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GEOFFREY FERRONI
Alain Debrichy - Aiseau-Presles, 8 mars 2009
Ci-dessous, vous trouverez un entretien avec Alain Debrichy, ancien chef des sous-produits entre 1981 et 2001. Ce texte représente les paroles qui ont été échangées, à la précision près que certaines phrases ont été retranscrites dans un langage écrit plutôt qu'oral.
AD : J'ai été
pensionné un an avant la fermeture et j'ai fait 20 ans dans l'usine. Quand
je suis entré à la cokerie, elle était encore en crise, elle
était en situation très précaire. Tout d'un coup ça
s'est enflammé. Monsieur Bernard m'avait dit : écoutez, je vous
garantis 6 mois. Au bout de 6 mois, ça a démarré très
fort (NdT : alors je suis resté).
Quand je suis arrivé là-bas, toutes les tuyauteries étaient en acier ordinaire. Il y avait des fuites de partout. Dans le passé, je m'étais occupé de la construction des usines Materne. Là-bas, tout était en inoxydable. Quand je suis arrivé, je me suis dis : biesse, c'est quand même pas possible de travailler comme ça ici, il faut passer en inoxydable. J'ai eu les syndicats, j'ai eu tout le monde à dos. J'allais foutre l'usine à terre, il n'y a plus rien qui tournerait. Pour finir, pour ça, Monsieur Bernard m'a soutenu. Ca coûtait cher, mais ça coûtait beaucoup moins cher que tous les problèmes qu'on avait. Avant, quand on avait une panne, ça durait des jours.
Gilles : Vous êtes ingénieur de formation alors ?
AD : Oui, mais de mine. J'ai travaillé 16 ans dans la mine. J'ai travaillé au Petit-Try, mais on ne le voit plus le charbonnage aujourd'hui (NdT : d'ici, magnifique vue sur le Roton), il est disparu. Au début, j'ai commencé aux Houillères Unies à Gilly, puis au Campinaire, et par la suite je suis venu au Petit-Try.
Gilles : Et donc à Gilly, vous étiez au Bois des Vallées ?
AD : Oui, j'ai commencé un mois ou deux aux Vallées. J'ai fait 6 ans aux Houillères Unies, et puis 10 ans au Petit Try.
Gilles : Apparemment, il y avait beaucoup d'ingénieurs des mines ou de gens qui provenaient de la mine à la cokerie ?
AD : Oui. Monsieur Bernard par exemple a commencé sa carrière à la mine.
Vincent : Donc vous aviez des choses en commun avec lui ?
AD : Monsieur Bernard, je l'ai connu... C'est d'ailleurs parce que je le connaissais que je suis entré à la cokerie. Auparavant, nous étions ensemble comme sauveteur-guide pour le charbonnage. Et puis, nous allions à la centrale de sauvetage de Marcinelle, où nous y faisions régulièrement des exercices.
Vincent : Donc s'il y avait un accident sur le site de la cokerie, vous étiez habilité à donner les premiers secours ?
AD : Oui, tout à fait.
Vincent : C'est déjà arrivé ?
AD : A moitié. Au charbonnage oui, mais à la cokerie non, je n'ai jamais dû intervenir.
Vincent : Vous travailliez à pause ou uniquement de jour ?
AD : Non non, uniquement de jour. C'est à dire que nous avions des services de garde. On se partageait la tâche, il y avait Monsieur Bernard, Monsieur Surin, Monsieur Hamaide et moi-même. Chacun le tour on avait la garde, une fois par mois. On devait rester chez soi, on ne pouvait pas quitter. On devait être joignable tout le temps. Au matin, j'allais jusque là voir les rapports s'il n'y avait rien de spécial. Au charbonnage, c'était la même chose.
Gilles : L'ambiance à la cokerie, comment la jugiez-vous ?
AD : Aux sous-produits, on s'entendait bien, mais avec les fours, c'étaient deux divisions différentes. On s'entendait moins bien, si vous voulez, avec les gens des fours.
Vincent : Les sous-produits avaient la réputation que c'était une affaire qui marche, vous confirmez ça ?
