Exploration campanaire, les cloches de Sceautres
Il m’est déjà arrivé beaucoup de choses en clocher, mais cette aventure là, jamais ! Les deux cloches n’ont probablement plus sonné depuis la libération en 1945. Seulement tintées, il est très exceptionnel qu’une volée soit réalisée, le montage est d’ailleurs hors service.
Lorsque j’ai sonné la première cloche en volée, une poule a avorté. Tellement étonnée, elle a crié puis pondu son œuf au milieu de la cour. Pauvre poule !
Sceautres est un village d’Ardèche, localisé sur les premiers contreforts du Coiron. Il n’existe pas véritablement de définition officielle du plateau du Coiron, disons tout au plus que ses limites sont légèrement floues. Il s’agit d’un vaste territoire basaltique, façonné par les anciens volcans. Les petites routes mènent à des territoires aux pierres noires.
Sceautres se caractérise par son neck volcanique, un mot dont je n’avais jamais entendu parler avant de venir ici – on peut dire que le paysage de Sceautres est pour le moins saisissant. Un gros volcan a craché ses laves il y a 7 millions d’années. La lave qui était au cœur du volcan s’est refroidie, tandis que toute la terre du volcan s’est érodée. Ce cœur de lave, c’est le neck. Cette masse domine le village de 130 mètres. Tout de même !
Le village est au pied du neck, et sans venir sur place, la documentation disponible sur internet semble quelque peu confuse quant au patrimoine campanaire.
Une tour est localisée immédiatement à droite de la mairie. Elle n’est pas une église. Dans son apparence, elle laisse immédiatement à penser qu’elle serait une ancienne tour d’enceinte d’une muraille. Le maire, Joël Cros, confirme cette situation. Sceautres fut en effet ceinturée de murailles défensives. L’édifice est la porte, les murailles réduites aux gravats ; l’église est pense-t-on localisée en dehors de l’enceinte.
L’architecture est donc totalement atypique. Ce campanile contient deux cloches, dans deux baies ouvertes sur l’extérieur.
Sceautres possède aussi l’église Saint-Étienne, qui remarquablement discrète, se trouve derrière la mairie. Cet édifice possède une cloche dans une arche, au-dessus de la toiture à mi-longueur. La mairie considère le lieu comme étant à peu près inaccessible. En effet, la montée est signifiée comme étant dangereuse. On le comprend.
Les deux cloches ont des profils très différents : une Millard de 1716, une Paccard de 1886.
La Millard est inévitablement celle qui nous intéresse le plus. Le premier élément qu’on peut dire, à ce stade de l’inventaire, c’est qu’elle est très rare. On en trouve à Joyeuse 1716, Saint-André-Lachamp 1726, Lanas 1720+-, St-Germain 1716, Thines 1719. Donc 5 autres.
Du fait de trouver un Jean Millard, fondeur en 1690, à Rances dans l’Aube : doit-on considérer qu’une dynastie Millard aurait émané du Bassigny ? Henry Ronot le voit originaire de Breuvannes, ce qui viendrait conforter l’hypothèse. Un certain Claude Millard a fondu à Faudoas (82), sans datation.
Ce qui est certain, c’est que le spectre d’activité de notre Millard se borne de 1716 à 1726. C’est court, précis. Toutes ont le même style, à savoir le même défaut : une terre catastrophique.
Tout le problème de Millard se situe dans la chape et la fausse cloche, mais à vrai dire surtout la chape. Du fait que Sceautres émane du volcanisme (il n’est pas un hasard que nous le précisions), le fondeur ne dispose pas de la bonne terre, à savoir un mélange fortement argileux. Il est à rappeler qu’en cette époque, on coule en pied de l’église. Autant il pouvait transporter sa filasse de chanvre, autant avec les chemins, il était déraisonnable et d’ailleurs non rentable de transporter une demie tonne d’argile.
De ce fait, l’épigraphie est faible, quasiment réduite au minimum. On trouve une dédicace presque illisible, et un rinceau végétal au cerveau. L’épigraphie est constellée de traces linéaires, correspondant à une terre trop sèche, ayant généré des fissurations (dans le moule, pas la cloche). Les traces en relief n’ont pas été polies. La robe possède de fortes traces de troussage et d’innombrables bulles, démontrant une potée vraiment trop poreuse. Toutes les cloches Millard démontrent ce problème.
Ce qui est vraisemblable, c’est qu’issu du Bassigny, il se soit fixé en Ardèche. Son nom est inscrit sur la pince, côté extérieur. Il est partiel, la fin manque, et d’ailleurs partiellement illisible. Ce n’est que l’expérience qui nous fait rencontrer son identification.
Toutes les cloches précitées sont issues de la collaboration Millard et Chauchard, vérification faite. Celle-ci est l’unique émanant de Millard seul, sans son acolyte.
La petite cloche est une Francisque Paccard de 1886. Fondue en fonderie à Annecy, elle a une décoration à palmettes d’acanthe d’une haute qualité épigraphique. Elle comporte la dédicace :
SANCTE STEPHANE ORA PRO NOBIS
PAROISSE DE SCEAUTRES
ANNO DOMINI 1886
FRANCISQUE PACCARD A ANNECY-LE-VIEUX
ADVENIAT REGNUM TUUM
PARRAIN ETIENNE REYNAUD DONATEUR * MARRAINE MARIE REYNAUD
REGNANTE LEONE XIII * RR DD FREDERIC BONNET EPISCOPO VIVIENSI
Les deux cloches sont tintées par un boîtier d’automation Belltron entretenu par Heutech. On ne trouve aucun volant. Ces cloches ne sonnent strictement plus jamais en volée. De ce fait, la volée qui fut pratiquée fait émerger un son du passé. Toutefois et malgré des efforts, le système est entièrement hors service.
Les paliers et tourillons sont très usagés, mais là n’est pas le problème essentiel. Pour une raison qui nous échappe partiellement, les deux battants ont été inversés. Du coup, le battant de la Millard est carrément trop petit. Le battant de la Paccard ne vient pas chercher la pince, car on obtient un équilibrage bien néfaste. Quel que soit l’angle de volée, en résumé le battant reste presque immobile au cœur de la cloche.
Au vu du montage de cordes usagées sur place, il est à suspecter qu’il fut pratiqué un glas manuel et que – c’est un drame – il était plus facile d’accrocher une corde au grand battant. D’où le mélange. Aussi pragmatique que ça. De ce fait, je n’ai pas pu vous offrir un duo, qui du peu qu’il s’exprime, est remarquablement harmonieux.
J’aurais pu monter l’angle, mais j’avais vraiment peur d’un décrochage de l’axe et d’avoir une cloche qui vient s’écraser dans la toiture de la mairie. Au vu de l’âge de l’installation, autant dire qu’on ne va pas tenter le diable !
Assez visiblement et vue de loin, la cloche de l’église est de même une Francisque Paccard. Au vu de l’exigüité de la situation, le drone aurait fait un atterrissage automatique sur la toiture, je n’ai pas essayé.
La découverte d’une cloche Millard est donc une chance réellement marquante, ce d’autant plus que n’étant pas une collaboration avec Jean-Baptiste Chauchard, on a pleinement l’expression de son style campanaire. Le voyage valait vraiment la peine, tout autant que les paysages envoutants de cette commune d’ailleurs.