En haut à gauche : Louis BOINE, Albertine DELEPINE.
En bas à gauche : Madeleine BOINE. Au centre : Raymond BOINE et Hélène MEREAU.
Reportage : Nicolas et Vincent Tchorski
Documentariste : Sylvie Borrelly
Journaliste : Jade Sauvée
Soutien aux recherches : Christelle Reguessé, Jessica Colleman, Luigi Carluccio, Sylvie Boudon, Nathalie Saule, Marjorie Martin, Antony T., Jacques Bresson
Une maison abandonnée visitée en janvier 2007. Elle est squattée. Une trentaine de photographies très anciennes en danger. Je les récupère. Ces photos sont anonymes. Octobre 2023, un appel téléphonique. Une personne me demande avec gentillesse et émotion de récupérer ces photos. Il s’agit de sa grand-mère. Seize ans de silence autour de mystères épais. Est-ce de l’urbex ou bien l’émergence d’une nouvelle discipline, de l’archéologie familiale ? La frontière est mince.
Octobre 2023 – Nous évoquons souvent que nos enquêtes mettent longtemps à évoluer. Cette fois-ci nous nous trouvons au devant d’un record : seize ans. Nous venons d’être contactés par la famille, qui souhaite récupérer les photos. Mais oui évidemment, tellement oui !
C’est une histoire abracadabrante, très longue, lovée dans des secrets de famille. Après avoir reçu un chaos d’informations, voici enfin une synthèse.
La maison est visitée en juin 2006. Elle est abandonnée, petite, sans réel grand intérêt. Aussi, de nombreuses traces laissent à comprendre qu’elle est squattée. Nous trouvons avec mon frère une trentaine de photos très anciennes. Au vu de l’état de péril imminent, notamment le risque d’incendie, nous embarquons les photos sans plus réfléchir.
Aucun nom, rien, ces images sont anonymes. Le lendemain nous allons à la mairie de Pierres, il faut battre le fer quand il est chaud. Une personne âgée nous dit : ce serait bien Mademoiselle Boine, mais rien de sûr. L’histoire banale et comme tant d’autres s’arrête là. Point final. Les photos sont sauvegardées dans un coffre en bois. Le silence et la durée longue s’installent.
Nous apprenons nettement plus tard que la maison a été incendiée en 2010, soit 2 ans après celle de Monsieur Launay. Les mêmes raisons probables : le squat. Elle est depuis lors entièrement rénovée et coquette.
Octobre donc, je suis malade comme une vieille biquette asthmatique. Ma petite Ava aussi. Nous sommes tous deux déglingués. Un appel téléphonique, dring, dring.
Oui bonjour c’est Sylvie Borrelly, je viens de voir sur internet que vous avez des photos de ma grand-mère.
- Aaarrrh, oui… C’est bien possible… Mais qui est votre grand-mère ?
- C’est Madame Boine.
- Aaarrrh, seize ans !! (j’estompe volontairement les cris d’agonie afin de préserver votre intégrité mentale !!)
- Serait-il possible de récupérer ces photos ? Elles étaient perdues depuis… peut-être 40 ans.
- Aaarrrh, mais oui bien sûr !
Il s’agit de sa grand-mère Hélène MEREAU, qui s’est mariée avec un BOINE, le prénom nous reste inconnu, puis ce dernier a disparu durant la seconde guerre mondiale, sans trace, au combat. Hélène a eu un mal de chien à divorcer, puisque l’époux était absent. Elle s’est remariée et elle fut Hélène HUET.
Le truc, le couac, le hic, c’est qu’on ne sait absolument pas ce que font ces photos dans cette maison. Démarre une enquête opiniâtre. Bref… comme d’habitude !
Au tout départ, la maison est la propriété de Louis BOINE.
Il s’agit de BOINE Louis Félix Michel, né le 29 septembre 1888 à Sermur, Creuse, et décédé le 28 septembre 1973 à Pierres. C’est le personnage avec la moustache qui pointe vers le haut, les petites lunettes rondes et l’air autoritaire.
Les recherches généalogiques nous font trouver l’acte de mariage de BOINE Louis Félix Michel. Le 20 juin 1912, alors maçon, il se marie avec DUBOSCLARD Irène Marie, couturière. Le lieu de mariage est Charron, dans la Creuse. C’est à quelques kilomètres de Sermur, son lieu de naissance. Elle, provient de Saint-Maurice-près-Pionsat, village mitoyen. Elle décède rapidement. Il se marie en secondes noces avec DELEPINE Albertine en 1920.
