Vincent Tchorski ~ Novembre ~ 2012
C'était un soir de pluie. Il faut croire que ces choses là ne peuvent arriver qu'à la fin de l'hiver, lorsque les branches des arbres ne sont que des squelettes et les trottoirs des flaques d'eau. Tu étais inquiète. Durant des heures, tu as fait le tour d'horizon de qui te jouait ce mauvais tour. De toute évidence, tu ne trouvais pas. Lorsqu'enfin le moment s'est présenté, quelques instants d'inattention de la part de tes parents, tu es sortie. Tu as traversé la route par deux fois comme indiqué sur le papier et tu es arrivée devant le bois des rêves. Il n'y a pas eu un instant d'hésitation. Ta main a plongé sur l'emballage noir, lequel protégeait le trésor de ta quête. C'était un soir de pluie et le plastique avait un contact désagréable avec la peau. A la fin de l'hiver, on est rongé par l'humidité. Tu n'as pas osé ouvrir tout de suite. C'était réservé pour le secret de ta chambre.
Les lettres sont floues. L'eau a imprégné le papier jusqu'à en déteindre les mots. Il y a des bavures noires sur le côté du papier. Il y a eu cette part de stupeur qu'on ne peut enlever à toute épreuve : cette incompréhension et le décalage d'où naissent tant de questions, parce que l'amour est un choc. La confrontation peut être diluée dans le temps, mais il y a forcément un moment où le coeur bascule. Il tombe plus ou moins fortement. Il claque par terre ou se love au creux des mains. Les lettres sont floues mais les mots sont bruts. Tu n'as pas eu de bras pour te réfugier. Le papier devait t'élever, il n'a pas trouvé ta lumière, celle de ton coeur. Il a manqué le nom.
Un amour est pur lorsqu'il est inutile. Il ne s'embarrasse pas des formalités liées aux nécessités de la séduction. Il se contente d'exister pour être la part de beauté qu'il manque à toute vie lumineuse. Lorsque cet amour devient impossible, le feu s'en attise pour ne plus s'éteindre, il n'y a plus aucune banalité pour en couvrir les flammes. Il en va comme d'une fonction vitale, il est l'espoir du printemps lorsque les giboulées de mars cinglent le visage.
Etre amoureux, c'est rechercher la dignité qu'on a en soi pour la donner. Sans cette dignité, on travestit le mot amour, on emballe de beau papier cadeau le mot désir, qui n'est rien d'autre qu'une peau douce sous des couvertures chaudes. La dignité fait aimer comme un père pour son enfant : serrer dans les bras tout doucement pour protéger. En donnant cette tendresse, on se protège de devenir dur. Dans un coeur de pierre, le bonheur n'arrive plus à entrer.
Tu n'as pas osé en parler. Cela t'aurait rassurée, mais tu as eu peur de l'inquisition. Devant des questions terre à terre, on n'ose exhumer ses rêves, on devient vite honteux. C'est que l'amour ne se ramène pas à des arguments. Tu aurais aimé avoir une petite boîte métallique pour cacher la lettre, ou un journal intime dans lequel accrocher le morceau - tu n'en as pas. Tu n'écris pas assez bien - tu n'aimes pas ça de toute manière. Par colère, tu aurais presque jeté les deux feuilles encore un peu humides. Qu'est-ce qui a pu te retenir au dernier moment ? Un regard dans le vague ?
Le plus dur a été de sortir la première fois dehors. Le trottoir toujours aussi étroit, trois dalles à la porte d'entrée, la voiture est garée en face de la maison. Tu as traversé. Tout le monde a le regard tourné vers toi. Ils t'ont regardée, ils t'ont dévisagée. Pas comme d'habitude, pas comme hier, pas comme les instants d'avant. L'amour a déjà donné des couleurs à ton visage, tu n'es plus la même. Les rêves de ta nuit ont imprégné tes yeux, maintenant ils brillent. Pourtant, il y a de la tristesse en toi. L'amour a fait sa place dans ton coeur, il a creusé un trou, mais le bonheur n'est pas venu remplir l'espace vide. Aimer, ce n'est pas seulement donner. C'est aussi prendre avec patience ce qui sort de l'âme. L'amour sème un fameux désordre, ça fait déborder les coeurs. Aimer, c'est protéger ce qui ne trouve plus de place dans un coeur où le bonheur a pris tout l'espace.
