VOYAGE
DANS L'ÉLOIGNEMENT
AINIELLE, LA MÉMOIRE
JAUNE
LES VILLAGES ABANDONNÉS DU SOBREPUERTO
Ce très vaste documentaire concerne les montagnes du Sobrepuerto, dans la province de Huesca, Alto Aragón, au sein des Pyrénées espagnoles. Cest un rectangle dune immense surface, qui sest vu désertifié dans les environs des années 60 (cela fut graduel de 1950 à 1973). Dans ces forêts subsistent des villages abandonnés relativement nombreux, comme cela est le cas dans la Sobrarbe, Soria, Zaragoza, etc.
Les lieux furent sous les feux de la rampe lorsquen 1988, lécrivain Julio Llamazares réalisa un roman : La pluie jaune (La lluvia amarilla), qui décrit la vie fictionnelle du dernier habitant dAinielle : Andrés de Casa Sosas. Ce livre est éminemment conseillé à tout passager de ce site, pour lintensité des propos, la vérité crue et limmense poésie amère de ce texte. Les derniers habitants dAinielle furent Angel Azón et Rosalia Azón, qui ont déménagé à Sabiñanigo. Le dernier habitant à quitter le Sobrepuerto était alors domicilié à Cortillas.
Il existe une immensité de documentaires sur le Sobrepuerto, sur les pueblos deshabitados et sur la Lluvia amarilla, à tel niveau que lon peut quasiment se dire quil ny a plus rien à ajouter. Le texte de Llamazares est à ce point une épure quil ne faut assurément rien adjoindre, ce serait des lignes dempoisonnement. Quant aux traits non fictionnels, les études qui furent menées sont si tant complètes quelles en sont remarquables (historique, ethnologie, géographie, etc). Nous conseillons à ce titre les ouvrages dEnrique Satue Oliván, ainsi que « El guia de Sobrepuerto », un ouvrage collectif remarquablement bien documenté (José María Satué, Adolfo Castán, Enrique Satué, José Miguel Navarro, Juan Carlos Ascaso, Ánchel Belmonte, Jesús Sánchez, Ricardo Blanco).
Deux sites font le point sur le dépeuplement, celui de Cristian Laglera et celui de Faustino Calderón. Le premier site internet est assorti de deux livres sur le sujet (en 2014).
Pour autant que ce sujet ait été étudié, il existe peu voire très peu de photos sur le sujet. De simples recherches sur internet permettent de déterminer au minimum que cest un thème très peu parcouru. Hormis Ainielle, les livres de souvenirs témoignent bien que sont rares les gens qui se promènent par là. Il est vrai que plus dun accès se trouve rédhibitoire.
Ces pages présentent donc le Sobrepuerto comme un récit de passage. Je noserais dire de voyage préférant passage, car le plus généralement, on voyage dans le but de visiter, voir des lieux insolites, apprendre. Ici, la finalité était relativement autre (bien que la curiosité ne soit certainement pas exempte) ; il sagissait surtout et avant tout dun pèlerinage. Nul de ces anciens habitants na besoin dun hommage, voire même dun piédestal. Leurs vies étaient simples, agricoles, en communion avec la nature, dure aussi certainement. Pour certains, ils ont vécu un arrachement à quitter les lieux. Jamais jamais jamais ils ne pouvaient se résoudre à partir. Mais, lorsquon se retrouve les derniers comme les parents dEnrique Satué, la solitude commence à faire un peu peur. Cest vrai quon est loin de tout.
Nombreux furent ceux qui ont parcouru les sentiers en pèlerinage après La lluvia amarilla. Notre chemin se situe à la frontière dun peu tout ça, à se dire ici il y eut tant de vie ; des décennies passées à paver les chemins, construire les murets et les maisons, soccuper des terres. Aujourdhui il nen reste pas loin de plus rien. Quel gâchis (peut-être ?), la nature reprend ses droits, les vautours planent au-dessus des terrasses éventrées par les ajoncs, les buis sentent fort dans les pentes abruptes. Que pouvons-nous critiquer, estimer, deviner ? Quel est notre droit de regard ? Sommes-nous assez humbles ou notre vision comporte encore quelque part un soupçon de jugement ?
Nous espérons que la beauté de ces lieux vous fera vibrer.
Cela fait 16 ans que le voyage devait être effectué. De telles valeurs font peur ! Et pourtant, cest bien cela, une longue attente à laquelle en fin de compte, on ne pense plus trop.
Au tout départ, cest dabord compliqué de se localiser dans cette immensité, les cartes ne sont autres que de très grands espaces verts : de la forêt, parcourue par quelques sentiers au tracé flou - quelquefois ça va nulle part. Le tunnel de Cotefablo sert de repère. Assez bêtement, on sait quà partir de là, quelques encablures au sud nous font plonger dans le cur du sauvage Sobrepuerto. Les villages sont repérés un à un : Oliván, Susín, Berbusa, Ainielle, Otal, Bergua, Escartín, Cillas, Cortillas, Basaran, Sasa, Yosa. Ces noms inconnus, aux consonances sympathiques, deviennent peu à peu des toponymies habituelles et en quelque sorte des buts. Sans jamais y avoir mis un pied, on commence à se dire quon maitrise la situation. On voit, se projette, imagine, échafaude.
