Viviers, la Cité Blanche
Une cité fantôme qui tente de survivre par-delà tous les vents
La Cité Blanche est localisée à Viviers, en Ardèche. Il s’agit d’une ancienne cité industrielle aujourd’hui désaffectée. Que de similitudes dans ce documentaire, lorsque l’on compare à mes parcours à Goussainville-Le-Vieux ; ce n’est pas forcément le même aspect, certes, mais en tout cas l’émotion qui assaille est ressemblante.
Historique
La Cité Blanche est localisée entre Viviers et Le Teil, en Ardèche. Elle est immédiatement attenante à la carrière Lafarge du Teil, berceau historique de l’entreprise. Se trouvait-là, dès 1831, une usine à chaux. A ce titre, il subsiste toujours un ancien four dans l’enceinte de l’usine actuelle.
La carrière Lafarge-Coppée a été débutée graduellement dans les années 1850, et se voit portée par un immense essor avec la création d’une ligne de fabrication du ciment Portland en 1868. Pleine révolution industrielle donc. En 1880, la direction décide de la création d’une cité ouvrière, afin de loger le personnel sur place. La construction du canal de Suez avait lieu, et cela demandait beaucoup de ciment.
Après avoir créé une cantine et des dortoirs en 1862, il s’avérait nécessaire de voir plus grand et d’établir, ni plus ni moins, un véritable petit village. En dépit des soucis inhérents à une classique cité ouvrière, des nuisances telles que le bruit et la poussière, les habitants témoignaient d’une vie agréable.
C’est ainsi qu’est créée une première ligne d’habitations le long du Rhône. En plein essor, la Cité est considérablement agrandie en 1913, avec l’érection d’une seconde ligne d’habitations ; c’est ce qui se trouve actuellement le long de la voie ferrée. En 1922, la Chapelle Saint-Victor est ajoutée ; le curé était payé comme un ingénieur. L’architecte de l’église, ardéchois, était Siméon Baussan. La rangée de 1913 possède des appartements plus vastes, c’est-à-dire 4 pièces. Pour pouvoir y loger, il fallait avoir au minimum trois enfants. Disons que le but était de ne pas gâcher de la place.
Un vaste bâtiment est accolé sur la partie nord. Il s’agit de la sacherie. Elle date de 1910. Les femmes y effectuaient la couture des sacs. Les sacs pesaient 50 kilos. Ils étaient consignés. A leur retour, ils étaient déchirés. C’est au sein de la sacherie de 1910 (i.e la seconde sacherie) que les femmes raccommodaient les sacs. Ou bien elles faisaient ça chez elles, ou bien elles cousaient à la sacherie. Les deux étaient possibles.
La Cité Blanche s’appelle de la sorte, non pas de la couleur du ciment – on parle en effet plutôt de l’or gris – mais du prénom de Blanche, l’épouse du chef d’établissement de l’époque, Lafarge. Cette dernière était décédée jeune, trois ans plus tôt, il s’agit donc d’un hommage. Yvonne Leclère, enseignante à la retraite, précise : Le constructeur est Raphaël de Lafarge, le fils de Léon, le fondateur. Il avait épousé Blanche de Causans, décédée à 35 ans, en 1877.
Lors de l’apogée, la Cité a hébergé 450 personnes. Le village attire de toutes parts, à tel point qu’il existe une liste d’attente afin d’y loger. Yvonne Leclère conserve la mémoire des lieux. Elle témoigne : ce n’était pas cher du tout. En plus ils avaient le droit à un jardin. Et, ils avaient le droit à 2400 kilos de charbon, par an. Il y avait des avancées sociales, il y avait notamment une caisse d’épargne. Alors, la caisse d’épargne, en temps habituel, c’était 3,5%, chez Lafarge c’était 4,5%.
Très tôt et à l’initiative même de l’entreprise, il y eut une caisse de secours, dédiée aux soins. Pour les ouvriers, mais les femmes et les enfants aussi. Cela a été ensuivi par une caisse d’épargne. Si les enfants avaient bien travaillé, s’ils avaient de bons résultats, Lafarge mettait de l’argent sur leur livret.
On trouvait à la Cité, outre les logements, une école, des commerces, un théâtre, et même à ce qu’il parait une maternité. Jean-Marie Testud : Quand c’était calme (du point de vue du vent, la vallée du Rhône étant bien balayée), la poussière de ciment se déposait, là c’était tout blanc ! Et ça colle, avec l’humidité du Rhône.
