réussir à croire que c'était important. Julie coincée dans un souterrain, c'était de la plaisanterie, du gâteau. Il n'y avait qu'Adélie pour se douter du contenu des révélations à venir : un magma d'informations complexes, des fils dans tous les sens, embrouillés et contradictoires. Julie n'avait pas osé aborder le sujet tout de suite, elle avait bien raison. Les épaules d'une seule personne ne pouvaient pas porter tout ça, surtout dans un cas de faiblesse aussi avéré. Après qu'elle fut de retour dans sa famille, chacun décida de rentrer chez soi. Au matin même, personne ne se serait douté du contenu de la journée. Qu'allait être le lendemain ? Adélie avait du mal à se projeter dans le futur. Une fois de plus, elle se dit qu'elle devrait raconter tout ça à ses parents, quel calvaire… C'était une promesse bien lourde à tenir. De manière complètement inopinée, elle proposa à Jérôme de le raccompagner jusque la rue Pierre Theunis. C'était un bout du monde, mais de toute façon, elle n'avait pas envie de rentrer. Se retrouver seule avec toutes ces idées chamboulées lui pesait fort.

Dans le tram, ils discutèrent beaucoup de ces évènements et des difficultés à y mettre un terme, c'était vraiment une spirale infernale. Au début, ce n'était que des menaces sur les vies, aujourd'hui ça devenait de véritables attentats. Il fut décidé qu'une réunion serait effectuée le lendemain durant l'heure de fourche. Plus personne n'irait faire des choses seules, il fallait former équipe. Là encore, perdre Julie aurait dépassé le tolérable. L'appartement de Jérôme se faisait plus proche, l'heure de la séparation se dessinait tout doucement. Il y a certains moments qu'on voudrait retenir dans les doigts pour ne pas les voir disparaître. Pourquoi les instants les plus pénibles sont toujours les plus longs à vivre ? Les bonheurs défilent comme des éclairs. Il finit par dire les mots tant redoutés : voilà, c'est ici. Il fallait de toute façon que ça arrive. Chaque petit détail de la façade l'intéressait au plus au point, seule, elle en aurait fait une photo. C'était son chez-lui, ces murs portaient dans la brique des empreintes de sa vie. Comme il le fit auparavant pour Clermont-Tonnerre, elle ne voulut pas entrer. Elle s'était imaginé ce lieu mille fois et se retrouver devant lui sans savoir quoi dire au minimum un demi-milliard de fois ; à force d'empoigner des rêves, on perd toute substance sur la réalité. Elle connaissait le sentiment de la montée et de l'approche, trouver le point culminant - magnifique - et redescendre ne l'intéressait pas. Toute cette attente pour trouver de l'inattention, il n'en était pas question. Toutes ces questions ressassées n'étaient là que pour donner un semblant psychologique éblouissant à son amour. Dans le fond, elle savait bien qu'elle ne maîtrisait rien.
-Tu rêves Adélie ?
Elle détestait se faire surprendre en flagrant délit la tête dans les nuages. Oui elle rêvait là juste maintenant. Pas de honte à le dire, ce sont des souhaits grands et forts comme des cumulonimbus. D'un air détaché, où se lisait une certaine assurance, elle répondit oui, sans réussir à s'arracher complètement des mamelons blancs au loin derrière les branches des arbres du parc.
-Je vais y aller. Après à Rixensart, on me poserait trop de questions.
-A demain, fais attention à toi jusque là.
-J'y veillerai. Je n'ai pas encore eu le temps de dire tout ce que je voulais aux gens que j'aime.
La porte était déjà ouverte, il n'avait plus qu'à se faufiler dans l'entrebâillement pour que c'en soit fini. Aucun de nous deux n'arrivait à partir, c'était lourd à porter. On voulait se dire des mots, on voulait partager des instants, nous étions coincés. Le hasard aurait pu faire qu'il me donne un baiser sur le front, je me serais peut-être réfugiée dans ses bras ; il faut croire que ce n'était pas prévu dans le grand plan des nuages. Ils sont capricieux. Il était dur pour lui de me fermer la porte au nez, alors je suis partie.

Le trajet du retour a été ondoyant, je ne cessais de changer d'humeur. J'avais envie de faire demi-tour et de sonner frénétiquement, lui demander de dormir chez lui. Je portais un tel poids de déception, j'aurais fait n'importe quoi, cette tristesse m'a envahie tout particulièrement lorsque j'ai retrouvé les quais de la gare Schuman. J'étais montée à Nord, mais c'est vraiment à partir de Schuman que je sortais de ma léthargie et que je retrouvais mon vrai quotidien. Après cette journée de fou, je n'arrivais plus à porter un retour à ma vie monotone. Ce n'est pas que je souhaitais une vie complètement folle, bien au contraire. J'aspirais juste à me blottir quelque part, me faire toute petite, me cacher dans les contreforts de l'amour. Sur le siège gris, les mains entortillées sur la tablette orange, je me suis sentie très mélancolique. Le robinet du chagrin s'était ouvert sans que j'y prête attention, ça me remplissait peu à peu. Si je n'y prenais pas garde, j'allais finir par déborder par les yeux, je ne le souhaitais pas. Je me suis forcée à penser à autre chose. Le lendemain, à la réunion, Julie allait certainement présider, ce qu'elle n'avait jamais fait. Ca promettait d'être houleux, elle avait beaucoup changé, elle aussi. Ce soir, elle allait s'abstenir de parler de ce détail là. Il ne fallait pas que les parents se mettent en tête de venir.

Ce fut une soirée morne, malgré le grand paquetage de choses à raconter. Ca avait beau être des aventures sortant complètement de l'ordinaire, Adélie s'en débarrassait comme des mots gris. L'envie de se battre avait disparu. Il n'y avait pas de motif noble pour l'aider à tenir le coup, mis à part se sauver soi-même - les perspectives se retrouvaient un peu bouchées. Avant d'aller se coucher (elle était la dernière), elle fit un tour de la maison pour voir si tout allait bien. Lorsqu'elle arriva dans le salon, elle se revit devant la télé avec la pierre dans la main. Il ne fallait pas rester là sinon, elle allait se retrouver prise de nausée. Sous les couvertures, il faisait particulièrement froid. Elle frémit et se roula en boule. Les pieds étaient des glaçons. Ses mains s'agrippaient aux épaules, les bras en croix devant le corps. Si c'étaient d'autres mains, ce ne serait pas si gelé.

//
J'ai pris le 94 au Petit Sablon. Cela allait me mener directement au campus du Solbosch, c'était le moyen le plus rapide pour s'y rendre, mis à part l'hélicoptère. Quelques minutes après le cour de néerlandais, je m'étais éclipsée, il y avait une grande nouveauté et de toute apparence quelque chose de formidable à mettre à jour. Le tram avançait lentement. Dans le goulet Louise, c'était systématiquement la panique. Je me remémorais le coup de téléphone que j'avais reçu à la récréation. C'était manifestement quelqu'un qui connaissait bien les horaires. Le message avait été bref et clair : soyez présente à treize heures au Solbosch, bâtiment U, porte C. Derrière une porte bleue, il y a un souterrain. La réponse à vos problèmes se trouve là dedans.
-Mais qui êtes vous ?
-Le fils de monsieur Dathy.
J'avais bien entendu beaucoup de questions à poser, j'aurais voulu savoir comment il connaissait mon numéro, pourquoi il m'appelait, qu'est-ce que je devais trouver, mais ce fut impossible. Il me dit au revoir et raccrochai aussitôt. On ne peut pas dire que c'était spécialement satisfaisant. Les gens que je rencontrais étaient décidément des êtres bizarres, ça me donnait l'impression d'évoluer dans un autre monde. Treize heures, ça allait être la mission impossible, le cours de madame De Pauw se terminait à midi et demi. J'ai pris le 94 au Petit Sablon, j'avais couru alors que ma cheville le refusait, chaque enjambée était une plongée dans les ténèbres de la douleur. J'avais la crainte que mes jambes se rompent sur les pavés difformes de la place. Durant le cours, j'avais noté dans ma farde de cours la localisation des lieux que je risquais d'oublier. Tandis que je traversais la place, le vent emportait des tas de feuilles mortes. Alors que je les enjambais, je cessais de courir. Je n'en pouvais plus, j'avais le souffle trop court. J'eus la chance d'attraper un tram quasiment immédiatement. C'est lui qui allait me porter vers mon destin et sauver la petite troupe des désastres. Adélie, je t'avais dit que je n'étais pas pire qu'une autre ; n'importe qui peut trouver, tant qu'il en a une volonté forte.

Je ne pensais pas que ce fut si loin. Je voyais les minutes défiler, le temps imperturbable, tandis que le tram se moquait de mon impatience aux feux rouges, aux arrêts bondés, aux rues piétonnes. Alors que je mettais le pied sur le trottoir, j'étais déjà cinq minutes en retard. Je n'avais aucune idée de la structure de ce campus universitaire, ça n'allait pas arranger les choses. En désespoir de cause, je demandais aux étudiants le bâtiment U, j'eus la réponse immédiatement, c'était juste devant mon nez ! Un grand bâtiment en brique, austère, qui inspirait un certain sentiment d'écrasement. A l'intérieur, ça respirait le labyrinthe. Personne ne savait ce qu'était cette porte C. De toute apparence, quelque chose de relativement proche, parce que toutes les portes étaient numérotées selon des lettres similaires. J'eus l'envie de courir pour raccourcir les recherches, mais je me rappelai avec précision les paroles d'Ulaan : pas de précipitation. Il était redoutable, dans les quelques mots qu'il avait dits, il avait bien souvent raison. Alors que j'avais l'impression de tourner en rond, je trouvai enfin le lieu de mes recherches, une porte vitrée avec un C au dessus. C'était là. Un rapide coup d'œil à ma montre m'indiquait que j'avais un peu plus d'un quart d'heure de retard. Ca n'allait pas être facile. J'inspectai immédiatement les alentours. Il n'y avait personne qui attendait, seulement des étudiants en passage. Un peu dépitée, je regardai à l'extérieur. Il n'y avait personne, autant côté cour que rue ; seulement des bourrasques de vent, secouant les branchages décharnés des arbres. Déstabilisée, je me demandais bien ce que j'allais pouvoir faire. On m'avait invité pour quelque chose d'important, je ne tenais pas mon engagement - il faut dire que c'est à peine si l'on m'avait laissé le choix. Je me mis contre un vieux radiateur, j'attendis quelques instants. Qui sait, peut-être allait-il repasser… Cela ne fit plus aucune surprise, j'étais seule livrée à moi-même.

Il fallut bien se décider à un moment à un autre, soit partir, soit prendre en charge les problèmes toute seule. Je me lançai d'un pas décidé vers la porte et la tirai d'un coup sec, j'étais certaine que ce n'était pas une salle de cours, c'était visiblement trop exigu pour que ça soit le cas. L'intérieur révélait un petit local à poubelles assez encombré, confortablement éclairé par des néons blanchâtres. Je remarquai immédiatement la caméra. Sa présence ne me dérangeait pas particulièrement puisque, de toute façon, j'avais été invitée. La deuxième porte était comme un appel, le souterrain ne pouvait pas être ailleurs que derrière. Sans aucune angoisse, je tirai la porte, qui claquait d'un coup sec exactement comme l'autre. J'étais fière de moi, surtout d'avoir gardé ma confiance. La fameuse galerie, c'était bien ici qu'elle se trouvait. C'était un vide technique éclairé par des néons, très encombré de tuyauteries diverses et de câbles électriques. Alors que je me préparais à rentrer là-dedans, attentive à tout, surtout à la recherche de pourquoi on avait pu me guider ici, je remarquai que la porte n'avait pas de poignée à l'intérieur. Quelle idée franchement ! D'un geste brusque, je saisis une grosse cale en bois, manifestement destinée à ça, et la plaçai d'un grand coup de pied (gauche) car le droit n'en avait certainement pas envie, sous la porte. Le bazar n'était pas prêt de bouger.

C'était de longues galeries rectilignes sans aucun intérêt. Mis à part les tuyaux et quelques plaques dégoût, il n'y avait rien d'extraordinaire à voir. Je m'attendais à trouver de la machinerie technique, des outillages complexes et sordides comme dans les mangas japonais, il n'en était rien. Mon imagination travaillait trop. Alors que je tournai à gauche, ce qui me donnait l'impression de passer sous la grande allée centrale de l'université, la lumière se coupa. Ce fut le début de la catastrophe, et vous devinez dès maintenant la suite, puisque vous avez dû gérer mon faux pas. J'étais ankylosée par la peur, je restais debout sans savoir quoi faire. Dans ce noir complet, je ne savais pas m'orienter. Je me rappelais une fois de plus l'entrevue avec Ulaan : ne pas céder au sentiment de panique, ne pas se précipiter puisque c'est inutile, (dans ces cas là, la survie n'est pas à quelques secondes prêt), ne jamais perdre son objectif de vue. Ici en l'occurrence, il s'agissait soit de rallumer la lumière, soit de sortir. Je maîtrisai ma peur au prix d'un intense effort de concentration. La seule solution pour m'éclairer, c'était d'utiliser mon GSM. Sa lumière était extrêmement faible, mais disons que c'était déjà ça… Je calculais mentalement que je devais avoir plus ou moins deux cent mètres à parcourir, ce n'était pas énorme. Je me mis donc à avancer tant bien que mal. Les tuyaux qui obstruaient le passage m'empêchaient clairement de progresser, je chutai à deux reprises - c'est parce que j'essayais d'aller trop vite. Lorsqu'enfin, j'arrivais avec certitude devant ce que je reconnaissais être la porte, je constatais avec stupeur que la cale était jetée à l'intérieur et la porte fermée. Je n'avais aucune possibilité de l'ouvrir. De rage, je donnais des coups dessus, je hurlais, mais ça ne donnait rien, c'était crier dans le désert. Il n'y avait pas des masses de solutions : soit une femme d'ouvrage était passée et avait trouvé ça louche que ce soit ouvert (dans ce cas présent, de quoi se mêle t'elle…), soit c'était un piège manigancé pour que je cesse de fouiller dans leurs petites affaires. Je ne savais choisir et de dépit, je laissais cela à plus tard.

Il n'y avait plus qu'une seule solution, puisque la porte allait de toute façon résister des jours et des jours à un assaut ininterrompu, je choisissais d'appeler Tiên. Tant pis, j'allais y perdre mon après midi toute entière, ridiculement acculée au milieu des tuyaux dans le noir, mais au moins j'allais sortir de là. Je l'eus mauvaise lorsque je constatais qu'il n'y avait pas de réseau, le téléphone était inutile. Mais c'est pas vrai ! Là, ça commençait à devenir vraiment délicat. Il fallait absolument se détacher de la situation et réfléchir avec froideur. Comme le téléphone était ma seule source de survie, je le coupai pour l'économiser, et décidai d'avancer à tâtons dans le noir complet. Il fallait absolument trouver un endroit où le téléphone recevait ses ondes. Au loin, je voyais une très faible lueur, c'était peut-être une lucarne. Je gagnai cet endroit en une petite dizaine de minutes, alors que ça ne devait être éloigné que de cinquante mètres. En réalité, ce n'était rien d'autre qu'un tuyau, provenant de la surface, éclairant le sol d'un petit rond grisâtre et diffus. Je ne sais pas où ça pouvait donner, en tout cas, là-haut on y entendait rien du tout. Par acquis de conscience, je lançais des au secours désespérés dans la tuyauterie, ce fut sans effet. Je m'en doutais. Au vu de la hauteur du tuyau, il se pouvait que ça ressorte sur le toit d'un kot ou quelque chose de similaire. Qui dit jour dit ondes, c'était le moment voulu pour rallumer le téléphone, il allait peut-être voir ses satellites. Je glissai ma main dans la poche et en tirai l'objet. En quelques gestes connus par cœur, je lui donnais son code. L'horrible logo nokia apparut. Il y eut un flash lumineux qui m'éblouit totalement. Ce n'était pas dans la réalité mais juste mes yeux. J'étais devant le stroboscope d'une boîte de nuit, un avion carbonisé gisait au sol, il avait arraché des centaines d'arbres dans la coulée de son crash. Alors que l'engin était encore en feu, des corps pendaient des hublots cassés, c'étaient des personnes qui avaient tenté de s'enfuir, sans y arriver. Alors que je tombai par terre sous l'impact de la vision, des langues de feu léchaient mon corps, j'allais y passer à mon tour. Couchée par terre sur le côté, protégeant mon visage avec mes mains, je donnai un geste brusque un grand coup de pied, en criant non ! Je n'arrivais à rien d'autre que de cogner un peu plus là où j'avais déjà mal. Ce n'était pas malin mais je ne maîtrisais plus rien.

Abîmée par terre, le bras meurtri, je me demandais où j'étais. Le noir n'arrangeait franchement rien à la situation, il ne m'était pas possible de retrouver mes repères. Je me sentais brûlée de toutes parts, je restais hébétée durant quelques temps, je ne saurais dire combien de minutes. C'est la lumière du tuyau qui me ramena à la réalité. J'émergeai avec difficulté. Cassée en deux, je me mis à quatre pattes sur le béton, cherchant quelque chose de tangible pour quitter ce que je savais être une vision - rien d'autre qu'une chimère. J'avais le cœur qui battait fort, je me sentais oppressée. Il faut dire que ce n'était pas spécialement une situation agréable. Lorsque je repris le téléphone, pour enfin appeler au secours, je constatais que ça allait être difficile. Le réseau était effectivement très faible. Lorsque j'appelai Tiên, j'entendis les sonneries par intermittence, mais dès que ça décrochait à distance, la communication était coupée. Il en fut de même pour Adélie. Je n'arrivais même pas à appeler mes parents. C'était la poisse. Il allait falloir trouver un autre endroit. Par sécurité, je tentai tout de même d'envoyer un SMS à chacune des deux, le bras tendu vers le haut, le téléphone dans le tuyau, avec l'espoir que ça puisse passer… J'avais de sérieux doutes sur la confirmation du message envoyé.

Je repris ma marche malaisée au milieu des tuyaux, évitant par miracle de tomber une fois de plus alors que des gaines encombraient le passage. Je sentais vraiment que ça allait finir mal, je coupai mon téléphone par précaution, préférant avancer dans le noir. Je craignais d'arriver sur un mur, une porte fermée, ou quoi que ce soit qui bouche toute possibilité, mais au loin, j'entendais du bruit - des claquements sourds - je ne perdis donc pas espoir de sortir. Il y avait quelque chose d'atypique au milieu du paysage béton. Ma déception fut assez forte lorsque je constatais à l'ouïe qu'il ne s'agissait de rien d'autre qu'une plaque d'égout mal scellée : toujours rien d'accessible pour s'évader de ce piège. Les voitures qui passaient sur la fonte généraient des cognements sonores, il n'était pas imaginable de rejoindre l'extérieur par là. Il ne faut jamais laisser prise au désespoir, comme le dit Ulaan, ce n'est que la réflexion glaciale qui permet de s'en sortir ; il y a tout de même des moments où ce n'est pas évident. Je me disais que, dans ma volonté d'économie de lumière, j'étais peut-être passée à côté d'une sortie évidente, je n'avais pas été maligne. Un peu nerveusement, je recherchais mon GSM pour ausculter cette plaque d'égout et les diverses possibilités de sortie, probablement nulles. L'écran d'accueil éclairait bien, je vis immédiatement que c'était inaccessible. Il me restait la possibilité d'appeler ou d'envoyer un SMS, à travers, il était fort probable que ça passe. Je pianotais déjà mon code, je souhaitais aller vite. En effet, comme d'habitude, je n'avais pas rechargé le téléphone, je savais que le temps était compté. J'étais en train de faire le numéro de mes parents quand une très forte lumière me terrassa. Il y avait des colonnes de fumées brunes, des tôles froissées, beaucoup de pompiers. Je sus immédiatement que j'étais extérieure à l'image, que ce n'était qu'un subterfuge - encore une fois ; les poteaux déchiquetés n'étaient qu'un affreux travail de mon imagination. En fait, je me saisissais en plein dérapage. Je criai non ! Un hurlement rageur : non, pas encore ! Tout cela fut tellement fugace, je n'eus pas le temps d'évacuer la vision par moi-même, je ne faisais qu'apporter un vague sentiment de domination sur le carnage. Pour une fois au moins, je ne tombais pas par terre, je restais juste le dos au mur, la respiration courte et les mains tremblantes. En fait, je venais de comprendre le phénomène. C'était devenu relativement clair. C'était un premier pas vers la résolution. Sans plus y réfléchir pour le moment, je me remettais à composer le numéro du téléphone fixe de mes parents. Ce fut un échec qui me mit gravement en péril. Cette fois-ci, ça ne sonnait même pas. Je ne pensais pas qu'on puisse être isolée et coupée du monde aussi rapidement, cet imprévisible me laissait profondément déstabilisée. Avec de la peine dans la gorge, je tapais un texto, que j'envoyais de manière identique à Adélie et Tiên. Le bras en l'air, aussi proche possible du plafond, je ne croyais plus le " message envoyé ".

Parce qu'il le fallait bien, je repris ma quête de la sortie. Il y avait forcément une solution, je ne pouvais pas baisser les bras, même si tout me paraissait complètement bouché. Je n'économisais plus le GSM, je tentais le tout pour le tout. Bien malheureusement pour moi, je n'eus pas l'occasion de prendre beaucoup de risques, le tunnel obliquait sur la gauche, puis se stoppait sur un gros bouchon de câbles entortillés. En quelque sorte, c'était la fin du monde, la fin de mon monde. Il n'y avait plus rien à faire si ce n'est retourner jusque la porte d'entrée et explorer tous les diverticules, tester le téléphone partout, enfoncer le clou dans la moindre possibilité, même la plus maigre. Le retour se fit un peu plus rapidement, mes yeux étaient acclimatés à l'obscurité, la lumière du GSM donnait quelques halos verts suffisants. Pas une seule fois, le réseau monta suffisamment, ça restait désespérément plat. A la porte, je hurlai et tapai de toutes mes forces, mais je ne faisais rien d'autre que de me casser la voix. En plus, je commençais à mourir de soif avec tout ça.

Ce fut une après-midi vraiment longue, enfin soit, c'est compréhensible. Je m'étais assise sur le béton, près de la porte, à l'écoute du moindre bruit. Rien ne passait au travers, je ne comprenais pas comment deux portes en bois pouvaient tant amortir la vie à l'extérieur. De temps à autre, j'allumai mon téléphone pour voir l'heure, et pour réceptionner d'éventuels messages. Il n'y avait rien, bien évidemment, puisque je n'avais pas de réseau. Avant vingt-deux heures, je partis faire un tour au tuyau et son rai de lumière pour réceptionner les ondes, mais je ne le retrouvai pas. La nuit ne l'éclairait pas et dans cette structure de béton, tous les tuyaux se ressemblaient les uns aux autres. Ca me remplit de pas mal de peine. J'étais vraiment dans un traquenard. Celui qui avait choisi de faire ça s'était bien débrouillé. En désespoir de cause, je me couchai par terre à même le béton, je n'avais pas d'autre solution, j'utilisai mon sac comme oreiller. Il ne faut pas croire que j'allais trouver le moindre réconfort. C'était une autre attente, le corps qui faisait mal et l'esprit prisonnier du béton. La nuit fut terriblement angoissante et le matin une agonie. J'avais tellement soif, ma bouche était devenue comme une pierre, c'est à peine si j'arrivais à parler. La dégradation était arrivée si vite, ça promettait un avenir plutôt court. Je ne savais pas quoi faire de mes dix doigts. Tout me semblait voué à l'impasse. En désespoir de cause, je repartais à la recherche du tuyau, il était sept heures du matin, le jour n'était pas encore levé. Il fallut un bon quart d'heure de recherche pour remettre la main dessus, le ciel dehors était bleuâtre laiteux. J'espérais qu'il pleuve, pour boire l'eau d'égout - il n'y avait rien. Je savais bien que lorsque j'allais entrer mon code, mon maudit téléphone allait m'envoyer les visions d'horreurs des charniers, une débauche de crashs d'avions. Ce qui arriva fut bien pire.

Niveau batterie insuffisant.

Je ressentais ces derniers mots comme une condamnation. Que pouvais-je faire d'autre que d'attendre ? Je commençais à penser à penser à mettre fin à mes souffrances, mais c'était véritablement impossible. Outre le fait qu'il y avait une part de résistance en moi, une fibre tenace qui me disait qu'il fallait aller jusqu'au bout, je me rendais bien compte, par ailleurs, que je ne savais même pas comment faire - le suicide, ce n'est pas ma tasse de thé, alors je ne suis pas habituée. Le téléphone pouvait encore me donner l'heure, c'était déjà ça, je continuais donc à l'économiser. Pour passer le temps, je chantais comme je le pouvais, avec une voix rauque, ça me faisait mal. Je jouais avec mes baskets, je faisais n'importe quoi. En réalité, je sortais de moi-même, puisque je n'étais plus que douleur. J'ai fermé les yeux et j'ai prié très fort. Je ne savais pas qui invoquer. Ce n'était pas évident. Dans ce moment délicat ressortais encore plus forte ma confusion de chaque jour passé - je ne croyais pas en grand-chose, du moins sérieusement. Pour faire bien, j'ai envoyé un message secret au dieu des nuages, celui dont parlait Jérôme et Adélie en se marrant. Cher divinité nuageuse, faites que les deux petits loups passent le reste de leur vie ensemble, faites que ça ne craque pas pour Thi-Tiên, et s'il te reste un peu de temps, défonce la porte d'entrée du souterrain, parce que je m'ennuie ici.

Sincèrement, ça a dû mettre du temps pour Adélie. Ce n'est pas possible autrement. Je dis ça avec un peu d'humour noir, il ne faut pas mal le prendre. De toute façon, on sait tous maintenant que le dieu des nuages est incompétent, autant contacter le dieu des lombrics, il a autant d'efficacité. Cinq heures cinq après ma prière, le téléphone complètement à plat, la lumière fit son apparition dans le souterrain, ça me fit sursauter. Il y avait deux solutions, soit on venait m'achever, ce dont je doutais car j'avais peine à croire que j'évoluais dans un film d'horreur, soit l'un de mes SMS s'était frayé un passage dans le petit tuyau. Je voulus me mettre debout pour affronter mon cruel destin, mais je n'y arrivai pas, à ma grande surprise. Mes jambes étaient ankylosées par la position étrange que les canalisations m'avaient fait prendre. De rage, je râlai fermement : Julie, tu n'es qu'une idiote franchement. A deux reprises, je tentai de les tendre, mais ça ne faisait rien d'autre que de lancer des grimaces de douleur sur mon visage. Et si la lumière s'éteignait ? Je voulus crier, mais il ne sortit qu'un étrange son rauque de ma gorge, ressemblant vaguement au brame du cerf (c'est élégant…) J'étais honteuse. Par chance, j'arrivai à sourire à Mokhliss lorsqu'il me découvrit dans cette bien étrange position.

Le reste est flou. Ulaan ne m'avait jamais prévenu de cela, le plus dangereux n'est pas l'épreuve mais quand on en ressort. Tant qu'il y a du danger, on résiste, l'intérieur se fait le plus solide possible. Par contre, lorsque commence la prise en charge, il y a un effondrement. J'étais heureuse de les revoir, c'était une entière confusion en moi, mais j'avais si sommeil, je me sentais disparaître dans une vapeur d'ouate. C'est probablement Adélie qui m'a tirée de là. Elle ne cessait de parler, même si c'était pour dire n'importe quoi. Je pense qu'elle avait compris. Je me suis retrouvée dans le cabinet d'un médecin. Pas d'hôpital, pas de chambre. Ce n'était pas la même chambre qu'Ade, j'aurais bien aimé. Personne n'est retourné en cours. Il y a même Sophie qui est venue me voir après seize heures trente. Je ne m'y attendais pas. Tout cela m'a fort émue. Le médecin a constaté une déshydratation, mais il n'y avait rien de grave. C'était surtout le stress qui avait entaillé mes veines. Le lendemain, j'ai eu le droit à un sachet de crocodiles de la confiserie Marie.
-Mais ? Adélie, tu n'as pas dit de bêtises pourtant ?
-Il va y avoir pénurie je crois ! Ca ne m'empêche pas de t'en donner tout de même.

//
La réunion initialement prévue à la fourche d'après la géo fut reportée à la soirée, il y avait trop de choses à dire pour que ça puisse tenir dans une toute petite heure. De plus, par je ne sais quel mystère, certains professeurs étaient au courant et souhaitaient venir. Ce n'était vraiment pas réalisable, une histoire aussi tordue, il fallait un certain aplomb pour se dire que ce n'était pas rien d'autre qu'une grande supercherie. Si c'était passer pour des fous furieux auprès de l'ensemble du lycée, ah non merci… La troupe pris donc le Boulevard Anspach avec lenteur, jusque trouver Uccle et Sa Campagne, la destination finale. Chez Julie, ils auraient la tranquillité escomptée. Ses parents étaient déjà là, Adélie fut surprise de les rencontrer. Elle ne les connaissait pas. Mokhliss et Soukaïna s'étaient adjoints au groupe pour connaître les détails de tout ce qu'ils s'était passé. Plus que jamais, toutes les forces allaient être nécessaires. Un grand repas froid avait été préparé, c'était un moment agréable où chacun partageait des sourires. Personne n'osait parler de Julie, il y avait l'appréhension d'attaquer la réalité, les mots durs où les sourires se feraient plus rares. Alors que le thé à la menthe commençait à couler dans les tasses, elle embraya de sa toute petite voix le récit chaotique.

