Cet
article a pour but d'établir un comparatif entre les cloches orthodoxes
et les cloches de modèle occidental. Indirectement, ce chapitre donne suite
à la petite étude sur le son d'une cloche, puisque les différences
entre les deux modèles sont techniques et culturelles. L'aspect culturel
influe assez fortement sur le technique, et donc sur les caractéristiques
sonores des cloches orthodoxes. Cet article évoque assez largement les
cloches russes, mais les cloches bulgares et grecques sont aussi concernées,
ainsi que les cloches de tradition orthodoxe expatriées en régions
de tradition occidentale. Il ne s'agit pas d'une étude basée sur
un territoire (au contraire de la coptée bolonaise par exemple) mais d'un
aspect culturel et religieux.
Résumé
La
cloche se dit kolokol en russe. Le premier o est fort accentué, donc on
dit plutôt kólokol (колокол).
Les
cloches orthodoxes ont pour différences essentielles avec les cloches occidentales
: -Une modification de l'épaisseur de la robe, de la forme de la pince,
du profil 7/12. -Elles ne sont pas accordées. -Une épigraphie
culturellement assez différente. -Elles ne partent jamais en volée,
elles sont tintées en coptée.
-Une
culture musicale de tintement aux antipodes des traditions occidentales.
Les
cloches orthodoxes n'ont pas le même profil
D'un
point de vue historique, il n'est pas évident de déterminer d'où
proviennent les cloches russes (je me focalise ici sur la Russie, par facilité,
car chaque pays possède sa propre histoire). Une influence chinoise est
probable, mais le plus souvent avancé est que la cloche russe provient
du modèle occidental, et notamment des cloches du moyen-âge en Allemagne,
et même plus tôt dans l'histoire avec le développement des
cloches des Goths. Il n'y a pas de réponse parfaitement tranchée.
En tout cas, en ce qui concerne l'évolution de la forme de la cloche, on
retrouve une évolution parfaitement similaire au modèle occidental.
Dans la thèse de Jason Kaminski, p215, (voir bibliographie), un dessin
montre : -Une cloche de 1124, dite en forme Beehive (ruche). cette forme est
similaire à la cloche médiévale allemande Hosanna de Freiburg.
Elle est relativement cylindrique et minimale. -Une cloche de 1175 dite Sugar
loaf. C'est typiquement la forme d'un pot de fleur. -Une cloche de 1350 en
forme dite de transition. -Une cloche de 1389 de forme gothique. C'est la forme
approximative de tulipe que nous connaissons aujourd'hui.
Si
l'histoire de la cloche russe suit à quelques détails près
celle du modèle occidental, cela n'empêche pas des modifications
structurelles. Voici ci-dessous une série de croquis provenant de Blagovest
Bells.
Profil
allemand
Profil
français
Profil
russe
Pour
une personne non accoutumée avec les changements de profils, les schémas
sont illisibles. En résumé lisible, les modifications sont les suivantes
:
-L'épaisseur
de la robe est plus importante, surtout à la panse, donc ce sont des profils
nettement plus lourds que les cloches occidentales.
-Le
rapport 7/12 n'est pas le même (rapport de la largeur de la demi-bouche
à la hauteur de robe, couronne exclue). Il s'agit du rapport que de nombreux
ouvrages anciens considèrent comme étant le chiffre magique. Il
n'y a rien de magique, ce sont des tâtonnements qui ont amené les
fondeurs à déterminer de manière empirique que ce rapport
serait celui le plus intéressant pour le développement d'harmoniques
équilibrées. La ligne de démarcation du cerveau est située
à 10,5 segments au lieu de 12. Le cerveau possède une ligne de
replat comme sur le modèle allemand, au contraire du modèle français/belge/hollandais.
Dans la pratique de la cloche orthodoxe, ce replat comporte souvent une épigraphie,
ce qui est impossible dans le modèle français.
-Le
matériau utilisé n'est pas forcément toujours le même.
