Rurbanités - Paysages sonores
Cet album de field recording est un essai réalisé sur le thème de l'opposition urbain et rural. Il n'existe pas énormément de thématique qui soit autant éculée en matière de paysage sonore. Il serait possible de dire qu'il s'agit d'encore un ersatz d'album magnifiant la ville tout autant que la nature.
C'est dans cet état d'esprit que tous les défauts relatifs aux lieux ont été laissés, non pas que cela soit le signe d'un travail lacunaire, mais justement parce que ces défauts ont des sens urbanistiques et sonores. Dans le même ordre d'idée, aucun parti pris n'a été engagé sur la beauté de la campagne ou l'agressivité de la ville. Certains lieux de campagne sont bien moins calmes que le centre des grandes villes.
L'album proposé passe de la ville la plus dense à la campagne la plus vide, tout en laissant une place centrale - presque prépondérante - à la rurbanité : les espaces de transition entre le citadin et le rural. Chaque enregistrement a été réalisé uniquement en vue de la constitution de ce paysage sonore. Afin de donner un sens à la démarche, chaque fragment sonore est décrit ci-après.
Le CD est disponible à l'écoute ci-dessous.
Les titres sont les suivants
:
0:00 - Paris Nord, Boulevard de la Chapelle puis intérieur de
la Gare du Nord.
8:00 - Paris, Avenue le Jour Se Lève, devant le siège
de TF1.
11:12 - Paris, rue de La Rochefoucault.
14:00 - Hayange, la cité Gargan.
18:48 - Maintenon, la première guerre des corneilles.
24:48 - Maintenon, l'ancienne voie ferrée de Dreux.
29:28 - Maintenon, la Gaize, le chien idiot.
31:20 - Maintenon, ambiance rurbaine rue Raffegeau.
32:16 - Villeroux, ambiance rurale du village.
34:08 - Mont-Saint-Guibert, une fauvette déchaînée.
36:24 - Houx, le grand déballage des coqs et des oies.
39:12 - Loupian, lac de Cambelliès, les loriots discutent.
42:16 - Court-Saint-Etienne, le ry Sainte-Gertrude.
46:56 - Villers-La-Ville, le bois de l'Heuchère.
Durée complète :
52:23 mn.
Photos Nicolas Duseigne.
0:00 - Paris, Boulevard de la Chapelle puis intérieur de la Gare du Nord. L'album débute avec une prise de son réalisée sur le pont surplombant les voies de la gare du Nord à Paris. En tendant l'oreille, on peut entendre très au loin les échos des annonces, malgré que l'on soit en plein site urbain. Ce qui m'a intéressé ici est le cadencement de la ligne de métros. Toutes les minutes, les véhicules passent sur un pont en acier traversant bruyamment la ville. Un balayeur nettoie le trottoir. Peu à peu, je traverse la ville par la rue du Faubourg Saint-Denis. Dans la gare, un jour de grand départ, des touristes discutent de manière stressée.
Le caractère urbain ne peut être poussé plus loin. Il n'y a pas un seul millimètre qui ne soit pas bétonné : il n'y a aucun arbre. L'ensemble du secteur est dédié au transit : ce n'est pas un endroit où l'on vit. L'aspect fonctionnel de ce site en fait un endroit extrêmement repoussant. Pourtant, ce n'est pas la sonorité la pire possible. On s'en détache assez facilement : on y est finalement comme on y passe, temporairement.
8:00 - Boulogne-Billancourt, Avenue le Jour Se Lève, devant le siège de TF1. Où comment les pires espaces sonores se trouvent souvent non pas dans le coeur des villes, mais sur leur périphérie. Nous sommes ici devant le siège de TF1, lieu concentrant toutes les exutoires possibles de vomi et d'artificialité. Si ce qui domine est avant tout la circulation démoniaque du Quai Saint-Exupéry (le pauvre...), il se trouve aussi à cet endroit le boulevard périphérique, produisant un affreux brouhaha. Quoi de plus logique de trouver là l'éminent représentant de la malbouffe culturelle ?
Le caractère périphérique ne peut être poussé plus loin. C'est apocalyptique. Je dirais qu'au-delà de la circulation, ce qui marque le lieu est la présence du véhicule de secours. Ces sirènes hurlantes sont omniprésentes sur les axes de transit.
11:12 - Paris, rue de La Rochefoucault. Une petite rue sans âme, légèrement en pente. De l'eau coule dans le caniveau. Ce qui m'a intéressé dans ce paysage sonore est le symbole de l'épuisement de la ville. Après une nuit folle, nous sommes ici très tôt le matin. De l'eau est déversée dans le caniveau par les nettoyeurs qui effacent le vomi de la ville exténuée. C'est un immense gâchis d'eau potable ; cela représente bien cette ville qui vit bien au-delà des ressources disponibles.
14:00 - Hayange, la cité Gargan. Peu à peu nous sortons de l'espace urbain pur, afin de nous diriger vers l'urbanisation morte. Il s'agit en l'occurrence ici d'une assez grosse ville, Hayange, précipitée vers une profonde et lente agonie : l'industrie dense est effondrée, la pauvreté gangrène les grands axes routiers surdimensionnés et infiniment hideux. Dans cette ancienne cité ouvrière au regard décrépi, un vieux chien cloîtré au milieu de barrières hurle régulièrement. L'ambiance triste de ce matin hivernal est renforcé par l'aspect lugubre de l'isolation et de la désolation. Au loin, un autour des palombes plonge sur un choucas, puis rate sa cible. Cela déclenche des cris offusqués de corneilles.