Tout est de ma faute.
Ca commençait bien, Adélie eut envie de dire, non c'est de la mienne ! On n'allait pas se battre pour ça, c'était ridicule. Elle se tut.
Nous étions habitées par des cauchemars atroces, je me suis éclaté une cheville à cause de ça, en tombant dans l'escalier. La cause de ces cauchemars semblait directement liée à la pierre. J'ai donc été demander conseil à Ulaan, c'était le mieux placé pour ça. Cela m'a valu certains reproches, je peux le comprendre. Il m'a dit que cela ne pouvait pas venir d'autre part que notre entourage, j'ai donc investigué. Dans les personnes qui avaient connaissance de nos problèmes à ce moment là, j'ai cherché qui avait parlé de la pierre. J'ai été voir la seule personne absente au puzzle : Claire, la petite sœur d'Adélie. Je m'en excuse, ce n'était pas possible autrement. J'ai découvert qu'elle en a parlé à monsieur Dathy, j'ai remonté une filière. Lui et un universitaire ont apparemment fait des choses bizarres. L'ami en question s'appelle monsieur Mauer. Il transpire la crapulerie et inspire la méfiance. Il m'a raconté n'importe quoi sur l'effet de ces pierres et les vibrations qu'elles émettent, des propos d'allumés. Je pensais être au point mort à ce moment là, parce que je ne savais plus par où chercher. En effet, on me guide, on me piège, on m'amène dans des impasses et je perds un temps précieux. La situation a de nouveau basculé avec mon GSM, celui-ci que vous voyez et qui m'a sauvé la vie. A la récréation, dans le boucan du grand hall Rollebeek, j'ai reçu un appel du fils de monsieur Dathy. Celui-ci me dit très brièvement qu'il y a des choses qui m'intéresseront dans les souterrains de l'ULB, il me donne la localisation, un rendez-vous pour la pause de midi, puis il me raccroche quasiment au nez. Vous commencez à deviner la suite. Je m'y rends, je suis en retard, je n'arrive pas à tenir les délais, qui sont manifestement trop courts (dirais-je volontairement ?) Sur place, comme il n'y a personne, je m'engage dans le souterrain pour faire les recherches moi-même. Au bout de cinq minutes, même pas, la lumière se coupe. A la faible lueur de mon téléphone, j'essaie de trouver la sortie, mais la porte est fermée.

La suite va être beaucoup plus intéressante. Ecoutez bien, parce que c'est incroyable. J'apporte la résolution des cauchemars, mais aussi une question assez traumatisante. Chaque mot a son importance. Par chance, j'ai réussi à envoyer des SMS à Tiên et Ade, par le biais d'un tuyau qui donnait à la surface. Ce sont Mok et Jérôme qui sont venus me tirer de là. Mille milliards de mercis ne seraient pas assez, ils m'ont donné la vie. A ce jour, la porte du souterrain doit encore être démontée. Je ne pensais pas qu'on avait une telle crapule parmi nous, on a de la chance. Dans ce lieu, j'ai découvert que nos problèmes de cauchemars proviennent de nos GSM. J'ai éprouvé le phénomène et j'ai des preuves.
Adélie sursauta et réalisa soudainement la vérité de ces paroles, elle murmura : oui c'est vrai ! Elle avait des doutes depuis le soir de la moquette, roulée en boule en attendant que ça se passe, puis l'afflux horrible qui avait déboulé dans sa vie dans le hall Rollebeek. Tout se replaçait avec évidence.
Coincée dans mon souterrain, je n'avais pas de réseau, je ne savais pas vous appeler. J'étais condamnée. J'ai cherché comme j'ai pu un endroit où le téléphone passait. Lorsque je l'ai trouvé, j'ai été saisie par un de ces affreux songes que vous connaissez bien. De longs moments plus tard, j'ai trouvé un autre endroit pour vous contacter, le phénomène a recommencé. Bien que ce ne soit pas très compréhensible, j'ai trouvé une explication technique qui tient plus ou moins la route. Ce qui influe sur nous, c'est le RACH, Random Access Channel. Nos téléphones envoient régulièrement nos localisations sur un canal RACH., à l'allumage et ensuite, toutes les quatorze heures et deux minutes. C'est un simple envoi ping, une balle est envoyée, l'antenne émet un pong. De cette manière, ils savent nous localiser et gérer automatiquement la charge d'émission des antennes. Si vous ne me croyez pas, mettez votre GSM près des enceintes de l'ordinateur. Allumez-le, vous entendrez neuf petits bips. C'est exactement ça, rien de plus. A chaque RACH, on se paye un cauchemar. Ulaan dit que c'est nous qui les fabriquons, parce qu'ils illustrent nos plus grandes peurs inconscientes. Pour moi, ce sont des crashs d'avion, c'est vrai que je ne me sens pas à l'aise avec la question. La solution, c'est donc d'éteindre le téléphone. Je sais que c'est une solution temporaire, mais au moins en attendant, on a la paix. Bon, voilà pour la première annonce. Maintenant, on va passer à un peu moins réjouissant.

Vous vous en doutez, je garde une certaine rancune qu'on m'ait piégée de la sorte dans le souterrain. Je ne sais pas dire si c'était intentionnel ou pas. Un simple ouvrier aurait pu faire la même chose, se dire : tiens, cette porte est ouverte, c'est une négligence. Cependant, ça fait tout de même beaucoup de coïncidences. De ce fait, j'ai été voir monsieur Dathy ce matin. Je voulais avoir une explication avec lui entre quatre yeux.
Il n'a pas de fils.
Voilà, tout est dit maintenant. J'ai besoin de savoir ce que vous pensez de toute cette affaire. On a tous des souhaits, des rêves, on n'a pas spécialement envie de passer notre vie dans des recherches stériles. Les examens de rétho, c'est pour bientôt, donc… Que fait-on maintenant ?
Un brouhaha commença à envahir la pièce. Tandis qu'Adélie s'empressait de couper son GSM, les parents de Julie étaient attentifs. On se demandait si leur aide allait être précieuse. Chacun avait envie de s'exprimer sur ses propres expériences et angoisses pour l'avenir, mais ça n'apportait rien - tout était dit. Finalement, c'est la personne la plus extérieure à tout ça, Soukaïna,, qui pris le relais. C'était étonnant de l'entendre, on se trouvait habitué à son éminente discrétion sans même y prendre garde. Son regard valait tout un discours, il n'était pas la peine d'en dire plus pour comprendre. Elle était bouleversée à l'idée de perdre qui que ce soit du petit groupe.
-S'il y a quelqu'un qui vous en veut suffisamment pour vouloir vous tuer, vous ne saurez pas qui c'est, mis à part si cette personne fait une erreur. Il faudra avoir combien de morts pour se rendre compte de son identité ? S'il est suffisamment au courant pour vous traquer partout, mettez-le au courant que vous n'en avez plus rien à faire de cette pierre. C'est bien le cas, non ?
-Mais, Souki, comment veux-tu que nous prévenions quelqu'un dont on ne sait même pas la localisation ?
-Je vais dire quelque chose stupide, mais après tout, c'est rentrer dans son jeu donc ça fonctionnera. Placarde des petits papiers partout comme quoi tu te moques de l'existence de cette pierre, on pourra réfléchir au texte ensemble. Je pourrai faire ça avec Caro, je suis sûr qu'elle voudra bien.
-Mais bien sûr, c'est une bonne idée ! Je suis entièrement partante !

Ca sentait fort la menthe, c'était agréable. Un petit groupe se forma pour la confection du message à destination de la menace mystérieuse et pour définir les lieux de dissémination. L'autre partie discutait avec les parents de Julie. Pour certains, ça faisait bien deux mois qu'une menace de mort planait. Cette fois-ci, c'était encore pire : ça restait flou. On ne savait pas sur quoi se baser ni de quoi se protéger. Le sentiment de lassitude, ça faisait bien longtemps qui avait été dépassé sur l'autoroute. Certains comme Adélie était au-delà, les mots n'accrochaient plus ; ça glissait sur sa peau pour tomber par terre comme de vulgaires épluchures de bananes. Au lieu d'un dispatching par MSN, cette fois-ci c'était en temps réel que ça se passait, ça faisait chaud au cœur de voir un groupe soudé, plus fort que l'adversité. Dans quelques mois à peine, tout cela allait exploser dans une diaspora estudiantine, certains à l'ULB, d'autres à Liège. Quitter Dachsbeck, c'était inévitable, mais assurément douloureux. Dans le fond de la pièce, l'imprimante se mit à cracher des feuilles de papier. Les feuilles circulèrent dans les mains, le contenu était parfait. Message personnel. Nous avons rendu le silex à son possesseur. Vous n'avez donc plus aucune raison de nous assassiner. Oubliez-nous. Nous oublierons toute cette histoire aussi. Ca faisait bizarre de voir ce mot assassiner. Malgré tous les efforts intellectuels possibles et imaginables, il n'y avait rien à faire. Il n'était pas possible de se sentir concerné. C'était un délire.

Les premiers commençaient à partir. Avec le repas du midi à " et qui va promener le chien ? ", la marche le long du boulevard Anspach, le thé et tout le reste, il commençait à se faire fort tard. Adélie n'avait pas envie de reprendre le train et faire le long trajet comme ça au beau milieu de l'obscurité nocturne. Ca lui pesait. Elle traversa la petite pièce encombrée de monde, certains étaient en train de nouer les lacets de leurs chaussures.
-Julie, ça dérange si je reste dormir ? J'ai encore deux trois trucs à te dire. J'ai juste besoin d'une couverture pour me rouler dedans, par terre ça suffit.
-Non, aucun problème, tu es la bienvenue ! On va finir la soirée avec Caro, et puis après, dodo !
Adélie se dirigea comme elle le pouvait vers Tiên et Jérôme. Elle chuta un peu, les pieds emmêlés dans les affaires de Mok, elle s'excusa, rougissante, de sa maladresse.
-Vous voulez bien encore rester un peu ? J'ai des petites choses à demander…
Les piles de papier partaient en voyage de main en main, chacun se trouvait responsable d'un secteur. Personne ne voulut prendre Hoeilaart. C'était le paquet poisseux. Julie arriva quelques instants plus tard, pas longtemps, ils se mirent à discuter en cercle fermé de tous les évènements. Julie sortait de choc, il fallait vraiment peser chaque phrase, ça cassait la fluidité du discours. Chaque mot était un chien avec l'envie de mordre.
Voilà Julie, avant tout, je voudrais te dire que je suis heureuse que tu sois vivante. Je ne t'en veux pas, bien au contraire. Tu as fait des choses qui m'ont blessées, mais tu ne voulais pas mal faire, c'était pour notre bien à tous. Je t'en suis reconnaissante. Tu sais, je n'échapperai jamais à ma haine envers Ulaan. Je ne peux pas oublier quelqu'un qui a fait du mal à ma petite sœur, ça ne s'efface pas. C'est ma cuirasse, je la protège comme je le peux… Pour moi, c'était important de le dire, mais je ne vous ai pas demandé quelques minutes en plus pour ça. Je voudrais vous dire que je ne crois pas à nos papiers. Ca marchera, ce sera lu, mais je veux dire… il y a quelque chose de bien plus profond dans cette histoire. On ne tue pas des ados tout ça parce qu'ils ont piqué une pierre. Je crois tes explications à propos des RACH et des cauchemars. Cependant, j'ai l'impression que c'est la partie émergée d'un iceberg. On n'a jamais compris ce que ça faisait là-haut dans le palais de justice. Je n'ai pas envie de comprendre, ça m'indiffère. Je veux juste une petite vie agréable, je pense que c'est pareil pour vous. Ce qui me fait peur, c'est que c'est loin d'être fini. Tout ce qu'on craint, c'est un nouveau commencement, encore pire que tout ce qu'on a eu. Il n'y a aucune raison que ça s'arrête. J'ai sorti la poisse d'un vase de Pandore, maintenant on se tape une malédiction bien coriace. Ce que je voulais dire, c'est : est-ce que tu as des pistes sérieuses Julie ? Au-delà de ce que tu as présenté à tout le monde, est-ce que tu nous a caché quelque chose ? Maintenant, il faut que tu nous promettes de tout nous dire.
Adélie reproduisait mot pour mot ce qu'elle avait reçu de ses parents. Elle photocopiait le sauvetage.
-Oui, il y a des évènements que je n'ai pas présenté. Pour vous tous, c'est assez délicat de recevoir un tel condensé de cauchemar. J'ai découvert des choses assez préoccupantes. C'est sur cette feuille.
Elle tirait de son sac en bandoulière, jeté et froissé dans un coin, un papier plié en quatre. Il était en mauvais état, on voyait qu'il était déjà passé par nonante-neuf vies. Dessus, une petite écriture peu soignée, comme celle d'un ouvrier du bâtiment :
Julie, vous vous intéressez à moi, je vais donc m'intéresser à vous. Puisque ce cher Ulaan est de vos amis, demandez-lui donc la pierre et ramenez-la moi à la Sainte-Julie ici même. Merci.

Adélie porta le coup de ces quelques mots. On voyait bien que ça faisait un effet ravageur. Elle se tourna vers Thi-Tiên avec un regard interrogateur : et maintenant on fait quoi ? Julie, comment as-tu réussi à garder ces phrases aussi longtemps en toi ? Je suppose que tu les as retournées dans tous les sens durant des heures… Ca n'a mené à rien, tu t'es détruite plus qu'autre chose…
-Effectivement, je n'ai pas réussi à dormir.
Ses yeux en amande accusaient une fatigue démoniaque, le prix d'un passage infernal dans les tréfonds du Solbosch, couronnées de deux nuits au sommeil entrecoupé par les mots circulaires - ça tourne en rond - l'assassinat à petit feu. C'est une torture raffinée en fin de compte. Adélie trépignait d'impatience, c'était bien la première fois qu'on pouvait lire une violence en elle. Jérôme savait bien ce qu'il se passait en elle, les ennuis accumulés ne faisaient que la dévorer, ils remplissaient son corps sans que plus rien d'autre ne puisse faire sa place. Pour un peu, elle en aurait presque tapé un grand coup sur la table en lançant un flot d'injures - ça ne sortit pas, la contenance prenait le dessus. Julie restait fragile et entourée de mystère, elle ne révélait pas combien elle était démolie de s'être trouvée dépassée. C'est Tiên qui lança l'expression qui fit rire tout le monde :
-Ecoute, on laisse pisser le mouton.
Les parents de Ju se retournèrent avec un sourire amusé. C'était sorti avec une telle spontanéité, c'était la gaîté avant d'aller se coucher.
-Au fait, c'est quand la Sainte-Julie ?
-Le huit avril, ça nous laisse deux semaines et quelques.
Jérôme se pencha vers Ju et lui demanda : dis, je pourrais rester dormir aussi ? J'ai pas besoin de grand-chose…
Julie était un peu perdue dans tout ce qui tombait dans tous les sens, la discussion avait débuté avec ses parents et dévalait la pente à bon train, elle interrompit les phrases lancées à bâtons rompus : dis Thi-Tiên, si tu veux, tu peux dormir ici, on fait un squat ! Indirectement, la réponse était donnée à Jérôme. Elle était contente, elle ne se sentait pas d'affronter une nuit de plus toute seule avec ses angoisses.

Ils commencèrent à ranger les épaves de sachets de thé, les tasses et tout le bazar qui était disséminé partout. Mokhliss s'excusa de ne pas rester, il devait impérativement revenir pour la nuit, sinon ça allait crier fort. Les parents cherchaient les couvertures dans leur chambre, ça faisait un peu comme un camp scout, le grand déballage. Julie choisit de dormir avec le groupe plutôt que dans sa chambre, même si ça allait ronfler très fort (surtout Tiên !) C'était un pied de nez à sa solitude. Les couvertures ne la protégeaient plus, elle avait besoin de la chaleur d'une amitié.
-Surtout, vous coupez vos GSM, je ne veux pas de cauchemar affreux en plein milieu de la nuit !
Il y eu des bruits de froufroutements de couvertures, chacun s'installait paisiblement. Lorsque Julie coupa la lumière, il était vingt-trois heures vingt-trois, une heure de chat. Le noir s'installa comme un froid d'hiver. Adélie attendit dans un faux calme, elle s'y forçait, la feuille de papier tournait et retournait dans sa tête. Les yeux grand ouverts sur le plafond invisible, se cacher le visage sous les couvertures ne servait à rien. Elle rêvait d'une maison avec plein de bonheur dedans, comme un paquet cadeau. Elle en avait marre que les éternels -c'est raté pour cette fois- fassent leur place dans son cœur. Ca tournait et retournait en inutile rond-point sans aucune échappatoire sur la vie.

Je n'en pouvais plus, ce papier venait s'entasser sur une pile, les planches du meuble pliaient sous le poids. Je me suis tournée vers Jérôme, il était là juste devant moi, je ne savais pas où - je ne voyais rien dans l'obscurité. J'avais froid. Je me suis rapprochée de lui silencieusement, je ne voulais pas le réveiller. J'ai senti ses couvertures. Je me suis mise tout contre. Ce n'était pas un accident, ce n'était pas un coup du sort, j'avais juste envie qu'il soit moins loin, et puis voilà. J'ai sursauté quand j'ai entendu (et senti) les froufroutements de ses couvertures - mais à vrai dire, comme l'avait si bien dit Ju, qu'est-ce que j'avais à perdre… rien. Son bras est venu dans mon dos, il s'est rapproché de moi. Je me suis blottie tout contre lui. Tout contre lui. Et puis je n'ai plus bougé, je serais restée là des millénaires. Je sentais sa respiration, sa chaleur, son odeur, c'était au-delà des plus grands rêves de toutes les vies que j'avais inventées. J'en avais les larmes aux yeux, un peu de mer coulait le long de mes joues. Les couvertures qui recouvraient mon visage essuyaient ça, j'étais bien. Je me suis fait la plus petite possible pour ne pas le déranger, boule de bonheur repliée dans ses bras. Merci Julie. Sans cette nuit on l'on ne voyait rien les volets baissés, je n'aurais jamais trouvé la clé des champs.

//
Il y avait un chat à la fenêtre. On avait envie de le caresser, mais un écran de froideur nous séparait de lui. Il se frottait à la vitre, c'était inutile, une désespérance. Longtemps Adélie avait été comme ça, proche du bonheur, mais séparée de lui par une vitre - elle le voyait pourtant. Le boulevard Anspach est désert, il est encore assez tôt. Les rues jusqu'à la Gare Centrale sont presque ville morte. Heureusement qu'il y a les nettoyeurs pour épurer la fête de la veille au soir, sinon ce serait un charnier. Les premiers magasins ouvrent leurs devantures, il est neuf heures samedi matin, les bras se tendent le long des volets métalliques. Quelques vendeurs lancent des regards en biais. Après un parcours connu presque par cœur, la Gare Centrale apparaît. Il y a de nombreux touristes qui se promènent, des italiens comme la dernière fois. Main dans la main, ils traversent le boulevard de l'Impératrice. Adélie sent les doigts entremêlés, Jérôme, toute sa vie son tout est accroché là. Julie avait été chercher des couques au beurre, elles ont été généreusement tartinées de confiture à la myrtille. Jérôme avaient échangé un regard entendu, surtout ne rien dire maintenant, on réservera ça à un peu plus tard, quand chacun sera prêt à recevoir la nouvelle. Il n'y avait pas de rayon de soleil pour tomber sur le petit déjeuner, le ciel était plombé comme à l'habitude, mais c'était lumineux.
-Julie, j'irai voir Ulaan toute seule, je lui poserai des questions sur ce papier.
-Mais ? Adélie, il n'en est pas question ! Tu le vomis ce gars là…
-Oui c'est vrai. Tu as raison… Mais je veux faire l'effort. Je voudrais vivre mon bonheur dans un air pur, sans qu'il y ait de tâche obscure ou d'odeur de vieux tabac. Je ne ferai pas ça avec plaisir, mais c'est pour aller là où mes rêves m'entraînent, je veux me libérer des chaînes.
-Alors, laisse-moi au moins venir avec toi…
-D'accord. Je veux bien, ça me rendra plus forte.

Il y avait un chat à la fenêtre, il était noir et blanc, il réclamait des câlins qu'on ne pouvait lui donner. Ils s'engagèrent dans l'escalier de la voie trois, le train pour Rixensart, les chemins allaient se séparer. Ce n'était pas de gaîté de cœur. C'est à peine si Adélie osait tourner le regard vers lui, mais elle avait envie de lui sourire, de lui montrer combien il y avait quelque chose de nouveau qui se formait en elle. Peut-être que tout cela n'était pas encore assez assuré, il fallait s'habituer à la présence d'un amour qui creusait sa place dans le ventre. Le départ depuis chez Ju avait été calculé pour ne pas avoir à attendre longtemps (quel dommage), le petit omnibus gris se fraya un passage dans la foule. Il était temps de se séparer, pas pour longtemps, c'était déjà un sentiment d'infinité. Alors que le train était à l'arrêt, il lui donna un baiser sur le front, délicat comme un matin d'automne. Elle se cramponna à lui, le serrant de toutes ses forces, un serre-écrase, puis elle s'enfuit dans le train. Elle reproduisit ses gestes du métro, les mains qui glissent le long de la vitre. C'était une manière de lui dire : tu sais Jérôme, ça fait longtemps, bien plus que tout ce que tu pourrais imaginer. Il y eut un chuintement, puis elle se fit emporter dans le noir de la jonction. Elle gardait ses yeux rivés à ses mains, il y a quelques secondes à peine, elles étaient encore à son pull bleu marine, accrochées au tissu. En absence d'amour, les couleurs ne sont qu'un noir et blanc. Les néons défilaient et marquaient les parois de flashs blanchâtres. Elle savait la suite, la gare du nord, les gens qui montent peu à peu, jusque son débarquement dans les graviers du quai de Rixensart, les petits cailloux bordeaux qui se coincent dans les chaussures. La solitude qu'elle rencontrait maintenant avait un autre goût, elle n'était pas seule d'être solitaire, elle se trouvait loin de son aimé. C'était bien pire.

Les portes se sont ouvertes sur un Rixensart au goût différent. Ce n'était plus sa maison. En une nuit, ce lieu était devenu un bout du monde. Elle avait accroché son cœur au portemanteau quelque part à Schaerbeek. Il fait encore froid sans veste. En rentrant à la maison, elle trouva son père en train de réparer un volet roulant dont la lanière avait lâché. C'était de toute apparence un travail pénible. Elle lui donna un instant de répit, elle avait envie de raconter les mésaventures de Julie. Elle se demandait s'il valait mieux que Claire soit au courant ou pas, elle choisit de ne rien dire. Elle se débrouilla pour faire résumé, parce que les détails miteux de l'agonie de Julie dans le souterrain, c'était franchement passable. Ce qui comptait, c'était de prévenir pour l'entrevue de ce soir avec Ulaan. L'un comme l'autre, ils tremblaient de cet évènement. Bien que Ju le décrivit comme amical, il restait au-delà de tout quelqu'un qui avait fait beaucoup de mal. Le papa d'Adélie ne s'opposa pas à ce qui allait se passer. Ca faisait partie des choix que sa petite Adélie assumait, le marché avait été conclu sur ces mots : ne garde pas de secrets, la promesse avait été tenue. Il ne sut rien dire d'autre que " fais bien attention à toi ". Il savait bien que c'était inutile. Ulaan était redoutable, ce n'était pas nouveau. Avant de partir, elle voulut ajouter : et tu sais, je suis gravement amoureuse, mais elle s'abstint. Ca, c'était son secret, sa tisane à la menthe, son or ; elle n'avait aucune obligation de le partager.

Lorsque dix-neuf heures approchèrent, elle se prépara à l'avance pour retrouver Julie à la gare de Rixensart. Il avait été conclu que cette fois-ci, c'est elle qui dormirait à Rixensart. Ca lui faisait bizarre. C'était la première fois qu'elle y venait - un peu normal, que viendrait faire une bruxelloise dans ce petit village brabançon… La chambre avait été rangée, c'était tout joli. Le train se faisait attendre, elle rangeait ses cheveux qui avaient la fâcheuse manie de s'enfuir de la pince. En attendant, elle fit le tour du quai et mis ses quelques affiches imprimées la veille. Aucune idée si ça allait être lu par la bonne personne, en tout cas, ça faisait un bien curieux effet de mettre des papiers qui parlaient d'un assassinat sur les façades d'un milieu tant connu par cœur. Le train arriva enfin. Adélie se dépêcha de passer dans le souterrain pour être sur le bon quai. Ca sentait la pisse, c'était vraiment horrible, il fallait retenir sa respiration. Ju était déjà en train d'attendre, elle fit un grand sourire. Ca cachait l'appréhension des heures à venir. L'animal dangereux avait été prévenu par téléphone.
C'est Adélie qui guida Julie jusque la rue du Patch, comme si elle ne connaissait pas. Dans la rue Huens, il y avait un tel boucan, un défilé ininterrompu de voitures qui pourrissait l'atmosphère de gaz d'échappement, elles n'arrivaient pas à échanger les mots essentiels : qui allait parler et comment. Il fut décidé que ça allait être Julie, elle était mieux placée pour poser des questions délicates. Après avoir descendu la sinueuse rue du Patch, ils arrivèrent enfin devant la petite maison entourée de ses deux colosses de pierre. Qui allait sonner ? Personne ne l'osait. Pourtant, elles n'étaient venues que pour ça. Adélie se lança, il le fallait bien. Elle frémit quand elle vit le visage tout rond dont elle avait gardé parfaite mémoire. Ca lui faisait remonter dans la gorge des visions d'horreur. Il les invita à entrer.

Dans cette maison, elle retrouva tout ce qu'elle soupçonnait. La morin khuur était accrochée au mur, un tovshuur traînait sur le divan, peut-être qu'il venait de servir. Un deel séchait sur un étendoir. C'était complètement anachronique dans ce petit paysage belge. Il avait même poussé le vice jusque ranger derrière la table une longue urga dont le cuir semblait vieilli.
-Adélie, c'est la morin khuur qui t'intrigue ?
-Ne m'appelez pas par mon prénom s'il vous plait, je suis ici par stricte nécessité. C'est juste parce que je suis violoniste, je connais…
-D'accord mademoiselle. Qu'est-ce qui vous amène ici ?
Cette ironie eut le don de la mettre encore plus de mauvaise humeur. Elle n'avait sérieusement pas envie de plaisanter. Heureusement, Julie commença les explications, sinon ça aurait pu mal tourner.
-Voilà, nous venons parce qu'on nous le pousse à le faire, par écrit, de manière anonyme. Vous m'avez conseillé de faire des recherches dans mon entourage, j'ai effectué cette démarche et ça a mené à ça, une jolie catastrophe.
Elle tendait le papier froissé à Ulaan, qui fronçait les sourcils. Il y avait autant une part de mystère que d'inquiétude : qu'est-ce qui allait lui tomber sur le coin du nez ? Lorsqu'il eut fini de lire la simple ligne de menace, il en ressortit complètement ébahi. Il ne savait pas quoi dire, ça se voyait, l'encre avait l'effet de nuits blanches accumulées sur son visage.
-Où as-tu trouvé ça ?
Julie pris un regard dur, puis lui balança la vérité toute crue :
-Dans les souterrains du Solbosch, où quelqu'un comme toi m'a piégée il y a trois jours.
-Julie… D'accord, Julie, je prends tout ça en charge, je m'en occupe, je sais d'où ça vient.
-Pardon, tu sais qui a essayé de me tuer, il faut me dire qui c'est !
-Ecoute Julie, je crois que ce serait quelque chose qui t'en ferait perdre le sommeil à vie. Tu n'es pas à la hauteur de ce qu'il se passe. Je ne dis pas ça avec du mépris, je ne le suis pas non plus. Je vais demander de l'aide à quelqu'un en qui j'ai confiance. Tu peux tout oublier maintenant, je te dis que je m'en charge. Je viendrai déposer dans ta boîte à lettre un petit mot d'explication quand tout cela sera réglé. En attendant, tu es hors de cause, ce n'est pas de ta faute. Tu n'as pas à fuir où à craindre : c'est terminé.
Dans son attitude contradictoire, il était dur à comprendre. On se demandait s'il n'avait pas envie de les mettre dehors au plus vite pour se débarrasser d'une présence encombrante. Il était à la fois dans les schèmes : vous savez, je maîtrise la situation, restez calmes, et de l'autre côté, il paraissait nerveux et dépassé par la ligne de papier. Julie voulut ajouter : on peut faire quelque chose pour vous aider, tant il inspirait de la pitié, mais elle s'en abstint. Elle était venue pour se libérer de problèmes, pas pour se charger de celui d'un autre, de surcroît haï jusqu'à l'os. Comme son attitude était une apparence de rejet, elles prirent ça comme une invitation pour partir, avant que ça dégénère. Fort heureusement, il resta poli et courtois, mais il n'ajouta pas un seul mot tangible à la situation. Ca laissait une impression de cyclothymie détestable.

Une fois jetées dehors, l'air leur paru froid et pur, une grande bouffée les rasséréna. Ça faisait du bien de sortir de cet étouffement. Sans traîner, elles se mirent à grimper la pente du Patch. Pour Adélie, c'était dur à vivre d'habiter aussi prêt de cette horreur, il n'y avait pas de train pour mettre une distance infranchissable. En attendant, il avait eu raison de dire à Julie : cherche dans ton entourage, ce n'est pas au Pérou. Ulaan habitait à quatre cent mètres à peine. C'était une évidence douloureuse.
-Alors, tu en penses quoi Ade ? Ca va, ça n'a pas été trop dur ?
-Honnêtement, une vraie épreuve, je suis en bouillie. Il est complètement psychotique ce type ! Tu as vu comment en deux minutes, il a complètement changé d'attitude ? On aurait dit qu'il allait nous découper rien qu'à cause de cette feuille. Il pousse quand même, ce n'est pas lui qui est visé dans l'histoire, c'est toi et il s'en fout… Moi je dis, on ne lui fait surtout pas confiance, on continue de notre côté comme si de rien n'était.
Le noir mangeait les murs, la nuit venait de tomber. Il n'était pas bien tard puisque l'entrevue avait duré si peu de temps. Elles décidèrent tout de même de maintenir l'invitation de la maison Clermont-Tonnerre. Il y avait beaucoup de choses à partager. Lorsqu'enfin, elles entrèrent dans la petite bicoque aux murs tous blancs, elles furent toutes deux assaillies par un flot de questions, surtout par Odile, la grande sœur d'Adélie : la principale était " est-ce que ça s'était bien passé " ?
A vrai dire, aucune des deux ne savait répondre, ça ne s'était pas spécialement mal passé. Disons qu'il avait été déstabilisant. Fallait-il s'attendre à autre chose avec Ulaan ?
Julie, viens par ici, tu vas être aux petits soins ici !
La maman d'Adélie avait préparé un repas de fête. Sans qu'elle veuille vraiment l'avouer ouvertement, elle trouvait déraisonnable d'aller voir cet être malfaisant. Elle aurait préféré que tout cela s'enterre dans l'oubli. Ainsi, ce fut une table de réjouissances. Julie explosa sous la montagne de victuailles, c'était plaisant à voir.