AD : Les sous-produits ont toujours été bénéficiaires avec la vente de benzol, de goudrons. Oui, on s'en tirait bien et on s'entendait bien. Il y a toujours des moments difficiles, c'est sûr, ceux qui carottent ou qui font des infractions. Et bien écoutez, je suis arrivé aux cokeries avec une très mauvaise réputation, c'est à dire une réputation de "serrer la vis", parce que - je ne sais pas comment - il y avait un membre des sous-produits qui avait une connaissance qui m'avait fréquenté ailleurs. Quand je suis arrivé, j'avais déjà à la base une réputation épouvantable. Finalement, ça s'est bien passé, honnêtement !
Gilles : Combien d'hommes étaient affectés à la partie sous-produits ?
AD : Je pense qu'on était 16 personnes. C'était d'assez petites équipes.
Gilles : Est-ce que vous confirmez le caractère familial de l'ambiance de l'usine ?
AD : Ah ça oui, complètement.
Gilles : Certaines personnes disent avoir eu du mal à la fermeture.
AD : Ca je veux bien le comprendre. Mais bon, moi ce n'était pas pareil, j'ai été pensionné, j'ai donc arrêté avant la fin. Mais... Je comprends, parce que j'ai connu des fermetures, celle des Houillères Unies, celle du Petit-Try, ce n'est pas gai.
Vincent : Il y a aussi une chose qui m'étonne ici, c'est que lorsqu'on compare Tertre et Anderlues, il y avait beaucoup de temporaires à Tertre et peu à Anderlues. On préférait garder les gens ?
AD : Oui. Des intérimaires, je n'en ai pas souvenance. On a eu à un moment donné une embauche de personnel qu'on recrutait par l'intermédiaire du Forem, mais ces gens - c'étaient des jeunes pourtant - disparaissaient. Ils restaient un jour, deux jours, et puis ils disparaissaient.
Gilles : Ils étaient effrayés ?
AD : Sans même dire pourquoi, ils ne venaient plus. Ca a duré un petit temps, et puis au bout du compte, on a suspendu. C'est un métier qui est sale, qui est dur, malsain...
Vincent : C'est justement une question vis-à-vis de vous. Aux sous-produits de Tertre, il nous est arrivé d'avoir mal à la tête et des nausées au bout de deux heures. Comment ça s'est passé pour vous qui étiez aux sous-produits toute la journée ?
AD
: Je n'ai jamais eu ce problème là.
(...)
Tout de même,
quand on regarde dans le personnel que j'ai eu, il y en a pas mal qui sont décédés
du cancer.
Gilles : Donc ce n'est pas une légende ?
AD : Non non, ce n'est pas une légende.
Mme D : C'étaient des odeurs tenaces. Son papier à tartines, je devais le jeter tellement ça sentait. Ses vêtements, c'était dur.
AD : Du personnel des sous-produits, j'en ai certainement quatre ou cinq qui sont décédés du cancer.
Mme D : Monsieur Surin aussi (Ndt : Monsieur Surin, directeur technique, pas Surin Jacques, ouvrier aux sous-produits).
AD : Monsieur Surin aussi, oui. Mais seulement, il y en a beaucoup qui ne prenaient aucune précaution, malgré qu'on les obligeait, ils ne voulaient pas. Ils ne voulaient pas.
Mme D : Oui, mais combien de fois tu as dis : j'ai mis les mains dans le benzol sans gants...
AD : Dans le benzol non. J'allais laver mes gants dans le benzol. Je n'allais pas laver mes mains dedans, mais il y en a, comme l'ancien contremaître, le polonais, il lavait son linge dans le benzol.
Gilles : Il parait que ça se faisait souvent. Ils disaient que c'était comme des produits de nettoyage à sec.
AD : Oui, mais il y allait à mains nues dedans. Il a eu un cancer où il a souffert énormément. Ca faisait comme une odeur de naphtaline, c'était très tenace.
Mme D : Oui, disons que si on partait en vacances, c'était à la fin des vacances qu'il ne sentait plus.
Gilles : Ce qui est amusant, c'est que quand on va sur le terril maintenant, il y a des roseaux, il y a des oiseaux.
AD : Il y a toujours eu des oiseaux sur le terril. Il y avait des éperviers, il y avait toutes sortes d'oiseaux. Même durant tout un temps, c'était pas mal de lapins. Monsieur Bernard les tuait parce que lui était chasseur mais il ne les mangeait pas, parce qu'ils prenaient le goût du terril.