Dans la cloche occidentale, le rapport cuivre/étain et de 78% / 22%. En
Russie au moins (inconnu pour les autres traditions), on note assez régulièrement
des ajouts d'argent, en faible quantité. Ces ajouts sont de l'ordre 0,5%
à 2%, mais jamais plus. Les ajouts d'argent produisent selon les fondeurs
(parlant de kolokol'chiki,
petites cloches) un son plus clair, plus élevé en note fondamentale,
plus long en résonance. D'après la brève analyse sonore disponible
(Structure and Damping Capacity of
Br022 Bell Bronze, Tatyana Shashkina), il est évoqué
que pour les petites cloches, il est plus facile de réaliser un son aigu
'léger' avec une attaque précise et une décadence longue
et régulière.
-Le
battant n'a pas exactement la même forme. Ce sont des battants thermoforgés.
La boule forme un renflement qui va en s'évasant vers le bas, puis se referme
brusquement. Le bout du battant possède un plateau de fermeture, afin que
la corde ou chaîne ne s'échappe pas. Voir
image. On peut noter aussi que la boule du battant est beaucoup plus grosse.
Comme il n'y a pas de volée, c'est probablement pour donner de l'ampleur
au son, notamment pour les très grosses cloches. La boule de battant s'appelle
la pomme (iabloko), le
plateau s'appelle le perelet.
Les
cloches orthodoxes ne sont pas accordées
Cela
est dû à un aspect culturel. La cloche orthodoxe n'est pas jouée
pour la note mais pour le rythme. On peut retraduire cela comme : le carillon
russe n'est pas un grand piano. De ce fait, les cloches orthodoxes jouées
ensemble peuvent avoir une sonorité que l'occidental qualifierait de hautement
dissonante. Cela ressemble à du early Sonic Youth !!
La
cloche orthodoxe est un élément très important dans la religion,
c'est un objet sacré. Ces cloches sont nommées puis bénies
avec de l'eau bénite et de l'encens. Certains éléments de
littérature russe qualifient que l'accordage serait un sacrilège,
on ne touche plus à une cloche qui a été fondue.
Cet
aspect d'accordage sera à nouveau abordé dans la partie culturelle
de cet article, à propos des manières de tinter les cloches (la
coptée).
De ce fait,
le son de la cloche orthodoxe est assez différent. Après avoir fait
écouter les cloches de Rostov à un échantillon de 10 personnes,
il m'a été retourné assez fréquemment : c'est inharmonieux
et chaotique. Sur une base d'analyse scientifique, il semblerait que cette impression
provienne du fait que la fondamentale est courte et les harmoniques sont dispersées.
De plus, les harmoniques ne sont pas bien séparées sur une échelle
de fréquence mais sont noyées dans une radiation de semi-harmoniques.
Les
cloches orthodoxes n'ont pas
la même épigraphie
Photo
: Priyank Thatte (priyank.com) - Church bells
at Novgorod.
Photo
: Priyank Thatte (priyank.com) - Church bells
at Novgorod.
De nombreux
aspects sont similaires à l'épigraphie occidentale (voir l'article
sur l'épigraphie
campanaire). Cependant, quelques différences sont fondamentales et
ne se retrouveront pour ainsi dire jamais dans un modèle occidental.
-L'écriture
est en cyrillique. C'est une flagrance, mais je préfère l'indiquer
tout de même. Ce cyrillique est de forme ancienne, encore de nos jours.
On appelle ce cyrillique 'Viaz' ou Viaz'ma.
-L'épigraphie
est le plus souvent circulaire. C'est à dire que la ou les lignes que nous
appelons en culture occidentale 'de dédicace' font ici le tour de la cloche,
sans indication particulière de début ou de fin. On commence alors
par le nom du fondeur, puisqu'il faut commencer quelque part. Cependant, le texte
est souvent rédigé de manière à composer une infinité,
il ne possède ni début ni fin. C'est ce qu'on appelle une épigraphie
annulaire.
-L'épigraphie
n'est pas structurée de la même manière, où chez nous,
on retrouve date, fondeur, lieu de pose, parrains et marraines, etc. L'épigraphie
orthodoxe correspond plutôt à un journal intime de la cloche. Il
est donc plus facile d'y lire un résumé de son histoire. Si les
noms de fondeurs sont épisodiquement mentionnés, l'allusion reste
anecdotique. En effet, le plus souvent, ce n'est qu'un logo ou une héraldique,
mais pas de nom en toutes lettres.