La nuit s'acheva sous des couvertures bien chaudes, les derniers mots chuchotés. Adélie hésita longuement à parler de Jérôme. Elle n'osait pas. L'obscurité était propice, il n'y avait pas de regard à échanger, juste le tremblement d'une voix. Un noir partagé à deux, ça le rend moins sombre. Cependant, tous ces mots qui se battaient pour sortir les premiers s'emmêlaient les pinceaux, ça ne donnait plus rien. Le cœur était méli-mélo. C'est à contrecoeur qu'elle se décida à garder ça pour plus tard, même si les voix de la nuit sont les plus belles, elles brillent comme des étoiles. Si Jérôme faisait partie de son corps, il n'était pas encore dans ses mots. Serait-ce le hasard qui allait mener Ju à savoir ? C'était si peu souhaitable : un peu comme une trahison, c'était signer une perte. Même Souki n'était pas au courant. Pourtant habituellement, après chaque nuit, on se raconte tout ce qu'il s'est passé (ou ne s'est pas passé) dans nos vies depuis la veille. Avec Jérôme, il y avait une résistance, quelque chose qui ne voulait pas être partagé. Qu'y a-t-il de plus beau que de donner ? Il y a deux sortes de bonheur. Il y a celui qu'on reçoit, qui est immédiat ; il y a celui qu'on donne, qui dure longtemps. C'est peut-être que ce petit cœur était encore infirme de son passé. Il fallait qu'il se répare avant de sortir de la nuit.

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Cela faisait bizarre à Ulaan de venir dans cet endroit, il n'avait pas pour habitude de fréquenter les snacks dürüms, c'était à l'antipode de sa culture. Ici, au Palmier, il avait donné rendez-vous à Vincent, un ami de longue date. Il n'était pas encore là, pourtant, ce n'était pas son style d'être en retard. Lorsque le serveur arriva pour prendre commande, Ulaan se trouva décontenancé. Il n'y avait pas de carte, il fallait choisir au grand tableau au dessus des grilles à cuire. Il pris un peu au hasard. Il n'avait aucune idée de ce que ça pouvait être un kefta. Au bout d'une petite dizaine de minutes, Vincent arriva. Quand la porte s'ouvrit, ça fit un grand courant d'air. Il fit signe pour dire bonjour, mais il passa d'abord sa commande avant de venir s'installer. Il était habillé comme une patate, mal rasé et les cheveux en bataille. Il n'avait pas changé. Ca sentait l'artiste à plein nez, dans le mauvais sens du terme. L'entrevue n'allait pas spécialement être agréable, mais il était une des rares personnes à pouvoir rendre service sans compter, en tout cas sur le genre de demande qui allait suivre. Lorsqu'il s'installa enfin, le silence ne dura pas longtemps. Il avait le regard dur, une sentait la force d'une détermination : ce n'était pas quelqu'un qui hésitait.
-Alors, qu'est-ce qui t'amène à Court Ulaan ? Ca fait un bail qu'on ne s'est pas vu…
-J'ai besoin de tes services.
-Oui, j'ai cru comprendre, c'est ce que tu disais au téléphone. Raconte-moi tout, je suis curieux.
-C'est assez long. En bref, en plus de ce que je t'ai expliqué, il faudrait que tu ailles interroger un chercheur à l'ULB. Il a laissé ce papier là à une gamine, tu peux lire. L'objet qu'il veut m'appartient. Je veux savoir pourquoi il cherche à l'obtenir, et surtout pourquoi il y met des moyens un peu indélicats.
-Et comment sais-tu que ce papier provient de lui ? C'est un type que tu connais ?
-Non. Je le suppose très fort. D'après les gosses, il est impliqué et bizarroïde, je recoupe, c'est tout.
-Bon, d'accord Ulaan. Je veux bien travailler pour toi, mais j'ai quand même quelques questions. La première, c'est est-ce que je pourrai aller voir les gamins dont tu parles ? La deuxième chose que je veux savoir, c'est pourquoi tu ne le fais pas toi-même ? Après tout, je te connais un peu, tu es quand même bien placé pour faire ce genre de petite promenade, non ?
-Ce sont des bonnes questions… Tellement bonnes que je vais avoir du mal à donner des réponses à la hauteur. Je les appelle les gamins, mais en fait c'est déplacé. J'ai de l'estime pour elles. Ce sont des gens qui m'ont fait beaucoup de mal, mais ils ont réalisé de gros efforts pour réparer. Bon c'est vrai, je les ai mis un peu sous pression, mais tu me connais, je suis un peu compulsif quoi… Quand je veux quelque chose, j'ai du mal à m'arrêter. Si possible, je préfère que tu les laisses tranquille. Je les ai un peu chatouillés et ils ont suffisamment payé. L'autre question est plus difficile. Il fallait que je t'en parle de toute façon. En fait, si je te demande, c'est parce que c'est quelque chose que je ne peux pas faire. Si tu estimes que le gars en question est un danger pour nous, il faut l'éliminer. Voilà c'est tout. Moi j'élimine pas, c'est ma religion qui veut ça.
-Sympa… Et je dois évaluer ça comment ?
-C'est simple. Il n'a pas trop hésité avec la petite Julie, alors voilà, retiens ce nom et vois de quoi il est capable… Ah oui au fait, je te préviens, c'est un vieux, mais c'est une armoire à glace. Sois bien armé.

L'ambiance du snack était bizarre. Il y avait un fond de musique arabisante, c'était probablement Chab Hasni. La discussion s'était déroulée comme à la maison, sans qu'aucune personne ne s'inquiète de la mise en place d'un éventuel meurtre. Il faut croire qu'ici, c'était bien au-delà de ce qu'on pouvait s'inquiéter. La discussion dériva sur des sujets plus banals, puis s'épuisa. L'attente du travail était trop éprouvante, chacun voulait s'en débarrasser au plus vite. Ce fut étonnant, mais ça se termina sur des paroles cassantes :
-Ca me broute ton truc, je vais y aller tout de suite, je t'appelle dans la soirée pour te donner des nouvelles.
Le snack se vida de sa présence, ça redevint un lieu comme les autres. Ulaan l'imaginait revenir vers sa petite maison dans le quartier délabré, sortir le scooter du garage, puis conduire comme un mulet jusque le parking du Solbosch à Ixelles. De là, il monterait au labo de géologie, le reste était un mystère. Qu'est-ce que ça allait donner… Il avait dû donner le papier à Vincent. Ce n'était pas évident, il était dur de se séparer d'une feuille aussi importante. En pensée, il se propulsa jusqu'au papier froissé. Il se mit dans la peau de cette personne qui marchait à présent vers le booster, cette feuille devenue une partie intégrante de son sang de tueur.

J'ai quitté le snack de manière assez impulsive. Il y avait une sourde violence en moi. Ulaan ne faisait rien d'autre que de m'utiliser, tout simplement parce que j'avais plus de cran que lui. Ce n'était pas très sympathique. A vrai dire, si je faisais quelque chose, c'était plus pour les enfants que pour lui. Quand il m'avait raconté leur histoire au téléphone, j'avais bien compris qu'ils avaient été victimes de son égocentrisme. Ils n'en étaient pas les seuls. Je me souviens de Lena, ça n'avait pas été une période facile pour elle. En passant le long de l'ITP, j'ai arraché un morceau de publicité, comme je le fais à chaque fois - il ne reste quasiment plus rien. Lorsque j'ai démarré le scooter, je me suis réellement demandé pour quelle aventure nauséabonde je m'envolais. Une fois de plus, ça sentait le mauvais des problèmes à éviter et le stress des cahots. Au fur et à mesure que la route défilait, surtout à partir de Rixensart, je sentais monter l'acidité dans mon corps. Ce n'était pas nouveau, j'avais déjà dit que c'était la dernière fois, qu'on ne me reprendra pas à de telles choses. A chaque fois, je me fais avoir. Lorsque je suis passé à Boitsfort, inévitable pour l'ULB, ça m'a fait remonter de mauvais souvenirs. Décidément, tout cela me mettait d'une humeur exécrable. Il était clair que je n'allais pas tuer le vieux, je ne le souhaitais pas, je suis tout sauf un assassin - je ne suis qu'un pauvre gars - au plus on est pauvre en son cœur, au moins on en a à perdre. Je me suis garé sur le petit parking que je connaissais bien. L'aventure commençait maintenant.

J'ai poussé la porte, ma main ne tremblait pas. Je me suis retrouvé dans le couloir de la géologie, c'était tel que j'en avais gardé souvenir, un lieu touffu, sombre et poussiéreux. La porte du local G113 était aisément accessible. Je savais bien que ça ne servait à rien de frapper, le type n'allait pas ouvrir, ou au pire, il allait le faire et c'était se retrouver en difficulté dans le couloir. Je suis donc entré dans le labo avec calme, je pense que je devais avoir un visage parfaitement repoussant à ce moment là, je veux dire encore plus que d'habitude.
-Bonsoir, je suppose que vous êtes monsieur Mauer ?
-Oui, c'est exact. Qu'est-ce que vous voulez ? Je n'attends personne !
-J'ai quelques questions à vous poser. Ce sera rapide. Je ne vais pas vous déranger longtemps. Voilà, j'ai cette feuille de papier à vous montrer. Vous la reconnaissez. Mes questions la concernent.
-Je suis désolé, mais je ne connais pas ce truc. Qui êtes-vous ? Je n'ai pas de temps à perdre avec vos inepties.
-Bon… Monsieur Mauer… J'ai besoin de ces renseignements. Si vous rechignez, je vous assassine, maintenant.
-Pardon ?
Avant même qu'il ait pu se mettre sur la défensive, je lui assénais un violent coup sur le nez. Je n'avais aucun regret à faire ça. S'il avait enfermé une petite sans défense dans un cachot, c'était une ordure. Alors qu'il se demandait un peu ce qu'il se passait, plein de sang dégoulinant de partout, je profitais de l'avantage pour lui donner un violent coup de rangers dans les mollets. Je le voulais par terre. Il en fallut un deuxième, il était résistant (car je n'y allais franchement pas de main morte). Tandis qu'enfin, il touchait terre, je saisis mon couteau et d'un geste assez sauvage, je tranchais sa chemise, surtout sans toucher sa peau. Je le voulais vulnérable, qui se sente aussi misérable qu'un ver de terre. Bien étrangement, il ne criait pas, il se contenter d'encaisser. Cale me décida à arrêter le massacre. Peut-être était-il prêt maintenant. Je m'accroupis à une distance raisonnable, et lui reposais la même question :
-Vous reconnaissez ce morceau de papier ?
-Oui oui oui, vous voulez quoi ?
-Ah… Et bien tout de suite, ça s'arrange, c'est plus agréable ! Bon, j'ai deux questions et je vous laisse tranquille. Pourquoi vous convoitez cet objet et pourquoi avez-vous enfermé la petite ?
-C'est long à expliquer…
-Pas de problèmes, j'ai le temps.
-Laissez moi d'abord m'essuyer…
-Je vais chercher les essuies tout, mais vous ne bougez pas, sinon, je sévis.
D'un geste dédaigneux, je jetai les papiers à l'individu à moitié nu. Il semblait fort contrarié de la situation. Dans un sens, c'était compréhensible.
-Voilà, je vous écoute. Ne traînez pas trop, sinon, je vais finir par perdre ma patience…

Je ne sais pas par où débuter. Je vais commencer chronologiquement. Quand vous parlez de l'objet, vous évoquez bien la pierre ? Nous souhaitons l'étudier parce qu'il semblerait que ce ne soit pas une roche tout à fait conventionnelle. Ca a commencé durant l'hiver. Il y a un individu qui a remué tout le quartier, ciel et terre, pour la retrouver. Il avait l'air complètement givré. Personne n'a cru un seul mot de ses fadaises, c'était le parcours d'un fou, et puis voilà. Nous en avons parlé à certaines personnes de notre voisinage, par simple moquerie. Vous savez ce que c'est, les cancans ça se propage à une vitesse folle. C'est là que ça a commencé à devenir intéressant. Chez mes voisins, la gamine était directement concernée. Je ne la connaissais pas beaucoup parce que ce sont des gens très discrets, mais par simple curiosité déplacée, j'investiguai. Elle disait que cette pierre (de malheur) l'avait tirée d'un suicide il y a deux ans. L'individu qui recherchait la roche avait remonté le cours du temps pour la tirer des rails, elle s'était accroupie sur la voie en attendant qu'un IC passe, il était arrivé à ce moment là pour la sauver, c'est à dire la tirer sur le quai un peu de force. Autrement, sans cette pierre, elle serait morte à ce jour.

J'avoue avoir été choqué qu'une adolescente de toute apparence sympathique et normalement constituée raconte avec autant d'aplomb une histoire aussi dingue. Je n'avais pas de temps à perdre, vous savez, je suis chercheur et c'est très prenant. Du coup, je classais ça dans les archives de la mémoire. Le quartier vivait le goût sucré d'une histoire un peu siphonnée du ciboulot, c'était une plaisanterie amusante et puis voilà. En tant que scientifique, et surtout géologue, je ne pouvais donner du crédit à ces bêtises.

L'affaire s'est épouvantablement compliquée lorsqu'à l'ULB, j'ai rencontré mon collègue et ami de longue date, monsieur Dathy, que vous connaissez peut-être. Il m'a fait part avec un certain amusement du récit d'une de ses élèves qui s'était tapé un bon zéro pointé en latin, ses excuses étaient qu'on l'avait agressée dans la nuit. L'individu voulait voler une pierre capable d'arrêter le temps. A force, ça devenait la mode ces histoires ; c'est fou ce qu'on peut inventer pour justifier un zéro. Etait-ce la nouvelle mode en vogue chez les ados, un truc chopé sur myspace ou deviantart ? Je répondais à Dathy sur le ton de la moquerie :
-Question poisson d'avril, ils sont un peu en avance les gosses cette année.
Lui qui reprenait avec une verve que je lui connaissais peu :
-En tout cas, je peux te dire qu'il y a quelque chose qui se passe, la préfète m'en a parlé il y a quelques jours, nous avons pour consigne de ne pas trop les juger, voire même si possible les aider. Tu sais, tu ne connais pas, mais je viens de Dachsbeck, ce n'est pas un lieu comme les autres. Les élèves ne sont pas que des numéros...
-Et quoi ? Tu vas quand même pas me dire que tu vas retourner dans la préhistoire avec un bête caillou ?
-Mais non ! Allez ! Non, je pense que comme c'est ton quartier Hoeilaart, ça ne doit pas trop te gêner. Il y a, de toute apparence, des grosses cruches. Si tu vois un silex brun vitreux là-dedans, récupère-le, on verra bien ce qu'il adviendra après. Ca ne coûte rien...
-Bon, si j'y pense, j'irai faire un tour, mais c'est bien pour toi ! Et n'attends rien avant la semaine prochaine, on a les examens de pétrologie à corriger.

J'avais quasiment tout oublié, quand un de ces soirs, en rentrant en train, je me souvenais soudainement de ces cruches dans la Kruikenstraat. Comme ça ne faisait que cent mètres à parcourir, que mon Ijzerstraat était juste à côté, j'y allais immédiatement. Sur place, je trouvais effectivement ce dont Dathy parlait, une grosse et belle amphore, remplie de deux petites pierres. Je reconnaissais celle de sa description. La récupérer n'était pas une mince affaire, c'était dans le ventre de l'objet. Avec ma constitution, il était hors de question de me faufiler là dedans. Bref, après Prison Break, je décidais d'y aller avec un râteau. Ca allait au moins m'aider un peu. Même comme ça, ce ne fut pas aisé, mais au moins je tenais la pierre en main.

Dathy fut heureux de détenir l'objet. Pour lui, ça se rapportait à une histoire ancienne, il y avait une forme de mythologie, même si l'objet n'était pas magique, de toute évidence.
-Et alors, tu vas en faire quoi de ce rognon ? Tu vas le mettre sur ta cheminée ?!
-Non... Je vais demander à mon ami Claude de le monter dans le dôme du palais de justice. La petite n'arrêtait pas de délirer sur les formes sphériques. Tu vois, on est au-delà des pires extravagances de la Franc-Maçonnerie. Dans les sphères, la pierre envoie des ondes et s'occupe de modifier le cours du temps.
-Ah là là, ça va, tu as du temps à perdre !
-Non, franchement non... Je fais ça par amusement. Tu sais, les petits, ils ne sont pas doués, ça leur fera un roman à raconter. Ils ont un truc comme ça à faire pour madame Fabry. Et Claude, lui, ça rentre en plein dans le cadre de ses jeux de rôles. Non franchement, on va bien se marrer.

La suite, c'est maintenant et ici.
Une petite est venue ici pour aller à la pèche aux renseignements. Philippe m'avait prévenu : y'a une gosse qui a remonté le sujet, je ne sais pas trop comment ils ont pu se débrouiller, ils ont été enlever la pierre du dôme. Ils font franchement très fort. Je suis désolé, mais je n'ai pas le temps de m'en occuper. Si tu le peux, raconte-lui n'importe quoi pour l'embrouiller, et essaye de savoir un peu plus sur le bazar. Par simple curiosité intellectuelle, ça m'intrigue. Ils ont dépensé une énergie faramineuse dans le bordel, je le sais, ce sont mes élèves. Ils nous cachent quelque chose.
Quand la petite est venue, là où vous êtes actuellement, elle m'a parue exténuée, mais fort décidée. Elle m'a raconté n'importe quoi, donc j'en ai fait de même. Je ne pensais pas avoir autant d'imagination. En réalité, allais-je lui avouer qu'on était intrigués et qu'on avait placé la pierre tout là-haut par simple curiosité de gosse ? Je pense que la petite l'aurait mal pris, elle était dans son truc à fond la caisse.
Finalement, sur ma propre initiative, je me suis dit que je voulais récupérer cet objet, pour le mettre en valeur dans la collection qu'il y a derrière vous. Si cette roche avait été irradiée de quoi que ce soit qui la rendait différente, au moins on l'aurait sous la main. J'ai demandé à mon fils d'appeler Julie pour l'inviter dans le souterrain. Ca n'avait pas d'autre but que de lui faire peur, l'éprouver un peu. J'avais laissé ce papier pour qu'elle nous ramène le silex et que ça se termine là dessus. De toute façon, les femmes de ménage passent dans le local tous les jours à midi, donc elle n'allait pas spécialement rester des jours là-dessous. Si vous êtes là pour la venger, faut que vous sachiez qu'on avait pas spécialement l'intention de lui nuire. Donc voilà, je vais conclure, on souhaite posséder la pierre pour l'étudier un petit temps, si le besoin s'en fait ressentir, et on a enfermé la gosse pour qu'elle et ses copains se décident à nous foutre la paix.

-Ils ont démonté la porte pour la sortir de là. Elle a envoyé des SMS pour être libérée. Ceux que vous appelez " des gosses " sont un peu plus malins que vous.
-Oui, je suis au courant, j'ai été constater par moi-même. Le recteur n'est pas encore au parfum, ça sera réparé en stoemelings.
-OK... ça se clarifie, bien que vos récits de palais de justice, je n'y ai rien compris. Donc moi de mon côté, je vais faire le nécessaire pour que vous cessiez de nous importuner. Alors, soyons clairs, le silex est au fond d'un étang. C'est sa place. Si l'individu détraqué, comme vous dites, voulait la récupérer, c'était pour tuer toute possibilité d'action avec l'objet. Ce n'est effectivement pas une pierre normale, je peux vous l'affirmer, même si je suis incapable de vous dire les fondements scientifiques de ces faits. Ca ne me regarde pas, je pense de toute façon que je n'y comprendrais pas grand chose. Pour moi, ce n'est pas possible et ça s'en arrête là. C'est évident qu'il y a des vérités tangibles qui me ramènent directement au phénomène, disons que je fais abstraction. Si je dis ça, c'est pour vous dire fermement que vous pouvez vous rhabiller calmement et laisser tomber, la pierre n'existe plus. Quant à la petite, je ne viens pas la venger, je ne la connais pas. Je suis ici parce que vous êtes nuisible. On a des problèmes à cause de vous. Donc, je suis présentement venu vous dire un petit bonjour pour vous donner la réalité sur un plateau : vous continuez à vous amuser de la sorte, on viendra vous faire disparaître sans aucun ménagement. J'espère que c'est bien compris, parce que je n'aime pas ça.

Les couloirs de l'ULB étaient sombres et déserts, quelqu'un avait coupé la lumière. Il commençait à se faire tard. Alors que je descendais les escaliers, je m'arrêtais parce que j'avais peine à y croire : mes mains tremblaient. On ne pouvait pas dire que je sois émotif, mais retourner à cette histoire de pierre m'avait secoué. Ca me faisait revenir directement à ce passé avec Camille. Comme tous les autres, j'avais été fort affecté de son suicide, même si dans le fond, il a été effacé. Il y a le visage de Déborah dont je n'arrivais pas à me défaire, son regard ravagé par le désespoir. C'est depuis ce jour là que je ne savais cesser de l'aduler, même si je n'avais jamais osé lui en dire un seul mot. Normal. On n'exploite pas la misère pour en tirer un bonheur.
Une fois dehors, je sautais sur le scooter trempé de pluie et me dépêchais de disparaître avant que les éventuels policiers ou autres du genre ne débarquent. Une fois de retour à Boitfort, je me garais près de l'étang du Kaaregat pour téléphoner.
-Alors, ça s'est bien passé ?
-Oui, sans problèmes. Ca a été assez rapide, le gars n'est pas si solide que ça.
-Vincent, tu veux qu'on se voit ce soir ?
-Je te dis quoi si tu me donnes l'adresse des petits, sinon tu ne sauras rien.

//
Au delà d'une journée de caisses lourdes comme une cathédrale, je me suis retrouvé en partance pour Rixensart. Ma course était si précipitée, je n'eus pas le temps de passer à Schaerbeek pour prévenir mes parents. C'était la débâcle. J'allais le faire par téléphone. Cette escapade vers le Brabant-Wallon n'était pas prévue. En fait, le matin même, le hasard me conduisait chez le fournisseur officiel de bonbons. En remplissant mon sachet, j'eus l'envie irrépressible d'en faire un deuxième et d'aller le déposer dans la boîte à lettres d'Adélie, juste comme ça, pour l'amour d'exister - sans rien en dire. C'était la bagarre, parce qu'il fallait absolument arriver avant son cours de violon, autrement le sachet allait moisir toute la nuit dans la boîte métallique blanche, voire tout le week-end, ce que je ne souhaitais pas. Des bonbons, ça n'attend pas ! Le temps se retrouvait donc compté. Les quais de la gare du nord étaient tellement remplis de monde, on n'en voyait même plus le sol. Image trouble de catastrophe, la foule était justifiée, il n'y avait pas de train depuis plus d'une heure. Toute la jonction vers la 161 était bloquée. Ce fut gravement inutile de courir pour arriver ici : ce n'était pas un camion qui était tombé sur la voie, il s'agissait d'une grue, un véritable massacre. En plus, à la SNCB, ils ont embauché une nouvelle recrue pour les annonces, c'est un aphone ; les informations se grappillent au porte à porte. Finalement, comme il faut bien se décider, je me jette avec l'espoir brisé dans un tram lent comme un escargot jusque Boitsfort, et de là, je fais du stop. En quatre voitures et cinq kilomètres de sprint (oui, je sais,
encore !) je touche au but, quelque part quelqu'un. Je suis rouge comme une tomate sur la belle côte italienne et je suis mort. Pfiou, charmant ! Tu sais Adélie, quand j'ai une idée en tête, j'en ai rien à cirer, les chaussures peuvent rester comme ça, mais quand j'ai une idée en cœur, c'est une autre affaire.

Je cours je vole. Il y a des pétales de tulipier par terre. En plus des dragibus radioactifs, je suis branché sur le 220, à chaque fois que je touche des panneaux ou quoi que ce soit de métallique, je me prends des décharges. Bah oui, à force de cavaler, ma dynamo a engrangé du courant. Franchement, pas fréquentable le Jérôme ! Alors que je m'apprête à sortir mon plan avec mes craboutchas pour tenter de me localiser dans ce dédale de rues, j'entends un violon. Mon cœur s'envole dans des boum-boum(s), ça galope. Ce petit son fluet, c'est sa techno à lui. Je serais resté des heures à écouter, mais je me dis " ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse ", alors, je vais à la boîte à lettre, je baisse les yeux, je farfouille dans mon bordel (mon sac est un anarchiste, j'arrive pas à le ramener au droit chemin), mes mains cherchent le sachet rouge et puis.
-Jérôme !
Le son délicat du violon s'interrompt, on en entendrait presque l'archet tomber par terre. On devine les mots 'j'arrive, ne pars pas', puis la cavalcade dans l'escalier, la porte d'entrée qui s'ouvre : Adélie est rayonnante de lumière, dans son pull rose vif, elle brille de bonheur. Pieds nus, elle murmure encore une dernière fois le prénom, avant de s'enfouir dans les bras.
-Mais qu'est-ce que tu fais là ?
-Je voulais t'apporter des bonbons en douce, mais j'ai raté…
Alors, je tire de mon sac une enveloppe toute fripée. Dedans, il y a le sachet gonflé de sucreries adorables. Un petit sourire sur ses lèvres, la marchandise ne compte pas beaucoup, c'est le geste du facteur qui est vecteur de joie. Je suis étonné qu'elle ne soit pas au cours de violon, j'ai vingt-trois minutes de retard, normalement tout était mort. Je n'ose pas poser la question, je me dis que ça a été annulé ou déplacé pour telle ou telle raison qui m'est inconnue. Je lui dépose un câlin sur le front, je sens l'odeur de ses cheveux, j'en suis ivre.
-Je vais y aller Ade, je dois encore rentrer jusqu'au bout du monde, j'ai du trajet à faire… Et puis j'ai couru, je suis plein de transpiration…
-Non !
Soudainement, c'est un regard d'obstination, il n'en est pas question, Adélie se campe les bras croisés, le refus est brutal. Alors que je me retournai pour prendre mon chemin du retour, je ne m'y attendais pas, elle me saute sur le dos, les bras autour des épaules, les pieds nus qui décollent du sol : non non ! reste... reste je te dis, pars pas… Tu pourras prendre une douche, tu pourras dormir ici, reste !
-Mais, il y a tes parents, tes sœurs…
-Et alors ! Reste ou je te mords ! T'as pas le droit de partir ! Tu peux pas me faire ça !
A force d'être en l'air, Adélie finissait par manquer de souffle, ses bras lâchaient peu à peu. Bêtement, elle se retrouvait à genoux sur le bitume, alors que Jérôme se retrouvait immobile. Ca la faisait sourire d'être comme ça, au sol comme une soeur dévote, un peu de larmes aux yeux, c'était une bagarre dont elle comptait bien sortir vainqueur.
-D'accord… Je reste.
-Ahah ! Je vais te mordre quand même !
Il se fit à nouveau sauter dessus, prisonnier des bras et des câlins. Le bonheur partagé effaçait tout le paysage de la rue, il n'y avait plus rien d'autre.

A l'intérieur de la maison, c'était beau, une architecture tellement agréable à vivre, on en perdait l'envie d'aller dehors. Les grandes baies vitrées baignaient les regards de lumière. Jérôme avait peur d'être jugé par les parents d'Adélie, il craignait de la perdre à cause d'eux. C'était une idée infondée, complètement stupide, il n'arrivait pourtant pas à s'en défaire. Il s'en voulait un peu d'être comme ça. Il se sentait idiot. Les bonbons furent fort appréciés et avant même qu'Adélie puisse dire qu'elle se réservait celui-là pour la fin, la maman d'Adélie le gobait dans un grand sourire. Tout était à refaire !
Au fond, chacun était content de se rencontrer et de partager tant de choses communes. Il ne fut pas évoqué un seul mot des tristes aventures des dernières semaines. Au delà du refus d'en évoquer l'existence, cela faisait remonter en chacun une pléthore d'injures et de colère, ce n'était pas plaisant à partager. Alors que le repas allait être servi, un coup de sonnette retentit dans la maison. Le papa d'Adélie se dévoua, mais ce n'était franchement pas le bon moment.
-Adélie, c'est pour toi... Non désolé, je ne sais pas qui c'est. Fais vite, parce que ça va refroidir.