Gilles : L'usine a été marquée de votre empreinte alors ?
AD : J'avais une influence sur les sous-produits. Il faut dire que les sous-produits, c'était mon domaine et il n'y avait personne qui aimait vraiment bien d'y aller. Disons que c'est une famille vraiment à part dans le reste de l'usine.
AD : (NdT : ici sur le film sur les cokeries) On voit à l'intérieur de la colonne. Vous avez une série de plateaux, des cheminées, et puis vous avez des cloches qui sont au dessus de ces cheminées, qui trempent dans l'huile. Il y avait des injections de vapeur, qui entraînaient les benzènes. Le dessus de la colonne, c'est en acier spécial, à cause de la corrosion. Le bas, on a dû le remplacer parce que c'était tout corrodé. L'anneau du dessus de la colonne, c'est de l'acier au titane.
Gilles : donc il y avait quelques parties nouvelles dans l'usine, il y avait de la rénovation ?
AD : Oui.
AD
: (NdT : ici sur le film sur les cokeries) Les colonnes à benzol, ce sont
des tours dans lesquelles on injecte de l'huile anthracénique, qui capte
le benzol. Tout ce qui sort des tours retourne dans l'usine de distillation.
Les
compresseurs renvoyaient les surplus de gaz, parce que les gaz servaient en partie
pour les fours et en partie pour la chaufferie. Les surplus étaient comprimés
et envoyés à la centrale électrique. On a eu des gros problèmes
avec les tuyauteries, il y avait beaucoup de fuites et pour finir, on a brûlé
le gaz à la torchère.
V : C'est pour ça que le gazomètre est mort avant la fin de la cokerie ?
AD : Oui, parce qu'il ne servait plus. Le gazomètre servait de réserve pour l'émission vers les centrales thermiques. Comme on ne vendait plus, le surplus n'allait plus au gazomètre mais à la torchère.
Gilles : Quels étaient les noms des ouvriers affectés aux différentes parties des sous-produits ?
AD : Il y avait les ajusteurs. Il y avait aussi les machinistes, qui s'occupaient des extracteurs qui tiraient le gaz, et de la compression. Il y avait les benzoleurs, qui s'occupaient de l'usine à benzène. En dernier lieu, il y avait un surveillant.
Gilles : Monsieur Bernard semblait apprécié de tous les gens de l'usine.
AD : Ca c'était quelqu'un Monsieur Bernard. C'était un roc. Je crois bien qu'un jour à la cokerie, il m'a dit qu'il n'a jamais eu un jour de maladie. Si vous aviez des problèmes, vous pouviez aller le trouver et s'il savait les résoudre, il le faisait. C'est quelqu'un que j'apprécie énormément. Avec Monsieur Baudson, je m'entendais bien aussi.
Gilles : Le recrutement des gens de l'usine, comment se faisait-il ?
AD : Beaucoup de bouche à oreille.
Mme D : Beaucoup les enfants aussi.
AD : Les connaissances. C'était beaucoup du bouche à oreilles oui. C'était sur recommandation. Et puis il y avait beaucoup de fils d'ouvriers qui étaient là.
Gilles : Il y a pas mal de gens, on sent qu'ils étaient fiers d'être à l'usine et ils avaient un certain plaisir à y aller.
AD : On s'y fait. Moi quand je suis arrivé, les premiers jours, quand j'ai vu oh là-là comme c'était vétuste... . C'est à dire qu'il y avait des gens qui étaient vraiment très typiques, il y avait des caractères très spéciaux. On ne va pas dire que c'étaient des doux-dingues, mais il fallait s'y faire... et finalement je m'y suis fait, à cette atmosphère là.
Je
me rappelle, je suis aller me présenter et Monsieur Bernard avait dit :
allez trouver Monsieur Surin. On a discuté, et Monsieur Surin m'a montré
les fours. Et alors, c'est ici que je vais travailler ? Mais non, vous allez être
affecté aux sous-produits ! Et où sont-ils les sous-produits ? Mais,
ils sont là en face ! Et bien, on peut aller les voir les sous-produits
? Non qu'il répondit. Il n'a jamais voulu que j'aille voir les sous-produits.