Il est sept heures trente cinq. La voiture a fait demi-tour dans l'allée du médecin, et puis le présent a retrouvé sa place. Le bois des rêves a défilé, pour disparaître loin dans ton dos. Personne à Ottignies ne te connaît comme ça. Les mots furent précis, ils ont taillé une balafre en toi au lieu d'adoucir - blessure que tu as édulcorée par l'indifférence. Le malaise a succédé à la stupeur. Tu n'avais d'autre choix que de faire semblant, tu ne pouvais qu'ignorer.
Les soirs ont suivi chaque matin, la porte bleue a un à-coup, les jours se ressemblent. Ton corps a ressenti la libération lorsque tu as oublié - pour de vrai - l'absence est venue sans prévenir ; c'était ce que tu vivais avant. Tu as toujours eu de la peine à y croire, car qui dans ce monde aurait pu t'aimer ? Les griffes ont desserré leur étau sans que tu en prennes vraiment conscience. C'est peut-être ce moment où le papier humide est retourné sous des monceaux de cours en désordre. Sarah a pris la place de devant, tu as râlé pour la forme - histoire d'exister - puis ce fut le lendemain du monde.
Ton bois des rêves, tu ne l'imaginais pas comme ça. Nuit après nuit, tu t'arraches du quotidien morne pour retrouver celui de ton coeur. Après le train commence ton voyage avec lui. Ton imagination l'accompagne ; en toi il s'emboîte parfaitement pour ne laisser aucun interstice, le mal au coeur ne s'infiltre pas par là. Le seul inconvénient, c'est qu'il n'est pas amoureux de toi. Peut-être que si, mais tu ne t'aventures pas. Perdre ton rêve serait la création d'une brèche, vaste fracture vers le vide qu'il y a en toi - tu n'oses pas. Alors tu vas parfois au magasin de bonbons. C'est surtout pour Rayan, mais ça te rassure, cette douceur artificielle efface une part de manque.
Le manque : une part d'ombre étouffée, tu n'en parles jamais. Ils ne te comprennent pas. C'est pour ça que tu as la démarche de la solitude. Tu es habituée à te parler seule quand tu arpentes les trottoirs jusqu'à la gare. La vie est grignotée par toutes sortes d'isolements, il en vient dans de nombreux endroits parfois insoupçonnés. Ton corps est mouillé par une pluie d'hiver et ton âme est délavée de cette solitude. Etre amoureux ne brise pas l'exil. On est souvent seul quand on est à deux. La tendresse est une pureté qui purifie le vide et habite ce qui est fragile dans l'Homme. On ne se sent pas abandonné quand l'aimé s'installe dans une maison propre, il remplit le vide de son bonheur. Sans tendresse, l'odeur est âcre, elle est un éboueur du mal.
Et puis, il y a eu ce jour où le bois des rêves s'est inscrit en pointillés sur quelques dalles de béton. Tu avais tout oublié depuis longtemps. On ne retient que ce qui laisse une empreinte dans le coeur. Les mots qui s'engrangent dans la mémoire sont inutiles. Ils disparaissent aux premiers vents de la mer. Seul le coeur garde en lui, même après la pluie. Il ne suffit pas d'un peu d'eau pour délaver des rêves. Tu as découvert les papiers et cela t'a remplie de panique. Il aurait fallu tout arracher tout de suite. L'amour s'écrit en pointillé et pas sur des affiches accrochées à une corde à linge. Tu as quitté la ruelle avec une angoisse qui faisait bouillir ton sang.
Tu es paralysée au bord de la route, ton esprit court dans tous les sens. Tu ne trouves pas d'échappatoire. Tu te sens traquée. Pourtant, lorsque tu regardes devant toi, il n'y a personne, et tu es dos au mur. Tes mains tremblent, tu écoutes ton coeur cogner. Tu te ressens comme un oiseau blessé. Dans le chaos de la rue, les voitures passent les unes après les autres parce que le passage à niveau vient de se rouvrir, ton corps est la solitude. La société t'entoure et ne peut rien pour toi, le monde entier est impuissant, parce qu'il t'est donné un amour inutile, un sentiment exubérant et silencieux dont tu ne peux rien faire. Il se fraye un passage en toi et il remue tout. Ton passé et ton futur n'existent plus, tes muscles se replient sur ce présent qui explose de lumière - tu es éblouie, tu ne sais plus trouver ton chemin. Ce n'était donc pas une erreur sur la personne, pas un doigt mis sur un nom dans l'annuaire au hasard : c'est toi, en personne, toi qui peine tant à exister, toi qu'une personne anonyme fait vivre en son âme.