Et puis le jour arriva. Le trajet est long, cest chose sûre. Ce nest pas la porte à côté depuis la Belgique.
Tout est repéré depuis des lustres et lorsque lon passe devant léglise dOliván, on se flatte assez stupidement de la reconnaître comme si elle était une vieille amie. Sans nul doute, la piste qui démarre vers Susín est aussi un paysage connu. A ce titre, cest à ce point poussé loin quon sétonne de ne plus voir la barrière au dessus du barranco de Oliván ; elle a disparu on ne sait où ni pourquoi. A peine passé le rio Gallego, Josette le GPS se perd complètement dans le vert. Dès à présent, on se dit que cest bon signe. Au revoir la civilisation agitée, stressée et bruyante ! Cest dailleurs devenu une expression : on est dans le vert signifie quon est loin de tout, perdu et bien. Finalement, serait-ce quelque part dans le Sobrepuerto ?
Le sac est prêt, nous partons. Nous attendions-nous à ne voir personne durant ces grandes journées de balades ? Quelque part oui. On sinterrogeait franchement si ça allait être le cas, ce le fut.
Le chemin est long, cest le moins quon puisse dire. Quel que soit lendroit, cest toujours très isolé. La plus grande inquiétude était de trouver des sentiers refermés par la végétation, surtout du fait que les cartes IGN espagnoles sont souvent lacunaires en matière de chemin et franchement pas que dans El Serrable de Sobrepuerto. La végétation espagnole est de deux types : soit très-dense-du-genre-impénétrable, soit piquante-version-musclor. Autant dire quil faut tout de même rester attentif. De tous les parcours dans le Sobrepuerto, le paysage a été semblable : une immense immensité déserte dactivité humaine présente. Cest une merveille de forêts quasiment vierges de passages. En plus dun lieu on se dit : mais qui vient là ? En réalité dès que lon sort un tout petit peu des chemins, la réponse est réellement plus personne.
De ces chemins longs et très jolis, malgré les distances rédhibitoires je le redis, pas un ne fut réellement insurmontable, sauf peut-être Otal qui fut certainement quand même assez difficile. A chaque pas revient le souvenir des gens dantan : un mur effondré qui servait à délimiter les propriétés, un muret tout joli qui servait à ce que les bêtes ne tombent pas dans le précipice, des terrasses éventrées par la végétation, par-ci ou par-là aussi souvent une petite borie. Sans exagérer, rien de plus. En fait, la nature a beaucoup regagné ses droits, peut-être même ne les a jamais-t-elle perdus.
Et puis à un moment,
le village apparait.
Quelquefois tout dun coup, après avoir passé un
semblant de porte marqué par quelques pierres au sol, ou bien
majestueux soffrant sur les pentes du versant opposé.
Les hameaux ne mont jamais paru être la tristesse écrasante dune pluie jaune. Les rares discussions des anciens, dans ça ou là quelques reportages, non plus. Certainement il y eut une très grande sensation darrachement, oui probablement ces gens ont perdu quelque chose de leurs eux-mêmes. Ils ne voulaient absolument pas partir ; pour certains, ils y furent contraints par la situation. La pluie jaune raconte la fiction de quelquun qui se serait entêté, jusquau bout, à rester après le départ des autres. Cela nexistât pas, mais combien cela aurait pu être possible.
Les villages mont paru être une gigantesque solitude. Avant tout cest loin. Puis cest silencieux. Puis il ny a rien alentours. Puis oui, certainement, cest totalement abandonné. Mais par-dessus ces choses là, banales en quelque sorte, il y a la solitude. Une solitude dense et palpable, un isolement du monde, un exil, une séparation du monde, un retranchement violent, vivant et volontaire. Les villages sont très loin dêtre âme-morte. On est là-bas dans un ailleurs, quon quitte tous, je dis tous, avec peine, non pas fulgurante, mais bien présente tout de même. Jamais cela dans un village vivant : Broto, Oto, voire même la bruyante Torla. Ici on pourrait quasiment dire : Otal, Escartín, Ayerbe, on sait ce qui est perdu pour ainsi dire à tout jamais, et le peu qui reste en devient précieux. Cest en ça quil est dur de repartir. Et pourtant, cest contradictoire, on ny habiterait pas.
Ces retraites dans la solitude profonde amènent un sens à ce que lon voit ; on nest plus au cur dun bien qui appartient à tout le monde, le lieu appartient ici à ceux qui le recherchent vraiment. On narrive pas là, jamais ô jamais, par le fruit du hasard. La quête est longue, il y a quasiment un sentiment de mérite, même si en réalité cest quelque chose dun peu ridicule.