L'individu devant la porte ouverte était immobile. Il avait l'air tellement crapuleux, il inspirait une certaine répugnance. Mal rasé et habillé comme une patate, il faisait penser à ces racailles au regard mauvais qui traînent dans les foires pour voler les portefeuilles. Adélie ressentit immédiatement un sentiment de défiance vis-à-vis de lui, c'était le silex qui venait frapper à la porte. Ca ne pouvait pas être autrement. Il y avait un typisme dans cette affaire, les protagonistes portaient tous en eux quelque chose d'affreux qui transparaissait sur le visage.
-Vous êtes bien Adélie ? J'ai quelques choses intéressantes à vous raconter.
-Le repas est prêt, ce n'est pas le moment.
-Adélie, c'est au sujet de tout ce qu'il vous est arrivé, je détiens la vérité et je viens vous la livrer.
-Je ne veux pas le savoir. Ca ne m'intéresse pas.
Vincent se retrouvait étonné, la bouche coite. Ceux qu'on lui avait décrit comme des gosses étaient de sacrés numéros, plein d'aplomb et d'une force de refus forte comme la pierre. Une fois de plus, c'était du Ulaan tout craché.
-Bon, je ne vais pas insister alors, quand est-ce qu'on peut se voir ?
-Jamais ! Jamais de la vie. Gardez vos pierres et vos mystères. On a eu suffisamment de mal, on ne veut plus en entendre parler.
-Alors je vous déposerai un courrier d'ici peu dans la boîte aux lettres. J'ai pris beaucoup de risques pour vous.
-Et bien vous avez eu tort !
Une fois de plus, Adélie devenait méconnaissable. La voir crier tenait de l'exceptionnel, voire de l'inexistant. Oui dans l'enfance, il y avait bien eu des bagarres interminables avec Claire ou Odile, mais jamais un cri rauque du fond du coeur, nourri de rage et de rancoeur. Elle n'osa pas lui claquer la porte au nez, de peur des représailles. Le type avait l'air violent et mal dans sa peau. Son visage de paumé faisait de la peine à voir. Elle attendit qu'il s'en aille de lui même. En quelques secondes, cet individu avait réussi à lui pourrir sa soirée, elle n'avait plus faim. Heureusement que Jérôme avait débarqué, elle allait pouvoir s'oublier dans ses bras, effacer le monde extérieur et ne respirer plus que dans l'amour.
Le papa d'Adélie, qui avait entendu crier, s'était rendu seul dans le couloir pour écouter ce qu'il se passait, la situation était parfaitement anormale. Alors qu'elle refermait la porte doucement, les mains tremblantes, contrariée de ce nouvel évènement, il débarqua dans le couloir. Pour la rassurer, il lui dit :
-Tu as bien fait.
Elle se refusa à se lover dans ses bras, elle était forte maintenant, mais elle fut rassérénée de retrouver son papounet si proche. Autour de la table, il ne fut plus prononcé un seul mot de cet incident.

Lorsque Jérôme et Adélie se retrouvèrent libérés du repas, aucun des deux n'eut le courage d'entamer de grandes activités. Elle en profita pour mettre Amélie Poulain. Pour elle, ça ne faisait que la deux-cent-vingt-septième fois, mais soit, c'était sans lassitude. C'était surtout une occasion rêvée pour se lover dans les bras de Jérôme et au-delà de tout, ne plus bouger. Le film n'avait pas encore commencé, Jérôme en profita pour se renseigner :
-Qu'est-ce qu'il s'est passé tout à l'heure ? Tu criais. Personne n'en a parlé durant le repas.
-C'est encore un fou qui venait pour cette histoire de pierre. Il voulait me dire la vérité, tu vois, la grande vérité qu'on meurt tous d'envie de connaître.
-Tu l'as rembarré alors ? Il a mal pris, on va encore avoir des tueurs ?
-Non, pas spécialement, ça avait l'air d'être quelqu'un d'extérieur à tout ça. Il a dit qu'il allait faire un courrier. Je le garderai précieusement, mais je ne l'ouvrirai pas. Ça fait partie d'un passé qui s'enterre peu à peu maintenant. Ca fait plusieurs jours que mon GSM est coupé, il ne se passe plus rien.
Les belles images jaunes de l'enfance commençaient à défiler sur l'écran, il fallait se taire, c'était une adoration religieuse du bonheur. Adélie se trouva une petite place sur l'épaule, et puis non, ce n'était pas un oreiller assez confortable. Jérôme se pencha un peu plus, pour qu'elle puisse se poser tout doucement sur son ventre, à l'écoute de la douce musique intérieure. Elle ferma les yeux, elle n'avait pas besoin des images, qui de toute façon se trouvaient mémorisées dans chaque détail. Jérôme avait ses bras autour de ses épaules, elle se sentait protégée, la vie prenait un sens, même si elle se trouvait immobile sur le divan. Maintenant, elle savait où elle allait et pourquoi.

La maman d'Adélie passa silencieusement pour ranger les derniers verres. Elle esquissa un sourire. C'était beau. Elle était heureuse de voir son Adélie comme ça. En quelques semaines, il y avait eu beaucoup de chamboulements. Si quelquefois, les enfants doivent se battre pour imposer des petits copains indésirables, ici c'était vraiment le contraire. Jérôme faisait à présent partie de la famille. Les présentations étaient inutiles. Ils avaient été si loin dans l'adversité, ces deux amoureux étaient des super-héros. Elle fit ses pas les plus légers possible pour disparaître de la pièce.


déraillement

il est parti il est monté là-haut sur les toitures penchées luisantes de pluie / il se fera chat le long des tuiles il se fera chat / un accouchement c'est donner la vie un arrachement c'est la perdre / dans la galerie commerciale vide je m'assois je suis inutile / il y a trois cercles par terre maudite pierre tu es là / plus loin je sais le regard méchant de jésus ou similaire simulacre / et on m'arrache toi on m'arrache toi de mon ventre / les poings serrés de rage les dents calcinées de douleur / on m'a toujours dit le bonheur quand tu l'as ne le laisse pas s'échapper ne le laisse pas / on m'arrache de toi de ton ventre on m'extirpe vieux déchet inutile jeté en vrac sur trois cercles de pierre froide / à peine l'amour dans les mains il m'est retiré non petite Ade c'est pour les autres les vies simples toi tu ne le mérites pas / ils se sont tous réjouis de le voir débarquer comme un rayon de soleil dans mon existence c'était sans compter le cœur de pierre / il y a ceux qui se repaissent dans des vies simples téléfoot le dimanche matin / il y a ceux et moi ma vie remplie à bloc s'effondre sans lui je suis terre brûlée cendre plus rien ça part dans le vent / l'espace vide qu'il a laissé en moi s'est rempli d'angoisse je ne suis plus bonne à rien/ hypoglycémie désertion de l'âme les mains tremblantes personne pour me soutenir ils sont tous là-haut / je reviens / je reviens au puits derrière l'abri bleu le quai les dalles disjointes le petits puits dans le gazon mal tondu / s'il ne redescend pas de là-haut alors j'irai m'y dormir pour toujours j'y descendrai si seulement / un manque moi j'imagine ça comme une pelle et ça creuse en moi profond en suivant le chemin de mes veines il est parti cmd exit enter

voie onze

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Et puis, il fallut bien qu'il s'en aille. La rue paraissait déserte. Il allait falloir réviser la géo de madame Delval, Adélie en avait tout sauf envie. Elle lui avait donné une bouteille d'eau pour son trajet. Avant qu'il ne parte, elle avait foncé dans le garage. C'était une manière de le retenir encore quelques petites secondes. A présent, il devait probablement fouler les pétales de tulipier éparpillées par terre un peu plus loin. Dans quelques minutes, il serait dans la grande rue difficile à traverser, surtout avec ce tournant si dangereux. Qu'il ne lui arrive rien… Il y a certains manques qui apparaissent à peine les premiers pas de retour. Ce manque là, c'est quand tout le reste devient banalité. Elle se retourna vers le porche de la maison, elle ferma la porte le plus silencieusement possible, elle se sentait vide. Elle n'avait pas envie qu'on lui pose des questions. C'était la première fois qu'il venait ici, ça s'était passé de manière inattendue. C'était mieux comme ça. Le stress évité, il ne restait que la spontanéité. Elle monta les escaliers comme un fantôme. Son âme oscillait le long des vagues de la mer, le cœur en chaloupe, plus aucun mot à dire. L'aujourd'hui allait être un long week-end en attendant le retrouver. Elle lui avait donné une moitié d'elle, lui-même était devenu sa
moitié - dans cet échange l'absence, au début il est un peu normal que ça donne le mal de mer, il faut s'y habituer.

Au lycée, l'ambiance se faisait de plus en plus morne avec l'approche des examens. Il commençait à être temps que ça se termine. La nervosité était palpable, surtout pour ceux sur la corde raide. Si Yaros était plus corrosif que jamais, c'est surtout Mokhliss qui donnait des signes d'indisposition. Peut-être que le contexte familial n'était pas là pour aider, ça personne ne savait le dire. La fin de l'année (ce qui signifiait quitter Dachsbeck) lui faisait prendre des comportements déviants, il ne cessait de poser des questions embarrassantes, le laissant lui-même dans un état de confusion le plus complet. Personne ne savait vraiment dire ce qu'il lui passait dans la tête. Il y avait une impression étrange qu'il perdait pied dans la réalité, ses mauvais résultats l'amenant peu à peu dans des projections imaginaires bien éloignées de la triste réalité scolaire. Seule Julie y accordait une vraie attention, les autres étaient trop pris dans la lutte contre le massacre des examens : il fallait être excellent.

Il y eut encore une semaine de latence, sans rien de bien intéressant à signaler, avant que tout explose.
Explose.

//
-Installe-toi sur ce banc et ne bouge plus, sinon tu es morte.
Souki jetait des regards effarés de part et d'autre du petit couloir du lycée. Jamais l'entrée de la rue de Rollebeek ne lui avait parue aussi froide. Elle n'idéalisait pas spécialement monsieur Dathy, mais elle ne l'imaginait certainement pas capable de telles horreurs. Il y avait là une part d'anachronisme. Les mains attachées dans le dos, tremblante, elle n'osait plus bouger, de peur de se faire assassiner. Il n'avait pas sorti une arme un seul instant, mais elle ne doutait pas que ça se cachait quelque part sur lui. Présentement, il était en train de pianoter sur le panneau de l'alarme.
-Voilà c'est fait. Maintenant, tu vas bien m'écouter. Tourne la tête sur la droite. Tu vois la grande poubelle jaune sur roulettes ? Elle est vide. Je vais te détacher les mains et tu vas aller dedans. Ne fais pas cette tête, je ne t'ai pas demandé si ça te plaisait ou pas. Tu vas aller dedans et tu attendras que je te sorte de là. Au moindre geste suspect, je te trucide. Tu vas leur dire deux trucs à ceux de dehors. Premièrement, les locaux sont sous alarme. S'il y a quelqu'un qui tente une intrusion, je flingue. Compris ? Tu vas leur dire une deuxième chose : je veux la pierre, Adélie comprendra certainement de quoi je parle, tu n'as qu'à répéter mot pour mot. Ils ont sept heures pour me la rapporter. Durant deux heures, je ne fais rien, c'est votre répit pour trouver des solutions. Après, à chaque heure qui passe, je tue un des otages. C'est tout ce que j'ai à dire. Est-ce que tu as bien compris ?
Effarée, Soukaïna hocha de la tête pour dire oui.
Prise dans les serres de son destin, en quelques instants, elle venait de se retrouver vecteur d'un message de mort. L'angoisse lui rongeait le ventre, bien plus pour les autres que pour la crasse du fond de la poubelle.
Dathy passa dans son dos et d'un geste sec, il trancha la corde. Des marques rouges intenses sur les poignets firent leur apparition, il avait serré avec rage. La libération de ses poignets lui donnait des fourmis dans les mains.
-Lève-toi et vas-y. C'est bien. Je continue à t'admirer, je sais que tu vas y arriver.
Souki se leva avec les jambes de coton. Elle se demandait si elle n'allait pas tomber par terre. De son caractère jovial et festif, il ne restait rien, elle n'était plus qu'un robot essayant d'obéir. Les mains sur le rebord de la poubelle, elle se sentit défaillir à l'odeur épouvantable qui empestait. D'ici quelques instants, elle allait sortir de ce piège, qu'allaient devenir les autres ?
-Je n'y arrive pas.
-Pardon ?
-Je n'ai pas assez de force dans les bras. D'habitude oui, mais là ça ne va pas.
Elle sentait les larmes lui venir, sa vie était en jeu, Dathy allait se mettre dans une colère folle. Une grosse boule d'angoisse se forma dans sa gorge. Elle voulut répéter qu'elle n'y arrivait pas, mais ça resta coincé.
-Bon, on ne va pas faire compliqué. Je te monte et puis voilà, on en parle plus…
Il la saisit au niveau des hanches et par une force herculéenne, elle se retrouva hissée sur la paroi salie du haut de la poubelle. Comme il ne l'aidait pas plus que ça, peut-être parce qu'il se méfiait d'un coup de pied, elle bascula en arrière et tomba dans le fond du bac dans un fracas impressionnant. D'un coup d'œil rapide, il vérifia qu'elle était encore vivante. De ce côté-là, tout semblait encore aller. Le moment délicat approchait à grands pas. Lorsqu'il referma le couvercle, l'obscurité envahit Soukaïna. Elle n'avait plus qu'à prier.

Il poussa la poubelle jusqu'au devant de la porte, elle roulait très bien, c'était idéal. Une grande inspiration avant le conflit, il hésita un très court instant, puis se lança à l'eau. Ses grandes mains ouvrirent le plus doucement possible le verrou, dans l'espoir que ça ne s'entende pas de l'extérieur. Son cœur palpitait, il se sentait un peu écrasé par la situation. Soudainement, avec violence et rapidité, il ouvrit cette porte donnant directement sur la rue de Rollebeek, sans aucune idée des obstacles qu'il pouvait y avoir devant. Il donna un très brusque coup de pied à la poubelle, qui se retrouva projetée au milieu de la rue pavée pentue, cahotant dans la rigole, à la limite de s'écraser dans les sièges du restaurant " et qui va promener le chien ? ". La porte du lycée fut refermée dans un claquement brutal, immédiatement verrouillée, profitant de la stupeur des gens à l'extérieur. A l'abri des tirs dans le petit recoin, il se dépêcha d'armer l'alarme. Elle ne contrôlait que le sas d'entrée, ça ne posait donc aucun problème. Lorsque les bip-bips lancinants firent enfin leur apparition, il courut dans le grand hall central, afin de rejoindre le grenier.

//
Tiên remonte la rue aux Laines vers le palais de justice. Après cette journée épuisante, la menace des examens de plus en plus collante, un peu de repos ne fera pas de mal. Elle rêve déjà au concert de The Shins vendredi soir au Bota, vivement que cette année se termine, ça fera un peu plus de liberté dans les pattes. Ses cheveux noirs lui tombent dans les yeux, elle a l'habitude. Un bref geste permet de les remettre en place, pour quelques instants seulement, c'est déjà ça de gagné. La pluie légère les rend luisants, ce sont de vrais miroirs. Ses petits pas la mènent vers la rue du Cerf, où elle n'a pas eu le temps de tourner. Elle ne se doutait pas de ce qui allait arriver. Qui se serait méfié d'une fourgonnette blanche dans une rue de Bruxelles ? Tout était normal à vrai dire.

Il n'y a personne dans la rue, c'est comme ça, c'est souvent ainsi dans cette partie délabrée de Bruxelles. Il y a certainement les caméras de la CIBE, mais aucun gardien derrière pour regarder ce qu'il se passe - c'est une évidence. La fourgonnette blanche la dépasse et s'arrête quelques mètres plus loin. L'une des portes s'ouvre, monsieur Dathy en sort. C'est une étrange surprise. Mais ? Qu'est-ce que vous faites là ? La question aurait bien aimé se frayer un passage ici même, mais elle fut interrompue avant même d'avoir pu exister. Il s'approche à pas décidés et dans un geste brusque et sûr, il s'empare d'elle. Aucune précaution : pas une main sur la bouche pour l'empêcher de crier, pas de gestes de judo (ou quoi que ce soit pour l'immobiliser), de ses grosses mains rudes et velues, il l'enserre avec force et la porte comme un gros sac de patate ; en réalité, c'est un fétu de paille qui se fait enlever. Le cri strident sera resté inutile. Tiên est jetée dans le camion sans aucun ménagement. La porte se referme dans un claquement sec, le fourgon ne fait même pas un dérapage, il repart calmement.
Dans le volume assez sale de ce véhicule de déménagement, il y a un homme, c'est une armoire à glace, il est assez âgé, il est gros. C'est lui qui l'a attachée, aux poignets et aux chevilles - très fort, ça fait mal. Elle ne sait pas qui c'est, elle ne l'a jamais vu. Il y a aussi ce professeur métamorphosé. Tant de souvenirs avec lui, elle n'arrivait pas à comprendre ce qu'il se passait. Comme elle n'était pas bâillonnée, elle hurlait des questions. Elle n'était pas idiote, elle savait bien qu'elle n'allait obtenir aucune réponse. Ce n'était certainement pas une plaisanterie.
-Oh, tais-toi la petite, j'ai besoin de me concentrer.
En plus d'avoir mis ses chaussures hideuses sur ses vêtements, l'armoire à glace était abjecte.
-Oh Philippe, t'es prêt ? Y'a largage là.

Caroline marche d'un bon pas vers la Grand Place de Bruxelles. Rue de l'Hôpital, elle se sait quasiment arrivée à destination. Madame Delval avait bien forcé la dose sur les dernières minutes. Elle a beau avoir raison sur toute la ligne, c'est assez traumatisant de se faire remettre à sa place avec autant de force - il y a certaines vérités qui ne se frayent un chemin dans le cœur qu'avec délicatesse. Tout cela n'avait certainement pas donné la solution à son hésitation, Dalcroze ou autre chose ? La pluie légère lui humidifiait le visage. Ca rendait le rouge de ses cheveux encore plus vif, presque fluorescent. D'un pas vif, elle se préparait à tourner rue des Chapeliers, elle n'en eut pas le temps. Une fourgonnette blanche la dépassa de quelques mètres, puis ralentit. Alors que le véhicule n'était pas encore arrêté, il sortit de l'arrière monsieur Dathy, qui d'un air menaçant, se dirigea vers elle presque en courant. Elle eut immédiatement le sentiment de fuir, mais le temps de réaction fut trop long - peut-être une demie-seconde de paralysie tellement l'évènement paraissait inhabituel. Tout comme Thi-Tiên, il l'enserra fortement et la souleva. Caro cria de toutes ses forces, le sac en bandoulière tomba par terre et resta gisant là, sous la pluie dans le caniveau. Elle se débattait de toute ses forces, il allait lâcher prise. Dans un flot de jurons épouvantable, elle fut jetée dans le camion, les jambes prises en étau sur le bord métallique. Ca lui fit fort mal. Mauer s'était précipité pour aider, car la furie allait échapper. A cet instant là, il eut le grand regret d'avoir eu la consigne indéfectible de ne pas frapper, car il en avait bien envie.
-Fonce Farid, y'a du monde qui court.
Le fourgon fit un bond en avant, à la limite de caler, puis s'engagea dans un dédale de petites rues.
-Le signalement va être donné, on change l'ordre, tu files vers Woluwé.
Caro tirait des yeux effarés, son grand sourire habituel faisait place à un rictus de douleur, on lui avait méchamment broyé les jambes. Elle tenta un dialogue avec Tiên, mais le vieux s'agita avant que la moindre information puisse être échangée. Il s'approcha de Caroline, un poing menaçant dressé :
-Tu te tais sinon je t'explose.

Elisa sort du métro. Elle ne s'était pas rendue compte qu'elle était suivie. Pour qui que ce soit, sans être spécialement attentif, comment remarquer cela dans une heure de pointe ? C'est strictement impossible… Alors qu'elle était à quelques pas de chez elle, un homme assez bizarre l'aborda :
-Vous êtres bien Elisa ?
-Pardon ? Oui. Mais, comment me connaissez-vous ?
-Je suis un ami de Sophie, que vous connaissez bien. J'ai pour consigne de vous donner un courrier de sa part. Il faut que vous l'ouvriez dans le parc Georges Henri, au pied de la statue. Dès que c'est fait, je dois partir. Apparemment, c'est un jeu lié à votre voyage en Andalousie, je ne sais pas en dire plus.
-C'est une plaisanterie ? Elle ne m'a jamais parlé de quoi que ce soit dans le genre. Je vais l'appeler…
-Il y en a vraiment pour quelques secondes. Regardez, c'est ceci.
C'était une enveloppe brune, portant en grand le nom Elisa, et les mots : ouvre ça dans le parc, tu comprendras de quel secret je te parle. Ridicule ! Jamais entendu parler d'un quelconque secret ! Comme c'était la grande écriture de Sophie, ça ne faisait vraiment aucun doute, elle se décida à suivre l'inconnu dix mètres plus loin, mais il y avait une part de méfiance en latence. Son sourire hautain sonnait faux, c'était manifestement forcé. Le courrier changea de main. A l'instant précis où elle déchirait méticuleusement le haut de l'enveloppe, l'inconnu la poussa violemment dans le buisson. Les feuilles amortirent sa chute, fort heureusement, mais elle se retrouva tout de même dans la boue. L'individu lui sauta immédiatement dessus et l'empêcha de crier. Elisa tenta vainement de le mordre mais le bâillon lui enserra la bouche, lui provoquant d'horribles spasmes de vomissement. Un genou fiché dans le dos, elle se trouvait immobilisée dans une posture fort gênante. Le buisson avait déversé toute son eau sur elle, ses cheveux étaient trempés et lui collaient au visage. Sans qu'elle ne puisse rien faire, elle se vit tirée un peu plus loin dans la végétation, un endroit fort discret. Ca sentait l'humus et les aiguilles de sapin, elle devait avoir une longue traînée de boue dans le dos. Au bout d'un court instant, elle l'entendit téléphoner. C'est OK, ça s'est bien passé, tu viens à l'endroit prévu. T'es encore à la prison de Saint-Gilles ? OK, fais la petite, je t'attends.

Julie était chez elle depuis une bonne vingtaine de minutes quand son téléphone sonna. Elle se demandait bien qui ça pouvait être car ce numéro de téléphone était inconnu. Après une journée aussi lourde, elle fut prise de la tentation de ne pas décrocher, mais la curiosité l'emporta.
-Bonjour Julie, excusez-moi de vous déranger, c'est monsieur Dathy. Pouvez-vous descendre s'il vous plait, nous avons une urgence de la part de Thi-Tiên.
-Pardon, qu'est-ce qu'il se passe ? Je ne comprends pas.
-Il faut descendre, venez vite.
Interloquée, elle se demanda franchement ce qu'il se passait. Un regard dans la rue par la fenêtre ne révéla rien de bien particulier, c'était calme et monotone, la rue Ducpétiaux balayée d'un crachin maussade. D'un geste bref, elle chercha le numéro de Tiên et l'appela immédiatement. Bien curieusement, ça ne répondait pas. Ce n'était pas son genre, mais soit… Faire quelque chose pour elle, c'était sans hésitation aucune, elle se dépêcha donc de passer sa veste pour dévaler les escaliers, en train d'appeler une seconde fois. Dathy attendait à la porte, il avait l'air un peu perturbé, ce n'était pas son apparence habituelle. La question vibrante fusa immédiatement :
-Qu'est-ce qu'il se passe, il faut que je sache.
-C'est dans le camion, il faut faire vite.
-Je ne comprends pas.
Lorsqu'elle arriva à l'arrière du fourgon, Dathy ouvrit la porte. Julie découvrit alors avec effroi trois personnes joyeusement ficelées, dont Tiên qui jetait des regards attristés semblant signifier : une de plus… Dans un mouvement brutal, elle se sentit prise aux hanches et littéralement projetée vers le haut. Un grand gaillard aidait dans le camion, elle se retrouva écrasée sur le sol métallique en moins de temps qu'il ne le faut pour le dire, la chaussure de Caroline dans la figure.
-Tiên, c'est quoi cette merde ?
-Ferme ta bouche dis, on ne t'a pas demandé de raconter ta vie.
La porte de l'appartement était restée ouverte là-haut. La porte se referma sur une sensation de malaise palpable rien qu'en fermant la main. Lorsque Dathy s'installa paisiblement dans le petit espace restant, il s'adressa à je ne sais qui, peut-être le grand costaud, peut-être à tout le monde :
-Bon, il ne nous en reste plus qu'une. Faites un peu de place s'il vous plait, après la fête va pouvoir commencer.

Soukaïna était en train d'aider à faire à manger. Ca ne lui plaisait pas vraiment, surtout après ce cours de géographie, chargé et écrasant. C'était au moins une manière de faire quelque chose, travailler lui semblait vraiment impossible - elle était lessivée. Le téléphone sonna. Au bout de quelques instants, alors que les mains puaient le poivron, la maman de Souki se dirigea vers elle : c'est pour toi.
En chuchotant : c'est qui ?
-C'est Mokhliss.
-Hey salut Mok, alors quoi, qu'est-ce qu'il se passe ? C'est pas bien souvent que je t'ai au bout du fil !
-Il faut que tu viennes Souki. Je sais que c'est pas le bon moment, mais c'est impérieux.
-Quoi ? C'est quoi ton délire ? Attends, je suis super occupée. Je ne peux pas…
-Monsieur Dathy t'attend en bas, pas très loin de chez toi, derrière l'église du parvis de Saint-Gilles. Je te jure, fais-le pour moi, c'est super important.
-Bon d'accord, mais tu me fous mal tu sais. Derrière l'église, y'a pas plus désert, c'est un coupe gorge ! T'as pas mieux comme merde ? Et puis, je ne sais pas si tu imagines les explications que je dois donner. J'arrive, à tout de suite, mais c'est pour toi.
En bas, la chaussée populeuse battait son plein d'activité. Comme d'habitude, il était dur de se frayer un passage dans le marché, les étals de fin de journée et les cartons jetés par terre. A peine sortie, à quelques pas de chez elle, elle aperçut le grand personnage distingué.
-Monte à l'avant Soukaïna, il n'y en aura pas pour longtemps pour toi.
-Pardon ? Qu'est-ce que vous faites-là monsieur Dathy ? Je ne comprends pas. Il se passe quelque chose de grave ?
-Non, ça va. Monte, je vais t'expliquer.
A l'intérieur du camion, un conducteur sympa fit un grand sourire, le camion démarra lentement au travers de la foule. Alors qu'il tournait lentement pour remonter la petite rue des Vieillards, Souki posa la question de trop :
-Où est Mokhliss ?
A ce moment précis, Dathy en profita pour passer la main dans son dos et l'attirer avec force sur lui. Un cri étouffé, le conducteur du véhicule, passé à l'arrêt, se saisit de cordes préparées à l'avance et ligota la victime. Le professeur pesait de tout son poids sur sa elle, gigoter ne servait à rien. Un grand coup de klaxon partit de l'arrière du camion, le véhicule gênait, même là - c'était inconcevable.
-Ouais, ça va, ça va, on y va ! On se calme les minots !
Alors qu'il ne restait plus grand-chose de Souki, Dathy pris quand même la précaution de la maintenir loin de la vitre, pour qu'on ne puisse pas la voir de l'extérieur, surtout sur la chaussée d'Alsemberg. Elle ne cessait de forcer pour tenter de se relever, hurlant à plein poumon, mais ça ne servait à rien.
-Et puis tais-toi sinon je te frappe !
-Hey, c'est que ça va devenir un harem ici !
-Arrête tes conneries. Plein feu sur Dachsbeck, avant que ça chauffe, on est grillés comme des saucisses à force de faire le taxi. Au feu rouge, descends, va à l'arrière et dis à Mauer d'appeler Henquez, faut nous vider Rollebeek. On va voir un peu comment il réagit sous la pression !

