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La maison Keller

Au gré de mes voyages urbex, j'ai sillonné les montagnes de Grenoble. Le pavillon Keller n'est pas un urbex en tant que tel, mais j'ai lu à son sujet à ce point d'idioties et d'ignorance crasse, il fallait utilement réaliser un petit détour afin de documenter ce lieu.

Au niveau historique, ce pavillon est très bien décrit, du fait qu'il émane d'une archéologie industrielle récente. Il s'agit d'une bâtisse provenant en corrollaire de projets hydroélectriques développés au cours du XXe siècle. En effet, la vallée de la Romanche est immensément connue pour ses usines hydroélectriques, sa métallurgie et son électrochimie. Désormais tout ou presque est failli, ça démolit à tout va dans un fracas de bulldozers attaquant le béton.

La Romanche a été turbinée grâce à de nombreuses usines posées dans cette vallée encaissée. Le but était de produire de l'électricité pour Grenoble. Apres évaluation des potentiels, en 1907, Charles Keller s'installe dans le corridor sombre et met en œuvre une industrie prospère. De nombreux ouvriers viennent s'installer sur place. Reste que son épouse ainsi que les femmes des ingénieurs refusaient de s'implanter dans des petites maisons ouvrières à proximité de toute cette population besogneuse. De ce fait, Keller fait débuter la construction d'un pavillon de grande taille, destiné à accueillir tout ce petit monde.

La construction est ambitieuse, elle rejoint un grand éclectisme qui donne à cette bâtisse un aspect curieux. De grande taille et cloisonné, les familles des ingénieurs y sont logées. Il s'agit d'un projet pleinement paternaliste, dans le sens où à la direction habitait tout en haut. Cela permettait de garder une vue panoramique sur l'ensemble de la ville et ses industries, et de contrôler ainsi le débit de la Romanche.

L'industrie est florissante, en 1930 il est ajouté deux salons élancés, sur pilotis, qui servent de bureau et de jardin d'hiver. Au décès de Charles Keller en 1940, le bâtiment est transmis à Albert Keller, par légation universelle.

Reste que la vallée est fort étroite et au vu de l'essor, la place vient à manquer. Les lieux sont désaffectés en 1965, Keller déplace son industrie. Il reste de tout cela un témoignage très visible aujourd'hui, un frontispice vert Keller-Leleux visible tout en haut de la maison. C'est alors le début de la décadence.

1967 la mairie gère les lieux. La maison est rachetée en 1973 par EDF, qui n'en fait pas grand-chose. Ensuite elle est rachetée à nouveau par Péchiney en 1983, mais là encore, la bâtisse se dégrade peu à peu. Un investissement privé est réalisé en 1988, ça se balade de propriétaire en propriétaire, les lieux s'endorment graduellement dans un gris sale moribond.

Intervient alors l'achat par un investisseur, qui tient un kebab à Grenoble. Cette personne avait pour but de rénover l'ensemble du bâtiment au gré de la location de 9 appartements. Au fil des impayés, la somme absolument colossale de travaux à réaliser a rendu le projet éminemment difficile. La SCI qui gère l'établissement est peu à peu confrontée à la déroute. 2013 la SCI est placée en faillite, 2020 en redressement judiciaire.

Du coup, le bâtiment est mis en vente. La situation d'aujourd'hui n'est absolument pas une urbex. Il ne s'agit en aucun cas d'un bâtiment abandonné. Les multiples barrières faites-maison témoignent amplement des difficultés du propriétaire du lieu à lutter contre les urbex sauvages, des gens qui rentrent absolument de partout alors qu'une personne habite sur place.

Cette petite dame est logée gracieusement dans les locaux, afin d'effectuer l'indispensable gardiennage. Jane est arrivée en 1996 avec son mari. Ils sont tombés amoureux des lieux. Aujourd'hui elle vit seule et s'occupe d'une petite vingtaine de chats. Elle a vu l'ensemble se dégrader au fil des saisons.

Deux tournages de films ont été effectués dans la bâtisse, dont le plus emblématique est : Les rivières pourpres. Ce film mondialement connu attire toutes sortes de curieux globalement irrespectueux, de ce fait la police tourne incessamment autour du bâtiment afin de protéger des intrusions irrespectueuses ; j'évoque ce mot étant donné que toutes sortes de clôtures sont arrachées, les volets déglingués. J'ai d'ailleurs rencontré la police lors de mes prises de vues. Le voisinage pâtit aussi du vandalisme.

Il est évoqué par voie de presse que le tournage des rivières pourpres a fait des dégâts considérables aux locaux, surtout aux étages. À ce jour, le bâtiment est à vendre sur Le bon coin. Ces diverses annonces en va et vient font les choux gras de la communauté urbex, qui se jette dessus comme des morpions sur une paire de couilles, en vue d'essayer de visiter les lieux. Tout un chacun déballe son matériel de détection de fantôme.

Le bâtiment est fortement dégradé, sali par la pollution et rafistolé comme on peut. Il fut acheté il y a longtemps pour 300 mille. Le gestionnaire a tellement souffert des lieux, il en demande aujourd'hui 410 mille, la somme de travaux derrière est colossale. Dans cette vallée éminemment sombre, rarement baignée par le soleil du fait de son orientation et des montagnes environnantes, la vente s'avère inévitablement difficile. Personne n'a réellement envie de se suicider dans un tel endroit. Les rivières pourpres ne sont pas venues là par hasard, c'est glauque, c'est glaçant.

Jane qui loge sur place n'a pas la possibilité de faire visiter les lieux aux hordes urbex. Fatiguée de tout cela, de nos jours elle s'oppose à tout projet. Derrière cela, je sais très bien ce que c'est : un bâtiment frappé d'une saloperie de malédiction. Tu peux y engager tout ce que tu veux, la bâtisse vengeresse se fera un plaisir immense de te réduire en purée et de t'empêcher de rebondir de tout ce qu'elle peut d'une haine morbide. J'en ai connu une comme ça. Terriblement tenace, terriblement collant, rageusement mortifère, on en vient à détester le lieu de toute son âme, un simple réflexe de survie.

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