Les terres sont parcourues par des troupeaux de vaches qui sont, elles, pas loin dêtre abandonnées. On a limpression que les bêtes sont lâchées en montagne, sans soins et sans attention, et on verra bien qui rentre à la fin de la saison. Les vaches, innombrables, défoncent les portes des maisons et utilisent les rez-de-chaussée comme étables. Leurs sabots fouillent, affouillent, détruisent. Ces animaux sont meurtriers envers les maisons, qui ne cessent de souffrir. Dans ces niveaux bas, parfois quarante centimètres dépaisseur de bouses jonchent le sol. Ces (gros) bovins achèvent ce qui est déjà fragile. Les bêtes ruminent sous des planchers en décomposition, des poutres arrachées, des toits entiers branlants.
Lorsque lune ou lautre périt, alors de grands groupes de vautours samassent sur la proie. Immenses et beaux en vol, les vautours tournoient lentement dans le ciel, sélevant au fil des courants ascendants.
Bien des maisons sont en état de ruine. Cest quelquefois si avancé que cest avec difficulté quon perçoit ce que pouvait être lhabitation. Les orties dévorent les pierres, les sureaux défoncent les murs pantelants, les ronces fabriquent dénormes taillis impénétrables. Au sein de cette végétation luxuriante se nourrissant de la mort du village, un rouge-queue lance son cri amusant entrecoupé dune décharge électrique. Aussi, une fauvette lance son tictictic obsédant et inquiet, tandis que sur les lauzes instables dun toit, un corbeau nous regarde, à la fois curieux de la présence et soucieux de cet intrus peu fréquent.
Au loin, les cimes sont familières : le Pelopín, lErata, le Yésero, la Manchoya. Bien quaimées, ces montagnes ne sont jamais amies non plus. Elles sont des obstacles. Le Pelopín ressemble si tant au fond décran par défaut de Windows XP, on en vient à se dire quon fait un voyage de geek. Passée cette aparté, le voyage de retour est également très long, inévitable, lourd de beaux souvenirs. Le puerto dOtal est un lieu disolement lui aussi, car qui vient en cet endroit où lon atterrit quen se perdant par pure mégarde ?
Durant le long trajet de retour, je me suis demandé comment jallais parler de ces villages. Je ne trouvais pas de solution satisfaisante. Par fiction, par description méticuleuse ? Que faire Je me refusais à ne pas en parler, non plus, car ce serait une omission, une véritable triste omission. Non ces lieux nont rien fait pour mériter loubli. Alors, je nai trouvé aucune autre manière daborder le sujet si ce nest ce que ce fut, le récit dun passager attentif. Attentif au silence dun lieu effacé. Sur les cartes, il napparait plus rien. Les noms ne figurent plus. On est dans le vert, comme dirait Josette.
Il y eut dans cette absence
momentanée le lieu où la carte est vide
une transfiguration, ce qui de par la définition signifie transformer
en rendant beau. Il est bon de temps à autre de séloigner
du monde, ce dont jespère ces quelques pages témoigneront.
0:00 - Oto, un rougequeue
chante brièvement sur la place du village, déserte à
cette heure.
0:57 - Oto, un groupe de jeunes hirondelles réclame de la nourriture
aux parents, fort affairés. Au fond, des villageois couvrent
le toit d'une vieille voiture avec du bois.
2:17 - Otal, un troupeau de vaches lointain sillonne les terrasses,
nous sommes à l'approche du village.
3:02 - Otal, des vaches occupent une maison abandonnée et s'en
servent d'étable.
5:55 - Le moulin d'Ainielle ; on y entend le bruit du barranco del Molino
et le vent dans les peupliers.
7:50 - Bergua, des oiseaux chantent dans les fourrés, alors que
nous arrivons au village.
9:30 - Escartín, des veaux ont investi une ancienne aire de battage
des blés, ils ruminent paisiblement dans le silence des lieux
abandonnés.
11:09 - Ayerbe de Broto, une courte pluie toute fine tombe sur un champ
de chardons.
14:44 - Ayerbe de Broto, des oiseaux ont investi une ancienne étable
croulant sous le poids des ans.
16:38 - Artouste, un grand troupeau de moutons s'approche lentement.
18:50 - Artouste, quelques vaches paissent tranquillement dans la beauté
des pentes.
21:00 - Bramatuero, dans un lieu fort sauvage, les vaguelettes du lac
s'éteignent sur la pente abrupte.
22:17 - Parzán, un criquet et des grillons dans un bosquet de
buis.
24:03 - Néouvielle, lac d'Aumar, des vaguelettes font un son
très étrange sur la berge rocheuse.
26:15 - Parzán, circo de la Barrosa, un ruisseau descend lentement
la pente bordée de gentianes.
28:07 - Broto, après plusieurs heures de menaces, un orage nocturne
secoue la vallée.
Durée : 42:52