//
Adélie venait de rentrer à la maison, cela ne faisait que quelques instants qu'elle avait passé le dernier tournant, en face du centre sportif aux grandes parois d'ardoises noires. La rue Clermont-Tonnerre allait livrer son cyclone. Avant d'ouvrir la porte, elle jeta un regard amusé au bloc de fluorine. Il était décidément bien plus joli sous la pluie. Les temps ensoleillés ne cessaient de le blanchir. Dans sa tête résonnaient les bronchites et les méningites, ça la faisait bien rire de se moquer de ce morceau de minerai
-Non non non, surtout je ne te gratterai pas de la pointe du compas, petit monstre !
En haut, Claire révisait son chant, une ambiance paisible.
Odile débarqua dans le couloir et apostropha Adélie de manière assez brusque :
-Il faut que tu appelles Jenny au lycée. Elle a essayé de te joindre sur ton GSM, mais tu n'as pas répondu…
-Ah ? Je devais être en train de rentrer, je ne l'ai pas entendu…
-Ca avait l'air super urgent son truc, dépêche-toi !
-Oui oui, ça va…
C'est un peu à contrecoeur qu'elle se dirigea vers le téléphone. Ca ne la gênait pas d'appeler, elle se demandait juste ce qu'il pouvait se passer de si impérieux. Elle si tête en l'air, elle craignait ce qu'elle avait pu oublier cette fois-ci… Après le cinq et le zéro, elle entendit la première tonalité. Ca décrocha immédiatement.
-Adélie ?
-Oui Jenny, c'est bien moi. Qu'est-ce qu'il se passe ? Tu as l'air bouleversée ?
-Il y a eu un rapt !
-Un quoi ?
-Cinq élèves ont été enlevés par monsieur Dathy. Ils sont dans le grenier de Rollebeek. Il faut que tu ramènes la pierre Adélie, il la veut, il faut que tu la rapportes ! Autrement, il flingue un élève par heure qui passe ! Fais vite s'il te plait, dis-moi que ça va aller…
-Mais je ne l'ai plus !
-Adélie, il n'y a que toi qui peux…
-Mais je ne l'ai plus, on l'a rendue ! C'est qui là-haut, non… C'est pas possible, c'est pas possible… Je comprends rien.
-Adélie, chaque seconde qui passe est une vie. Dathy a pris en otage cinq de tes amis, il réclame la pierre pour les libérer, sinon il tire. Fonce récupérer cette pierre, fais l'impossible, je te rappelle sur ton GSM dans 10 minutes.
-Mais non… …

Adélie s'effondra par terre, le combiné du téléphone gisant par terre comme un malade au bout d'une perfusion. Odile, qui avait entendu les cris puis les lamentations, se rapprocha, plus par inquiétude que par curiosité :
-Qu'est ce qu'il se passe Ade ?
Repliée en fœtus, elle ne répondait pas, agitée de spasmes nerveux. Le poids des adversités finissait de la faire craquer. Elle leva un regard ravagé, elle était méconnaissable.
-Où est papa ?
-Là-haut, sur le pc, il travaille…
Elle se releva péniblement, comme chargée d'un sac à dos de plusieurs tonnes. L'énergie qu'elle puisait en elle, il allait falloir des millions d'années pour la retrouver. Vidée, elle retrouva son père, qui ne s'était pas encore retourné.
-Papa… Lâche le PC, tu dois m'aider.
Il se retourna et compris immédiatement que toutes les bornes avaient été dépassées, sa petite Ade perdait prise. Au son de la voix, sa fille revenait des abysses sans paliers de décompression.
-Y'a cinq amis qui sont pris en otage dans Dachsbeck. Dathy, le prof de latin, il va les flinguer si on la ramène pas.
-Quoi ?
-Jenny vient de m'appeler.
-Je comprends rien !
-Papa, on doit foncer chez Ulaan, le plus vite qu'on peut, on doit récupérer la pierre.
-D'accord, on y va, guide-moi, je suis à tes ordres…
Ils dévalèrent les escaliers comme des furies. La maman d'Adélie, intriguée par le vacarme, débarqua dans le couloir.
-Qu'est-ce qu'il se passe ?
Adélie coupa sèchement, la voix cassée :
-Y'a pas le temps, Odile tu lui expliques. Je pars chez Ulaan, je ne sais pas quand on revient…
-Ade, tu veux que je vienne ?
-Non Odile, reste…
La voiture grise s'engagea dans le jardin des voisins pour faire demi-tour, puis fit une sacrée embardée, avant de partir dans un dérapage. Ca allait faire de sacrées excuses à donner. De mémoire, il savait que c'était à peu près rue du Patch, sans avoir plus de précision.
-Adélie, tu m'arrêteras là où il le faut…
Le Colruyt fut passé à une vitesse proche de la démence. On était vraiment loin de la belle époque où la voiture était aussi poussive qu'Elvis Presley. Jamais ça n'était arrivé qu'il pousse sur le champignon comme ça, un véritable danger public. Adélie n'arrivait pas à se concentrer. Son esprit partait à la dérive dans des lagons tous verts, Rangiroa ou quoi que ce soit, ces endroits qu'elle n'avait jamais vu. Soudainement, elle sursauta :
-C'est là !
La voiture fit un nouveau dérapage, avant de se stopper une quinzaine de mètres plus loin.
-Tu aurais pu me prévenir avant dis !
Il était déjà trop tard. Adélie s'était éjectée du véhicule, courant à toutes jambes vers la petite maison au milieu de ses deux sphinx de pierre. Elle ne pris pas le temps de retrouver son souffle, elle sonna frénétiquement, puis tapa la porte avec violence. Il fallait que ça s'ouvre. Au bout d'un court instant, Ulaan apparut, l'air carrément renfrogné. De toute apparence, ça ne lui plaisait pas d'être agressé de la sorte. Le fait que ce soit Adélie sembla le calmer un peu, disons-le, par chance.
-Ulaan, il faut la pierre ! Dathy a pris en otage cinq élèves, il va les flinguer. Faut le silex pour le calmer !
-Bonjour Adélie. Dis, c'est surtout toi qu'il faudrait calmer…
-J'ai mes amis qui vont se faire tuer, tu crois que j'ai envie d'être apaisée ?!
-Bon écoute, je vais être clair avec toi, je l'ai toujours été. La pierre, elle est au fond d'un étang. Je l'en ai ressortie une fois il y a bien longtemps, ça a pris une nuit, et c'était dans la vase putride. Le silex en question, tu l'oublies, il n'existe plus.
-Tu as toujours dit que si c'était une question de vie ou de mort, tu y allais !
-Adélie, arrête. La pierre, tu l'as rendue, donc c'est fini. Elle n'est plus à toi.
Excédée des tergiversations, elle éclata en paroles acides et suraiguës :
-Et quoi ? Ils peuvent crever, t'en as rien à foutre ?
L'hésitation qu'il marqua ne fit que renforcer l'animosité. S'il hésitait, c'est qu'il y avait tout de même une part de oui. Ulaan n'était pas une personnalité qui avait déliré sur un évènement particulier, c'était un véritable désaxé sans aucun sentiment ; en un seul mot, une horreur.
-Ecoute Adélie, on va aller lui coller une tarte, c'est pas grave.
-Si c'est grave ! C'est ça, tu comprends rien, c'est grave !
Le GSM se mit à sonner de sa mélodie aigrelette, c'était Jenny qui venait aux nouvelles. Ce n'était pas le bon moment, mais de toute façon, il n'y avait plus de moment pour rien. Quand tout s'est effondré autour de soi, on reste seul à discuter avec ses malaises.
-Non… ça ne va pas. On n'aura pas le silex, il est jeté dans un lac. C'est mort… Je ne sais plus quoi faire. Les policiers tentent une négociation ? Qu'est-ce que ça peut me faire… Ils sont tous complètement barjos avec ce silex…
-Adélie, passe-moi cette personne immédiatement.
-Pardon ?
Ulaan saisit le téléphone et s'exprima de manière assez sèche, c'était désagréable :
-C'est qui là ?
-Pardon ? Je suis Jenny, secrétaire du lycée Dachsbeck.
-Bon, ok, je suis le propriétaire de la pierre. Vous laissez tomber les négociations. Je connais l'animal en question, vous n'aurez rien.. J'arrive dès que possible.
-Et quoi ? Vous pensez qu'on va vous faire confiance ? Y'a déjà assez de mal comme ça. Passez-moi Adélie s'il vous plait.
-Oui ?
-Adélie, viens dès que possible, fais venir Jérôme aussi. On va tenter de se débrouiller. Je te jure, on va y arriver. Fais vite.

Ulaan ferma la porte derrière lui. Il suivit Adélie jusqu'à la voiture grise.
-Qu'est-ce que tu fais ?
-Je viens avec vous.
-Mais… On ne t'a pas demandé de venir ! La seule chose qu'on t'a réclamée, tu t'en moques. Tu crois que tu vas être utile ? Reste donc chez toi, au moins tu ne seras pas un poids…
-Alors je m'invite. Je vais être bien plus indispensable que tu ne le crois. S'il n'y a qu'un seul négociateur, c'est moi. Je sais ce qu'il veut.
Il s'installa à l'arrière, sans même dire bonjour au conducteur. Adélie s'assit à son tour, puis s'attacha. Elle lança un triste :
-On fonce à Dachsbeck, nous sommes attendus.
Il n'en fallait pas plus pour que la voiture reparte sur les chapeaux de roue. Il se moquait bien des contrôles de police, il y avait une justification impérieuse.
Une conversation s'éleva de la place arrière. C'était Ulaan qui téléphonait. Il avait beau être sans gêne et inutile, chacun était rivé à sa discussion. Son visage était impassible, pourtant l'ambiance était très tendue. Ca s'entendait au ton de sa voix.
-Vincent ? Oui, c'est Ulaan, désolé de te déranger, mais y'a un stut, le mec a avancé son merdier d'un jour. Disponible ou pas, faut que tu viennes à Dachsbeck, on va avoir besoin de tes services. Mauer a dû un peu se rebeller après ta visite, ça a précipité le bazar. Le vieux a pris les gosses en otage. Ca s'est pas arrangé, apparemment, il est un peu remonté, faudrait lui donner un petit coup de moulinette. Tu pourrais venir là maintenant ? Oui je sais, tu es à Court et c'est pas la porte à côté, ça va chauffer le Booster, mais là je ne peux pas venir te chercher, je suis dans la caisse de la petite. Faut quand même que tu te bouges, je te revaudrai ça. Nous on est en route. Oui, je suis avec Adélie là, celle que tu as vue à Rixensart. Oui c'est ça. OK, fonce, parce que c'est urgent. Où ça à Dachsbeck ? Je ne sais pas. Non je ne sais pas mais tu t'en fous, tu vas là où y'a les flics. Si ça passe pas, on se retrouve rue Lebeau chez la vieille. De toute façon, ça sera pas à la Paille, y'a pas de grenier.

A chaque tournant, la voiture projetait les passagers dans la violence de son transport. En quelques minutes à peine, le carrefour horrible de Groenendaal se trouvait déjà bien loin. Le chaos bruxellois faisait peu à peu son apparition. Les voitures lentes, dépassées à la barbare, klaxonnaient à tout va. A Boitsfort, la grande sculpture appelée " la porte de l'avenir " était cassée en deux morceaux, lâchant des colonnades de fers à béton tordus. Ca présageait un beau futur. Il fallut encore dix minutes interminables avant que l'Avenue Louise soit derrière, le centre était à portée de main. Adélie rivait son regard sur l'avant de la voiture, elle était vide de pensée - une absente. Le paysage avait perdu de sa réalité, c'était devenu le défilement gris d'une image de cinéma, tendre la main ne donnait plus sur rien qu'une chimère. A l'approche du Sablon, c'était le chaos le plus complet, le quartier était bouclé. Ca lui rappelait la prise d'otage de la place de l'Albertine quelques années auparavant - un bien mauvais souvenir.
A l'approche du lycée, elle se sentait vieille de quatre-vingt ans.
Ils sortirent l'anxiété collée aux semelles.
Ulaan suivait derrière, impassible.
Devant eux, c'était un bazar indescriptible. Des dizaines de gyrophares bleus faisaient mal aux yeux tandis qu'une meute compacte de curieux empêchait de passer. Par chance, Jenny fut trouvée facilement. Elle paraissait profondément marquée par l'épreuve. Juste derrière, madame Deschepper semblait donner des instructions à la police. La confusion de la situation ne permettait pas de comprendre. Jenny pris Adélie dans ses bras, dans le but de la réconforter. Ca ne faisait que casser un peu plus sa fragilité. Elle n'était plus rien. Elle avait oublié d'appeler Jérôme, mais il était déjà là, en train de discuter avec Souki. Le petit groupe se forma, mais il était difficile de parler, il y avait trop de bruit. Afin de ne pas être dérangés par les journalistes, très présents et collants comme des mouches, ils partirent un peu à l'écart, marchant mécaniquement vers la rue de la Paille.

Jenny cherchait ses mots. Elle était un peu perdue.
Voilà comment ça s'est passé. A dix-sept heures, il y a eu un espèce de séisme. Monsieur Henquez a reçu un coup de téléphone de la part d'une personne anonyme. Il dit ne pas avoir reconnu qui c'était. Il s'agissait d'une voix grasse, un homme assez âgé de toute apparence et peu agréable.
-C'est Mauer ça !
Ulaan s'insérait dans la discussion alors qu'on ne lui demandait rien, il était plus gênant qu'autre chose.
-Je continue… L'homme en question a voulu faire dans le spectaculaire, il a prétendu à l'alerte à la bombe. Jusque là, tout aurait pu être risible, jusqu'à ce qu'il donne des détails inquiétants. La bombe est dans le grand hall Rollebeek, derrière le tableau orange au fond à droite, celui avec le fleuve et les cheminées d'usines. Décrocher le tableau la déclenche. Faites évacuer tout le monde immédiatement, on a besoin de la voie libre, et sur ce, il raccrochait sans plus d'explication. Adélie tu le sais, monsieur Henquez n'est pas spécialement quelqu'un d'émotif, je peux te dire qu'il a réagi au quart de tour. En l'espace de dix minutes, il n'y avait plus âme qui vive dans le lycée. La suite, je vais passer le relais à Soukaïna, elle saura mieux raconter que moi.

Elle passait ses mains nerveusement dans ses longs cheveux noirs ondulés, elle se sentait visiblement bien mal. Le discours complètement désordonné ne venait que renforcer cette impression, sans parler des empreintes de chocs et les traces de déchets sur ses vêtements. Ses grands yeux noirs cherchaient des repères dans un monde qui en était désempli. Ce n'était assurément plus la même Souki ; elle aussi était devenue grand-mère du haut de ses quatre-vingt ans.

-Là-haut, il y a Tiên, Caro, Julie, Elisa et Mokhliss. On a tous été enlevés dans le même fourgon, un rapt en pleine rue, tout le monde s'en foutait complètement. Ils nous ont ficelés et jetés à même la tôle du camion. A chaque fois la même chose, démarrage en trombe et hop, au suivant. Y'avait un gros vulgaire pour nous donner des coups de pied à chaque tournant. Il ne fallait pas parler, sinon il menaçait de viser autre chose que le ventre, peut-être le visage. Ils se sont garés et ils ont attendu un quart d'heure, c'était toujours aussi menaçant. Finalement, le camion s'est déplacé jusqu'au Boulevard de l'Empereur. De là, ils ont rejoint la cour peu utilisée, on leur avait préparé le passage, il y avait une porte ouverte. Dans le lycée, il n'y avait personne. Nous sommes montés au grenier et avec d'autres cordes, ils ont attaché tout le monde aux poutres, sauf moi. Dathy m'a fait tout redescendre en courant. Il avait l'air furieux et démoniaque, il m'a fait peur. Il m'a ordonné de me mettre dans la poubelle du lycée. Après quelques précautions, il a jeté la poubelle dehors, au beau milieu d'une armée de flics armés jusqu'aux dents. Quand la poubelle s'est renversée dans les chaises du restaurant, j'ai cru que tout le monde allait me tirer dessus. Tous les boucliers étaient levés, j'avais l'impression que c'était la Bosnie. Quand ils sont venus me chercher, j'étais déjà à moitié morte. J'ai expliqué la situation aux flics. C'est tout de suite devenu nettement plus critique. L'histoire de la bombe n'avait été rien d'autre qu'un leurre. Maintenant, le piège était armé, c'était tout à fait autre chose : les locaux sous alarme, les amis à chaque instant plus près de la mort.

Soukaïna, sous l'emprise d'une émotion trop forte, commençait à ne plus savoir gérer ses paroles, s'enfonçant chaque instant dans la confusion. Ulaan l'interrompit, avant de la perdre complètement.
-Dis Souki, là-haut, c'est dans le grenier avec la porte fermée par un fil de fer, ils sont bien là ? Tu y as été ?
-Oui. On connaît bien l'endroit. Quand on était plus petits, on allait se cacher sans rien dire à la préfète.
-Bon, est-ce qu'il y a des hommes aux lucarnes ?
-Non, c'est noir de noir et y'a personne, les seules ouvertures sont dans la toiture du grand hall.
-Ils sont où dans le grenier ? Il les a attaché aux poutres obliques ?
Elle jeta un regard implorant, le gars était manifestement à la pêche de renseignements précis. Y aller ? Mais comment ? Les locaux sont sous alarme et Dathy a préparé un véritable coffre-fort, il n'y a pas d'autre entrée que la petite porte en haut de l'escalier… Chaque information qu'elle donnait semblait lui ouvrir une fosse encore plus grande, dans laquelle tous ses amis allaient tomber - par sa faute. Elle bredouilla des excuses inintelligibles : la Souki brillante des cours de latin était bien perdue.
-Ne t'inquiète pas pour ça, j'ai l'habitude.
Il esquissa un geste hautain, presque pour signifier : oh vous savez, je m'en sortirai bien, même sans vous.
Jenny se rebella assez vivement, ce qui eut le don d'irriter Ulaan, mais le temps était compté. Il ne tint pas compte des remarques dégradantes.
-Bon, j'attends Vincent, un collègue qui a l'habitude, c'est un ancien des commandos, et puis on y va.
-Il faut prévenir la police !
-Certainement pas. Vous voulez un massacre ou quoi ? Restons sérieux, on a du pain sur la planche.
Le ton était sec, cassant, directif. Au plus ça allait, au plus ça donnait l'impression que c'était un bandit de plus qu'il fallait maîtriser. A cet instant là, le papa d'Adélie, qui s'était volontairement mis en retrait, se dit que ça avait été une bien mauvaise idée d'aller le voir à la rue du Patch. Il était manifestement trop tard, la machine était lancée.

Après quelques instants de cacophonie où les regards se jetaient souvent sur les montres, Vincent arriva. Mal rasé, les cheveux en bataille, il avait l'air d'un bohémien. Côté profil de l'emploi, il avait tout d'un bon looser. Ulaan commença à bouger dans tous les sens, visiblement agité par la situation. De loin, il donnait l'apparence de quelqu'un qui donnait des ordres. Après de courts instants brouillons, il se dirigea vers Jenny, involontairement devenue chef de la situation.
-On y va, on prend Jérôme avec nous, on va avoir besoin de lui. Il reste sur les toits, il ne va pas plus loin.
-Quel est votre plan ?
-On ne le révèle pas. Ce serait trop dangereux, pas pour les gosses mais pour nous. Le seul aspect que je peux dévoiler, c'est que ça va prendre du temps, il ne faut pas attendre de résolution avant vingt-trois heures - minuit. Surtout, vous dites à la police de ne rien faire, sinon c'est le feu aux poudres. Ils restent là uniquement dans le cas où on déraille, nous deux. Jérôme va rester en contact avec Adélie, faut pas qu'elle s'en aille. Elle fera le lien avec les flics si ça s'avère nécessaire.
-Elle est prévenue au moins ?
-Non, je n'ai pas eu le temps. Faites-le pour moi, le temps presse de notre côté, on file. Une heure et cinq minutes sont consommées.

Ils se dirigèrent à pas détendus vers la rue Lebeau. Jérôme n'arrivait pas à comprendre comment ces deux là pouvaient parler du meilleur snack-durum du monde (à Schaerbeek), alors que dans le grenier, cinq personnes devaient être en train de crever d'effroi. Faut voir dans quel état ils avaient laissé Souki, une vraie honte.
-Dis, il a quand même fait fort le vieux avec le coup de la poubelle. Il aurait pu choisir plus simple.
-Oh, ça ne m'étonne pas Ulaan, un gars passionné d'analyse grammaticale, ça aime bien les chemins parfaitement droits pour trouver la vérité. C'était la méthode la plus directe.
-Oh mais dis, tu es métaphorique aujourd'hui !
A peine quelques maisons plus loin, toujours dans cette même rue, ils sonnèrent tranquillement. Un petit espace de vide s'intercala dans les discussions, avant qu'une personne âgée ouvre la porte. La petite grand-mère avait l'air toute frêle dans ses chaussons usés jusqu'à l'os.
-Ah oui, vous êtes les gens du toit… Venez… Mais… Vous aviez demandé pour demain, j'aurais pu aller voir ma belle-sœur, qui…
-Oui vous avez vu, ça ramène du monde hein ! Dites madame, pendant que vous êtes là, je vous le redis, il ne faut pas oublier, ça va prendre du temps. Il est fort possible qu'on ne redescende pas avant minuit. On fait comme on a dit, vous laissez le vasistas ouvert, mais vous ne nous attendez pas. On terminera les opérations par la grande porte de l'école communale. Le vasistas, il ne servira que si nous ne nous en sortons pas.
-D'accord d'accord. Faites attention hein…
Ils grimpaient présentement l'escalier. La tapisserie faisait penser à une antiquité comme on en trouve plus, c'était une maison d'un autre temps. Jérôme se demandait bien ce qui lui arrivait. Enrôlé pour la libération d'une prise d'otage, voilà qu'il se retrouvait quasiment à prendre le thé et les petits fours chez mamie. Il ne fallait pas poser de questions, c'était certain.
-Dites, avant de partir sur le toit, prenez ça, vous en aurez besoin.
La petite vieille adorable tendait des chupa-chups à chacun, c'était un véritable anachronisme dans sa main toute flétrie. Une fois de plus, Jérôme tomba des nues. Sa vie avait bien changé de couleur depuis quelques semaines.

//
Toujours la même cohue, les gens aux aguets, les portes closes, rien ne bouge - l'immobilisme a la pesanteur d'un soir d'août aux insectes fous, un gros ciel gris qui ne demande qu'à craquer. Les policiers discutent et se pavanent devant les caméras, la préfète est en retrait, elle est angoissée, comme de nombreux autres. Ici, ce n'est pas une école comme les autres, il y a une humanité derrière les cotes de latin. Même les plus hauts de l'école se sentent concernés par les plus petits. Le papa d'Adélie est parti à la recherche de renseignements précis auprès de la police, notamment à propos du compte à rebours. Il appelle la famille aussi, pour informer plus en détail du drame, parce que bien évidemment, tout le monde se ronge les sangs.
Jenny se dirige vers Adélie. Elle ne sait pas ce qu'elle dit.

-Jérôme est parti avec Ulaan et l'autre, ils vont sur les toits pour libérer les otages. Ils m'ont demandé de te prévenir.

Il y eut un silence, un instant de latence où le monde s'est vidé de son air, de sa mer, de sa terre. Puis, de la rue soudainement noire, envahie d'une nuit poisseuse, il s'éleva un hurlement strident, déchirant les pavés d'une hargne immense. Tombée à genoux par inadvertance, Adélie se rappela comme une gifle qu'elle n'avait prévenu personne de son amour pour Jérôme, personne. Le cri ne cessait de s'intensifier, comme renouvelé à chaque respiration de feu. C'en était douloureux, Jenny ne savait plus comment disparaître de la scène, comme transpercée à chaque vocifération. Les curieux se retournaient, inquiets qu'il y ait eu une blessure, un évènement nouveau insoupçonné, mais personne ne bougeait. Finalement, c'est bien Jenny, quasiment paralysée par la peur de mal faire, qui s'approcha pour tenter de comprendre et réconforter. C'était bien trop tard. Le geste fut balayé d'une main de colère extrême, giflant l'air de rage. Le visage caché dans les replis du t-shirt, elle se mit soudain à courir comme une dératée, sans but, dans un état d'affolement bien au-delà de la crise de nerfs.

Ses errances la menèrent machinalement sur le chemin du retour, elle n'y pensait même pas, c'est son instinct qui la guidait. Les rues redevenaient peu à peu désertes, ça la désemplissait du malaise. Lorsqu'elle atteignit le petit tunnel près de la rue de la Paille, cette galerie commerciale vidées de ses vendeurs, ses pas se firent plus lents, peu à peu hésitants. Ce fut le lieu de l'effondrement, plus personne ne pouvait rien pour elle. Assise sur le marbre froid, elle n'arrivait même pas à pleurer. Pour cela, il faut avoir quelque chose en soi. Ici, le vide avait fini d'aspirer ce qu'elle était. Tout ce qu'elle avait, on lui avait retiré. Pas assez attentive peut-être, un instant d'inadvertance : elle n'avait pas assez surveillé. Le visage enfoui dans les bras, plus rien ne pouvait lui arriver. On pouvait la déverser dans la benne à ordure, elle n'aurait même pas réagi - avoir le beau juste un tout petit moment, puis se le faire voler, il aurait encore été préférable de ne rien tenir dans les mains. Au moins, la vie aurait été plate et sans relief, il n'y a pas de pointes pour faire mal. De ses mains, elle compose frénétiquement le numéro sur le GSM, toutes les trente secondes, et encore... A chaque fois le même tarif, une messagerie vocale anonyme et muette pour expliquer platement une absence, celle qu'il ne faudrait pas. L'abonnement va être pulvérisé, bientôt il ne restera même pas une seule seconde pour entendre une dernière fois le son de sa voix. Que faire ? Monter là-haut pour le rejoindre, se faire chat le long des toitures pentues et humides ? Hey, what's the big idea ?
Aimer, c'est trouver grâce à un autre sa vérité et aider cet autre à trouver la sienne. Couloir des absences, il ne reste plus que le mensonge.

Le marbre au sol arbore ses trois cercles à moitié imbriqués. C'est original pour une pierre tombale, d'habitude c'est rectangulaire. Incapable de bouger le moindre petit doigt, les tâches d'humidité sur les épaules commencent à se dissiper, la peur disperse l'acide dans les veines. Rester ici est inutile, c'est de toute façon bien plus qui l'est devenu. Dans un effort où tout sentiment de survie a disparu, elle se lève pour rejoindre le théâtre du chaos, quelques rues au-delà de l'existence. Elle se dit bêtement : si quelqu'un me parle, je frappe. Elle regarde ses petites mains avec dépit, ça ne ferait pas de mal à un chaton… Debout, c'est un signe de vie. Pourtant, ses jambes sont remplies de crampes. Reculer ou avancer n'y change plus rien, victime de l'ouragan la vie en déraillement, aller de l'avant vers eux, ce n'est peut-être pas la bonne direction, mais c'est au moins aller quelque part.

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Mokhliss attendait depuis plus d'une demie heure au coin de la rue du Paradis. Cette impasse était vraiment peu fréquentée. Hormis le paysage morose sous le crachin béton, il y avait toute cette mésaventure qui lui pesait vraiment très fort. A chaque bruit de moteur, il frémissait, mais c'était toujours des voitures de locaux, certainement pas un camion blanc immatriculé en France. Ce fut une délivrance lorsqu'il entendit enfin le bruit du moteur diesel, il était sûr que c'était le bon. Délivrance, à vrai dire un mot bien inadapté, car c'était le début de l'épreuve. Lorsque le véhicule s'arrêta à sa hauteur, il salua son professeur d'un signe de la tête. Ils avaient presque vingt minutes de retard sur l'horaire prévu, ça l'avait bien stressé.
-Dis rien, il ne faut pas qu'on entende. Ok, tourne-toi un peu. Voilà.
Dathy lui passa une corde solide autour des poignets, qu'il ne laissa vraiment pas large. Ca faisait lourdement craindre pour la suite, mais soit, c'était le risque à courir, il n'y avait plus le choix et ça faisait plutôt longtemps. Il fut invité par un geste à monter à l'avant du véhicule. Avant de grimper à son tour, le grand professeur lui ligota les jambes, pour la forme. Tout cela se passait dans un calme relatif. Personne pour regarder la scène, aucune résistance, c'était quelque peu anachronique. Pour la dernière fois, le véhicule s'ébranla.
-Farid, tu ne passes pas par la Paille, c'est certainement bourré de bleus. Tu fais le détour par l'Empereur, c'est par là qu'on va entrer.
La circulation était dense. En pleine heure de pointe, il était difficile de se frayer un passage. Au bout de quelques instants chaotiques, ils arrivèrent enfin dans une petite cour intérieure. Le professeur connaissait les lieux comme sa poche. Mokhliss remarqua que l'une des portes en fer forgé, armée de piques, était ouverte. Cela signifiait qu'une quatrième personne avait préparé le terrain. Qui ? Le danger était omniprésent.

Les bagnards furent sortis un à un de l'arrière du fourgon, garé en arrière pour l'occasion. A chacun, Mauer coupait les liens autour des chevilles. Il comptait à voix haute, comme pour se moquer de ses victimes.
-La moindre aventurière qui fait un seul faux pas, je la troue de mille balles, est-ce que c'est clair ?
Une à une, elles descendirent, jetant un regard d'étonnement à Mokhliss, dont elles n'avaient pas vécu l'enlèvement. Personne n'osait parler, de peur de se faire tabasser. Si jusqu'ici, il n'y avait eu aucune violence comme des coups de poings, les individus n'en restaient pas moins menaçants. La seule à ne pas être abattue mais combative, c'était Thi-Tiên. Elle ne pouvait pas tolérer ce qu'il se passait, au-delà de son intégrité physique. Jusqu'ici, elle avait eu une part d'admiration pour son professeur de latin. Elle jeta un regard noir, qui n'eut d'autre effet que de déclencher un sourire moqueur. La petite troupe fut guidée jusqu'au grenier du lycée, qui étrangement, était entièrement déserté, mais éclairé.
-Christian, tu m'attaches les oiseaux, qu'ils ne puissent pas filer. Farid, tu fais comme on a dit, tu fais disparaître ce fourgon dans le Hainaut. Tu l'amènes à Marchienne là où je t'ai indiqué et tu me l'incendies joyeusement. Fais-toi pas prendre, sinon, tu vas avoir des explications à donner. On se retrouve dimanche à Vielsalm pour faire le bilan.
Alors que le jeune à l'air sympathique disparaissait de là, probablement par le même chemin, le professeur pris Souki à part et l'emmena avec lui. C'était la seule qui n'avait pas été attachée aux poutres en bois du grenier. Allait-il la violer, l'égorger ? Toute cette manipulation restait fort mystérieuse. Il ne restait que le vieux et grand gaillard. Alors que le silence était pesant, Tiên se lança à nouveau dans l'arène, prenant des risques. Elle éleva doucement la voix, tentant d'être la moins agressive possible, afin de ne pas se prendre de coup dans la figure. Elle ne savait pas encore si elle était morte d'avance, alors autant prendre des précautions.
-Est-ce que maintenant, vous pouvez nous expliquer quelle est cette machination ?
-Oh Tiên, petite, c'est très simple, ton professeur a besoin du silex que tu connais bien. Maintenant que vous êtes là en monnaie d'échange, on va lui apporter l'objet tout chaud au creux des mains.
-Encore cette pierre ? Ca ne finira donc jamais ?
-Ca finira quand il partira avec, c'est tout. C'est une question d'heures. Après, vous ne nous reverrez plus.
Tiên se sentit battue d'avance. Elle savait pertinemment que tout ce qui avait été lié à cet objet n'avait été qu'une catastrophe. Ca signifiait une fois de plus Ulaan et le reste, une véritable rixe de cinglés. Et Adélie dans tout ça ? Du coup, pourquoi n'était-elle pas là ? Est-ce qu'elle allait se trouver porteur de l'objet et à la fois, sauveur des otages. Il n'y avait aucune raison de lui en vouloir de tout ça. Sa vie avait complètement disjoncté par mégarde, ça entraînait tout le monde dans le sillon. Elle était loin d'être responsable. C'était un cyclone.