Et puis l'affection a fini par percer ton coeur. Elle est arrivée dans la partie la plus tendre de toi. Sur le bord du trottoir, tu as pleuré. Tu ne sais pas pourquoi. Tu aurais préféré mille fois éviter, mais ça a débordé tout seul, sans que tu puisses en retenir le courant : des larmes à grands flots, un fleuve de chagrin qui coule sur les dalles béton. Il y aurait eu ces mots à la craie du bois des rêves à tes pieds, ça aurait tout effacé. Tu es repartie dans la ruelle, tu es partie te cacher, tu t'es assise sur les marches bringuebalantes des petits jardinets à l'école des trois pommiers. Tu es devenue invisible au monde, plus personne pour te dévisager. Ton regard est devenu inutile, plus audible pour ces gens - alors seulement tu as retrouvé ton visage de vérité. Bouleversée, tu t'es recroquevillée sur toi même. Tu aurais aimé qu'il soit là, cet amoureux qui ne dit pas son nom, pour l'effacer. Pour lui jeter de l'herbe à la figure. Pour le prendre et le balancer dans le vent, disparaît, disparaît très loin jusqu'en Chine, ou aux Galápagos si cela te chante. Pour lui dire très fort, un cri de souffrance, lui hurler combien il fait du mal à donner de l'amour immense dans une vie - la tienne - où il n'y a pas de place pour ça. Pas de place.
Tu as relevé tes yeux sur le sentier en terre battue, maculé de flaques d'eau. Tu essuies tes yeux, tu effaces les traces du chagrin, tu ne veux pas que tes parents te voient comme ça. Tu as déjà assez de problèmes. Tu es suffisamment étouffée pour qu'il n'y ait pas besoin d'en rajouter une couche. Quelques mots ont changé la vie, quelques instants accrochés au dos d'un panneau - il y a des choses minuscules qui font basculer des vies. Ce fut cet instant d'éloignement où tu as ressenti l'injustice - pourquoi toi ? Il y aurait tellement simple à vivre : tout arracher, jeter les mots à la benne à papier, (ce serait même recyclé). Mais tu ne peux pas. Ce serait froisser un amour, ce serait blesser un enfant, ce serait piétiner un don - l'amour est un abaissement de soi, parce qu'il est improductif. On ne tire de l'adoration que des mots fous et venteux. Tu as entendu l'église sonner. Tu t'es dit qu'il était désormais trop tard. On allait te demander où tu étais. Prise en flagrant délit, tu aurais voulu maudire celui qui t'a fait ça. Tu n'as pas pu. Ca a résisté en toi. L'amour avait déjà réussi son tour de passe-passe : savonner ton coeur, la haine a glissé, elle a pollué une flaque d'eau par terre.
A fleur de peau, n'osant lever les yeux vers la lumière du monde, tu as regagné la ruelle. Tu as décroché mes papiers. Tu t'es sentie honteuse. Tu as eu mal. Tu as eu mal lorsque les gens d'en face t'ont vu faire, tu aurais voulu ne plus vivre, maintenant et toujours. Tu t'es empêtré les pieds dans ton existence. De peur de te faire attraper avec la ribambelle de papiers, tu as regagné en courant le sentier, les garages et les jardinets. Tu as caché à la va-vite ce paquet embarrassant dans les fourrés, dans l'espoir de les enlever ce soir, si tant est qu'il ne pleuve pas... Peu de mots changent une vie pour toujours. Tu les as risqués à la première pluie. On se remplit parfois du plus profond désespoir tout simplement parce que les larmes nous font voir flou. Le chemin du retour, à peine cent mètres, t'as paru lourd. Tu me portais dans ton coeur.
Tu as songé à la folie. Celui qui fait ça l'est. Il l'est il l'est il l'est. Oui aimer est une folie. Dans un monde raisonnable, on se lève tôt, on travaille dur, on fait carrière et on gagne un salaire important. Etre amoureux, c'est perdre son temps, le plus possible. Les travailleurs courent pour prendre leur train, ils se dépêchent pour ne pas rater le coche, compter sans fin, réfléchir à la grammaire de courriers douteux, échafauder des plans trompeurs. On construit des villes fonctionnelles dans des plaines. L'amour, c'est un pan escarpé de falaise sur laquelle la mer vient se fracasser en mille gouttelettes d'écume. La tendresse est le goéland qui tourne dans le vent, la sensibilité le sel des embruns qui se colle à tes lèvres. Le manque de toi, c'est d'être dans la ville, dans la plaine, dans le train, au travail - loin de toi. Celui qui t'aime n'est rien d'autre qu'un être silencieux qui vient déposer un cadeau à ta porte, la nuit, il ne sonne pas à la porte, pour ne pas te réveiller. Parce que tu vaux cette attention. Tu vaux le silence qui est réservé à toute adoration qui vient d'un monde profond. Le superficiel est bruyant, pas le secret d'une sensibilité fragile.
