"Eaux
et fontaines publiques en pays de Liége", Théodore Gobert,
1910
Numérisation et copiage des données : Christophe Cattelain.
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Areine Tilkin Ciplet. -- Gersonfontaine. -- Curtius.
Le même acte de 1588 mentionne l'existence ancienne, en la paroisse Saint-Christophe, d'une areine voisine. Celle-ci était également contraire à celle de la Cité et lançait aussi ses eaux dans le terrain entourant le béguinage Saint-Christophe. Il s'agit de la galerie d'écoulement dite 'Tilkin Ciplet', nom de son constructeur. Cette areine, d'un niveau trop élevé et par conséquent d'un effet trop restreint devint bientôt inefficace.
Un
intelligent entrepreneur charbonnier de la seconde moitié du XVIème
siècle, Gilles Gerson, possédait à gauche et immédiatement
au-delà du monastère Saint-Laurent, une maison désignée
la 'Maison blanche'. Elle se trouvait entourée d'un vaste bien foncier,
dit, depuis des centaines d'années, 'delle Heid', à raison de la
condition primitive du terrain (2). Gilles Gerson déplorait d'autant plus
l'insuffisance de l'areine Tilkin Ciplet que, dans sa propriété,
il exploitait deux fosses à houille dont les ouvrages demeuraient submergés.
C'est là que deux puits ont été mis à jour, au mois
de juillet 1908, en creusant le sol pour jeter les fondements de deux nouvelles
bâtisses (n° 72-74), au sommet de la rue César Frank, à
droite (3). Muni de l'autorisation nécessaire donnée par le corps
échevinal, du consentement du prince Gérard de Groesbeek et de la
Cité, Gerson entreprit l'établissement d'une nouvelle areine, plus
basse que la précédente.
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(2) Gobert, Les rues de Liège,
t. II, V Saint-Laurent.
(3) Les deux fosses de Gerson ne doivent pas être
confondues avec un puits qui existait de ce côté au XVIIIème
siècles, sous le nom 'Petite Chevaufosse'. En 1757, cette houillère
appartenait à Jean Lahaye, qui demanda à pouvoir "faire une
paire sur le terrain appartenant à la Cité, joindant à la
ruelle de Chevaufosse à Saint-Laurent". (Recès du conseil de
la Cité, reg. 1756-1759, fol. 33 V).
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Le 11 août 1573 (1), il en faisait effectuer la reconnaissance officielle par les voirs-jurés des charbonnages. Ces jurés se transportèrent en l'ample propriété de Gerson. Celui-ci leur fit examiner "un certain bassin" par lui enfoncé à grands frais, disait-il ; "enquel il avoit pris et encommencé, au plus bas qu'il avoit pu, certaine tranche et araine à conduire ens et sous son dit héritage en maheau et couverture, vers ses ouvrages et bures situés en ses jardins, ensquels étoient noyés la veine qu'on dit la Veinette et autres veines dessus et dessous sur quatre à cinq toises près du jour."
Le mémoire judiciaire de 1588, invoqué plus haut, avance que l'areine 'Gersonfontaine' - le nom passa rapidement à la galerie de Gerson -- se montrait au jour, avait son orifice "par derrière Tirebourse". Ce fait est avéré par la plus ancienne carte connue de l'areine Gersonfontaine, carte annexée à mon travail et qui remonte à l'année 1577 (planche n°III). Elle indique parfaitement le "bassin", l'ample fosse circulaire où l'areine avait son oeil. Son siège était au dessus, mais à proximité de la voie dite maintenant Grandgagnage. De là, l'eau de l'areine traversait, par 'mahais' ou autrement, les terres du béguinages de Tirebrousse, pour se rendre dans la Meuse. Cette eau, en descendant "derrière l'hôpital Tirebrouse", là où les terrains continuent d'être en contrebas, avait assez de puissance pour être utilisée comme force motrice. Aussi ce "coup d'eau" fut-il donné en rendage par le Prince, l'an 1588, à M. Lambrecht "pour y ériger un moulin à grains (2)".