Sur son acte de naissance, des informations complémentaires nous informent qu’il a été blessé durant la guerre 1914-1918. Il a habité successivement la Creuse, une période mouvementée durant la guerre puis : le n°7 place des Ecoles à Aulnay-sous-Bois (répertorié comme épicier), le n°1 avenue du Rond-point à Joinville-le-Pont, le n°13 place de l’Eglise à Le Vésinet (répertorié comme conducteur de travaux). Notons que dans la maison abandonnée de Pierres se trouvait un panneau : Lait de provenance… beurre œufs from…, 13 place de l’Eglise, LE VE…
On y est complètement !
Abordons la question des enfants.
En premières noces, il a un enfant, Raymond. De celui-ci nous savons : Raymond BOINE, né en 1912 dans la Creuse et décédé en 1978 à Châteauroux. Contrairement à la légende, il n’est pas mort à la guerre. Ca commence bien !
En secondes noces, il a une enfant, Madeleine. De celle-ci nous savons : Madeleine BOINE (Madeleine Jeannine Celina BOINE), née à Joinville-le-Pont le 2 janvier 1929 et décédée le 21 mai 1999 à Mainvilliers à l'âge de 70 ans.
Une rumeur des plus folles, mais insistante, correspond au fait qu’elle est une enfant illégitime qui a été longtemps cachée.
Voilà, nous avons établi la filiation. Louis BOINE le père, Raymond BOINE le fils, Madeleine BOINE la fille.
La maison maintenant. La maison a été occupée par Madeleine BOINE, les anciens sont catégoriques à ce sujet. Cependant… Avant l’incendie, la maison n’était pas la propriété de Madeleine BOINE, mais celle de Madame PORCHER. Cette dernière est décédée en 2018, laissant une succession vacante. Elle possédait 3 maisons, les n°27, 29 et 31 rue Jean et René Lefèvre. Elle avait revendu et vivait dans le n°27.
Aucun élément ne permet donc dans l’immédiat de comprendre la présence des photos au n°29, si ce n’est cette occupation (éventuellement locative) de Madeleine. La propriété actuelle est Mahieu, mais inévitablement au vu du temps qui passe, ils ne seront pas au courant.
Bon du coup progression dans l’enquête, le mariage.
Hélène Paulette Héloïse MEREAU. Mariée en première noces avec Raymond BOINE. Mariée en secondes noces avec un Monsieur HUET. Née le 1er décembre 1909 à Tiaret en Algérie, et décédée en 1992 à Tours.
Le mariage BOINE MEREAU a été célébré le 10 mai 1941 à La Riche, a coté de Tours. Jules MEREAU, père d’Hélène, originaire de Châtellerault et maréchal-ferrant à Alger. Hélène et Raymond se sont-ils connus en France ou en Algérie ? Nul ne le sait. Lors de leur mariage, Raymond est monteur et domicilié 13 place de l'Eglise au Vesinet (78) et Hélène, sans profession, est domiciliée avec ses parents, retraités, à La Riche (37).
La légende familiale tenace, 1943, Monsieur BOINE a disparu durant la seconde guerre mondiale, sans que nul ne sache ce qu’il s’est passé.
La photo de mariage, entête de cette page, représente l’arrière-grand-mère, l’arrière grand-père, la grande-tante, le grand-oncle. On y retrouve Eugénie MEREAU, Rose LAUSANNE (phonétique), l’arrière-arrière grand-mère, la tante GINOUX (phonétique) décédée en Equateur à l’âge de 37 ans, la Tante Jeanne, décédée à 100 ans, une parachutiste qui travaillait pour le CNRS.
Hélène HUET a longtemps habité au 24 rue Léon Boyer à Tours. Elle est inhumée au cimetière de Tours-Sud, localisé à Esvres-sur-Indre.
1941, style de la photo, mariée en tailleur pendant la guerre faute de moyens, cela correspond bien. La jeune fille a lunettes à gauche, c’est Madeleine. La forme des sourcils sur les photos plus âgée est la même. La mère de Madeleine est décédée à Maintenon en 1959.
Raymond Boine apparait dans le fichier de sûreté national 'fond Moscou', avec les noms des communistes et dont se serviront ensuite les nazis. Il a été déporté en Allemagne. A son sujet, Antony nous donne de très amples précisions. Raymond BOINE, demi-frère de Madeleine BOINE. Acte de naissance : Raymond Constant Marius BOINE, né le 19 novembre 1912 à Charron (19), Fils de Louis Félix Michel BOINE, fumiste, et de Irène Marie DUBOSCLARD, couturière. Mentions marginales : marié avec Madeleine DORANGE le 26 mai 1959 à Châteauroux (36), décédé le 8 avril 1978 à Châteauroux (36). Aucune mention de son premier mariage avec Hélène MEREAU.