Symbole du paternalisme, ces bâtiments sont un plein témoignage de la vie ouvrière de l’époque. On y tourne peut-être en circuit fermé, mais en tout cas on y vit bien. Une boucherie et une boulangerie s’installent, le café Saint-Léon aussi, où tout le monde se retrouvait. Au cercle Saint-Léon, il y était organisé des cours du soir. Gérard Delcambre : Pendant 3 ans, j’ai habité ici. On n’en revenait pas. On avait tout ce qu’il fallait, on avait l’eau chaude, on avait de quoi se chauffer, on était bien dans les maisons. Chacun avait sa chambre et on était heureux. On était joyeux, on ne demandait que ça. Les parents ont commencé à vieillir. Certains sont décédés. Et puis Lafarge a changé de stratégie. Personne ne voulait plus s’installer. Y’a eu une petite mort si vous voulez qui s’est installée, par le temps, l’âge, tout ça.
La mécanisation de l’usine a entrainé la désaffection au cours des années 50 ; la cité se vide progressivement. A la pointe de la technologie, l’usine est à ce jour en très grande partie automatisée. Elle est d’ailleurs terriblement belle, un monstre de mécanique.
Vous pouvez écouter l'ambiance sonore de la cité blanche ci-dessus.
Que deviennent les lieux ?
La cité s’est graduellement vidée de ses occupants. La célèbre dernière habitante est décédée il y a peu. La presse, si douée, n’arrive même pas à se mettre d’accord sur sa date de décès ! Cela serait le 11 ou le 13 décembre 2021 (nota : il s’agit du 13), et en tout cas inhumée le 15 décembre 2021. Cette dernière, Fernande Brunel, est finalement devenue célèbre du fait d’habiter là. Elle a enchainé les articles de presse locale et la télévision.
D’une dignité absolue, toute pleine de simplicité, Fernande Brunel témoigne du haut de ses 93 ans à l’époque, auprès du journal de 13 heures de France 2, rien que ça :
Vous êtes toute seule Madame, dans la Cité ?
- Et ouais… et ouais, y’a pas grand-monde !
Ca fait combien de temps que vous habitez ici ?
- Soixante-Treize ans. Quand même hein !
Pourquoi vous ne voulez pas partir ? Madame ?
- Parce que je suis habituée là. Je ne veux pas aller ailleurs. Et où j’irais maintenant ?
Et encore plus pugnace, elle déclarait au magazine M du Monde : Si vous me virez, je crève sur ma chaise. Les pompiers même n’ont pas réussi à la déloger !
Il a été opéré un classement Monument Historique de l’entièreté de la Cité (PA00135641) le 25 septembre 1995. Cela signifie donc que l’ensemble architectural n’est pas menacé de démolition par les pelleteuses, toutefois le propriétaire n’est pas tenu d’entretenir. L’intérieur des bâtiments ouverts aux vents ne possède pas le moindre intérêt, tout étant vide et/ou démoli. La plupart des lieux sont murés, ce qui permet malgré tout d’opérer une certaine protection. Lafarge ne manque pas de ciment pour fermer ! La Cité, en effet, appartient encore entièrement à Lafarge, ce qui inévitablement représente un sacré fardeau.
Néanmoins, le classement MH est à quelques millimètres près inopérant. D’un côté, personne ne souhaite placer des fonds pour rénover, de l’autre Lafarge se refuse de rénover si cela ne sert à rien. On peut comprendre. Dès lors, les lieux sont gardiennés, puis voilà. Au final, c’est déjà pas mal. Eric Delquignies, directeur de la cimenterie : Il faut qu’on puisse définir pour la Cité un projet futur, c’est la seule façon de s’en sortir, pour ne pas investir non plus à fonds perdus. Qu’est-ce qu’on fait ? Ravaler les façades, mettre les toitures hors d’eau, pour faire quoi ? Si aujourd’hui, c’est pour garder un espace mémoriel vide, ça n’a aucun intérêt.
Les passions se déchainent quant à la Cité, les questions fusent, toutes les mêmes : pourquoi ne pas rénover ? Tellement de gens ne trouvent pas de logement. Il faut remettre les choses à leur juste place. La cité est bordée par un faisceau de voie ferrée industrielle, une route de gros gabarit la départementale 86, au nord la cimenterie, à l’est le Rhône. C’est donc… allez disons-le, relativement inhospitalier au vu des habitudes d’habitat de nos jours. Donc rénover pour du logement ? Oui, mais faut-il oublier par-là même qu’il s’agit d’une cité industrielle qui était dédiée à la cimenterie immédiatement attenante ?
Aujourd’hui du coup, les lieux se dégradent tous seuls. Le tremblement de terre de magnitude 5,4 le 11 novembre 2019, n’a franchement pas aidé, des lézardes sont apparues dans la façade de l’église. Rappelons que l’église du centre-ville du Teil, elle, est prévue à la démolition. L’église, fortement impactée par le tremblement de terre, a subi des travaux de rénovation, permettant tout du moins, sa bonne conservation. Notons qu’elle est construite en ciment (et non en béton armé), c’est donc loin d’être évident.