Au bout d'un bon quart d'heure, Dathy réapparut sur le seuil du grenier. Son apparence n'avait pas changé, pas de sang sur les vêtements, pas de traces de combat.
-Qu'est ce que vous avez fait de Souki ? Criminel ?
-Elle est dehors. Pour elle, la fête est finie.
-Et de qui attendez-vous le silex ? C'est Adélie qui doit vous le rapporter ?
-Non Thi-Tiên. Je ne pense pas. Adélie ne sera qu'un vecteur, mais elle n'est pas capable de venir avec. Ca viendra de beaucoup plus haut, c'est bien plus compliqué que ça. Je l'attends d'Ulaan. Tu ne connais probablement pas, mais Adélie oui.
A ce prénom, Julie frémit. Toujours les mêmes gens et les mêmes drames, ça n'en finissait pas de s'entortiller sur sa douleur. Bien entendu, ici, tout le monde connaissait Ulaan. Il y avait eu suffisamment de souffrance pour que ça reste gravé toute la vie. Il s'ensuivit une attente lourde de menaces. Personne ne savait ce qui allait arriver et les protagonistes restaient désespérément hostiles à toute explication. Une grande heure passa sans qu'aucun bruit ne vienne troubler l'attente. Lorsque Caroline posa la question, ça va durer longtemps ? Il lui fut répondu que oui. Elle frémit, plus de peur que de froid, même si ses vêtements étaient encore tout humides de la pluie. Dans ces instants, on pense aux prises d'otage au Liban, en Iraq, en Colombie. Ce sont des gens prisonniers depuis des mois, parfois des années - ici, rien qu'une heure était déjà le défilé de toute une vie.
-Bon, Julie, est-ce que tu as ton téléphone avec toi ? Donne-le moi.
Les mains commençaient à fouiller les vêtements. Elle avait peur et se sentait dégoûtée de ces mains trop proches, qui farfouillaient dans sa veste. Il en tira l'objet convoité.
-On va appeler Adélie pour voir où ça en est, parce que je commence à m'impatienter.
Quelques instants plus tard, il grimaçait. Ca sonnait occupé sans arrêt. Etait-ce le signe que ça avançait ? Il fallait en déduire que oui. Il imaginait mal la silencieuse Adélie rester des heures perchée au téléphone avec son petit copain. Quelques signes de nervosité commençaient à se trahir sur son visage. Il se savait en situation délicate, au plus vite ça allait se solutionner, au mieux ce serait… des bruits de mégaphone se faisaient entendre dans la rue. Apparemment, les policiers tentaient une négociation.
-Christian, je descends cinq minutes, je vais voir un peu comment ça se passe. Il ne faudrait tout de même pas qu'ils donnent du bélier dans la porte d'entrée. Tu me gardes bien tous ces oiseaux.

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Jérôme n'avait pas eu le cœur à ouvrir la sucette. Ce n'était pas le moment adapté. Il se demandait s'il allait la garder pour la donner à son Ade. Elle adorait ce genre de sucrerie. Franchement, il avait l'impression qu'il allait se séparer d'un cadeau acide, c'est ce qui le décida à la jeter, la laisser dans une gouttière. Il avait envie de la balancer au loin, la faire voler dans les jardins, mais c'était stupide. C'était tout juste bon à se faire remarquer et se faire cartonner par les fusils mitrailleurs.
-Ulaan, pourquoi on attend ? On doit agir dans la nuit ? Apparemment, c'est urgent.
-Ne panique pas. On patiente parce qu'il nous faut un signal pour y aller, c'est tout.
Le ciel de grisaille se teintait d'un peu de rose. Le soleil couchant tentait de percer l'épaisseur de brume, mais c'était peine perdue. Ce n'était même pas joli. Dans les ciels d'angoisse, il n'y a rien de beau. Soudainement, il s'éleva une clameur violente. Les policiers avaient lancé les mégaphones. Sortez d'ici ! Si vous coopérez, il ne vous sera fait aucun mal, etc etc. Ils tentaient une conciliation, la procédure habituelle en quelque sorte, hypocrite et bien bornée.
-Ah c'est pas vrai ! Je leur avais pourtant dis de ne rien faire ! Jérôme, appelle Adélie et dis-lui qu'ils arrêtent ce foin immédiatement !
-J'ai oublié mon téléphone chez la dame.
-Espèce d'idiot ! Je suis entouré d'empotés. Tu connais son numéro ?
-Non, pas par cœur, il est enregistré dans mon téléphone…
-Et bien quoi, va le chercher ! Qu'est-ce que tu attends ! Dépêche-toi, il n'y a pas que ça à faire, t'es venu faire du tourisme ou quoi ?
Jérôme se précipita vers le vasistas ouvert. Le chemin à parcourir n'était pas simple. Toutes les plaques de zinc étaient une véritable patinoire. Ca lui rappelait très désagréablement l'épisode malheureux du palais de justice. Dans l'égarement, il se prit les mollets dans un paratonnerre, les pointes lui firent fort mal. Enfin, il pu retrouver l'objet manquant. Trente sept appels en absence. Oh la vache !
Lorsqu'il arrivait enfin de retour auprès des deux bandits, les paroles se firent sèches : t'as mis trois plombes, idiot !
Ulaan se saisit brutalement du téléphone, semblant ignorer complètement le nombre d'appels en absence, puis se prépara à appeler Adélie. Malheureusement pour elle, un deuxième GSM se mit à vibrer, c'était celui d'Ulaan. Il le consulta avant tout, puis lâcha celui de Jérôme.
-Vincent, c'est OK, on a le go !
Jérôme se retrouvait derrière, le téléphone par terre, devenu inutile. Les deux autres étaient en train de ramper silencieusement sur les pas de toitures inclinées. Il se demandait ce qu'il devait agir, fallait-il les suivre ? Une fois de plus, il allait se faire traiter d'idiot. Maintenant, il n'avait plus qu'une seule idée en tête, appeler son Ade. Il se décida à suivre, il n'avait pas tant que ça le choix. Les deux bandits s'étaient stoppés devant une canalisation de chaufferie, en inox. Ils en démontaient le couvercle en forme de chapeau chinois. Assez inquiet, Jérôme n'osa pas poser de questions. A peine quelques instants plus tard, il fut effaré de voir que Vincent se glissait dedans. Il avait enfilé des gants et avais un visage aussi dur qu'un couteau.
-Mais, qu'est-ce que tu fais, tu vas tomber !
Il jeta un regard méchant, sans prendre la peine de répondre. Ulaan pris quelques précautions, sans sourire :
-Ecoute, on n'est pas là pour jouer, tu nous fous la paix si tu veux revoir tes amis. Toi, tu dois faire le backup et…
-Ulaan, j'y vais hein.
-File, je m'occupe du vieux.
Vincent disparut dans un bruit de frottement. Il se laissait tomber dans le tubage vertical, il devait probablement se freiner avec ses pieds, à moins qu'il fasse pression avec ses gants. C'était tout bonnement du suicide. Comment allait-il ressortir de là ? Tout cela paraissait incompréhensible. Jérôme comprit qu'il avait affaire à deux personnes qui avaient l'habitude des opérations de commando. Tout au moins, celui qui avait l'air d'un looser venait de prouver qu'il avait un cran à toute épreuve. Ulaan, c'était encore un mystère, il était chargé d'ambiguïté.
-Jérôme, je n'ai pas le temps de t'expliquer. Tu vas te contenter te respecter à la lettre les ordres que je vais te donner. Tu restes ici et tu ne bouges pas d'un pouce, même si tu entends du grabuge. Tu restes encore vingt minutes à partir de maintenant, ça fera dix-neuf heures trente-neuf. Si on n'est pas revenus d'ici là, tu te tires par le vasistas de Mère-Grand. Sinon, si tout se passe bien comme je le veux, tu vas voir tes petits amis débarquer sur le toit. Tu les prendras un par un et tu les feras réfugier chez elle. Ils n'en sortiront pas, ils restent dans le grenier. Je te préviens, ils vont être en état de choc. Une dernière chose : on ne se reverra pas. Soit prudent et soit obéissant. De toi dépend leur survie. Je ne plaisante pas.

Ulaan ne pris pas le temps de faire dans le sentimental, il pris à son tour le chemin des toitures.

Jérôme consulta le téléphone, il restait dix-neuf minutes. Ulaan était encore visible, il était à présent en train de se balancer sur le rebord du toit. Apparemment, il cherchait à descendre le long de la gouttière, ce qu'il fit très rapidement. Ces deux gars sont littéralement des fous furieux. Au bout d'un instant assez court, il entendit d'importants bris de vitre. Il fut pris d'une envie irrépressible d'aller voir, il était certainement tombé. Il se rappela les consignes, ne pas bouger et obéir. Cela lui fut d'une grande violence. Il se dit pour se rassurer : de toute façon, qu'est-ce que je peux faire ? S'il est tombé, je vais appeler les pompiers ? Il n'y a aucune solution. Dix-huit minutes. Il se décida à appeler son Ade. Elle devait être morte de peur. Il se dépêcha de composer le numéro. Ses doigts étaient ossus, aigus, tendus à l'extrême, il constata qu'il tremblait. Cet instant d'attente lui fit aussi prendre conscience qu'il avait épouvantablement mal au ventre. Adélie ? Adélie ? Je t'entends mal, y'a tellement de bruit… Non je ne peux pas parler plus fort, éloigne-toi vite des gens en bas. Vite ! Oui, bon, c'est pour te dire que tout va bien pour l'instant. Tout se joue maintenant, ils devraient être libérés dans vingt minutes. Je te jure que ça va, je suis caché derrière une cheminée. Je raccroche, je te rappelle dès que possible, reste attentive. Moi aussi je t'aime Adélie, plus que tout tout et tout encore. A tout de suite… Dix-sept minutes. Les nuages ne cessent de crever de grisaille. Le mégaphone des policiers a cessé le tintamarre, on n'entend presque plus rien, comme si tout le monde retenait sa respiration. Seules quelques voitures lointaines klaxonnent, c'est probablement à cause des embouteillages monstres qui se sont créés avec les rues bloquées de toutes parts. Jérôme frissonne. Ca fait de longues minutes que le crachin lui détrempe les os. Il pense à tout ce qu'il n'a pas assez dit, même si c'était court. S'il se fait emporter maintenant, il y a plein de choses qu'il n'a pas pu partager - il ne faut jamais attendre pour l'amour. C'est pressé comme sentiment. C'est urgent de tout raconter avant de mourir, parce que ça prend beaucoup plus de place qu'on pourrait le croire, c'est comme un déménagement, il reste toujours des choses auxquelles on s'attache et qui prennent du volume dans le camion. Quinze minutes. La cheminée est fracturée d'une longue fissure verticale. Jamais il n'aurait cru qu'il allait se retrouver sur les toits de Dachsbeck. C'était un peu le rêve de Tiên ça. Si seulement elle pouvait être là maintenant à le réaliser son rêve, mais non, il n'y a que le silence, une fenêtre entrouverte en haut de la tour du Sablon. C'est probablement un employé tardif qui regarde ce qu'il se passe avec des jumelles - qui sait. Il doit se dire que c'est un incendie. Quatorze minutes et toujours rien. Sur le GSM, on voit les minutes défiler et c'est long. Les petites gouttes de crachin viennent piqueter l'écran de points d'eau, c'est lourd un temps qui ne passe pas. Une à une, elles masquent ce qu'il reste de lisible. Il faudrait une météo de l'amour. Quand il est prévu un fort mauvais temps, on pourrait s'enfuir loin et ne plus penser à rien. Treize minutes. Ca fait réviser les maths de compter à rebours et vérifier à chaque fois si c'est bon. Si tout le monde s'en sort, on partira loin d'ici, pour toujours, on les laissera avec leur silex et leurs cœurs de pierre. Qu'ils s'affrontent entre eux. Il en aurait presque tapé le zinc du point, de rage, mais se rappela encore la nécessité de discrétion. Douze minutes, c'est infini une attente comme ça. Il se dit que l'aller simple pour l'infini de Lokua Kanza fait trois minutes et quarante quatre secondes. Il la récite mentalement le plus précisément possible, ça fera au moins ça de passé sans penser à rien. Au bout de quinze secondes, il a déjà les pensées perdues ailleurs. C'est nul. Onze minutes, on se dirait bien qu'il n'y a rien encore, mais ce n'est pas vrai. L'une des verrières de la toiture s'ouvre doucement, puis se cale. Jérôme est inquiet, ça peut-être n'importe qui, dont les ravisseurs en fuite. En réalité, c'est Caroline, dont un bras dépasse, on voit ses cheveux rouges, elle est de dos. On entend " Nooon ! " puis soudainement, elle s'envole littéralement. Quelqu'un l'a poussée d'en dessous, elle se retrouve projetée et roule un peu sur les zincs humides.
-Caroline !
Jérôme s'empresse de la retrouver et de la cajoler. Ca va dis ? Viens te mettre un peu en retrait… Mais elle ne répond pas. Comme l'avait bien dit Ulaan, elle est en état de choc. Pas le temps de rêver, Tiên suit juste derrière. Elle a l'air un peu plus alerte que Caro. Jérôme lui tend la main immédiatement pour la tirer.
-Attends, je vais tomber !!
Un " non " bruyant retentit derrière, on devine Vincent de mauvaise humeur, et Tiên soudainement se trouve à son tour projetée de manière brutale sur le zinc des toitures. S'ensuivent Elisa et Julie. Elles font la file, on les aperçoit vaguement au travers de la verrière. Il y a tout d'abord une petite échelle de travaux, la fin du parcours est réalisée le long des poutrelles d'acier de la toiture, c'est acrobatique. Le quatrième arceau est plein vide, c'est ça qui rend la progression difficile, ça donne un vertige de fou. Elisa s'en sort seule en grimpant comme elle le peut, le ventre contre le zinc. Une fois en haut, elle tousse, elle est agitée de spasmes nerveux, elle est à la limite de vomir tant elle est choquée. Julie est à la lucarne à son tour, elle a du mal à passer. C'est la franche panique. Jérôme est complètement inutile, Ju se bloque et se raidit, l'angoisse de tomber la paralyse sur des muscles complètement tétanisés. Vincent a un mal fou à la dégager de là, mais après de vifs efforts, ça passe. Dans la poche de Jérôme, le téléphone sonne, c'est certainement Adélie, le décompte des vingt minutes doit être en train de passer. Ce n'est pas le bon moment. Reste Mokhliss, méconnaissable. Son sourire a disparu au profit d'un profil de cadavre, il est lui aussi franchement en état de choc, c'est comme s'il avait reçu une bombe en pleine figure - non cette fois-ci, pas de sourire. C'en est terminé, la verrière est tirée d'un geste brusque. Pour un peu, on en aurait dit que toutes les vitres allaient voler en éclat… Jérôme se rappela sa mission.

-Venez tous, suivez-moi en marchant à quatre pattes, on va aller se réfugier. J'ai des consignes pour ça…
Il se mit à parcourir les pans de zinc tout doucement. Le téléphone sonnait encore, il se permit de décrocher. Adélie. On est sauvés, rappelle dans cinq minutes… Derrière, le cortège suivait doucement. Mok aidait Elisa, qui n'arrivait pas à avancer, elle était complètement bloquée, revivant en boucle l'atrocité d'une scène bien trop forte. Un par un, ils se glissèrent dans le grenier de la vieille. Il y avait une petite échelle en bois, ce n'était vraiment pas malaisé.
C'est une fois que tout le monde fut assis dans un coin, le vasistas refermé, que Jérôme souffla un bon coup. C'en était terminé. Il pouvait se produire quoi que ce soit aux deux autres, il n'arrivait pas à s'en émouvoir. Il se décida à appeler Adélie pour lui offrir un aller simple pour l'infini.

Il ne fallut que deux minutes pour qu'elle débarque en courant. Elle devait être en train d'attendre, prête au sprint. Essoufflée par la course effrénée dans les escaliers, elle se jeta sur Jérôme en criant son prénom. Il en fut à la limite de perdre l'équilibre et de tomber. Il s'en foutait bien à vrai dire. Adélie avait les bras crispés autour de lui, elle serrait à en mourir. Elle sanglotait tout bas. Ce n'était pas de la tristesse, c'était toute la nervosité qui trouvait son chemin vers l'extérieur. Elle ne cessait de murmurer des propos peu compréhensibles, dont des pourquoi tu as fait ça ? Ceux qui sont derrière le savent bien. La petite vieille était derrière, dans l'escalier, elle avait préparé des soupes. Elle n'osait pas déranger les deux qui bloquaient le passage. C'est l'odeur qui soudainement fit prendre conscience de l'embarras. Adélie le visage défait, ravagé de douleur et peu à peu regagné par le bonheur, cherchait ses pas dans les marches d'escalier en bois vermoulu. C'est la dernière fois. On va se construire notre petite tanière à l'abri des cœurs de pierre.

//
-Dis-moi Mokhliss, tes résultats sont bien mauvais. Peux-tu m'expliquer ton cinq sur vingt en analyse grammaticale ?
-Ce n'est pas vraiment mon truc, mais je compte m'y mettre dès maintenant.
-Tu sais que tu commences à risquer gros. Je ne suis pas sûr que tu vas réussir à te relever de ça, parce que tes résultats en math ne sont pas fort satisfaisants non plus.
Mok ajusta ses lunettes, puis passa la main dans ses cheveux courts, très noirs. Il se sentait franchement mal à l'aise. Il savait bien qu'un jour, ça allait arriver : monsieur Dathy allait finir par perdre patience.
-Macte, nova virtute, puer, sic itur ad astra ! Je vais te proposer un marché, c'est pour te tirer de là parce que tu en as besoin. Dis-moi, est-ce que tu connais bien Adélie ? Il me semble que oui.
-Pardon ? Oui, je la connais un peu. Je ne suis pas proche d'elle, elle est très secrète. Vous auriez besoin de quoi ?
-Il faudrait que tu ailles la voir pour lui demander quelque chose.
-Pardon ? Pourquoi ne le faites-vous pas vous-même ?
-C'est très simple Mokhliss, ce sont des choses que je ne devrais pas savoir, je l'ai appris par hasard. Si je lui en parle, elle va se braquer et on arrivera à rien. Il faudrait que tu ailles lui demander une pierre. C'est un silex qu'elle possède et qui n'a aucune valeur. Elle va probablement râler un peu, mais je te laisse carte blanche.
-Monsieur Dathy, ce n'est pas possible. Je vois très bien de quelle pierre il s'agit, elle a été rendue à son propriétaire et ça fait un bout de temps. C'était donc vous le coup du souterrain à l'ULB ? Si je ne me trompe pas, vous êtes professeur là-bas.
-Je ne vois pas de quoi tu parles Mokhliss.
-Oui, et bien moi surtout, je ne vous fais plus du tout confiance. Je m'en vais.
-Attends avant de filer ! Tu ne peux pas imaginer pourquoi j'ai besoin de ce caillou. Je ne plaisante pas, tu ne soupçonnes pas ce qui se cache derrière. Tu ne te doutes pas de qui je suis, ce n'est pas pour braquer la banque nationale, le projet est bien plus intéressant !
-J'ai donné ma réponse, ne comptez pas sur moi pour aller agresser Adélie au coin de la rue.
-Je t'offre une éponge. Toutes tes cotes, je les passe à dix-sept au minimum. Je ne te demande pas de l'aborder violemment, je voudrais que tout se passe dans le calme. Après, plus personne n'en parlera. Ce n'est tout de même pas compliqué… Autrement, tu le sais, tu es condamné, tu n'arriveras pas à passer l'année. Ce n'est pas tentant ?
Il se fit un long instant de silence, qui marquait son hésitation. Il releva le visage, toujours aussi gêné de cette situation étouffante.
-Monsieur Dathy, si je le fais, juste comme ça, et que je ne ramène pas l'objet, qu'est-ce qu'il va se passer ?
-Ca ira très loin. J'en suis sûr, ça ira loin. Je serai obligé de passer à l'étape supérieure, prendre certains de vous en otage pour contraindre quelqu'un à aller chercher la pierre là où elle se trouve. Je n'en dis pas plus, va, file, réfléchis. Tu as le temps.

Dans les couloirs des locaux de la Paille, Mokhliss croisa Yaros. Il baissa la tête, de peur à avoir à dire quelque chose ; il se sentait tellement mal à l'aise que chaque mot lui faisait l'effet d'une présence d'obus dans son estomac. Bien évidemment, ça ne manqua pas, Yaros fonçait dans le tas, comment cela pouvait-il en être autrement ?
-Hey Mok, tu pètes pas la forme apparemment !
Il leva un regard un peu vide, sans réussir à trouver des mots pour parler tout en ne disant rien. De dépit face à lui-même, il laissa tout espoir de s'en sortir correctement, murmura un " désolé ", puis partit sur ce seul mot. Ca avait dû laisser derrière lui une sacrée impression. A la maison, ce ne fut guère mieux, une journée noire en quelque sorte. Devant son mutisme et sa tête d'enterrement, son père commença à soupçonner de forts mauvais résultats, il exigea de voir le carnet de cotes. Mokhliss ne se moquait certainement pas de ces mauvais résultats, mais pour lui, le drame qui se préparait avait bien plus d'importance. A la présentation du cinq sur vingt, il se prit une rouste. Il ne se demandait même plus si elle était bien méritée ou pas, son esprit était ailleurs. Il fallait agir, avec Dathy, sans lui, ou à son encontre - en tout cas faire quelque chose. A vingt et une heure vingt et une, sa décision était prise.

Julie, je ne viens pas te voir souvent, j'espère que tu ne m'en veux pas, je suis ici ce matin parce que j'ai quelque chose d'important à te demander.
-Mais Mokhliss, il n'y a aucun problème !
-Tu vas sursauter quand tu vas voir ce que je veux. Ce n'est pas de ma faute.
-Arrête donc de prendre des pincettes, je déteste ça. De toute façon, si tu as ce visage d'enterrement, c'est forcément une histoire de silex. Je suis prête…
Ils étaient assis dans le grand hall de Rollebeek, sur les bancs près du panier de basket. De bon matin, Yaros faisait voler le ballon, il était vraiment plein d'énergie. Il ne posa pas de question à Mok, pas une seconde. C'était jeté aux oubliettes et c'était tant mieux.
-Voilà Julie, j'ai besoin de l'adresse d'Ulaan.
-Gloups ! Mais pourquoi ne pas demander à Adélie ? C'est quand même elle la mieux placée…
-Je ne veux pas la déranger avec ça. Elle a déjà assez payé. Et puis aussi, c'est pour une raison personnelle. Au même titre qu'Ulaan, elle est visée. Je dois prévenir à temps pour que la machine infernale s'arrête autour d'elle.
Julie soupira un grand coup. Décidément, ça ne s'arrêtera jamais… Bon écoute Mok, c'est simple, tu vas à Rixensart. Il y a un Colruyt, très facile à trouver… Et bien tu prends la rue qui descend. C'est une petite maison, au milieu de deux immenses. Je ne vois pas ce que je pourrais te dire d'autre, je te souhaite juste bon courage, et fais attention, il est très retors.
-Merci Julie. N'en parle pas à Adélie. J'irai le faire en temps et en heure, je ne veux pas qu'elle perde le sommeil à cause de ça.
Dans la salle de cour du latin, c'était le franc bazar. Mokhliss au fond de la classe n'osait pas lever le regard, il restait rivé à son papier. Bloqué par le professeur, il se remémorait chaque instant de la discussion. Il savait pourtant qu'un jour ou l'autre, si possible d'ici peu, il allait falloir qu'il aille lui parler. Il se sentait paralysé à cette idée.

A la fin de la journée, il partit le plus rapidement possible pour prendre le train. Il fallait absolument qu'il en attrape un avant Adélie, sinon il allait se faire griller et ça allait inéluctablement attirer un flot ininterrompu de questions, auxquelles bien entendu, il était parfaitement incapable de répondre. Sans billet, il sauta de justesse dans un IR qui était déjà à quai. Il s'en sortait plutôt bien. Trouver un contrôleur pour un billet se passa sans problèmes notoires. Ce n'était pas la première fois qu'il allait dans ce village du Brabant-Wallon, mais certainement une grande nouveauté par le train. Il hallucina sur le trajet quotidien d'Adélie. C'était immense. Une fois arrivé à destination, il se dirigea immédiatement vers le Colruyt, suivant à la lettre le plan crobardé de Julie. Ce ne fut sans aucun doute qu'il sonna à la maison, cela collait à la description de manière complètement typique : une bicoque entourée de deux sphinx de pierre. Lorsqu'Ulaan ouvrit, Mokhliss fut surprit de voir qu'il collait si bien aux descriptions qui en avaient été faites : petit, râblé, la tête très ronde, en somme l'exact inverse de lui-même.
-Vous êtes bien Ulaan ? Je suis Mokhliss, un ami de Julie.
-Oui c'est moi, je vois que les affaires reprennent…
-Puis-je rentrer ? Ca risque d'être assez long.
-Allez, viens. Si tu es gentil, tu pourras jouer du tovshuur.
Ca commençait bien. D'entrée, Mok ne comprenait plus rien. Il se douta malgré tout qu'il s'agissait d'un instrument mongol. Il s'installa dans un divan qu'on lui indiqua, tandis que son interlocuteur se mettait en équilibre précaire sur une chaise. Il entendit un " je t'écoute ".
-Adélie est en danger.
-Je m'en fous.
Il n'y a pas à dire, c'était vraiment bien parti, cette entrevue allait être un plaisir, réponse directe, cassante, dégradante - il n'y avait aucune répartie envisageable.
-Vous êtes en danger aussi Ulaan.
-Sérieux ? Je les attends, ils vont avoir du travail !
-J'ai été contacté par monsieur Dathy il y a deux jours. Il souhaite obtenir le silex dont Adélie nous a parlé. C'est cet individu là qui a mis Julie dans un souterrain et qui a causé beaucoup de mal. Il m'a imposé d'aller demander la pierre à Adélie, j'ai répondu que ça faisait longtemps qu'elle vous avait été redonnée.
-Tu m'as cité ?
-Oui.
-Bon, ça promet. Et quoi, qu'est-ce qu'il délire dans son cerveau antique ?
-Il dit qu'il va faire une prise d'otage. Adélie va être obligée d'aller vous voir pour récupérer la pierre, sinon les otages seront abattus. Je suppose que ce n'est que de l'affabulation pour me faire bouger, mais je suis inquiet tout de même.
-Mokhliss, je vais te dire un truc simple, tu ne t'en inquiètes pas, même si tous ces mots peuvent te paraître inquiétants. Je connais l'oiseau auquel nous avons affaire, je vais m'occuper de ce petit problème. De toute façon, il n'y a plus personne qui peut obtenir cet objet, même sous la menace du meurtre du Dalaï-Lama. On va le laisser faire, pour voir jusqu'où ça va, et on va le punir. Ca a assez duré ce petit jeu, je ne vais tout de même pas passer ma vie à raconter la même chose. Laisse toi porter par le vent, fais au mieux pour toi et pour tes amis. De toute façon, si tu ne collabores pas avec lui, il fera quand même son massacre. Joue son jeu, infiltre, tu seras la taupe la mieux renseignée du monde, c'est comme ça que tu sauveras tes amis. Au plus tu en sais, au plus tu possèdes du pouvoir dans tes mains. Je ne peux pas me mettre à ta place, c'est toi qui conduis le véhicule maintenant.

Sur le trajet du retour, il eut encore la crainte de croiser Adélie, mais ce fut paisible. Il y avait des jeunes en train de jouer avec un pitbull, ça criait fort, ils se jetaient de l'eau. Il se tordit les mains nerveusement, sans y prêter attention, le train allait arriver dans quelques instants, le guichetier l'avait annoncé. Ce fut une bien étrange soirée, à se demander si tout cela avait été vraiment fructueux.

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Mauer se promenait avec un air débonnaire. Il ne manquait plus qu'un caniche avec une queue en forme de pompon pour qu'il paraisse parfaitement ridicule. Il ne s'était jamais vraiment occupé de son apparence, bien plus intéressé par ses recherches, ça ne le gênait pas qu'un volume ventripotent dépasse de la chemise - à vrai dire, il ne s'en rendait même pas compte. Lorsqu'il croisait des gens dans la rue, il soulevait son chapeau pour dire bonjour, comme on aurait pu le faire dans les anciens temps. Rares étaient les personnes qui répondaient. A son retour de promenade (toujours la même), il se décida à aller à la pèche aux renseignements, ce que Dathy lui avait déjà demandé depuis fort longtemps. Ca lui plombait l'atmosphère de devoir interroger les petites, il les savait hostiles par timidité, ce qui allait certainement compliquer la tâche. De manière certaine, il ne pouvait pas revenir sans rien, il se serait fait injurier par le professeur universitaire, lequel avait un ascendant fort sur sa personnalité. Lorsqu'il se trouva devant le portail blanc, une fois de plus, il se demanda vraiment ce qu'il foutait là, ce n'était pas dans ses objectifs d'agir de la sorte, même si le silex pouvait se révéler intéressant. Ce sentiment nauséabond vint sourdre en lui jusqu'à ce qu'il appuie sur la sonnette. Ensuite, il ne resta plus que l'action, c'est-à-dire presque rien.