Deux ans auparavant, Gerson avait eu l'occasion d'exposer au Conseil de la cité les heureux résultats de son oeuvre. Le 19 septembre 1586, il lui narrait que "pour l'augmentation, avancement et profit inestimable de la Cité;" il avait "avec 'costes (3) inestimables" également percé l'areine Gersonfontaine et conduite de si bas niveau qu'elle avait fait disparaître maints "grands 'bangnes' (4) inespuisables" qui, depuis deux ou trois centaines d'années auparavant, avaient "submergé et perdu une infinité de bures, voynes et courses d'ouvrages" de précieuse valeur. En quelques années, continuait Gerson, l'on a tiré houilles et charbons des bures démergées de la sorte pour plus de 600.000 florins de Brabant. Aux dires de cet exploitant minier, les ouvrages de houilles reconquis et à reconquérir "par le moyen de l'araine de Gersonfontaine dureroient plus qu'ils n'ont fait depuis l'origine de houilleries jusques au présent".
Mais
le fondateur de ce travail salutaire avait rencontré des envieux. Ces derniers,
au nombre desquels figuraient Jean de Breux, entrepreneur, et sa
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(1)
Cour des charbonnages, visitation des voirs jurés.
(2) Chambre des Finances
: Rendages et stuits.
(3) Frais.
(4) Bains, masses d'eau.
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femme, bouchèrent subrepticement et par vengeance particulière, disait-on, les conduits de l'areine par lesquels l'au se déversait dans la Meuse. Ayant, vraisemblablement pour motif de retard dans le paiement des travaux et fournitures effectués par eux, obtenu de la justice, en 1582 et en 1583, le droit d'occuper l'immeuble Gerson, ils allèrent jusqu'à remblayer "les principales bures d'areines".
Lorsque Gerson reprit possession de son bien, il y constata les ravages que lui-même a spécifiés. Il s'en plaignit au Conseil de la Cité, en le priant d'obliger les auteurs à réparer les dégâts qu'ils avaient commis (1).
Il faut croire que les dégâts réels ont été exagérés. On n'en fait point état dans un record de la Cour des charbonnages formulé la même année, le 12 novembre. Ce record déclare que "ladite araine de Gersonfontaine a esté faite pour le soulagement des ouvrages des jouilles existantes à l'entour de Saint-Laurent, Saint-Gilles et Saint-Nicolays (2)".
Un autre record des voirs-jurés des charbonnages, du 1er février 1597, atteste également que sans l'assistance de la susdite areine Gerson, les bures situées proche de l'abbaye Saint-Gilles, et dans les limites des areines 'Goulle, Pirnea et Saint-Hubert, eussent dû être abandonnées (3).
Malgré les belles promesses de Gerson, son areine finit assez promptement par subir le sort de tant d'autres : à l'aube du XVIIème siècle, son influence avait tellement diminué que de nombreuses houillères des hauteurs environnantes restaient inactives, envahies qu'elles étaient par les eaux. A ce moment, le Cockerill de l'époque, Jean Curtius, avait pu devenir possesseur du moulin Lambrecht, sur la Fontaine et de spacieux terrains environnants. Immensément riche par ses multiples et sagaces entreprises, Curtius était devenu le maître souverain de quantité d'areines, nommément de celle de la Cité, de Falloise et Borret, de Blavier, etc... Il avait même acquis l'areine Gersonfontaine. Rempli d'initiative, il ne songea à rien moins qu'à rectifier cette areine, à la pousser 2 1/2 toises plus bas, en plaçant l'oeil au niveau du bras fleuve, dit de la Sauvenière.
A
cet effet, il fit comparaître tous les maîtres de fosses des hauteurs
de Saint-Gilles, Saint-Laurent et Saint-Nicolas, dont les travaux étaient
submergés, pour les mettre en demeure de faire eux-mêmes l'areine,
sinon il réclamerait la conquête des mines noyées, par le
moyen d'une plus basse areine. Les maîtres de ces charbonnages, n'étant
pas en état financièrement de réaliser le projet, firent
entendre de nombreuses protestations.
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(1) Recès du Conseil,
reg. 1585-1586, fol.284
(2) Louvrex, Recueil des édits, t. II, p. 207.
(3)
Cour d'appel de Liége, Memoire pour de Grady, de Montmorency et de Potesta,
arniers de Gersonfontaine contre Massillon et Hautain, pp. 6-7.
