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Le son d'une cloche (3)


Les cloches orthodoxes.

Cet article a pour but d'établir un comparatif entre les cloches orthodoxes et les cloches de modèle occidental. Indirectement, ce chapitre donne suite à la petite étude sur le son d'une cloche, puisque les différences entre les deux modèles sont techniques et culturelles. L'aspect culturel influe assez fortement sur le technique, et donc sur les caractéristiques sonores des cloches orthodoxes. Cet article évoque assez largement les cloches russes, mais les cloches bulgares et grecques sont aussi concernées, ainsi que les cloches de tradition orthodoxe expatriées en régions de tradition occidentale. Il ne s'agit pas d'une étude basée sur un territoire (au contraire de la coptée bolonaise par exemple) mais d'un aspect culturel et religieux.

Résumé

La cloche se dit kolokol en russe. Le premier o est fort accentué, donc on dit plutôt kólokol (колокол).

Les cloches orthodoxes ont pour différences essentielles avec les cloches occidentales :
-Une modification de l'épaisseur de la robe, de la forme de la pince, du profil 7/12.
-Elles ne sont pas accordées.
-Une épigraphie culturellement assez différente.
-Elles ne partent jamais en volée, elles sont tintées en coptée.
-Une culture musicale de tintement aux antipodes des traditions occidentales.

Les cloches orthodoxes n'ont pas le même profil

D'un point de vue historique, il n'est pas évident de déterminer d'où proviennent les cloches russes (je me focalise ici sur la Russie, par facilité, car chaque pays possède sa propre histoire). Une influence chinoise est probable, mais le plus souvent avancé est que la cloche russe provient du modèle occidental, et notamment des cloches du moyen-âge en Allemagne, et même plus tôt dans l'histoire avec le développement des cloches des Goths. Il n'y a pas de réponse parfaitement tranchée. En tout cas, en ce qui concerne l'évolution de la forme de la cloche, on retrouve une évolution parfaitement similaire au modèle occidental. Dans la thèse de Jason Kaminski, p215, (voir bibliographie), un dessin montre :
-Une cloche de 1124, dite en forme Beehive (ruche). cette forme est similaire à la cloche médiévale allemande Hosanna de Freiburg. Elle est relativement cylindrique et minimale.
-Une cloche de 1175 dite Sugar loaf. C'est typiquement la forme d'un pot de fleur.
-Une cloche de 1350 en forme dite de transition.
-Une cloche de 1389 de forme gothique. C'est la forme approximative de tulipe que nous connaissons aujourd'hui.

Si l'histoire de la cloche russe suit à quelques détails près celle du modèle occidental, cela n'empêche pas des modifications structurelles. Voici ci-dessous une série de croquis provenant de Blagovest Bells.


Profil allemand


Profil français


Profil russe

Pour une personne non accoutumée avec les changements de profils, les schémas sont illisibles. En résumé lisible, les modifications sont les suivantes :

-L'épaisseur de la robe est plus importante, surtout à la panse, donc ce sont des profils nettement plus lourds que les cloches occidentales.

-Le rapport 7/12 n'est pas le même (rapport de la largeur de la demi-bouche à la hauteur de robe, couronne exclue). Il s'agit du rapport que de nombreux ouvrages anciens considèrent comme étant le chiffre magique. Il n'y a rien de magique, ce sont des tâtonnements qui ont amené les fondeurs à déterminer de manière empirique que ce rapport serait celui le plus intéressant pour le développement d'harmoniques équilibrées.
La ligne de démarcation du cerveau est située à 10,5 segments au lieu de 12.
Le cerveau possède une ligne de replat comme sur le modèle allemand, au contraire du modèle français/belge/hollandais. Dans la pratique de la cloche orthodoxe, ce replat comporte souvent une épigraphie, ce qui est impossible dans le modèle français.