Tu as ouvert la porte de chez toi, la maison des quatre lions, et tu as regardé le carrelage. Tu as attendu la remarque cinglante comme une gifle, comme une griffure - tu as raisonné en toi la justification à donner, alambiquée et peu crédible. Mais la maison est vide. On pense à tout ce qu'il peut se passer, on échafaude tous les plans possibles et imaginables, il reste toujours cette drôle d'histoire à laquelle on n'avait pas pensé. S'ils ne te voient pas, s'ils ne lisent pas dans tes larmes, tu l'auras réchappé belle. Les phrases de la douleur ont dilué leur venin dans ce moment cruel où tu as pleuré. Tu m'en as voulu. Tu as eu raison. Alors tu as couru dans l'escalier pour aller te réfugier dans ton jardin secret. Tu as rangé mon amour sous les couvertures, d'ici ce soir plus personne n'y verrait rien. En allant te débarbouiller dans la salle de bain, tu as eu de la peine. Ton visage était adulte. Adulte, alors que tant de ces mots fous ne voulaient rien faire d'autre que te retenir dans l'enfance, le plus longtemps possible. Tout ce noir sur ton visage, ce n'était rien d'autre que la carence. La générosité tu l'as laissée dans les fourrés, parce qu'elle te brûlait les mains.
C'est pour ça qu'on aime si mal. On ne peut s'empêcher de réfléchir avec les adultes : quelles sont les conséquences de tel acte ? L'enfant ne calcule pas, il joue, pour le bonheur pur, pour exister. Respirer c'est exister, aimer c'est exister. Les villes sont peuplées de fantômes, le regard des adultes est le marbre de la tombe. Il y a une joie élémentaire à aimer pour rien. C'est comme construire un château de sable à marée basse. Plus il est immense, plus l'amoncellement de sable tient du miracle. Ton existence est ce miracle éphémère. Il sera emporté par les vagues, quelques paroles maladroites de mépris, quelques mots blessants qu'on ne fait pas exprès de dire - parce que le coeur s'emballe et ne tient plus la route. Ce n'est pas grave. Il y aura une photo usagée du château, il y aura ce souvenir dans un coin de la vie. Il y aura toi, carte postale dont les couleurs ne passent pas.
Lorsque la nuit a gagné le ciel, tu as préparé tes vêtements. Tu as passé un pull sur ta peau, ta respiration s'est accélérée. C'est quitte ou double, ou centuple. A ce niveau là, il est probable qu'on ne puisse plus compter. Avec précaution, tu as descendu chaque marche de l'escalier en veillant à ne faire aucun bruit. C'était épouvantable ce moment là. Lorsque tu es arrivée devant la porte bleue, ce fut l'instant crucial. Tu as déverrouillé, tu as entrouvert, et la rue t'a aspirée. Tu connaissais déjà la ville la nuit, mais tu ne la vivais pas libre, pas comme ça, pas à ce point libre. Tu t'es sentie bien, tu as laissé l'oppression par terre devant la porte. Alors, tu as marché devant, sans compter, sans penser ; il n'y avait qu'un but et tu le connaissais dans ton corps, tes pas, ta respiration. Pas besoin de plan. L'intuition était devenue ton étoile du berger. Dans ce petit recoin noir et solitaire, ta main a plongé dans les broussailles. Tu as été rassurée. Ton rêve n'était pas évaporé. Tu as caché les papiers contre toi - tu n'avais pas de sac - à l'intérieur de ton pull, contre ton ventre, pour qu'on ne t'attrape pas avec, même si le contact était froid et fort désagréable. Tu as quitté la ruelle avec la sensation de ne plus jamais devoir y revenir. Cette part de fragilité n'appartient désormais plus qu'à toi.