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Mais le dessein de Curtius concordait avec l'intérêt général, avec le but de l'édit de conquête de 1582. Dans cette situation, Curtius s'adressa au prince Ernest de Bavière, l'auteur de cet édit, afin que le chef de l'état prit sous sa sauvegarde, lui Curtius, les siens et les ouvriers qu'il se proposait d'employer à l'établissement de la nouvelle areine destinée à démerger les couches inférieures de houille dans les marches et rotice de l'ancienne areine Gersonfontaine. Ernest de Bavière, n'envisageant que le bien public, se montra naturellement favorable au désir de Curtius. Il lui écrivit le 10 avril 1608 :
"
A Notre cher féal Curtius, Seigneur d'Oupeye,
Ernest, archevêque
de Cologne et prince-électeur, évêque de Liége,
Cher et Feal. Etant venu à Notre connoissance par information très certaine, que sous Saint-Laurent, Saint-Gilles, Sainte-Marguerite, et autres lieux aux environs de Notre cité de Liége, seroient infinité d'ouvrages de houille et charbon noyés et perdu à cause des eaux et bagnes qui ont fortgagné les susdites houilles à très grands dommages et intérêts de Nos bourgeois de la cité et générale discommodité du pays et sujets d'icelui.
Pour à quoi obvier, récupérer et reconquester les dits ouvrages par le moyen de xhorre, areine et abattements d'eau plus bas : ne sachant homme plus expert et capable que vous, et ayant à la main de quoi fournir aux dépenses nécessaires, vous nous avez bien voulu requérir et exhorter de vous y vouloir employer et, pour le bien commun, entreprendre oeuvre si digne, faisant au préalable par nos jurés de charbonnage, visiter et reconnaître l'état de toutes telles fosses noyées, pour éviter tous procès et disputes.
A quel effet, tâcherons aussi par tous moyens que nos statuts et ordonnances publiées en l'an 1582, sur le fait des houilles, soient observées et sortent leurs pleins et entiers effets : vous ayant à même fin pris comme prenons par cet ensemble vos serviteurs et ouvriers en Notre singulière sauvegarde et protection.
Vous
assurant qu'outre l'obligation qu'en ce faisant vous aura notre cité et
pays pour le bien et commun profit, vous ferez chose très agréable,
dont conserverons la mémoire pour vous le revaloir et aux vôtres,
selon l'occasion. En tant, cher et féal.
Huy, le 10 avril 1608.
Ernest.
Ayant procédé à toutes les formalités préliminaires, Curtius obtint, le 14 août 1608, des voirs-jurés, l'enseignement - on dirait aujourd'hui l'autorisation - d'avant bouter l'areine en la pourchassant de juste niveau, et 2 1/2 toises plus bas que l'ancien canal. Les voirs-jurés énumérèrent successivement les anciennes fosses creusées sur cette areine, et dont les ouvrages noyés devaient échoir à Curtius.
Cet influent entrepreneur mit tant d'activité à l'accomplissement de son travail, qu'au mois de janvier de l'année suivante, Ernest de Bavière put le
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féliciter et lui renouveler l'assurance de la réalisation en sa faveur des promesses de l'édit de conquête, par la lettre ci-après :
A
Notre cher et féal Curtius, Seigneur d'Oupeye,
ERNEST, archevêque
de Cologne et prince-électeur, évêque de Liége.
Cher
et Féal. Nous avons entendu, avec singulière satisfaction, votre
bonne affection et promptitude à vous accommoder à notre réquisition
et mettre en exécution notre désir touchant les xhorres et abattement
d'eau à Saint-Laurent, Saint-Gilles et autres fosses aux environs, perdues
à cause des eaux et bains qui ont, déjà passé longtemps,
forgagné les houilles, ayant mis la main voire bien avant et assez heureusement
encommencé oeuvre si importante pour le bien et commodité de nos
pays et sujets d'icelui qui nous fait de vous requérir et exhorter sérieusement
de le continuer courageusement et ne cesser tant que l'ayez, avec la grâce
de Dieu, mené à la fin désirée et tant requise, vous
assurant qu'outre le profit qui en résultera à votre particulier,
vous laisserez à la postérité une mémoire louable,
comblée de mille bénédictions du peuple, qui jouira du bénéfice
procuré par votre industrie; et afin que rien ne tarde ni empêche
le progrès de la besogne, ferons que nos réformations et ordonnances
passées et publiées de l'advis de nos états, l'an 1582, aient
lieu et sortent leurs effets avec assurance de votre personne et de vos ouvriers,
derechef en notre singulière protection et sauvegarde. A tant, cher et
féal, Dieu de mal vous garde !