Cet ensemble de questionnements interroge directement l’opportunité de classer MH. Nous ne sommes pas contre, évidemment, mais il est clair que sans avenir, la portée est plus que faible ; le village se cherche donc un avenir.
Au sud de la Cité Blanche, quelques habitations sont toujours occupées ; l’une d’ailleurs est en ravalement de façade. C’est presque mignon. A l’écart de la cimenterie, les nuisances sonores sont nettement moindres. Reste la présence du faisceau de voie ferrée, et là indiscutablement c’est terrible. On s’habitue nous dira-t-on ? Les personnes âgées domiciliées là maintiennent un petit coin de paradis sur le Rhône, à quelques détails près. Viviers, cité touristique, splendide et cossue de l’Ardèche... un petit écart plus loin, comme il y en a tant il est vrai.
Les bâtiments de la Cité hébergent une association, nommée CB Art contemporain, tout au bout de la section 1913, près de la croix. Ils ont réalisé des collages avec des fragments d’ardoise. Ces œuvres sont absolument remarquables, et notons qu’ils ont réalisé un superbe ouvrage de mémoire à destination de Fernande Brunel. L’artiste est Caty Laurent. Le portrait de Fernande est collé en éclats d'ardoises, sur un mur de son ancienne maison, son lieu d'habitat avant de rejoindre la section 1913. Caty Laurent réalise cela afin de donner de la vie à la Cité. Fernande était sa voisine.
Un film a été tourné à la Cité, Adieu Gary, en 2007, et sorti en 2008, de Nassim Amaouche, avec Jean-Pierre Bacri. A cette occasion, il a été reconstitué un appartement d’époque, qui à ce jour est pleinement conservé telle une image des années cinquante, et entretenu régulièrement.
Vous pouvez écouter l'ambiance sonore de l'usine hydroélectrique sur le Rhône ci-dessus. Elle est à proximité de la Cité Blanche. C'est une magnifique sonorité post-apocalyptique. Play Loud ! Ca déménage, c'est beau.
Une association s’occupe de collecter la mémoire de ces lieux, il s’agit du CICP (centre international construction et patrimoine). Fabien Greffe, Clément Grégoire, témoignent auprès de La Provence, parmi d'autres passionnés. Une personnalité vivace s’occupe de faire vivre les lieux, au-delà des vents et marées : Yvonne Leclère précitée. Vous pouvez écouter son superbe témoignage sur France-Bleu Drôme-Ardèche, le jeudi 11 mars 2021. Je me suis plongée dans tout ce qui avait été écrit. Non seulement sur la cité, mais aussi sur Viviers en général : archives de l’Ardèche, archives municipales, archives de l’évêché. J’étais présidente de l’office du tourisme et on organisait des visites industrielles. Lorsque le car passait, le conducteur décrivait : ça c’est la cité ouvrière, etc. A cette époque, j’ai contacté le directeur, et j’ai dit : il faudrait qu’on fasse une visite qui tienne un petit peu plus. Il y avait à cette époque l’idée de faire quelque chose à la Cité Blanche. Il y a eu des projets, mais finalement ça n’a rien donné.
Il existe une maquette, datant de 1890, reconstituant, numéro par numéro, la Cité Blanche. Elle fait 5 mètres de long et reste encore à ce jour conservée (a priori par le CICP). La maquette serait présente dans un appartement, depuis 2012. Ndlr : au vu de l’impression d’entretien et des poubelles entretenues présentes, tout laisse à penser qu’il s’agit de la section près de la croix. Les locaux du CICP ont été mis en attente de stabilisation des murs depuis le tremblement de terre du Teil.
Les anciens, une poignée, sont attachés à leur antique lieu de vie. On peut comprendre. C’était familial, soudé, quasiment communautaire. A l’époque, on les appelait les « Lafargeois ». Fernand Chabanis : C’était notre seconde maman, Lafarge. Si on avait un problème, on appelait la direction ou ses services, et c’était réglé sur le champ. Maryse Barnier : On n’avait pas beaucoup pour vivre, mais on était heureux. A l’époque, c’était propre, c’était vivant. Maintenant y’a plus rien. Et on le regrette.
Que pourrait-on ajouter qu’il s’agit du mal de notre époque…
La Cité reste debout, se voit visitée à toute heure par une myriade de personnes. Au contraire de Doel, ce n’est pas dégradé-tagué partout, ouf ! C'est déjà ça, c'est conservé, c'est beau. Merci à tous les intervenants qui permettent de protéger le patrimoine. Partons en promenade dans ces lieux de mémoire.