Devant la maison, l'oppression avait grandie. Elle s'était nourrie de tous les déchets que les gens raisonnables lui avaient donnés. La nuit dans la ville appartient aux adultes, c'est malheureux. Tu ne l'as pas reconnue. Elle était moche. Elle s'est immédiatement frayée un passage dans tes membres, elle a gagné ton intérieur et elle a tout resserré sur elle-même, elle a fait éclater ta mâchoire sous la pression. Tu t'es tendue à l'extrême, tu as eu peur. Immensément. Tu as tourné la clé avec une précaution infinie, puis tu t'es glissée dans l'interstice noir. La chaleur de la maison t'a bouffé le visage comme une porte de four. Manque d'air. Avec un peu de précipitation, tu as claqué la porte. Pas ta faute, pas de chance... mais rien ne bouge. Alors, tu as regagné les escaliers, chaque marche est une éternité jusqu'à ta chambre, bordée d'infini. Elle est tes Galápagos. Lorsque la porte s'est doucement refermée sur toi, tu as vu le tremblement de tes mains. Tout ce qu'il te fait faire celui-là, tout ce qu'il te fait faire, tout ça pour un amour roulé en boule...
Tu as retiré ton pull, sous lequel tu étouffais. Tu t'es glissée dans ton pyjama, objet ô combien rassurant dans ce moment là. Tu as disparu sous les couvertures, avec les papiers gondolés. Ils sont salis, ils sont froissés par le vent et ton transport, mais ils rayonnent d'une lumière que tu ne connais pas. Sous les couvertures, tu n'as pas besoin de lampe. Tu m'as entendu parler. Ma voix t'emplis de silence. Mes mots ne sont que le vide, il n'y a rien d'autre qu'un grand désert dans l'amour : on donne de l'espace pour accueillir, pour se réfugier. L'amour, c'est clandestin, parce que c'est trop précieux. Si ça se sait, ça se vole.
Tu as dévoré les mots une fois, puis une seconde. Aux premières lignes, tu as compris que ça t'était adressé, puis au fur et à mesure, tu as décroché. Les lignes sont devenues un roman. Que ces mots t'appartiennent, ce n'est pas possible. Tu n'es pas assez bien pour ça. C'est une grossière erreur. Tu as un homonyme dans la ville, c'est une méprise. L'inconnu s'est trompé de nom, il a cru s'adresser aux voisins, à la dame trois maisons plus loin. Ou simplement, ne serait-ce pas une plaisanterie, dans le but d'éprouver les nerfs, jusqu'à ce que ça craque ? Non, ce n'est pas à toi, c'est trop gros, c'est trop volumineux, c'est trop lourd. Tu n'as pas craqué, tu as tenu le choc, parce que ça ne pouvait pas être autrement, mais tu n'as pas compris. Ta respiration était calme, cachée sous les couvertures personne n'aurait pu te trouver. Tu as eu un grand soupir. Pas de soulagement. Un soupir d'une grande histoire qui commence et se débat dans la boue, loin d'être facile cette aventure - un roman à éteindre, mais comment ? Tu t'es sentie écrasée par une immense responsabilité dont tu ne voulais pas.
Lundi, tu as ouvert la porte bleue. Tu portes en toi tout le poids de mes mots, il y en a des pages et des pages. Ton corps pèse des tonnes mais je porte tes pas. Tu te sens légère. Quand tu croises des gens dans la rue, tu as envie de sourire. Tu meurs d'impatience de crier partout : si vous saviez combien je suis aimée... Oui, moi... Mais tu sais tout cela dérisoire, empli d'une fragilité bien grande. Tu ne sais pas qui. C'est une pièce de puzzle manquante. Malgré tout, tu te sens remplie d'une chaleur dans le sang. Tu sais que ce n'est pas quelqu'un qui te veut du mal, ça aurait été fait depuis longtemps sinon. Il y a un amour, gigantesque, qui n'arrive pas à passer le pas de la porte, par timidité probablement. Tu ne sais pas, mais bientôt tu sauras. La porte bleue peut s'ouvrir à deux battants aussi -exceptionnellement - pour toi on te doit bien ça. Une femme amoureuse, ça ouvre toutes les portes.
C'était dans le train du retour. Le matin, tu ne penses pas à ça, parce que tu es encore dans la nuit. Tu ne vois rien. Tu subis les images et les couleurs d'une nuit trop courte. Tu étais dans le train et tu t'es dit, ce soir là je le ferai. Après tout, j'en suis capable. Ca veut dire quitter son habitude, quitter la sécurité. Le vrai bonheur, c'est de partir de là où on est bien pour trouver un endroit où on est mieux. Tu as marché d'un pas décidé. A chaque dalle te rapprochant de chez toi, chaque pas te mettant face au bois des rêves (tu le vois d'ici), tu as senti ton corps mollir. Et s'il disait oui ? Et si tout cela n'était que pour ce oui ? Et si tout cela n'était que pour obtenir cette mise à l'épreuve de tes choix ? Ton élan est tombé par terre, tu hésites à le ramasser. Il y a le choix piquant de rester morte confortablement, ou de vivre douloureusement. Tu t'es baissée. Tu as pris ton courage à deux mains et tu l'as caché sous ton pull. Sans que tu t'en rendes compte, c'était le même que l'autre soir, un même pull pour deux angoisses de la même couleur.