Donné à notre château
d'Arenberg (1), le 5e de janvier 1609
Ces encouragements princiers ne tombèrent pas à faux. Quatre mois plus tard, le 30 avril, les échevins apprenaient officiellement que Curtius avait pratiqué une "araine belle et parfaite qui se trouve conduicte par volsurres de briques ens maheaulx et couvertures dedans les vignobles et preits dudit monastère de Saint-Laurent, ayant son oeil et soy monstrante au jour emprès le mollin dudit Sr Curtius sur son propre héritage hors la porte des Begards lez Liége (2)," en d'autres termes l'embouchure se trouvait au bas de la Meuse de la Sauvenière, ainsi que l'on sait. Au mois d'août suivant, le canal était poussé jusqu'à la bure Picquard, n°9 de la carte de Grati, laquelle bure existait contre la prairie de la propriété appartenant présentement à M. Henri Massart de Lantremange, presque au sommet de la rue Saint-Laurent.
L'areine parvenue au bure 'Tassin' (n°10 de la même carte) fait fourche, une branche se dirige vers Saint-Nicolas et l'autre vers Saint-Gilles, en passant par tous les bures désignés à la carte.
Comme il a été dit déjà , la carte de Grati fait foi en justice : elle est le
(1)
Arnsberg, en Westphalie.
(2) Actes de conquête de l'areine Gersonfontaine
- Pirmez, Des areines, Annexes, pp. 22-23.
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résultat d'une enquête légale faite le 1er février 1676, d'autorité de la Cour scabinale, à la requête des bourgmestres et à l'intervention des voirs-jurés des charbonnages et des témoins (1).
En 1750, le canal de l'areine s'écroula rue Sur la Fontaine. Le Conseil de la cité en avertit les arniers, le baron de Waleffes et consorts, et les requit de pourvoir à la réparation (2). Ils n'en voulurent rien faire, affirmant que ces travaux ne leur incombaient pas. Le baron de Bulow, qui dirigeait là une manufacture, leur intenta un procès, ainsi qu'à la Cité. Celle-ci, du fait que le canal appartenait aux arniers auquels les maîtres de fosses bénéficiées par l'areine payaient le cens, déclaraient avec raison n'avoir pas à intervenir, financièrement au moins. Cependant, elle finit, le 28 octobre 1752, par accorder un subside "sans tout préjudice et sans conséquence (3)." Trois ans plus tard, la section de cette areine la plus rapprochée de la Meuse servait d'égout (4).
Jusque dans le XIXème siècle, l'areine Gersonfontaine est demeurée aux mains des membres de la famille Curtius, ou plutôt de familles alliées. Elle domine les concessions de l'Aumônier et de La Haie, à Liège, ainsi que celle de l'Espérance, à Montegnée. Elle démerge la Besseline, la Veinette et la Grande Veinette.
Bon nombre de lecteurs n'auront point manqué de se demander pourquoi, en des temps où l'eau potable faisait défaut à Liége, le produit aquifère de Gersonfontaine n'a pas été affecté à l'alimentation publique, au lieu d'être versé dans le canal de la Sauvenière, comme de nos jours encore. M. l'ingénieur Lambert Brouhon en a expliqué la raison en 1897 : "cette areine, disait-il, est située à un niveau trop bas pour que ses eaux puissent être directement utilisées sur la voie publique ou dans les habitations particulières." Sans doute, Grati écrivait l'an 1676 que, par le moyen de Gersonfontaine, "tout le quartier de l'Isle pourra estre bénéficié de fontaines, toutes les fois que la Cité trouvera bon de continuer la dépense déjà commencée". Sans doute encore, le plan de cet ancien bourgmestre, plan annexé à ce travail (n° IX), laisse croire par son tracé, que cette areine alimentait la fontaine du Perron, en Vinâve d'Ile; mais, à propos de cette fontaine, j'aurai l'occasion de montrer que de Grati, en l'occurrence, à versé dans l'erreur, que cette fontaine n'a jamais reçu sa nourriture de Gersonfontaine.
(1)
On trouvera de nombreux renseignements sur les houillères bénéficiées,
du côté de Saint-Gilles, par l'areine Curtius, dans le Mémoire
pour de Grady, de Montmorency et Potesta, contre Massillon, frères et Houtain.
(2)
Recès du Conseil de la cité, reg. 1750, fol. 175.
(3) Ibidem,
reg 1752-1753, fol. 83 et 157.
(4) Ibidem, reg. 1755-1756, fol. 46 et 54.