Il fallut attendre quelques instants avant que la porte ne s'ouvre. Comme par hasard, c'est Camille qui ouvrit et qui se retrouva devant le gros bonhomme à l'air
lubrique - elle en fut affectée, elle avait sincèrement du mal à supporter ce voisin aux regards nauséabonds. Avant même qu'elle ait pu demander ce qu'il se passait, il attaqua directement sur des faits encore plus gênants. Il était difficilement évitable, il faisait peur. Ne pas répondre était un engagement.
-Bonjour petite voisine. Je suis désolé de vous déranger hein, mais j'ai besoin de savoir quelques petites choses. J'ai un ami de longue date, que vous ne connaissez pas, qui cherche des renseignements sur un silex, il parait que vous savez bien de quoi je parle.
Camille lança un regard noir, ses yeux noisette brûlaient de haine et sous sa peau mate, on aurait presque pu dire qu'elle eut pâli. Elle ne savait pas quoi répondre pour éviter le carnage, temporiser ne servait à rien.
-Que voulez-vous savoir ? C'est un vaste sujet.
-Je vais aller droit au but alors, je dois retrouver la pierre en question.
-Et bien monsieur, je vais vous décevoir, je ne sais pas où elle est et ça fait bien longtemps. Et puis je m'en fous de vos histoires.
Alors qu'elle faisait demi-tour pour partir, Mauer la saisit au bras avec violence. Comme il faisait assez chaud ces derniers jours, un peu au dessus de la moyenne, elle était bras nus. Du coup, le vieux lui fit fort mal, laissant des traces rouges sur la peau. Elle cria, plus pour alerter que franchement par douleur, ce qui fit rappliquer Déborah immédiatement. La présence de la grande sœur eut l'effet de rassurer, car elle était d'une hostilité à toute épreuve. Elle arriva en hurlant sur Mauer, ce qui aurait quasiment pu ameuter tout le quartier, le vieux lâcha prise rapidement.
-Qu'est-ce que vous faites ? Laissez Camille tranquille ou je vous égorge !
-Dis princesse, je ne demande pas grand-chose. J'ai besoin d'avoir des renseignements et c'est une question de vie ou de mort pour certains, ce n'est quand même pas bien diable ?
-Ah, mais pourquoi faut-il toujours qu'on soit aux prises des pires cinglés du monde, c'est une malédiction ou quoi ?
-Je n'ai qu'une seule question, répondez-moi avec sincérité et je disparais… Que s'est il passé avec ce silex et comment puis-je le retrouver ?
-C'est une longue histoire qu'on ne donne pas aux inconnus. On a beau être voisins, on n'a pas élevé les cochons ensemble.
Sous ses boucles blondes, le regard farouche, Déborah luttait face aux vieux démons. Il lui était parfaitement désagréable de faire état de tout ce qu'il s'était passé deux ans auparavant, alors que Camille n'était qu'une enfant. C'est pour se débarrasser de cette masse de graisse qu'elle se décida pour de bon, elle se doutait bien que le vieux n'allait pas lâcher avec facilité - il y avait pourtant une pudeur dans le récit, on touchait à ce qu'elle aimait par-dessus tout, sa petite sœur.
-C'est arrivé il y a quelques années. C'est une affaire de voisinage. Le silex dont vous parlez provient de quelqu'un qui n'habite plus ici depuis un petit bout de temps. Cette pierre a eu de l'importance dans la vie de Camille, c'est tout ce que je peux vous dire. Ce dont je suis certaine, c'est que le propriétaire de l'objet est reparti avec. On ne sait pas où il habite. Disons qu'il est devenu fortement indésirable, un peu comme vous quoi, sauf que lui il est parti. Ca vous va comme réponse, on peut en finir maintenant ?
-Le silex a servi à arrêter le temps et ça a dépanné votre petite sœur ?
-Comment savez vous tout ça ? Ca a servi à remonter le temps, pas à l'arrêter, Camille avait fait une bêtise. Il n'y a personne dans la famille qui y croit, on garde ça comme une fable, un rêve, un délire. On est pas spécialement fou ici, donc voilà, c'est une légende, comme il peut en circuler pas mal.
-D'accord, et bien merci, je vais vous laisser tranquilles toutes les deux. Si vous le voulez bien, j'ai une dernière chose qui me titille, comment s'appelle le propriétaire, ai-je une chance de le retrouver ?
-C'est Ulaan son prénom. Par pitié, ne nous interrogez plus sur celui-là, il est rejeté. Est-ce clair ? On ne veut rien savoir sur son compte. Laissez-nous en paix maintenant, on ne demande rien d'autre.

Mauer regagna son proche domicile avec une certaine satisfaction. Si la récolte était maigre, il avait au moins suffisamment de matière afin d'éviter la colère de Dathy. La pierre, il fallait la chercher auprès de cet inconnu, ce serait l'universitaire qui allait s'en occuper. Le petit logis de l'Ijzerstraat resta calme durant presque un mois, jusqu'à ce que de nouveaux évènements précipitent les difficultés. C'était, tout comme Mauer, à l'approche de la nuit. Camille révisait ses examens avec peine, elle avait vraiment envie d'être loin de là, rêvant de soirées plus festives - les études se faisaient de plus en plus lourdes. Lorsque la sonnette retentit, elle se sentit soulagée d'avoir une excuse pour arrêter, mais oppressée par la question : qui cela pouvait bien être, un témoin de Jéhovah ?
-Bonjour Camille, je suis Vincent, un ami d'Ulaan. Ne sursaute pas comme ça, je sais quelle haine vous habite Déborah et toi vis-à-vis de lui et je peux le comprendre. J'ai des questions à te poser, ce ne sera pas long, c'est assez important.
-J'en ai marre des questions. Je ne sais rien à propos du silex, débrouillez-vous.
-Ne sois pas étonnée, tu me verras encore dans le train. Je t'ai déjà croisée une bonne dizaine de fois. Je ne suis pas à la recherche du silex, comme peuvent l'être tous les autres. De toute façon, la pierre est morte. Je viens te voir parce que des gens sont menacés, je voudrais savoir si tu as des renseignements bien précis et s'il y a eu des problèmes chez toi récemment.
-Des problèmes ? Il n'y a que ça ! Mon voisin est venu il y a un mois à peu près pour poser des questions super intrusives sur le silex. Si vous croyez qu'on n'en a pas marre, vous vous trompez…
-C'est un vieux, plutôt grand et bedonnant ?
-Oui, exactement, ce sont les bons mots !
-Alors écoute, c'est important, le 28 mai, note le dans ton agenda, ta sœur et toi vous quittez ces lieux avant la soirée. Encore mieux, si vous le pouvez, vous ne rentrez pas de l'ACJ. Vous allez dormir chez une tante, une grand-mère, ce que vous voulez, Déborah aussi je veux dire… Ces gens commencent à vraiment perdre la tête et ils deviennent dangereux, Ulaan aussi. Le soir du 28, ils sont en train de préparer une catastrophe. Je ne veux pas que ça déraille dans de l'imprévu, donc tu te mettras à l'abri, et surtout tu ne dis à personne où tu es. Si tu as besoin que j'en parle à tes parents, je peux le justifier.
-Laissez donc mes parents tranquilles. On ira dormir chez des copines. Merci pour les informations.
-J'ai une dernière question, as-tu reçu la visite ou un appel d'un certain Mokhliss ?
-Non, désolée, rien de spécial, je ne sais pas qui c'est…

Après cette étape à Hoeilaart, un peu éprouvante parce que c'était contacter des gens du quotidien du train, Vincent remonta sur son Booster. Le scooter pétarada de son bruit de frelon, il atteignit péniblement la vitesse de quarante kilomètres heure. Sur la route du retour vers Court-Saint-Etienne, il fit une halte à Rixensart, rue Clermont-Tonnerre, comme le lui avait indiqué Ulaan. Il restait une seconde étape, encore plus difficile, déposer un courrier en main propre. Autant éclater des gens à coup de poing américain lui était une habitude, autant infiltrer la banque centrale lui était un plaisir, autant parler à des gens fragiles lui était une épreuve - le cœur battant la chamade. Il arriva à quelques pas de la rue en question. Sans même descendre du scooter, il prit une feuille A4, pliée en quatre, sur laquelle il inscrivit d'une toute petite écriture presque illisible : Adélie, n'ayez aucune crainte le 28. Nous savons tout. Nous allons nous occuper de vous libérer définitivement des problèmes du silex.
Le pied à terre, il marcha d'un pas décidé vers la petite maison Clermont-Tonnerre. Il ressentit quelques appréhensions au moment de sonner, puis se lança enfin. La porte s'ouvrit, c'était une fille au regard empli de douceur. Il su immédiatement que c'était " elle " et à quel point toute cette maudite histoire avait pu faire des ravages.
-Vous êtes bien Adélie ? J'ai quelques choses intéressantes à vous raconter.
-Le repas est prêt, ce n'est pas le moment.
-Adélie, c'est au sujet de tout ce qu'il vous est arrivé, je détiens la vérité et je viens vous la livrer.
-Je ne veux pas le savoir. Ca ne m'intéresse pas.
C'était plutôt déstabilisant de se faire renvoyer de la sorte. Si chez Camille, cela aurait pu être entièrement compréhensible, ici ça tournait à l'absurdité. De plus, Ulaan lui avait décrit des ados malléables. On reconnaissait bien là son attitude de mépris et ses jugements à l'emporte-pièce.
-Bon, je ne vais pas insister alors, quand est-ce qu'on peut se voir ?
-Jamais ! Jamais de la vie. Gardez vos pierres et vos mystères. On a eu suffisamment de mal, on ne veut plus en entendre parler.
-Alors je vous déposerai un courrier dans la boîte aux lettres. J'ai pris beaucoup de risques pour vous.
-Et bien vous avez eu tort !
Alors que la porte se refermait au nez, sans violence, mais avec une certaine détermination, Vincent se retrouva devant un échec. Ne revenant pas de sa surprise, il déposa le papier, comme il venait de le dire. Après tout, ce n'était pas si grave que ça. Ce qui comptait, c'est qu'elle soit prévenue, qu'elle sache que tout allait se passer pour le mieux. Que ce soit Dathy ou Mauer, ils étaient coincés, devancés par Mokhliss. C'était lui qu'il fallait remercier.

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Mokhliss, c'est toi que je dois remercier, c'est grâce à toi qu'on va tous progresser.
Dathy se promenait de long en large dans une petite pièce à l'allure relativement sobre. Mok se sentait très mal à l'aise à l'idée d'être dans la maison de son professeur de latin, mais il se savait épaulé par Ulaan. D'un certain côté, même si le type avait franchement l'air inquiétant, il y avait un sentiment rassurant de savoir qu'il n'était pas tout seul dans l'épreuve. Si cela pouvait permettre de rendre service à ses amis, c'était au moins ça de gagné - il allait prendre un peu de reconnaissance, ce qu'il n'avait absolument pas pour le moment.
-Mokhliss, il faut bien que tu sois conscient que nous n'allons faire aucun mal à tes amis. Si nous les prenons en otage, ce n'est pas pour les abattre ensuite. Ca servira de pression auprès d'une personne très déterminée que tu ne connais pas. Face à cet instant, il ne pourra pas résister, je le connais, il n'y a aucune chance, c'est à cause de sa religion. Il faut bien m'écouter : si tu fais exactement ce que je te dis, tu auras l'éponge, je fais disparaître tes mauvaises notes et tu sortiras victorieux de Dachsbeck. Sans moi, tu ne passeras pas l'année.

Nous allons enlever quelques personnes clé dans une histoire dont tu ne connais pas les tenants et les aboutissants. Ce sont tes amis. Garde tout ça secret, sinon toi et ta famille seront éliminés. De toi, ce que j'ai besoin est très simple, et c'est pour ça que je suis venu te réclamer du soutien : il faut que tu me décrives avec exactitude le point faible des personnes dont je vais te faire la liste. Je ne compte pas utiliser ça contre eux mais contre une autre personne, il faut bien que tu comprennes que je ne suis pas un monstre et que je vise avant tout une optique de " bien ". Si je demande ces points faibles, c'est pour pouvoir les utiliser à l'encontre un individu d'une cruauté implacable, qui a fait beaucoup de mal à tes amis. C'est une manière de le faire fléchir, non pas de l'attaquer directement car ça n'aura aucun succès, il est trop solide, mais de le toucher là il n'aura plus aucune défense : ça se trouve en dehors de lui.

Vendredi soir, tu seras au coin de la rue du Paradis. Retiens bien ce nom. C'est un présage. Je l'ai choisie pour toi, tu joues ton avenir.
Nous arriverons avec une camionnette blanche. Nous serons peut-être en retard, le planning est imprévisible. Quoi qu'il se passe, tu attendras là, jusque minuit. A minuit une, si nous ne sommes pas là, alors tu auras le droit de partir. Nous te ligoterons avec des cordes, comme les autres, ce sera symbolique. Auprès d'eux, il faudra que tu fasses semblant de ne rien savoir, même si ce n'est pas très important. Tu n'auras pas l'occasion de beaucoup témoigner de toute façon. Au bout de deux heures et demi, trois heures au pire, j'aurai ce que je veux, je vous relâcherai tous. Viens à moi demain, après le cours de quatorze heures. Donne-moi les points faibles de chacun, et soit patient. Ce sera un moment qui te paraîtra difficile, mais nous oeuvrons pour le bien de tous, même si ça te parait obscur. Je ne sais pas si tu imagines tout ce que ton amie Adélie a pu subir. Indirectement, c'est toi qui vas libérer sa vie.

//
Les plaques de zinc étaient rendues glissantes par un crachin assez pénible. Je le savais bien, il fallait éviter les toits durant ces périodes là. Une fois, sur les pans d'une église aux alentours de liège, j'avais glissé sur une plaque de mousse. Une gouttière fuyait et de la végétation algaire s'était développée sur la paroi de zinc. Ca avait entraîné une belle frayeur, il s'en était fallu de peu pour que ça se finisse trente mètres plus bas, en compote ou en purée, au choix. Ici, il n'en était pas de même puisque la couverture de Dachsbeck était presque plate, la méfiance était tout de même de mise, surtout pour le petit Jérôme qui n'avait pas l'habitude. Ulaan avait tenu à l'emporter là-haut, était-ce vraiment un bon choix ? J'en doutais sérieusement. Nous étions bien capables de nous défaire des ravisseurs sans avoir à s'affubler de paillettes et de petits pompons roses. C'est avec une (adorable) tension que je m'approchai des lieux repérés auparavant. Je raffolais de ces instants où il fallait dépasser l'acceptable, se faufiler dans des endroits qui inspiraient une répugnance totale à qui que ce soit d'humain. Lorsque je reçus le signal de départ de la part d'Ulaan, je pris une grande inspiration. Ca allait être chaud.

Le toit était surmonté d'une bouche d'aération en inox. C'était là le seul accès discret au lycée, car tout avait été mis sous alarme. Alors qu'Ulaan allait rentrer par une fenêtre du niveau deux, déclenchant très probablement toutes les hurlantes au bout de trente seconde, l'infiltration par les canalisations allait permettre d'agir depuis le sous-sol, par une deuxième confrontation, totalement insoupçonnée. Longuement, Vincent avait demandé à Ulaan pourquoi il fallait faire tout ça. Il n'était pas philanthrope, ça ne faisait aucun doute, il y avait une raison cachée. S'il n'y avait pas eu de réponse claire, il avait bien deviné le fondement réel : plus loin que ces quelques gosses du lycée Dachsbeck, il y avait une autre réalité, c'est que les deux ravisseurs nauséabonds allaient tôt ou tard intervenir auprès de Lena, dans un nouveau traumatisme. C'était à éviter à tout prix au vu du passé peu glorieux. Il n'y avait que ça pour faire bouger Ulaan : un intérêt personnel.

Le couvercle de la canalisation se retira de manière aisée. J'avais pris soin de la démonter à l'avance afin de ne pas avoir de travaux à effectuer en urgence. Il avait été nécessaire de convaincre la petite vieille du bien fondé de l'opération, ça n'avait pas été facile. Elle se demandait bien pourquoi ce n'était pas la police qui s'occupait de tout ça, logique en somme. Bien étrangement, elle fut convaincue lorsqu'Ulaan les présenta comme des incompétents, notamment parce qu'ils ne connaissaient pas la structure du lycée, tandis que lui connaissait la toiture terrasse là haut (il avait fait un google earth !) Un bien maigre argument, on se demande comment ça avait pu être accepté avec autant de facilité. Se glisser dans la tuyauterie n'allait pas être une partie de plaisir, elle n'était pas assez large. Ce n'était qu'une bête aération de chaufferie. Heureusement que nous étions fin mai, parce qu'en hiver, ça aurait été impossible à cause des sorties brûlantes et gazées. Lorsque je me faufilai dans le maigre orifice, je remarquai le regard horrifié de Jérôme. En fait, j'étais déjà dans les contraintes de l'action, c'est ainsi que je n'en tenais qu'à peine compte. La canalisation verticale me faisait horriblement mal aux bras. J'avais beau me mettre le plus fin possible, ça ne passait pas. C'est en me contorsionnant comme un serpent qu'enfin, je commençai à descendre le long des parois en inox. Au plus je voyais l'orifice s'éloigner, au plus ma respiration devenait difficile. Les efforts demandaient de l'oxygène, or j'étais compressé comme dans une boite de sardines. Je savais que j'avais vingt mètres à parcourir, sans aucune possibilité de remonter, il fallait réussir. C'est en insistant un peu, plus par obligation que par force de caractère, que mes pieds touchaient enfin ce que j'attendais, la grille de prise d'air située dans la cave Rollebeek. J'avais pris la précaution de la dévisser une semaine auparavant, de manière discrète - le lycée est un véritable moulin, on y entre on y sort comme on veut. Un violent coup de pied fit voler le maigre grillage, il se retrouva propulsé avec fracas contre le mur d'en face. A présent à genoux, les jambes hors du tuyau, je continuais mes affreuses contorsions pour sortir de là. C'est aux prix d'efforts immondes et d'une grande balafre dans le dos (mon
t-shirt avait remonté) que je me trouvai enfin libéré dans le couloir obscur. Bien évidemment, la lumière n'avait pas été allumée. C'était plutôt bon signe.

La transpiration me noyait le visage, me coulait sur les lèvres et me piquait la peau. Je n'aimais pas ça. J'avais beau essuyer, ça ne cessait de revenir. Je me suis dit à cet instant là : au plus vite ce sera terminé, au mieux ce sera. C'est immédiatement que j'arrêtais de m'apitoyer sur mon sort : pas de réflexion mais de l'action. Là-haut, Ulaan devait déjà cartonner le vieux. Je doutais sérieusement qu'il eut besoin de soutien, mais on ne sait jamais ce qu'il pouvait se passer. Je grimpai les escalier à pas de loup. Dathy devait être armé. Le signal envoyé par Mokhliss par l'intermédiaire de son GSM, un message qui était préenregistré, signifiait que les deux individus étaient séparés. Est-ce que le téléphone avait été trouvé par les ravisseurs et le piège déjoué ? Aucune idée, bien évidemment. J'étais à présent au coin du couloir d'entrée. Il n'y avait pas de bruit particulier mis à part celui de la rue qui filtrait au travers de la porte cochère. Dathy paraissait être absent des lieux. Je commençais à ressentir une sacrée tension, d'une part parce qu'il pouvait me tomber dessus des coursives là-haut à n'importe quel moment, d'autre part parce que mon passage allait maintenant déclencher l'alarme. Coûte que coûte, il fallait agir, je m'élançai donc d'un bond svelte vers la porte d'entrée. J'étais prêt à contrer une éventuelle attaque, je fus bien déçu, il n'y avait personne. Au bout du compte, je n'en étais même pas étonné. On peut prévoir ce qu'on veut, avec tous les scénarios alambiqués possibles et imaginables, ça se passe toujours autrement. Il fallait donc réévaluer un plan rapidement, car l'alarme réclamait son code d'entrée, un numéro à quatre chiffres que je ne connaissais pas, bien évidemment. J'ai beau être doué, je ne peux pas obtenir l'impossible, les codes d'alarme en font partie. Je me mis à courir vers l'étage, il fallait absolument immobiliser Dathy avant qu'il ne mette Ulaan en difficulté. Je grimpai les escaliers quatre à quatre quand soudainement, j'entendis la sonnerie stridente se déclencher. Pas assez rapide, pas assez précis, j'étais en train d'échouer, c'était indéniable. Les choix de ces instants là sont difficiles : décider de la vie des gens en quelques secondes, c'est une sacrée responsabilité.

Comme je n'avais assurément pas le temps de prospecter l'ensemble des coursives, rendues dangereuses par le nombre d'endroits où l'on peut se cacher sans peine, je décidai de continuer mon ascension, un peu moins vite, nettement plus sur mes gardes, afin de rejoindre le grenier. C'en était de toute façon fini de la discrétion, le plan d'attaque était joyeusement foutu par terre. Soudainement, j'entendis une personne dévaler l'escalier. D'aucune manière il ne pouvait s'agir d'Ulaan, celui-ci aurait agi avec plus de circonspection, il devait s'agir d'un des ravisseurs, rendu inquiet par le déclenchement inopiné de la sonnerie. La seule erreur possible, c'était peut-être un gosse… Pas le choix, je pris le risque. Alors que j'étais derrière le mur bordant l'escalier, je n'eus même pas le temps de voir débouler la personne, j'assénai un grand coup de pied visant à déstabiliser l'individu. Ceci fit un bel effet puisque, ratant la dernière marche, l'homme en question vint s'étaler de tout son long sur le sol en carrelage. A mon grand étonnement, ce n'était pas Dathy mais celui que j'avais vu un peu auparavant à l'université : Mauer, le vieux. Comme on se retrouve… Avant qu'il ne puisse réagir, je le cognai de toutes parts avec fulgurance. Une ordure de la sorte ne pouvait bénéficier d'aucun traitement de faveur. Il se protégeait le visage avec les bras, je ne cherchais nullement à le viser là. Je voulais surtout qu'il soit cassé en deux, qu'il devienne un paquetage volumineux inoffensif - après, il ne resterait qu'à le ranger bien calmement dans une salle de cours, en attendant que ça se finisse plus posément dans le grenier. A cours de violence, je cessai de frapper pour voir où il en était. Il est à croire qu'il n'avait pas encore compris ce qu'il se passait car il tirait un regard ébahi plongé d'incompréhension. Et oui, c'est encore moi…

Avant qu'il ne puisse redevenir dangereux, je tirai de ma poche ventrale le petit mètre de corde que j'avais pris dans l'intention de m'en sortir - il faut toujours avoir de la corde sur soi, c'est une évidence incontournable de tout bandit qui se respecte. Je lui nouais les bras, enserrant au passage une des barres de la rambarde. Si ce n'était pas du bien solide, ça suffisait au moins pour l'immobiliser durant une dizaine de minutes. Il n'en fallait assurément pas plus, Ulaan devait être à l'œuvre là-haut. Mauer n'avait pas pipé un mot depuis le début de l'opération. Un peu sous le choc, il devait être ailleurs. Je n'avais de toute façon aucune envie de raconter ma vie, il y avait plus urgent. A peine les nœuds terminés, je ne prenais même pas la peine de vérifier si tout était bien ficelé, je filai à grands pas vers le grenier. Alors que je montais les escaliers, je croisai soudainement les cinq otages, dévalant les marches à toute vitesse. Ils avaient l'air complètement affolés.
-Oh, on se calme ! Tout va bien maintenant, on va vous sortir…
-Y'a des problèmes là haut.
-Quoi ?
Sans chercher plus de détails, je me remis à courir. Si Ulaan avait des difficultés, il fallait absolument que je sois là à temps - il était peut-être déjà trop tard. J'ouvris la porte avec fracas, faisant une entrée brutale dans une pièce complètement ravagée par la lutte, de nombreux objets gisaient renversés par terre. A mon grand soulagement, je constatais que Dathy était au sol, en fort mauvaise posture. Il portait des traces de coups sur le visage, il était ligoté à une table (la corde qu'Ulaan possédait n'était pas assez longue pour faire le tour d'une poutre). L'aspect un peu plus problématique, c'était l'état d'Ulaan. Il avait dû se prendre un coup de couteau ou quelque chose de similaire, parce que le sol était rougi de sang, sa jambe droite était maculée d'immenses taches brunâtres.
-Ca va ? Qu'est-ce qu'il s'est passé.
-Fais sortir les enfants par la verrière, je m'occupe de celui-là.
-Mais, ta jambe ?
-Fais ce que je te dis, raconte pas ta vie !

Je le savais très impulsif dans ces situations, je n'essayais pas de le contrer, même si c'était à son détriment. Immédiatement, je partis retrouver mes petits élèves. Dans le fond, j'étais content de m'occuper d'eux, plutôt que traiter avec les deux ravisseurs. C'était nettement plus proche de mes aspirations. Je les retrouvai dans le couloir du deuxième, en train de grimper sur les armatures métalliques du lycée. Oh là là, catastrophe ! Ils font des bêtises. C'est un coup à ce qu'il y en ait un qui se retrouve grièvement blessé. Je courus vers eux en leur demandant ce qu'ils faisaient. Bien évidemment, je le savais avec pertinence, c'était une manière de temporiser. L'un d'eux me répondit brièvement :
-On fait ce qu'on nous a dit, on s'enfuit par la lucarne.
-C'est Ulaan qui t'a demandé ça ?
-Oui.
-Il est fou, mon Dieu il est fou. Et quoi, vous ne pouvez pas sortir par la porte principale, comme tout le monde ?
-Il ne veut pas. C'est ce que j'ai dit mais il a refusé. Les policiers entreraient. Il doit d'abord régler ses comptes avec Dathy.
-Oh là là, et ça ne pouvait pas attendre… Je rêve. Bon, en attendant, ce n'est pas insurmontable. Tu es qui, tu es Mokhliss ?
-Oui, c'est moi.
-Bon et bien écoute, tu as bien bossé. Tu vas monter en dernier, tu vas aider les autres. Dis, c'est qui celle-là ?
-Caroline.
-Alors Caroline, écoute moi bien, tu vas utiliser l'échelle jusqu'à la première barre d'acier. De là, tu vas attraper le trou en forme de triangle que tu vois au premier tiers. Je serai derrière pour t'assurer. Tu ne pourras pas tomber, je serai collé à ton dos à chaque instant. Quand tu seras juste en dessous la verrière, je te dirai de te tenir bien fort. Durant quelques secondes, je ne t'assurerai plus, j'ouvrirai la grande plaque en verre. Elle est certainement un peu grippée. Après, tu grimpes et tu te retrouves sur le toit. Là-haut, il y a Jérôme qui attend, il t'aidera, il est là pour ça.
Caroline se lança sur l'échelle comme c'était convenu. Lorsqu'elle arriva enfin en haut, aux prix de pas mal d'efforts, elle dû passer le pied dans un trou de l'architecture métallique, c'était ce qu'il y avait à faire en premier lieu. Je remarquai immédiatement les tremblements de ses jambes. Je ne pense pas que c'était le vertige (car quelques mois plus tard, elle m'avouerait par mail ne pas être du tout sujette à ce genre de problème), c'était plutôt l'impact d'une situation catastrophique - les muscles étaient tendus à l'extrême. Elle arriva au sommet puis fit exactement ce que je lui avais demandé. Ses mains étaient déformées par la tension, elle serrait les barres d'acier à vouloir les tordre. Comme je l'avais deviné, il ne fallait pas être voyant extralucide, la verrière ne s'ouvrait que par le biais d'intenses efforts de ma part, ça n'avait pas été touché depuis la construction, ça paraissait quasiment indéniable. Elle tenta de passer dans l'embrasure, mais comme il y avait un moment où il fallait lâcher prise sur les pieds pour ne plus être que sur les bras, elle n'y arrivait pas - c'était trop demander. Je ne pouvais la laisser dans de telles difficultés, c'était le risque qu'elle lâche prise, ce qui ne pouvait déboucher sur rien d'autre qu'une jolie catastrophe, je plaçai mon bras sous son pied droit et je lui ordonnais :
-Fais toi raide !
-Nooon !
Et d'un coup sec, je la poussai vers le haut. Elle se retrouva propulsée vers l'extérieur tandis que mon avant bras se prenait le plus sévère coup dur de sa carrière.

//
-Maintenant, on va attaquer quelque chose d'un peu moins plaisant que Jean-Claude Van Damme et ses farces douteuses. Cher Monsieur Dathy, ça fait un petit bout de temps que l'on se croise et je vais avouer que je commence à en être excédé. Maintenant que nous sommes confortablement installés et que c'est le moment idéal pour ça, vous allez un peu m'expliquer à quoi rime cette petite fête à laquelle nous n'étions pas conviés mon ami et moi.
-Je ne souhaite pas vraiment m'en exprimer devant un inconnu, je ne vois pas en quoi ça pourrait vous intéresser.
-Et bien alors, je vais vous préciser ma pensée. Ca fera baisser vos résistances je pense. Si je veux savoir quel est ce manège, c'est parce que je vous soupçonne très clairement de vouloir intervenir sur une personne de mon entourage. Il m'est désagréable d'imaginer cela, j'ai donc besoin de savoir quelles sont vos intentions et ce qui vous a mené là, autrement je serai dans l'obligation de vous éliminer.
-(…)
-Les gosses sont sortis. Mon collègue Vincent s'en est occupé. La police est dehors, ils ne tarderont pas à abattre la porte, ils n'auront aucun scrupule à cela, il ne faut pas croire. Je vous demande d'aller vite, il est hors de question de reporter notre entrevue.
De toute apparence, il se livrait à un combat intense, il penchait la tête comme s'il avait le cou cassé. Ulaan devinait bien ce qu'il se passait dans cet homme solide : à quoi bon parler puisque de toute façon, ça allait se terminer par la police et le carnage, il n'avait aucune raison de lâcher prise. Le silence aurait pu s'éterniser longtemps de la sorte, il préféra tout de même le rompre :
-Je vous raconte si vous me sortez de là.
-Oh ! Oh bah rien que ça ! Vous avez vu dans quel état vous êtes, vous avez vu le mien ? Restez raisonnable ! De toute façon, c'est inutile, tout le quartier est au courant que c'est vous… Il vaut mieux abandonner dès le départ, vous ne vous ferez pas de grandes illusions.
-Sortez-moi et je disparais à ma manière, ça ne vous regarde pas comment. Ce n'est pas compliqué pour vous Ulaan, vous avez vu pire.
Au loin, on entendait une reprise des négociations, les haut-parleurs relançaient leurs prières affreuses ; c'était probablement l'offre de la dernière chance. Le temps se retrouvait plus que jamais compté. Ulaan s'isola à l'extérieur du grenier, il voulait téléphoner. La proposition de Philippe Dathy n'était pas dénuée de sens, en tout cas le concernant directement, il se rattachait à la dernière petite brindille avant de chuter. Fallait-il lui refuser ? Il était de toute façon condamné. Il est vrai que la simplicité dictait de le laisser là, sans en demander
plus - son destin approchait de manière invariable la prison. Léna n'était plus en danger, ça semblait une évidence. C'est peut-être le perfectionnisme qui donna la décision - en tout cas certainement pas l'humanité, Ulaan en était depuis longtemps dépourvu.
-Vous marchez comment ?
-Mal, mais ça ira.
Il reprit le téléphone et d'une manière très impérieuse, il hacha :
-Vincent tu me le tireras par la lucarne. Une fois qu'il est là-haut, il reste à côté de la vitre, je ne veux pas qu'il bouge. Je suivrai derrière.
Les bruits de négociations s'étaient interrompus. Il est vrai qu'à force d'être tous seuls avec eux-mêmes, devant une porte muette, l'impatience devait commencer à les darder tous ces jolis policiers. Dathy se rendit au pied de l'armature métallique comme on le lui avait indiqué. Ulaan était inquiet, il jetait des regards anxieux de partout. Ce changement de planning n'était pas spécialement à son avantage. S'il se faisait attraper, ça allait très sérieusement compliquer les explications. C'est pourquoi il pressa le ravisseur. Lorsque l'individu s'engagea sur la poutrelle, il eut de sérieux doutes sur sa capacité à y arriver ; pas un instant il ne songea à l'aider. C'était de la non assistance à personne en danger et ce n'était pas plus mal. L'issue de l'escapade lui était complètement indifférente, que le gars se retrouve en petits morceaux vingt mètres en dessous, fracassé sur le sol du terrain de sport, ne l'émouvait absolument pas. C'est avec un peu d'étonnement qu'il constata qu'il y arriva. Vincent donna un sérieux coup de main, pour sûr, mais le ravisseur avait encore bien des ressources. Puisque c'en était ainsi, Ulaan se lança à son tour sur la poutrelle. Décidément, elle aura subi bien du passage en l'espace de quelques heures. La jambe faisait épouvantablement mal, il en crachait la douleur le long de la verticalité - soit, l'échec n'était de toute façon pas permis. Lorsqu'il arriva enfin à la hauteur de la lucarne, il entendit du bruit en bas, il eut craint que ce soit les premiers snipers, mais il n'en était rien. Il aurait déjà été criblé de balles depuis longtemps. La dernière impulsion sur les bras lui fut fort pénible, mais par chance, il y arriva. Il avait envie d'insulter à tout va, mais il s'en retint. Il savait bien que se défouler de la sorte ne servait à rien. Un dernier regard vers le bas, il vit qu'il avait maculé le sol de sang. Dès que les premiers policiers allaient arriver là, ça signifiait invariablement la fin de beaucoup de choses. La lucarne fut refermée, bien que cela n'eut pas une importance fondamentale.
-On fait vite, maintenant je veux le discours du chef.
Vincent regardait la scène avec une certaine défiance. Ce changement de programme n'était vraiment pas pour lui plaire. Les improvisations, c'était juste bon à se casser le nez. Il ne manifestait rien du tout, mais son regard était un tableau expressionniste, on y devinait sans peine une rage sourde mêlée d'angoisse.
-Vincent, fait sortir les gosses dans exactement dix minutes, pas une de plus et pas une de moins, amène les aux bleus. Leur calvaire sera terminé comme ça.
Ce disant, Ulaan jeta un coup d'œil rapide à sa montre.
-Et toi ?
-On se retrouve demain en soirée, au Palmier au fond de la salle comme la dernière fois. Merci pour tout Vincent.
La pluie fine fouettait les visages, les cheveux collaient à la peau. Les yeux brûlants de fièvre et de haine, les deux êtres à présent seuls s'affrontaient ; il n'y en avait aucun des deux plus fort que l'autre, c'était une pureté de rage contenue.