-Une
cloche ne portera jamais un nom de 'saint'. Elles sont objet sacré, mais
ne sont pas saintes. Une cloche orthodoxe est en quelque sorte une icône.
Une icône est une image religieuse. La cloche est un son religieux. Des
saints peuvent figurer sur la robe en tant qu'élément de décor
mais ils ne seront jamais nommés saints. Les noms sont donc simplement
: Vladimir, Anastasia, Olga, Alexei...
-Les
éléments de décor peuvent encore assez fréquemment
comporter des éléments tout à fait inusuels pour nous : motifs
floraux (encore que, nous en possédons sur les rinceaux), mais surtout
des animaux faisant appel à la culture de l'héraldique byzantine
: aigle à deux têtes, lion, paon... Bien que ce ne soit pas une
différence structurelle, il faut tout de même relater que la qualité
des éléments de décor des cloches orthodoxes est souvent
d'une extrême bonne qualité, ceci à partir du 17ème
siècle.
Les cloches
orthodoxes ne sont pas jouées de la même manière
Une
cloche orthodoxe n'est jamais mise en volée. C'est contraire aux croyances,
l'utilisation de machines ou d'électronique est inconcevable. Comme la
cloche orthodoxe est un élément religieux, elle n'est sonnée
que par des personnes autorisées, c'est-à-dire des prêtres.
Avant la sonnerie, le prêtre effectue une prière.
La
cloche pourrait être mise en volée manuelle, mais ce n'est jamais
le cas. Ca ne fait pas partie de la tradition campanaire. La méthode utilisée
est la coptée. Il s'agit de tirer le battant avec une ou des corde(s) pour
tinter la cloche, mais la cloche en elle-même reste immobile.
Le
plus souvent, ce ne sont pas des cordes libres à tirer, comme on pourrait
l'imaginer en comparant avec nos cordes de cloches de volée manuelle. Ce
sont souvent des cordes déjà en tension. Il suffit d'appuyer dessus
pour tinter une ou plusieurs cloches. Les plus petites sont tintées avec
les mains, les plus grandes avec les pieds. Le musicien, pris dans un entrelas
de cordes, devient un véritable homme sonnant. Les coptées grecques
sont à ce titre fort impressionnantes (non abordé ci-dessous en
vidéo, ce sont des coptées russes).
Будничный
звон - Une coptée dans un monastère. (Auteur : Diofom).
Les
cloches orthodoxes suivent un canevas de sonneries
Les
sonneries orthodoxes sont hautement codifiées. Elles suivent un rite qui
s'appelle le Tipikon (ou
Tipicon).
Les
cloches sont présentes dans une tour, qu'on appelle Zvon.
Un sonneur de cloche est un Zvonar.
Les cloches sont classées selon trois catégories, qui sont les Zazvonny
ou petites cloches, les Podzvonny
ou cloches intermédiaires, les Blagovestnik
ou grosses cloches. Les plus grosses tours ont 5 blagovestniki, qui sont classées
selon les évènements à fêter : les
Torzhestvenny (la fête), les Polyeleos
(les vigiles), les Voskresny
(le dimanche), les Prostodnevny
(jours fériés), les Postny
(Church year fest). La plupart des tours classiques n'ont que deux ou trois blagovestniki.
Perebor
: les cloches sont sonnées lentement, de la plus petite à la plus
grande. Pour terminer, les cloches sont toutes sonnées en même temps.
C'est un rite funéraire. Cela représente la vie de la naissance
à la mort. Cette sonnerie est aussi utilisée pour annoncer une catastrophe.
Perezvon
: les cloches sont sonnées lentement, de la plus grande à la plus
petite. Pour terminer, les cloches sont toutes sonnées en même temps.
Cette sonnerie symbolise ce que l'église orthodoxe appelle le kenosis,
c'est à dire se vider du chaos lorsque dieu est incarné. Cette sonnerie
est l'incantation de la vie. Elle est utilisée pour annoncer un moment
heureux, et traditionnellement l'ouverture du culte orthodoxe.