Ne trouvant pas le décès de Madeleine DORANGE dans les fichiers INSEE, j'ai consulté les tables décennales de Châteauroux : mariage Raymond BOINE et Madeleine DORANCE, donc erreur d'orthographe sur la mention marginale de l'acte de naissance de Raymond BOINE. Aucune naissance au nom de Boine entre 1959 et 1962 à Châteauroux.
Cimetière de Châteauroux : La mairie a indiqué que la sépulture de Madeleine DORANCE se situait au cimetière de Cré à Châteauroux : 7e division - emplacement 65. Madeleine DORANCE a été inhumée en 1994 dans une concession prise pour 15 ans. Concession échue en 2009 et reprise en 2013. Le corps a été transféré à l'ossuaire.
Raymond BOINE a été inhumé au cimetière Saint-Christophe en avril 1978 en fosse commune. Aujourd'hui, on emploie l'expression "terrain commun". Les inhumations sont obligatoires et les mairies octroient un emplacement pour 5 ans selon les obligations légales. Si les familles ne paient pas ensuite une concession, le corps est transféré à l'ossuaire.
Si les inhumations ont été faites de cette façon, cela signifie que leurs moyens financiers étaient vraiment très limités ou qu'ils n'avaient pas de famille proche souhaitant payer pour une sépulture plus durable.
Bref durant ou après la guerre, il s’avère que Raymond a tout simplement pris la poudre d’escampette. La cause la plus plausible : il ne voulait plus vivre avec Hélène. Voyez-vous la tête qu’il a sur sa photo de mariage ? On dirait qu’il aborde un supplice et qu’il fait bonne figure. Il ne devait vraiment pas désirer cela. Leur divorce a été prononcé par le Tribunal civil de Tours le 16 avril 1947.
Les deux photos récentes, retrouvées dans la maison, se trouvent dans la salle Maurice Lebond, c’est carrément confirmé. Il s’agit de Mademoiselle BOINE âgée, tout le monde est d’accord.
Madeleine BOINE serait inhumée avec son père à Paris, soit au Père Lachaise ou bien au cimetière Montparnasse. Un doute subsiste, il se pourrait aussi qu’elle soit à Saint-Mandé (94). Elle n’est donc pas à Pierres, ce qui explique que je ne l’ai pas retrouvée en 2007.
Jacques Bresson témoigne : Madeleine Boine (que je reconnais bien sur les photos), fille de Louis Boine et d’Albertine Delépine (née en 1891, crémière à Paris, décédée à Pierres le 2 février 1959), était la petite fille de Célina Marie Couvert (née en 1869). Cette dernière était la petite sœur d’Alfred Couvert (1853-1890), chef du dépôt de la Laiterie Centrale (ex. Genvrain, Bachimont). Ce dernier décédé prématurément à 37 ans avait été remplacé par son fils Félix, puis par Emile Derolez qui avait épousé la veuve d’Alfred, Julienne Sally. C’était la comptable de la laiterie, c’est elle que l’on voit sur la photo du bureau de la laiterie avec son mari Emile, sa fille Jeanne et son fils Félix. Notez qu’Omer Launay qui avait épousé Jeanne Couvert le 16 mai 1899 à Pierres avait été charpentier, marchand de bois puis cafetier mais pas laitier.
06 décembre 2023 - Nathalie Saule témoigne : mon époux Christian Saule a connu Monsieur Boine. Et c’est bien Madeleine sur les photos. Il allait chez eux quand il était petit. Je l’ai connue car pharmacienne à Maintenon, je l’ai servie quand j’étais étudiante. Mon époux se rappelle qu’il avait une traction et allait tous les ans au cimetière dans la Creuse. Mon beau-père l’y conduisait. Par contre, il ne pense pas qu’il était crémier mais il travaillait dans les chemins de fer, ingénieur peut-être. Ils avaient un bon niveau de vie, plats préparés le dimanche chez le traiteur, Madeleine jouait du piano.
Luigi Carluccio témoigne : Je crois que Louis Boine était un actionnaire de la S.A. FERMIERS REUNIS, laiterie qui avait pris la suite de la laiterie Launay. Mon père y a travaillé jusqu'en 1968, année de sa fermeture.
Conclusion :
La maison a été occupée par Madeleine BOINE. Son demi-frère était Raymond BOINE. Ce dernier a organisé sa disparition en 1943 ou à la fin de la guerre, afin d’échapper à son destin.
Madeleine a conservé les photos de son frère.
Elle est décédée sans succession, ce qui expliquait la déshérence de la maison.
Les photos seront envoyées à Sylvie, la petite-fille d’Hélène, le 28 ou le 29 décembre 2023 en présence de la presse.