J'ai l'impression avec cette chose qu'il m'a fait, il avait eu peur que je me
rende compte de ce que c'était et que je me sauve directement.
Il faut
dire que les premiers jours que je suis venu, quand j'ai vu dans quel état
c'était... C'était des fuites, des cassages par ci, des cassages
par là...
Mme D : Et puis les moyens financiers étaient très limités. On mettait du sparadrap sur un tuyau qui était troué.
AD : Comme je m'entendais bien avec Monsieur Bernard, je lui disais les problèmes et je lui expliquais : voilà, c'est ça qu'il faut faire. Il m'a soutenu beaucoup.
Mme D : Tu te souviens que tu avais donné à Monsieur Bernard, mais il l'a mis dans un tiroir, une reconversion pour sécher les boues de dragage ?
AD : Monsieur Bernard appréciait très fort, mais il l'a rangé dans un tiroir, il n'aurait jamais osé le montrer parce qu'il fallait investir des millions, même si ça aurait été rentable - investir 2 ou 300 millions pour faire un four. Ca aurait pu fonctionner, à épauler la cokerie. En plus, on aurait pu, au lieu de brûler tous les gaz à la chandelle, les utiliser dans un four pour sécher toutes les boues de dragage. On ne sait qu'en faire, la Belgique en est pleine, on ne sait pas où les mettre. Là vous les séchez, et ça peut servir comme amendement.
Mme D : Enfin, on n'en a pas parlé beaucoup. Toi tu avais ça comme rêve, mais on n'en a pas parlé longtemps. Ca n'a pas dépassé le tiroir de Monsieur Bernard. Il ne s'en souvient sans doute plus.
AD : Oh, ça je ne sais pas !
Gilles : Donc vous êtes resté en contact avec des personnes de l'usine ?
AD : Je suis resté en contact assez longtemps avec Vandekherkove. Avec Monsieur Baudson, je suis encore en contact régulièrement. Sinon, je reçois encore des cartes de voeux de Lebon, un ancien machiniste.
Mme
D : Disons que nous, on habite en dehors, on a jamais été à
Anderlues même. On a vu la différence, parce que lorsque nous étions
au Charbonnage au Petit-Try, enfin ça c'est peut-être unique en Belgique,
le charbonnage est fermé depuis combien d'années, 30 ans je crois...
On était un groupe d'ingénieurs, on fête encore Sainte-Barbe
maintenant. Il y en a un qui est en France, il y en a du côté de
Liège, un peu partout, et on se retrouve toujours. Ca on n'a pas connu
à la cokerie. Au Petit-Try, on invitait tous les ingénieurs et leurs
épouses à Sainte-Barbe, ça on n'a pas connu à la cokerie...
Mais je crois qu'il n'y a pas beaucoup de sociétés où ça
se fait. Aux cokeries, ce n'était pas dans leurs habitudes. Nous, on fêtait
Sainte-Barbe dans chaque service ensemble. On faisait la veille de Sainte-Barbe
aux sous-produits, aux fours c'était le jour même. Il faut dire qu'il
n'y avait pas beaucoup de relations entre les fours et les sous-produits. Au niveau
du fonctionnement industriel, on dépendait fort l'un de l'autre, mais lorsqu'il
y avait une panne, pour les fours, c'était toujours les sous-produits.
J'ai même eu une fois une grosse... une discussion terrible avec Monsieur
Surin. J'ai tout plaqué là et je suis parti. Mais après,
Monsieur Surin est venu me trouver et m'a dit : écoute, j'ai fait mon enquête,
tu avais raison. Les fours avaient fait une fausse manoeuvre. Il y a eu une surpression
de gaz et tout a sauté chez vous (NdT : les sous-produits). Evidemment,
Monsieur Surin avait vu rouge. Il avait commencé par venir me hurler dessus.
Quelques jours après, il est venu me trouver, il avait fait son enquête.
Il a dit : je sais ce qu'il s'est passé. Aux fours, ils avaient refermé
un clapet, puis boum...
Nous
remercions chaleureusement Monsieur Debrichy et sa femme pour leur accueil le
8 mars 2009.
Gilles Durvaux - Vincent Tchorski