-Le matériau utilisé n'est pas forcément toujours le même. Dans la cloche occidentale, le rapport cuivre/étain et de 78% / 22%. En Russie au moins (inconnu pour les autres traditions), on note assez régulièrement des ajouts d'argent, en faible quantité. Ces ajouts sont de l'ordre 0,5% à 2%, mais jamais plus. Les ajouts d'argent produisent selon les fondeurs (parlant de kolokol'chiki, petites cloches) un son plus clair, plus élevé en note fondamentale, plus long en résonance. D'après la brève analyse sonore disponible (Structure and Damping Capacity of Br022 Bell Bronze, Tatyana Shashkina), il est évoqué que pour les petites cloches, il est plus facile de réaliser un son aigu 'léger' avec une attaque précise et une décadence longue et régulière.

-Le battant n'a pas exactement la même forme. Ce sont des battants thermoforgés. La boule forme un renflement qui va en s'évasant vers le bas, puis se referme brusquement. Le bout du battant possède un plateau de fermeture, afin que la corde ou chaîne ne s'échappe pas. On peut noter aussi que la boule du battant est beaucoup plus grosse. Comme il n'y a pas de volée, c'est probablement pour donner de l'ampleur au son, notamment pour les très grosses cloches. La boule de battant s'appelle la pomme (iabloko), le plateau s'appelle le perelet.

Les cloches orthodoxes ne sont pas accordées

Cela est dû à un aspect culturel. La cloche orthodoxe n'est pas jouée pour la note mais pour le rythme. On peut retraduire cela comme : le carillon russe n'est pas un grand piano. De ce fait, les cloches orthodoxes jouées ensemble peuvent avoir une sonorité que l'occidental qualifierait de hautement dissonante. Cela ressemble à du early Sonic Youth !!

La cloche orthodoxe est un élément très important dans la religion, c'est un objet sacré. Ces cloches sont nommées puis bénies avec de l'eau bénite et de l'encens. Certains éléments de littérature russe qualifient que l'accordage serait un sacrilège, on ne touche plus à une cloche qui a été fondue.

Cet aspect d'accordage sera à nouveau abordé dans la partie culturelle de cet article, à propos des manières de tinter les cloches (la coptée).

De ce fait, le son de la cloche orthodoxe est assez différent. Après avoir fait écouter les cloches de Rostov à un échantillon de 10 personnes, il m'a été retourné assez fréquemment : c'est inharmonieux et chaotique. Sur une base d'analyse scientifique, il semblerait que cette impression provienne du fait que la fondamentale est courte et les harmoniques sont dispersées. De plus, les harmoniques ne sont pas bien séparées sur une échelle de fréquence mais sont noyées dans une radiation de semi-harmoniques.

Les cloches orthodoxes n'ont pas la même épigraphie


Photo : Priyank Thatte - Church bells at Novgorod.


Photo : Priyank Thatte - Church bells at Novgorod.

De nombreux aspects sont similaires à l'épigraphie occidentale (voir l'article sur l'épigraphie campanaire). Cependant, quelques différences sont fondamentales et ne se retrouveront pour ainsi dire jamais dans un modèle occidental.

-L'écriture est en cyrillique. C'est une flagrance, mais je préfère l'indiquer tout de même. Ce cyrillique est de forme ancienne, encore de nos jours. On appelle ce cyrillique 'Viaz' ou Viaz'ma.

-L'épigraphie est le plus souvent circulaire. C'est à dire que la ou les lignes que nous appelons en culture occidentale 'de dédicace' font ici le tour de la cloche, sans indication particulière de début ou de fin. On commence alors par le nom du fondeur, puisqu'il faut commencer quelque part. Cependant, le texte est souvent rédigé de manière à composer une infinité, il ne possède ni début ni fin. C'est ce qu'on appelle une épigraphie annulaire.

-L'épigraphie n'est pas structurée de la même manière, où chez nous, on retrouve date, fondeur, lieu de pose, parrains et marraines, etc. L'épigraphie orthodoxe correspond plutôt à un journal intime de la cloche. Il est donc plus facile d'y lire un résumé de son histoire. Si les noms de fondeurs sont épisodiquement mentionnés, l'allusion reste anecdotique. En effet, le plus souvent, ce n'est qu'un logo ou une héraldique, mais pas de nom en toutes lettres.

