Le troglodyte des deux soeurs
Nous avons reçu les photos d'un voyageur et nous en avons fait la synthèse historique.
Le troglodyte des deux sœurs est une exploration très surprenante dans le sens où elle est pour le moins originale. L’idée première est celle de « nos histoires d’un-peu-tous en ultra-ruralité » : on s’installe dans un coin très reculé, vantant la beauté de la nature, puis on ne tient pas. Dans un délai d’un à trois ans, on s’en va retrouver la ville. Comme dirait Emmanuel : l’étape suivante n’est plus qu’un pavillon de lotissement, des transports en commun et un travail salarié de zombie.
Du coup l’idée préformatée, c’est ça. Ce furent des écolo-bobo en un lieu sur-touristique. Promeneur d’un été, charmées par ce coin reculé et sauvage, tombées amoureuses de la nature – pour un peu le récit d'un Hollandais ou d'un Belge, l’on imagine nos deux sœurs choisir de vivre recluses sous la chute d’eau. Sauf que l’histoire de ce lieu est toute autre.
La légende dans le village – tenace et robuste – appuie sur le fait qu’un « caillou » est tombé sur leur maison lorsqu’elles étaient enfant. Par caillou, comprenez dans le langage de notre pays, une roche de la taille d’un autobus. Le père de nos deux sœurs y serait malheureusement resté. Du coup, en sus de perdre leur habitat, elles perdaient le paternel. Cette légende est déformée et fausse.
Selon le papa d'une habitante du village, c'est le grand-père à qui c'est arrivé. Cela explique dès lors que dans les tables de recensement, 1921 ou 1936, on retrouve déjà l'entièreté de la famille au troglodyte. Le mystère se voit résolu et l'histoire consolidée. La maman Augusta y est restée jusqu’à son décès en 1978. Si l’on veut être précis, il ne s’agit pas véritablement d’un troglo. Un troglodyte est le plus souvent creusé dans une pierre tendre type tuffeau-craie. Ici il s’agit de l’exploitation ingénieuse d'une falaise inclinée, sous des orgues basaltiques.
Nos deux sœurs sont Odette et Henriette. Elles avaient la réputation d’être relativement solitaires.
Henriette grande sœur est née en juillet 1924 et décédée en mars 2021 à l’âge de 96 ans.
Odette petite sœur est née en mai 1928 et décédée en janvier 2016 à l’âge de 87 ans.
Le faire-part de décès d’Odette mentionne : au terme d’une vie de labeur. On imagine à peine, oui...
On note l'existence d'un grand-frère, Georges, né en 1921, dont on ne retrouve pour ainsi dire aucune trace.
Elles pratiquaient de l’élevage ovin et probablement de nombreuses activités de subsistance, comme l’on peut s’en douter. Au village on raconte qu’elles venaient vendre leurs fromages sur la place, qu’elles allaient chercher un peu de viande au camion itinérant.
Lorsque les temps sont devenus difficiles avec l’âge, la vie sur place a été compliquée à maintenir telle qu’elle. Il s’avère que le personnel soignant n’a plus voulu s’y rendre. Il n’y a aucune route ni chemin carrossable, il faut naviguer dans un magnifique chemin muletier. Dans le même temps et pour faciliter les vieux jours, la personne qui fait les poules allait régulièrement monter des victuailles avec le quad.
Puis est intervenu un inéluctable placement en maison de retraite. Elles sont entrées ensemble à l'hôpital, au début une chambre double, puis ensuite chacune une chambre. Pascal explique qu'Henriette était remarquablement intéressante à écouter. Il est régulièrement prétendu que leur départ serait en 1988. D’après les habitants, c’est faux. En 2008 elles logeaient encore toutes deux sur place et si l’on en croit les factures, ça a perduré énormément plus longtemps, 2014 serait une hypothèse plausible.
Elles sont inhumées dans un caveau familial dans le cimetière numéro un. Odette y est mentionnée, Henriette non. On m’assure qu’elle y est présente, il s’agit tout simplement que personne n’a pris en charge la gravure.
Lorsque l’on visite un tel endroit fusent des questions, c’est inévitable. Comment a-t-on pu bâtir une maison en ciment dans un endroit aussi sauvagement reculé ? Comment a-t-on pu vivre (survivre ?) dans des conditions aussi dure ? La chute d'eau impétueuse, son chahut, son humidité, son humeur féroce lors des épisodes ; elle coule presque au-dessus de la maison, ce sont les étables qui sont surmontées. Comment a-t-on pu vivre dans une telle solitude ? Les questions sont les réponses. Ca s’est fait et c’est tout. Histoire rude.
Au vu de la fréquentation touristique et donc l’inévitable afflux de visiteurs, la maison a été totalement et lamentablement retournée. C’est scandaleux de constater ce massacre. Quel manque de respect envers les défunts, si ce n’est qu’il est même possible que ça ait été attaqué durant le placement en maison de retraite. Pauvres mamies, déjà arrachées à la falaise, de savoir leur vie encore piétinée de la sorte : puisque, immanquablement, l'on doit convenir que cet endroit fut le refuge.
En 2015, un grillage flambant neuf avait été installé par la commune à l'entrée de la propriété, lequel à été sauvagement détruit au fil des ans. Les volets et porte d'entrée étaient correctement fermés, bien que par une fenêtre, on devinait déjà le massacre à l'intérieur, doublé d'une odeur fétide. Tout cela n’est plus que ruine aujourd’hui.
N’empêche qu’au-delà de ce vandalisme détestable, on ne peut que penser au destin hors norme de ces deux sœurs.