Ce qui m'a intéressé au sein de cette enregistrement est de mettre en valeur l'élément sonore de la ville qui meurt, ce pourquoi je suis très attaché à ce paysage : la tristesse et l'hideux est palpable, de même que le gris et l'hivernal.
18:48 - Maintenon, la première guerre des corneilles, à savoir le curieux mélange sonore opéré dans les banlieues. Nous nous écartons encore des grands centres. Cette fois-ci, nous voilà dans une bien triste petite ville de banlieue. Au coeur des grandes cités dortoirs, quelques bois subsistent. Au sein de ces espaces, des espèces ont tout particulièrement colonisé les paysages, ce sont des animaux qui ne subissent pas de déclin. Les corneilles et les choucas se sont adaptés au milieu périurbain.
Au milieu d'un déluge de circulation, chaque soir d'hiver a lieu le même cinéma dans ce petit îlot boisé inaccessible au public. Une vaste colonie s'installe sur un arbre haut perché. Les animaux se racontent leur journée. En ornithologie, on appelle ce type de lieu un dortoir. Alors que l'enregistreur est caché sous des feuilles, un merle vient chanter à quelques pas de là. La lumière baisse et la nuit arrive doucement.
24:48 - Maintenon, l'ancienne voie ferrée de Dreux. Dans ces sites périurbains, la nature est souvent présente, la ville est rarement absente. Dans cette forêt marquant une limite entre les cités dortoir et les champs de grande culture intensive, une voie ferrée traverse le tout. Deux trains se croisent, klaxonnent. Les oiseaux chantent, au loin l'église sonne l'heure. Un paysage sonore somme toute très classique, mais qui pourtant symbolise bien cet espace que l'on dit rurbain : à cheval sur plusieurs ambiances.
J'ai choisi cet enregistrement afin de mettre en valeur qu'aucun lieu n'est pur. Il y aura toujours des animaux, presque des parasites, dans les pires de villes. Il y aura toujours des bruits anthropiques dans la nature (voitures, avions, industrie). Les sites rurbains sont profondément marqués par ces échanges sonores.
29:28 - Maintenon, la Gaize, le chien idiot. Les banlieues, c'est aussi la profusion d'animaux de compagnie dans des terrains trop petits, dans un cadre de voisinage inadapté. De la sorte, le chien gueule à chaque passant, quoi de plus fréquent pour ces sites de banlieue sans âme à perte de vue ?
31:20 - Maintenon, ambiance rurbaine rue Raffegeau. L'homme banlieusard promène son chien, les oiseaux chantent près des tours HLM, il est quasiment impossible de s'affranchir du bruit des voitures, omniprésent dans cette société d'ultra-consommation. On pense que les villages sont plus calmes que les villes, mais bien souvent ils se trouvent noyés dans un flot incessant de voitures.
32:16 - Villeroux, ambiance rurale du village. Plus on avance, plus l'on s'éloigne des grands centres. Nous voici désormais dans la banlieue lointaine ; les campagnes prennent doucement le pas sur le brouhaha des villes. Pour autant, nous ne sommes pas débarrassés des voitures, mais au moins ça et là, quelques espaces de répit existent, comme ici dans ce paisible village rural marqué par l'agriculture intensive.
34:08 - Mont-Saint-Guibert, une fauvette déchaînée. Dans ces banlieues lointaines et parfois fortunées, le standard de production est la maison quatre façades. Il en ressort une profusion de jardins. Certaines espèces ont très bien su s'adapter à cette manne, c'est le cas des mésanges, des merles, des rouge-gorges, mais aussi comme ici le cas de la fauvette à tête noire. J'ai choisi cet enregistrement car même s'il s'agit d'une insipide lointaine banlieue, la nature arrive tout de même à trouver sa place.
36:24 - Houx, le grand déballage des coqs et des oies. Dans ce petit village, nous abordons désormais l'ambiance rurale telle que l'imaginaire se la forge dans le stéréotype : la ferme avec les poules, les canards et les oies. Aborder la ruralité par le stéréotype ne me dérange pas, tant que cela n'est pas embrigadé dans un caractère limitatif. En effet dans le fond, on entend très bien le transit d'un gros camion désagréable. Les campagnes possèdent ce curieux mélange, d'une vie ancestrale malgré tout gagné par la maladie du monde moderne.
39:12 - Loupian, lac de Cambelliès, les loriots discutent. Il s'agit peut-être d'un de mes plus beaux paysages sonores, ou tout du moins de ceux que je préfère (même si au fond bourdonne une centrale électrique). Dans ce lac tout bleu, vestige d'une ancienne exploitation de bauxite toute rouge : le petit matin se lève dans le calme. Des loriots tous jaunes discutent de leur voix flutée et veloutée. J'y ai particulièrement apprécié être bercé dans la musique colorée,douce et entêtante, comme un miel voluptueux.
42:16 - Court-Saint-Etienne, le ry Sainte-Gertrude. Pleine nature, bien que la ville ne soit pas si éloignée que ça, le petit ruisseau Sainte-Gertrude donne sa musique bucolique, au beau milieu des chants des oiseaux.
46:56 - Villers-La-Ville, le bois de l'Heuchère. Afin de terminer l'éloignement de la ville, nous voici désormais en plein dans les bois. L'ambiance est très-très calme, reposante, minuscule bien que grandiose. Il n'y a rien, sauf le bruit du vent dans les arbres et le chant forestier des oiseaux, au loin dans les cimes. L'éloignement pourrait s'arrêter dans les montagnes ou les steppes, mais il s'y trouve inévitablement désormais le tourisme. Les bois peu fréquentés sont les derniers retranchements je trouve, afin d'invoquer un éloignement de l'humain.