-Une cloche ne portera jamais un nom de 'saint'. Elles sont objet sacré, mais ne sont pas saintes. Une cloche orthodoxe est en quelque sorte une icône. Une icône est une image religieuse. La cloche est un son religieux. Des saints peuvent figurer sur la robe en tant qu'élément de décor mais ils ne seront jamais nommés saints. Les noms sont donc simplement : Vladimir, Anastasia, Olga, Alexei...

-Les éléments de décor peuvent encore assez fréquemment comporter des éléments tout à fait inusuels pour nous : motifs floraux (encore que, nous en possédons sur les rinceaux), mais surtout des animaux faisant appel à la culture de l'héraldique byzantine : aigle à deux têtes, lion, paon...
Bien que ce ne soit pas une différence structurelle, il faut tout de même relater que la qualité des éléments de décor des cloches orthodoxes est souvent d'une extrême bonne qualité, ceci à partir du 17ème siècle.

Les cloches orthodoxes ne sont pas jouées de la même manière

Une cloche orthodoxe n'est jamais mise en volée. C'est contraire aux croyances, l'utilisation de machines ou d'électronique est inconcevable. Comme la cloche orthodoxe est un élément religieux, elle n'est sonnée que par des personnes autorisées, c'est-à-dire des prêtres. Avant la sonnerie, le prêtre effectue une prière.

La cloche pourrait être mise en volée manuelle, mais ce n'est jamais le cas. Ca ne fait pas partie de la tradition campanaire. La méthode utilisée est la coptée. Il s'agit de tirer le battant avec une ou des corde(s) pour tinter la cloche, mais la cloche en elle-même reste immobile.

Le plus souvent, ce ne sont pas des cordes libres à tirer, comme on pourrait l'imaginer en comparant avec nos cordes de cloches de volée manuelle. Ce sont souvent des cordes déjà en tension. Il suffit d'appuyer dessus pour tinter une ou plusieurs cloches. Les plus petites sont tintées avec les mains, les plus grandes avec les pieds. Le musicien, pris dans un entrelas de cordes, devient un véritable homme sonnant. Les coptées grecques sont à ce titre fort impressionnantes (non abordé ci-dessous en vidéo, ce sont des coptées russes).

Les cloches orthodoxes suivent un canevas de sonneries

Les sonneries orthodoxes sont hautement codifiées. Elles suivent un rite qui s'appelle le Tipikon (ou Tipicon).

Les cloches sont présentes dans une tour, qu'on appelle Zvon. Un sonneur de cloche est un Zvonar. Les cloches sont classées selon trois catégories, qui sont les Zazvonny ou petites cloches, les Podzvonny ou cloches intermédiaires, les Blagovestnik ou grosses cloches. Les plus grosses tours ont 5 blagovestniki, qui sont classées selon les évènements à fêter : les Torzhestvenny (la fête), les Polyeleos (les vigiles), les Voskresny (le dimanche), les Prostodnevny (jours fériés), les Postny (Church year fest). La plupart des tours classiques n'ont que deux ou trois blagovestniki.

Perebor : les cloches sont sonnées lentement, de la plus petite à la plus grande. Pour terminer, les cloches sont toutes sonnées en même temps. C'est un rite funéraire. Cela représente la vie de la naissance à la mort. Cette sonnerie est aussi utilisée pour annoncer une catastrophe.

Perezvon : les cloches sont sonnées lentement, de la plus grande à la plus petite. Pour terminer, les cloches sont toutes sonnées en même temps. Cette sonnerie symbolise ce que l'église orthodoxe appelle le kenosis, c'est à dire se vider du chaos lorsque dieu est incarné. Cette sonnerie est l'incantation de la vie. Elle est utilisée pour annoncer un moment heureux, et traditionnellement l'ouverture du culte orthodoxe.