Trevzon
: c'est un chant utilisant plusieurs cloches simultanément. C'est le chant
le plus rythmé et heureux. On y utilise une alternance des trois groupes
de cloches, zazvonny, podzvonny, blagovestniki. Le Trevzon est joué en
trois parties, l'introduction, le zvon, la finale. Une variante existe, c'est
le Dvuzvon. Le refrain
est joué deux fois au lieu de trois.
Le
Nabat, ou Vspoloshny
zvon, est un battement rapide d'une seule cloche, souvent la plus basse.
C'est la variante de notre tocsin.
La
codification des cérémonies, et donc de la possibilité d'utiliser
les cloches, est codifiée dans le Ustav
Tserkovnogo Zvona. C'est le petit livre bleu des cloches orthodoxes
qui définit le rituel festif lié au cloche. Cet ouvrage, qui date
seulement de 2002, est donc récent. Avant, cela se passait de manière
orale.
Les petites cloches sont jouées
à la main. Soit quatre ou cinq cloches sont reliées à une
poignée, soit un soleil, dont les rayons sont les cordes, est actionné
en appuyant sur la note désirée. Les grosses cloches sont actionnées
quant à elles au pied, par des pédales reliées à des
cordes.
Les caractéristiques
des jeux orthodoxes sont comme ont l'a vu, d'une très forte codification,
il y a peu d'espace pour la libre expression, le zvonar évolue dans un
rite. Une seule journée dans l'année est dédiée à
la libre improvisation, c'est le rituel
koliada (ou assimilé) qui a lieu à Pâques. L'autre
dominante, hormis la virtuosité du zvonar, c'est la rapidité d'exécution
et la grande rythmicité. La partie centrale de trevzon par exemple est
un déluge de notes, souvent très dissonantes. Cela produit un son
quasiment uniforme, composé d'une énergie énorme de lignes
sonores multipartites. Ce son dissonant est une identité forte au sein
de la Russie. Nombreux sont les russes qui sont d'une part fascinés par
ce son, d'autre part qui estiment que cela représente un élément
majeur de leur culture : Bell ringing
is one of the most important elements of Russian culture, for in no other country
did it spread so wide being a necessary part of the Orthodox church rites.
En attendant, comme l'expliquent Aldoshina et Nikanorov (The
investigation of acoustical characteristics of russian bells), il est
quasiment impossible de déterminer une seule note dans un plenum de trevzon.
C'est donc une culture du chaos qui domine, au contraire de celle de la cloche
flamande bien harmonisée ; c'est une signature sonore de l'identité
russe. Les mélodies sont minimalistes. Pas question d'avoir la créativité
d'un Gilles Lerouge dans le jazz, l'expressivité d'un Charles Dairay dans
un classique. La mélodie n'est qu'une émergence de deux éléments
prioritaires : la répétition rythmique et l'apparition d'une sonorité
spectrale.
Les tissus sonores qui habitent
les compositions orthodoxes sont liés à une intense répétiton
de modèles. Le script musical est basé sur la réitération
lancinante d'une seule cloche, fréquemment la plus grave, puis le tissu
sonore va en densification, cloches intermédiaires, clochettes, jusqu'à
une irisation des lieux : le zvon irradie le village de dissonance. C'est alors
le plenum et la fin du spectre sonore. Ces répétitions temporalisés
donnent une signification au monde : la naissance, la mort, la transcendance,
la colère ou l'extase. Dans la conception russe, ce n'est pas la cloche
qui est influencée par le monde (notamment dans son épigraphie),
mais c'est la cloche - élément important et icône d'une religion
- qui influence le monde. C'est pourquoi l'attachement des russes au son de zvon
est important et fait part intégrante de l'orthodoxie.
Звон
Костромского Свято Троицкого Ипатьевского
мужского монастыря - (Auteur : Diofom).
Bibliographie
: - Jason Kaminski, Kolokol, spectres of the russian bell.
- S.V. Smolensky, On bell ringing in Russia.
- Hierodeacon Roman, The phenomenon of Russian church bell ringing zvon.
- Pylyaev M.I., Historical bells, Cryptographic bell inscriptions. - A.S.
Yareshko, Russian art of bell-ringing.
- Thomas D. Rossing, Acoustics of Eastern and Western Bells.
- I. Aldoshina, The Investigation of Acoustical Characteristic of Russian
Bells.
- Wikipedia, Russian orthodox bell ringing.