Tu as dit bonsoir à ton père de manière distraite. Tu aurais voulu en finir tout de suite, pas tellement pour connaître l'amour, mais surtout pour ne plus être si grande. L'amour, ça grandit une femme, c'est ça qui la rend belle. La tendresse est le maquillage qui rend le visage si joli. Tu aurais voulu achever, mais tu avais cette crainte d'affronter l'essentiel ; on préfère grappiller les choses importantes peu à peu, en tournant autour du pot. Tu as grimpé les escaliers, puis tu as cherché une feuille de papier, n'importe laquelle. Tu n'as trouvé qu'une feuille de cahier, ça fait gamin, mais tu t'en fous. Tu n'es rien d'autre qu'une enfant, un miracle que les adultes n'ont pas encore mangé. Cette feuille a tourné en rond dans tes mains, sans que les mots viennent se graver dans ton infini. Pour lui répondre, il aurait fallu des pages et des pages, mais tu ne trouves pas les paroles. L'amour ne s'écrit ni se dit, il se partage. Alors, tu as cherché en toi qu'est-ce qui pourrait lui ressembler, à lui et à la tendresse aussi un peu, comment faire pour en donner une image pas trop déformée ? Avec toute l'eau de tes larmes, tu n'as rien trouvé d'autre qu'une aquarelle. Tu lui as écrit ce qu'il retourne en toi depuis tant de temps, une éternité, il ne manque que le nom.
Tes mains nerveuses ont plié le papier en quatre, puis tu as emballé ça dans un sac, à la même manière. Une dernière fois, tu as hésité, et si ce n'était pas la bonne phrase, et si ce n'était pas ce qu'il attendait, et s'il ne donnait pas de suite ? Répondrait-il un jour ? Deviendrait-il l'absent de toute une vie ? Tu t'es forcée au calme. Après tout, il n'est rien, alors tu n'es rien - il n'y a qu'inexistence, le papier n'est qu'un objet et jamais ces mots n'ont prouvé une seule once de vérité. Alors tu as emballé, tu as fini ce paquetage. Ca t'a paru immense. Tu t'es préparée à l'épreuve. Il parait que lorsqu'on est amoureuse, on n'a pas faim. L'esprit est tout entier accaparé sur l'amour, oubliant tout ce qu'il y a autour. Toi, comme tu es amoureuse du vent, ça creuse de grands vides dans ton âme. Plus tu aimes, plus tu te sens désertée. Tes amis sont loin, les profs sont invisibles, ta famille devient un obstacle. Cet amour a balayé ta vie pour en faire un désert, tu n'es plus rien que toi-même face à toi-même. Dans ta solitude, tu te trouves. Il n'y a plus que toi au milieu de rien. Plus que toi, un panneau, et l'amour. Alors, tu te serres les mains d'angoisse, elles deviennent des noeuds, tu vas vers le panneau, et tu attends l'amour.
La porte de ta chambre a claqué. Tu ne t'embarrasses plus de précautions. S'il est obligatoire de se soumettre à des explications, tu en donneras. Ce sera n'importe quoi s'il le faut, mais ce que tu vis maintenant est une souveraineté. Tu as regardé autour de toi. Il n'y a rien d'autre que le bruit de la ville, la route moche, le poteau d'éclairage public moche, les poubelles moches, le trottoir moche dont les bords sont cabossés. Il y a aussi ce bois des rêves. Il n'est pas hideux lui, même s'il n'est qu'un vieux morceau de ferraille délavé par le temps. Il est le porte parole de ta tendresse. Rien que pour ça, on lui doit le respect. Il y a peu de panneaux qui sont les portes des rêves. Tu as glissé ton coeur derrière la ferraille. Tu as levé les yeux vers le ciel et tu as vu les étoiles. L'une d'entre elles est la sienne, une autre inconnue est la tienne. Celui qui viendra prendre ton coeur sera peut-être un balayeur ou un passant curieux. Ca sera toujours un voleur. Il dérobera une étoile. Ton cur est une lumière infime dans la nuit. Un seul te la rendra. Plus belle.