Trevzon : c'est un chant utilisant plusieurs cloches simultanément. C'est le chant le plus rythmé et heureux. On y utilise une alternance des trois groupes de cloches, zazvonny, podzvonny, blagovestniki. Le Trevzon est joué en trois parties, l'introduction, le zvon, la finale.
Une variante existe, c'est le Dvuzvon. Le refrain est joué deux fois au lieu de trois.

Le Nabat, ou Vspoloshny zvon, est un battement rapide d'une seule cloche, souvent la plus basse. C'est la variante de notre tocsin.

La codification des cérémonies, et donc de la possibilité d'utiliser les cloches, est codifiée dans le Ustav Tserkovnogo Zvona. C'est le petit livre bleu des cloches orthodoxes qui définit le rituel festif lié au cloche. Cet ouvrage, qui date seulement de 2002, est donc récent. Avant, cela se passait de manière orale.

Les petites cloches sont jouées à la main. Soit quatre ou cinq cloches sont reliées à une poignée, soit un soleil, dont les rayons sont les cordes, est actionné en appuyant sur la note désirée. Les grosses cloches sont actionnées quant à elles au pied, par des pédales reliées à des cordes.

Les caractéristiques des jeux orthodoxes sont comme ont l'a vu, d'une très forte codification, il y a peu d'espace pour la libre expression, le zvonar évolue dans un rite. Une seule journée dans l'année est dédiée à la libre improvisation, c'est le rituel koliada (ou assimilé) qui a lieu à Pâques. L'autre dominante, hormis la virtuosité du zvonar, c'est la rapidité d'exécution et la grande rythmicité. La partie centrale de trevzon par exemple est un déluge de notes, souvent très dissonantes. Cela produit un son quasiment uniforme, composé d'une énergie énorme de lignes sonores multipartites. Ce son dissonant est une identité forte au sein de la Russie. Nombreux sont les russes qui sont d'une part fascinés par ce son, d'autre part qui estiment que cela représente un élément majeur de leur culture : Bell ringing is one of the most important elements of Russian culture, for in no other country did it spread so wide being a necessary part of the Orthodox church rites. En attendant, comme l'expliquent Aldoshina et Nikanorov (The investigation of acoustical characteristics of russian bells), il est quasiment impossible de déterminer une seule note dans un plenum de trevzon. C'est donc une culture du chaos qui domine, au contraire de celle de la cloche flamande bien harmonisée ; c'est une signature sonore de l'identité russe. Les mélodies sont minimalistes. Pas question d'avoir la créativité d'un Gilles Lerouge dans le jazz, l'expressivité d'un Charles Dairay dans un classique. La mélodie n'est qu'une émergence de deux éléments prioritaires : la répétition rythmique et l'apparition d'une sonorité spectrale.

Les tissus sonores qui habitent les compositions orthodoxes sont liés à une intense répétiton de modèles. Le script musical est basé sur la réitération lancinante d'une seule cloche, fréquemment la plus grave, puis le tissu sonore va en densification, cloches intermédiaires, clochettes, jusqu'à une irisation des lieux : le zvon irradie le village de dissonance. C'est alors le plenum et la fin du spectre sonore. Ces répétitions temporalisés donnent une signification au monde : la naissance, la mort, la transcendance, la colère ou l'extase. Dans la conception russe, ce n'est pas la cloche qui est influencée par le monde (notamment dans son épigraphie), mais c'est la cloche - élément important et icône d'une religion - qui influence le monde. C'est pourquoi l'attachement des russes au son de zvon est important et fait part intégrante de l'orthodoxie.

Bibliographie :
- Jason Kaminski, Kolokol, spectres of the russian bell.
- S.V. Smolensky, On bell ringing in Russia.
- Hierodeacon Roman, The phenomenon of Russian church bell ringing zvon.
- Pylyaev M.I., Historical bells, Cryptographic bell inscriptions.
- A.S. Yareshko, Russian art of bell-ringing.
- Thomas D. Rossing, Acoustics of Eastern and Western Bells.
- I. Aldoshina, The Investigation of Acoustical Characteristic of Russian Bells.
- Wikipedia, Russian orthodox bell ringing.

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