Je ne vous ferai pas attendre, ils sont peut-être déjà en bas en train de s'occuper de Mauer. L'explication que je vais vous donner ne manquera pas de vous étonner, mais vous avez été propriétaire du silex, vous savez donc parfaitement que nous plongeons dans un certain irrationnel. Ca fait à peu près un an que je cherche à l'obtenir et à l'étudier. Je suis un repris de justice. Personne ne sait ça au lycée, ni même à l'université. J'ai fait partie d'une bande de vol organisé. Nous avons travaillé dans le sillon de certains politiciens que je ne citerai pas, si vous le voulez bien, je pense d'ailleurs que c'est d'autant mieux pour vous. Tout a très bien fonctionné jusqu'à ce qu'il y ait un grain de sable dans la machinerie. Les journalistes s'intéressent de près à la situation frauduleuse de la région carolorégienne, les politiciens sont pris pour cible. J'ai été entraîné à tort dans certaines affaires et dans des jugements. Si effectivement j'ai pu prendre part à certaines opérations criminelles, il faut que vous sachiez que les condamnations que j'ai pu recevoir et les jugements en cours sont de la plus pure machination, il leur faut un bouc émissaire. La pierre que je convoitais venait directement s'inscrire là dedans. Vous pouvez penser que c'était pour arrêter le temps, pour revenir en arrière, pour effacer des preuves. Allez, je vais avouer y avoir pensé, ça serait pratique, mais vous le savez aussi bien que moi, c'est au prix de certains efforts. Ca fait deux ans que ça dure, il aurait fallu parcourir tout ce temps là en arrière, c'est quasiment impensable.
-Vous êtes bien renseigné, où avez-vous obtenu ces informations précises ?
-Auprès de Thomas Peeters, que vous connaissez bien puisque c'est votre ami d'enfance.
-Pardon ? Thomas n'aurait jamais livré ces renseignements à un inconnu.
-Lui non, il est antipathique, c'est clairement le cas de ce que vous dites, mais Audrey son amie sourde et muette vit un manque dans sa vie : celui de l'expression orale. S'il y a un manque quelque part, ça ressort ailleurs, de manière excessive. Pour elle, c'est l'écriture. Elle entasse les carnets par dizaines. On s'est compris, il ne reste qu'à savoir crocheter proprement une serrure et s'armer de patience pour tout lire. Vous savez, quand on est aux extrémités où je me trouve, il n'y a plus grand-chose qui fait avoir des remords.
-Je m'abstiendrai de vous insulter, c'est inutile. Continuez donc, pourquoi la pierre ?
-C'est assez compliqué. Il faut que vous excusiez mes hésitations, ce n'est pas que je cherche mes mots pour mieux mentir, c'est que c'est une démarche assez complexe. Tout a commencé à Hoeilaart, quand vous y habitiez encore. Les affaires liées à Camille, la voisine de Mauer, avaient fait grand fracas dans le voisinage. Nombreux sont ceux qui vous ont cru complètement fous, bons pour l'enfermement. Cela importe peu à ce jour, cela nous a mis la puce à l'oreille, c'est tout ce que je pourrais dire. Ce qu'il s'est passé, comme vous le savez, c'est que la pierre a disparu. Sans les coïncidences que c'était une de mes élèves et que par la suite, vous aviez contacté le voisinage pour la retrouver, rien ne serait arrivé. Par l'intermédiaire de Claire, que vous ne connaissez probablement pas (Ulaan s'abstint de toute remarque), j'obtins un certain nombre d'informations intéressantes, notamment une localisation de plus en plus précise de l'objet. C'est ainsi qu'au moment voulu, je mettais la main dessus. Bien évidemment, ça a joué un sale tour à la petite Adélie, qui au passage a bien été maltraitée par vos services, je vous félicite. Ses résultats scolaires ont frôlé l'effondrement le plus complet, heureusement que j'étais là pour gonfler ses notes et influencer les autres professeurs. Possédant enfin le silex convoité, je l'ai livré à Mauer, à quelques pas de nous. Géologue d'une part, c'est aussi un physicien hors pair, passionné par le domaine des armes non létales. Le sujet devait avancer très vite, il l'a compris et il s'est investi à fond. Là, ça va commencer à devenir compliqué, je vais essayer de résumer à l'essentiel, ce sont des histoires de téléphones. On distingue deux sortes de canaux dans les ondes GSM, le canal logique et le canal physique. Dans les logiques, il y a un canal simplex qui s'appelle le RACH. C'est lorsque le téléphone mobile accède au réseau pour signifier sa position. Ca se produit à trois moments, soit à l'allumage, soit de manière aléatoire, soit à la demande du BTS, (l'antenne de transmission des ondes, comme on peut en voir un peu partout sur les toits des châteaux d'eau). Ce que nous avons découvert, et qui d'ailleurs mériterait encore des recherches non négligeables, c'est que la pierre a une fréquence compatible avec l'envoi des RACH. L'envoi d'un simplex vers le BTS se fait sur une fréquence de 935,2 Mhz. Quel intérêt ? Ce n'est pas encore maîtrisé, mais de toute apparence, le silex peut faire des interpolations assez brutales avec le porteur du GSM. Nous avons pris quelques élèves comme des cobayes. Nous voulions voir ce que ces effets pouvaient donner. Mis à part que nous ne maîtrisions absolument pas les conséquences, nous remarquions tout de même de nets progrès : nous arrivions peu à peu à manipuler l'envoi d'un RACH par un appel SDCCH et interférer directement à un instant T sur une personne distante.
-Je décroche un peu, c'est quoi le but de ces manipulations ?
-Et bien la suite va être assez simple. On prend le contrôle de l'access grant channel par le biais d'un PC configuré pour cela, on encode les numéros voulus, et le tour est joué, toute personne ayant été en contact avec la pierre se retrouve comme contaminée. C'est une radioactivité, sauf qu'elle ne concerne que des fréquences bien particulières. A mon avis, le silex en lui-même n'y est pour rien. C'est une pierre qui a subi une contamination quelconque dont nous n'avons pas pu définir la source. Ca aurait très bien pu être une brosse à dent - enfin, on le suppose. Nous avons donc testé l'objet de plusieurs manières. En premier lieu, nous avons testé l'implication de celui-ci dans un milieu vaste. Je visais tout particulièrement le palais de justice, c'est ce qui m'intéressait, agir sur les juges, les avocats, etc. D'une part, ça n'a pas fonctionné, d'autre part ça a commencé à aller mal à cause des jeunes qui ont fourré le nez dans nos affaires, sans savoir exactement les conséquences de leurs gestes. Nous nous sommes trompés à cause des structures rondes. Les légendes de votre ancien quartier faisaient circuler des fadaises à propos des cruches et de toutes ces structures rondes. Nous pensions que c'était un amplificateur. Il n'en est rien, je peux vous le jurer ! L'action dont vous avez été bénéficiaire ou victime, ce n'était dicté que par la présence d'une antenne GSM à proximité, certainement rien de plus. C'est bien pour ça d'ailleurs que ça n'a pas fonctionné au palais de justice. Il n'y a pas de répétiteur au sommet du dôme.
-Donc, vos plaisanteries douteuses, ce n'était que dans le but d'influencer un jugement, vous pensiez y arriver ?
-Bien sûr, sinon nous n'aurions pas dépensé autant d'énergie. Mauer était mordu par l'aspect de recherche fondamentale qu'il y avait là-dedans. Me concernant, ce n'était que pour m'en sortir d'un point de vue judiciaire.
-Soit… C'est tiré par les cheveux, mais je veux bien vous croire. Il me reste deux questions. La première, c'est pourquoi avoir choisi de travailler par l'intermédiaire des gosses ? C'était plutôt risqué, vous ne maîtrisiez rien. D'ailleurs, malgré leur manque d'habitude, ils ont fait preuve d'un sacré cran. En gros, c'est une question qui revient à dire : pourquoi ne pas m'avoir harcelé directement, puisque vous me connaissiez et que j'étais le plus impliqué ? Ma deuxième question, c'est à propos de votre avenir, comment l'envisagez-vous ?
-Ca va être assez long, je vais devoir tronquer, sinon nous serons encore là demain. La deuxième réponse est simple, je vais disparaître. Vous n'entendrez plus parler de moi. La première réponse, c'est nettement plus long à développer. Nous n'avons pas essayé de travailler avec vous parce que vous êtes trop dangereux. Nous connaissons vos activités avec Clearance. Il nous semblait déraisonnable de faire appel à vos services, c'était se vouer à un échec.
-Comment donc connaissez-vous Clearance ? Je n'en reviens pas !
-C'est trop compliqué pour vous parce que vous ne connaissez pas les intervenants et il est assez indésirable que j'en dise plus long. Sachez juste que certains Bozariens sont de mes élèves. Vous savez, la Belgique est un petit pays, tout se sait. Je vais terminer maintenant, si vous le voulez bien, les gosses sont certainement en bas maintenant, les dix minutes sont passées, il va falloir que je prépare la suite des opérations. Donc si vous voulez, pour vous en donner un dernier mot, travailler avec les élèves, ça nous permettait de faire un écran. Avant d'arriver jusqu'à nous, il y avait eux, et ils ne comprenaient rien à ce qu'il leur arrivait, ils étaient dans la médiocrité et la confusion. Cet état que nous avons entretenu, c'était dans le but de brouiller les pistes. On s'intéresse plus rapidement à un enfant, parce que c'est fragile, les adultes passent largement après.
-Soit, mais l'histoire de la prise d'otage, c'est tout de même particulièrement maladroit. C'était de toute façon voué à l'échec, pourquoi s'être lancé dans une aventure aussi désespérée ? Vous espériez sincèrement vous en sortir, qu'Adélie vous ramène un joli silex tout frotté et brillant sur un plateau d'argent ? Ce n'était rien d'autre qu'un enfoncement. Venant d'un être aussi tordu que vous, excusez-moi du terme, je ne comprends pas très bien comment ça peut en arriver là. Vous êtes au-delà d'une telle niaiserie.
-Non, absolument aucun enfoncement désespéré, il y a une dernière chose que vous ignorez.
-C'est-à-dire ?
Le silence se fit pensant. Il ne restait qu'un vent faible, chargé de fines gouttelettes de pluie désagréable. Le chahut de la rue s'était plus ou moins affaibli. Il était clair que les lieux venaient d'être pris d'assaut. A l'extérieur, les curieux s'étaient peut-être mis à l'abri, ou bien ils avaient tout simplement été refoulés par des policiers intraitables. Ulaan se douta bien que ça sentait mauvais. Il connaissait le personnage devant lui pour être tout particulièrement retors. Le regard défiant, il vit l'homme sortir un téléphone portable. Fallait-il lui enlever des mains, le battre jusqu'à la mort ? Il y eut peut-être quelques instants d'hésitation de trop. Il composa un numéro à quatre chiffres, puis releva le visage, empreint d'une certaine tristesse, c'est bien la première fois qu'Ulaan voyait transparaître un quelconque sentiment d'humanité sur ce visage.
-Vous avez une minute trente pour partir.
-Pardon ?
-Vous avez une minute vingt-sept pour partir.

//
Les préparatifs pour le départ au lac de Constance ne cessaient de prendre du retard. Adélie restait à rêvasser à la fenêtre, c'était pourtant toujours le même paysage : ce grand hall sportif aux parois recouvertes de dalles noires. Elle aurait aimé voir Jérôme apparaître par magie au coin de la rue. Ce n'était pas prévu qu'il débarque trois heures en avance mais il venait quand même, comme ça, parce qu'il avait ressenti les ondes du dieu des nuages : il n'y a pas de temps plus long que celui de l'attente d'un amour. Elle se retourna en soupirant. Le ciel était gris et le bitume aussi, les murs de la chambre lui donnaient l'impression de s'être resserrés sur elle comme s'il s'agissait d'une prison. Au contraire d'une cellule, il y avait au moins le bonheur que la porte s'ouvrait. Pour la douzième fois de la journée, elle aurait souhaité vérifier ses mails - on ne sait jamais - il aurait peut-être envoyé des nouvelles de ses préparations. Outre que l'ordinateur était pris, l'adresse restait de toute façon désespérément vide de ce côté-là, les seuls à s'occuper d'elle étaient cheap viagra et special rollex for good price. Elle pris son courage à deux mains et se mit à finir les valises, il y avait du pain sur la planche. Jérôme allait arriver ce soir, il fallait que tout soit bouclé pour son arrivée (pas question de perdre le moindre instant de partage avec lui, surtout si c'est pour des bêtes questions de préparatifs qui pouvaient être faits maintenant). Au bout d'une bonne période d'agitation, de douces odeurs de repas commencèrent à errer au beau milieu des couloirs, ça signifiait que l'heure fatidique approchait. Adélie pris un maudit morceau de papier et le glissa dans sa poche. Elle était un peu en avance pour chercher Jérôme à la gare, ça n'avait de toute façon pas beaucoup d'importance, les heures étaient stériles. Elle fit le chemin la tête basse, comme plombée par l'épaisseur de nuages. Avec la soirée qui s'approchait tout doucement, le ciel commençait à pleurer ses ombres au milieu des nuages. A la gare, il y avait des jeunes qui jouaient avec un pitbull. Ils étaient bruyants. Leurs pitreries faisaient un peu pitié. Elle se mit loin d'eux, dans l'espoir de ne pas être alpaguée ou prise à parti. Lorsqu'elle entendit le train arriver au loin, par la vibration des rails avant tout, elle espéra de tout cœur qu'il ne l'ait pas raté. Ca n'aurait rien eu de catastrophique, mais chaque heure passée sans lui est perdue et la vie est courte. C'était un vieux train tout pourri, un remplacement certainement, il grinça épouvantablement, ça donnait envie de se boucher les oreilles. Jérôme descendit parmi les premiers. Lui aussi devait être impatient. A coup sûr, il s'était tassé contre la vitre, dans l'espoir que ça s'ouvre. S'il y a bien quelque chose d'horrible dans ce genre de rencontre, c'est d'attendre que la personne arrive. Dans les graviers, c'est long : faut-il regarder droit dans les yeux, faut-il semblant de regarder ailleurs ? Pour cela, Adélie choisit la facilité : il valait mieux courir (quitte à joyeusement se planter dans les graviers) et lui sauter dessus. C'est quand même nettement mieux ! Il était chargé comme un âne, il faillit tomber. Bien évidemment, ça le faisait rire. Jérôme, c'est comme un pot de confiture le dimanche matin, il est rempli de bonne humeur.
-Dis Jérôme, avant qu'on y aille, j'ai un truc à te demander. Tu te souviens qu'il y avait un affreux qui était venu chez nous un vendredi soir ? On lui avait fermé la porte au nez.
-Oui bien sûr, c'est Vincent. C'est avec lui qu'on était sur les toits de Dachsbeck. Toi c'est vrai que tu l'as à peine croisé…
-J'ai le papier qu'il nous avait laissé. J'aimerais qu'on l'ouvre, là maintenant, ça me permettrait de partir en vacances plus légère. Tu sais, j'ai un deuil à faire.
-De quoi, d'avoir perdu Dachsbeck ?
-Bein oui… Je sais, ce n'est que de la brique, mais ce n'est pas rien, ça me touche quand même…
-Donne-moi le papier. Si tu veux, je le lis en premier.
-D'accord Jérôme, mais tu t'assois ! Je ne voudrais pas que tu te casses le coccyx à cause de ça. Ce sont nos premières vacances ensemble.
Il s'installa sur la petite bordure, entre les pavés et les dalles, juste en face de la gare. Il déplia méticuleusement le papier, qui avait déjà été pas mal abîmé, puisqu'il avait traîné dans la poche durant tout le trajet. Rapidement, ce fut refermé. Durant un cours instant, il resta rêveur, le regard dans le vide, vers le quai d'en face. Ce fut Adélie qui le ramena à la réalité :
-Alors, c'est quoi ?
-Oh… Ca ne va pas te plaire…

La petite écriture noire faisait des pointes et des bosses difficiles à lire, c'était anguleux et tendu. Toutefois, ça ne faisait aucun doute, on y décryptait parfaitement la phrase suivante : Adélie, n'ayez aucune crainte le 28. Nous savons tout. Nous allons nous occuper de vous libérer définitivement des problèmes du silex.
Elle lâcha la feuille par terre, non pas parce que la main ne pouvait plus porter ; en fait c'était mieux là, au sol, comme un objet devenu inutile. Adélie n'en revenait pas. Ca faisait des semaines que tout était prévu. Ca faisait de la peine de le lire. Pour un peu, on aurait pu imaginer que le désastre eut été évitable. Jérôme avait en main un petit caillou bordeaux provenant des graviers du quai de Rixensart. Sur un des pavés, il frottait la pierre pour graver un prénom. Ca faisait trois lettres, ADE.
-On y va, on rentre à la maison ?
La fin du mot, les trois dernières lettres, n'arriva pas, ce n'était pas grave - en réalité, bien au-delà, ça n'avait aucune importance. Ils partirent du quai en laissant la feuille de papier dans le caniveau. La pluie menaçante allait vite ramener ça à un torchon illisible, puis un menu morceau blanc tout fripé. Que ce soit d'un cœur de pierre ou d'une âme d'acier, il n'y a personne qui peut rattraper le passé pour le changer. Les regrets ne servent à rien. Leur place est dans le caniveau des sentiments.

La nuit a dévoré tout le ciel et après le repas, il y eut cette longue soirée sans autre remplissage que des valises qui attendaient leur enfouissement dans le coffre de la voiture. C'est long une veille de vacances. Jérôme savait bien que malgré les apparences, Adélie était ébranlée par la découverte de ce papier. Elle devait se sentir coupable, surtout vis-à-vis de madame Deschepper. La culpabilité, c'est un sentiment facile, ça se déverse dans les veines comme une rivière de poison. C'est vrai que tout cela était arrivé de sa faute, prise en flagrant délit la main dans la cruche, mais c'était un processus bien plus complexe qu'elle ne pouvait porter sur les épaules à elle toute seule. Jérôme se rapprocha d'elle, il la savait bien trop silencieuse pour que ce soit honnête.
-Tu penses encore à ce morceau de papier ? Tu aurais mieux fait de le déchiqueter.
-Tu penses qu'on peut se faire brûler sa vie toute entière juste par un geste maladroit ?
-Bien sûr ! Tu te prends une casserole d'eau bouillante sur la tête et voilà, c'en est fini. Il n'en faut pas plus. Fais comme si chaque jour de ta vie était le dernier. Si tu te fais ronger par les remords, tu vas pourrir tes racines. Tu n'as pas besoin de ça.
-Facile le coup du carpe diem, ce n'est pas ce que j'ai envie d'entendre. Est-ce que tu penses qu'il y a un moyen pour que je m'en remette ? Est-ce qu'il y a une façon de se séparer d'une boule d'horreur en soi ?
-Oui, il n'y en a qu'une seule, c'est d'être acteur de la reconstruction de ce que tu as défait - même si c'était sans le faire exprès.
-Je ne comprends pas ce que tu veux dire. D'une manière terre à terre, je ne me vois pas aller mettre les briques les unes sur les autres pour reconstruire la partie de Dachsbeck qui s'est effondrée avec l'explosion.
-On a tous des problèmes plus ou moins lourds, ensemble c'est moins pesant. Ce n'est pas en allant mettre du ciment que ça ira mieux. On a chacun ses compétences… Ce qui est sûr, c'est que de nous tous, nous en avons une en commun, c'est l'attention. Au plus tu disperseras des petites attentions dans le cœur des gens comme des graines de bonheur, au plus ça fera des forêts. Il ne faut pas croire, tu n'es pas la seule à subir les ondes d'impact du choc, penses aux otages, à Jenny, à tes parents. C'est ça qu'il faut que tu sèmes pour réparer, des graines, envoyer un petit mot à la préfète, en reparler avec ta sœur, reconstruire tes amis…
-Je ne suis pas spécialement friande des contenus moralisateurs. Je ne sais de toute façon pas si j'arriverais à faire ça, mais tu m'as répondu. Je ne t'en donnerai jamais de nouvelles, je ne peux pas, mais j'ai écouté tes paroles…
Comme vaincue par des évènements trop lourds, Adélie posa le visage contre l'épaule de Jérôme. C'est mal fait une épaule, on ne peut pas y rester bien longtemps parce que c'est peu confortable, il faudrait des amoureux en forme d'oreiller, ça permettrait de mieux y reposer son amour. Au prix d'efforts difficiles, elle se chargea d'évacuer le contenu de ces quelques mois. C'était comme un film qui faisait marche arrière. Lorsqu'elle arriva à ce jour gris aux heures un peu pénibles, elle se retrouva aux côtés de Claire.
-Tu penses que c'est ça ?
-C'est vraiment impossible. Le butin n'a jamais été une pierre.
-Tu as raison, si l'on devait commencer à ramasser toutes les pierres du monde, on finirait par entasser un hangar tout entier… Partons de là, c'est sinistre.
Adélie s'en alla calmement pour rejoindre son lit. Le départ vers l'Allemagne, c'était à cinq heures cinquante-cinq, autant dire que ce n'était pas le moment de faire une nuit blanche. Elle jeta un regard à l'arrière, vers Jérôme, qui restait immobile sur la chaise, un peu songeur. Alors, tu viens ?
C'était un lit étroit, mais ce qui est pratique quand on est amoureux, c'est que ça économise de la place. Adélie se cacha quelques instants dans les bras de Jérôme, sans plus aucune envie d'en bouger, puis s'endormit tout d'un coup, sans prévenir par un dernier " bonne nuit " d'apaisement. Alors que d'habitude, il faut toujours de longs moments pour trouver le sommeil, presque par hasard, il faut croire que cette journée d'attente avait été éprouvante. Jérôme abrita son visage dans les cheveux de son Ade, c'était là qu'il souhaitait se réfugier.

Le trajet avait été long, bien évidemment, mais il y avait beaucoup de choses à réviser. Que ce soit Claire, Adélie ou Jérôme, chacun s'était plongé dans les fardes de cours, tassés à l'arrière d'Elvis Presley. Odile avait presque validé sa seconde première, elle était la tête hors de l'eau à présent. Si le voyage s'était passé relativement vite, il n'en restait pas moins de solides courbatures à l'arrivée. Le lac de Constance avait de jolies couleurs, ça donnait déjà envie de se promener. Tout particulièrement pour les villages, il y avait des paysages adorables. Le premier jour de vacances, c'est toujours nul. On n'est pas encore habitué au lieu, on y voit que de la nouveauté sans en discerner le charme. Ce fut vraiment à partir du troisième jour que c'est devenu merveilleux, peut-être les meilleures vacances de toute la vie. Nous étions (déjà) à la dixième de visite d'église et de monastère quand Jérôme proposa un tour en scooter au lendemain, pour aller jusqu'à Friedrichshafen par exemple. Il ne suffisait que d'en louer un et le tour était joué. Au début, Adélie tiqua un peu : tu sais vraiment conduire ces trucs instables ? La réponse fut négative, mais après tout ce n'était pas grave, ça ne consistait à rien d'autre qu'un gros vélo à moteur. La comparaison douteuse avait de quoi faire rire. C'est un peu à contrecoeur qu'Adélie accepta la proposition de Jérôme, dans quelle galère allait-elle s'embarquer ? Après tout, c'était les vacances, l'insouciance était de rigueur. A la suite de ce qui avait pu arriver durant des mois, il ne fallait surtout plus s'en faire.

Au magasin d'été, à peine plus qu'une petite cahute au milieu de la place, c'était un Booster on ne peut plus rudimentaire. Lorsque le responsable a pris la carte d'identité d'Adélie, il a marqué ses deux prénoms au lieu de mettre le nom de famille. Ca a bien fait rire Jérôme, qui ne cessait de répéter que maintenant, ils pouvaient rentrer jusque Rixensart par leurs propres moyens. Au début, ce fut tout particulièrement impressionnant, surtout dans les tournants. On ne peut pas dire que c'était franchement maîtrisé, mais ça s'arrangeait peu à peu. Il y eu Kressbronn, puis Langenargen. Les paysages défilaient, il faisait beau, le lac donnait des reflets éblouissants avec le soleil. A chaque tournant serré, Adélie s'accrochait un peu plus fort à son Jérôme, pour ne pas tomber sur le bitume, pour ne pas quitter ce petit morceau d'amour qui la construisait. Les mains agrippées au t-shirt, à chaque instant plus proche de lui, elle se dit qu'il pourra défiler toutes les villes d'Allemagne et toutes les valeurs du monde, il n'y aura jamais plus belle que celle au creux de ses bras, c'est ça et rien d'autre qui réparera les instants de sa vie brûlée comme un négatif photo passé au dessus d'une bougie. Si on grelotte, c'est parce qu'on ne regarde pas là où se cache la tendresse. Il faut tenir ses rêves et surtout ne jamais les lâcher. Elle serra un peu plus fort, pensant à tout ce qu'elle avait perdu ces mois durant - par là elle avait gagné son inestimable. Les yeux fermés, elle ne voyait plus que lui. Le scooter quitta Tannöschstraße avec le bruit de frelon caractéristique, les bords de lac étaient à quelques pas de là. Sur un banc, auprès de l'eau, Ulrich Küntz tenait dans ses mains une petite boîte en bois, dont le couvercle était gravé. Dedans, il y avait des milliers de lettres d'amour datant de 1917. Il avait trouvé ce trésor quelques heures auparavant dans une maison abandonnée, livrée au pillage. L'objet était encore plein de poussière. Il se demandait bien ce qu'il allait en faire, les propriétaires allaient rester introuvables, malgré ses recherches. A qui donner cela, qui respectera le trésor ? Un musée ? Des amis ? A qui ça ferait plaisir ? Il avait beau chercher, il ne trouvait pas, son carnet d'adresse restait vide. En silence sur le quai, il attendait que ça se passe, sans solution, un poids dans les mains : celui d'une beauté dont on ne sait pas quoi faire. Il se sentait transparent, inutile, un peu comme un sachet de biscuits apéritifs qu'on jette à la poubelle avec négligence. Dans ses mains tournait et retournait un coquillage en forme de conque, il avait trouvé cette vieillerie dans le grenier, c'était probablement un buccin. De la crasse noirâtre en noircissait les petites rainures. Par réflexe, il le mit à son oreille, comme le font les enfants. Il entendait sa respiration, puis de manière diffuse, le bruit des vaguelettes du Lac de Constance. A l'intérieur de la conque, il y avait une petite voix qui lui disait : garde toujours le cap dans la tempête, l'amour qu'il y a en toi te gardera, quoi qu'il arrive.

 

Voie onze a été rédigée du 5 février au 4 juillet 2007.
La photo de couverture est de Thi-Tien Trân. Un grand merci, elle illustre à merveille cette voie onze.

Je remercie chaleureusement toutes ces personnes qui m'ont aidé au jour le jour dans la rédaction de ce texte. Avant tout, c'est à Adélie que va mon regard. Je te dois chaque ligne. Un grand merci aussi à Claire et Odile, à toute la famille. Ne grattez pas trop la méningite.
Je pense aussi à Tiên et à Caroline-Henriette, à Julie, Souki, Mokhliss, Yaros, Ulaan. On se perdra de vue mais pas de cœur.

Merci aussi au Lycée Dachsbeck, Madame Deschepper, préfète du lycée, et Jenny pour son accueil chaleureux.

Un dernier mot pour dire merci à Hoeilaart et Chooz. Vous savez que j'ai tout fait pour que ce soit le mieux, même s'il y a eu du déraillement. Profitez de chaque instant comme si c'était le dernier.
A vous tous, n'oubliez jamais d'aimer, c'est la plus grande des énergies.